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SUR OCTAVE MIRBEAU

Transportez l'Alceste de Molière à la fin du XIXe siècle et donnez-lui


du génie : vous risquerez d'obtenir Octave Mirbeau.
À peine vient-on, souriant et inquiet, de hasarder une telle formule
comparative, qu'on hésite entre deux besoins : la développer et la
justifier ; la limiter, la contredire, la réduire à néant.
Même après qu'une audacieuse hypothèse l'a arraché à la cour et au
XVIIe siècle pour le faire vivre dans un milieu naturaliste, on ne parvient
guère à imaginer « l'homme aux rubans verts » rehaussant la verdeur de
son style d'un aussi magnifique cynisme que Mirbeau. Mais n'est-ce pas là
détail un peu extérieur et qui résulte de la nature du génie plus que du
caractère de l'homme ? Voici, je crois, différence autrement importante :
Alceste est presque uniquement un cerveau irrité ; Mirbeau est un homme
— on serait tenté de dire : un superbe animal —, dont les instincts, les
nerfs et le cœur crient aussi violemment que l'esprit.
La ressemblance profonde, et qui les rend passionnément sympathiques,
c'est la cause de leurs colères. Ici comme là, rugit la haine du mensonge,
de tous les mensonges. Les hypocrisies sociales soulèvent les deux fureurs
et les deux dégoûts, comme les souplesses gentilles des Philintes, les
sottises alambiquées des Orontes, les moyens élégants ou grossiers par
quoi les Célimènes de tous les étages, s'emparent des hommes et les
affolent, la vanité ou la servile sensualité qui fait ramper les hommes
devant les Célimènes de tous les étages.
Alceste, malgré le génie de Molière, peut critiquer seulement les
travers individuels et ce que Bacon appelle les idoles de la caverne. La
rage de Mirbeau déferle contre les idoles du forum. « Je voulais savoir la
raison humaine des Religions qui abêtissent, des gouvernements qui
oppriment, des sociétés qui tuent. » Ainsi, il se heurte à des problèmes
que Molière doit ignorer ou feindre d'ignorer.
Misanthrope plus étoffé, plus fougueux et plus brutal, son horreur du
mensonge a pourtant la même source, la haute et noble source de toutes
les haines généreuses : un amour ardent et impuissant à accepter les
continuelles déceptions. De grands passionnés dont le cœur se brise à
chaque rencontre, voilà les vrais misanthropes.
Dans une étude qu'il faut lire, parce que la jeune ferveur du critique
éclaire aux profondeurs, tel un feu de forge, l'écrivain admiré et aimé, Paul
Desanges, explique excellemment : « Sa haine est de l'amour exaspéré.
L'amour seul est la clef de cette œuvre violente. »
L'amour pour les hommes, pour la vérité, pour la vie. La haine de
tous les artifices qui chez les hommes nuisent aux hommes, à la vie, à la
vérité.
Voici, qui se livre tout entier, un être de sincérité directe, de folie, de
sincérité. À le lire, on connaît Mirbeau, plus intimement que tels écrivains
de Mémoires et de Confessions.
Mais le génie de Mirbeau — étrange comme tout génie — donne à
cet être sincère et direct des moyens d'expression d'une rare, d'une neuve
puissance. S'il n'y avait trop d'artifices en de telles analyses, on croirait
que ce génie emporte cet homme aussi souvent que cet homme entraîne
ce génie, et le cavalier n'est pas toujours maître du cheval. La verve prend
le mors aux dents, la course devient démence et vertige. Mais ce qu'on
appelle chez Mirbeau le manque de mesure, qui dira quand c'est hâte et
trépidation d'un génie précipité comme une cataracte, quand c'est
irrésistible élan d'un cœur ardent et douloureux ?...
Cette fougue mêlée est le plus merveilleux des spectacles. La
désirer moins emportée, ce serait la désirer moins belle. Détournons-nous
en souriant des bons critiques qui s'étonnent quand le torrent est moins
limpide que l'aimable ruisseau.
Et pourtant, toujours ébloui, je suis quelquefois choqué par Mirbeau. Son
génie lyrique choppe dans le drame, et l'incendiaire ne me paraît pas
toujours un architecte.
Quand il ne parle plus en son propre nom, quand entre nous et lui, il
interpose un étranger, cet homme qui veut tout dire, et directement, et à
la fois, oublie les conventions qu'il nous a proposées et projette, par des
bouches auxquelles ils ne conviennent point, les propos qui l'oppressent. Il
ne consent pas à savoir trop longtemps quels sacrifices sont nécessaires à
l'équilibre d'un caractère. Le personnage dit, invraisemblablement,
l'opinion de Mirbeau sur le personnage. Tel politicien de L'Épidémie, après
avoir prononcé les phrases ampoulées, onctueuses et hypocrites qui
conviennent à son rôle, proclame brusquement, par un discours officiel, le
fond de son misérable cœur et montre en fantastique ostentation ce qu'il
doit dissimuler avec le plus de soin. L'ami fou de la Vérité éclabousse de
lumière les ombres de son tableau. Il veut que nous voyions directement
le dedans et le dehors du lamentable héros. Voici que son impatience
étale les tripes et leur ordure, au lieu de continuer à nous les faire deviner
sous la redondance du ventre.
Malgré son réalisme, d'ailleurs outrancier et lyrique comme les
belles caricatures, Mirbeau ne serait-il pas le dernier des grands
romantiques ?... Il égale les plus étonnants par la puissance verbale et le
mouvement torrentueux de la phrase. Nul ne le dépasse pour la fougue du
coloris ou pour la vigueur appuyée de ses noirs.
Même admirablement douées pour le théâtre, ces natures ardentes
repoussent les sacrifices qui seuls permettent de dessiner nettement et
sans bavures un caractère étranger, ils gonflent de leur sève la plus intime
les personnages qui leur sont le plus contraires. Le théâtre de Mirbeau me
passionne à condition que je ne cherche à entendre derrière les
marionnettes que la voix de Mirbeau. Mais c'est par le livre qu'il vivra, le
grand lyrique noir. Le Calvaire, L'Abbé Jules, certains épisodes des
ouvrages à tiroir — je crois que j'emprunte l'expression à Paul Desanges —
grandiront dans l'éloignement jusqu'à couvrir de leur ombre et cacher de
leur masse les beautés déséquilibrées de l'œuvre dramatique.
Je rêvais, ces jours derniers, d'opposer en un dialogue des morts
Octave Mirbeau et Anatole France. (Nul n'ignore que nous avons enterré
France voici deux ans passés, et nous pleurons en cette libre et gracieuse
intelligence une des premières et des plus regrettables victimes de la
guerre. Malgré l'amusement qu'il y aurait à alterner les pastiches de deux
styles aussi divers, j'ai renoncé au séduisant projet. J'aurais trop souvent
rencontré Molière sur mon chemin. Alceste et Philinte m'auraient trop
hanté. Mon Anatole aurait trop souvent traduit en prose le vers fameux :
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

Han RYNER

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