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Denise Daguet
Pages de mon enfance
Récit

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Présentation : Pascale Daguet
Pour le plaisir d’honorer
la mémoire de ma mère
et de transmettre

En guise de préface

Maurice Bineau : c'est dommage d'avoir limité les écrits aux périodes
difficiles
Pascale Daguet : ---le but de ma mère n’était pas de raconter son
enfance pour telle, mais de se libérer de ses émotions lourdes à porter.
Donc elle raconte ses jours heureux et ses jours malheureux mais pas
ses jours ordinaires. La vie quotidienne n’y est pas beaucoup décrite.

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C’est vrai, ce doit être un besoin particulier d'écrire - et ensuite ce n'est
pas simple d'écrire ce qu'on croit banal - je crois qu'il y a chaque jour
beaucoup ou que ce qui parait peu est beaucoup, mais difficile à dire
Ma mère a recopié quatre fois son cahier à la main pour chacun de ses
enfants.
cela veut dire qu'il avait de la valeur aux yeux de votre mère - pas
seulement de la tristesse et surement pas l'intention d'en causer - si cela
fait de la peine
Ma mère a bien su que son cahier m’avait causé beaucoup d’émotion
car la première fois que je l’ai lu, j’étais encore chez mes parents et
j’ai pleuré pendant quatre jours. J’étais adolescente. Comme je répète
souvent, les enfants ont besoin de savoir leurs parents heureux. Et là,
je lisais des douleurs affectives de ma mère.
Il y a aussi un petit miracle que le message arrive jusqu'à vous.
Après la mort de mes parents, ma sœur a trouvé des lettres de moi ou
d'autres enfants - et je ne sais pas ce qu'elle en a fait. Il n'en reste rien.
Mon père m'a dit un jour qu'après la mort de sa mère - ma grand'mère -
il a trouvé une lettre de moi que ma grand - mère avait conservé comme
un petit trésor, parmi peu de choses. Ainsi on apprend qu'un petit
morceau de papier a été un trésor pour une personne.
---Je garde cette petite phrase pour les notes que je garde pour
Jocelyn.
Au mur de mon séjour j’ai encadré une toute petite carte sur laquelle
Jocelyn m’avait écrit à sept ans : « Maman je t’aime partout, Maman
je t’aime, dans les prairies, dans la forêt, dans le jardin, sur la terrasse
du front du Médoc ».

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Dans son cahier de ma mère n’a pas donné le vrai nom des personnes.
Je peux essayer de les restituer. Parfois la vérité historique n’est pas
exacte, à ma grande surprise quand j’ai reçu, à ma demande, les fiches
d’état civil de son père naturel. Mais ma mère n’a peut-être écrit que
ce qu’on lui a dit, donc sa vérité historique.

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Une maison... ou plutôt une masure, un

toit de chaume, des murs de pierre et de glaise, des portes et des fenêtres
vermoulues, disloquées et qui pendent sur des gonds rongés par les ans et la
rouille.
Devant la maison: une cour remplie de boue et d'eau l'hiver, d'herbes,
d'orties, de fleurs sauvages l'été. Elle est séparée de la route par un mur de
pierraille en grande partie écroulée, une barrière délabrée en ferme l'accès.
Dans un angle de la cour, un vieux four à pain, abandonné, au toit défoncé,
disparaît à demi dans un envahissement de broussailles.

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Un haut pavé, tout branlant, longe la maison avec, devant la porte d'entrée
quelques marches usées et d'inégales hauteurs.

Une maison sur un terrain pentu, comme celle là, en beaucoup plus modeste
La maison est adossée à un jardin potager. On y accède de l'intérieur du
logis par une porte située dans la pièce principale et qui fait face à la porte
d'entrée. Côté cour, un escalier façonné à même la terre permet d'atteindre le
jardin plus haut que la maison. L'hiver, quand il pleut trop, l'eau coule le long
des marches, passe sous la porte, se répand dans la maison qu'elle traverse,
gagne la porte d'entrée puis la cour; Ainsi, peu à peu, au long des années, l'eau
a creusé un véritable ruisseau dans l'aire de terre battue. Ruisseau qu'il faut
parfois vidanger par temps de grande pluie pour éviter l'inondation de toute la
maison.

Le logis se compose d'une pièce principale où passe le "ruisseau", d'une


chambre à coucher qu'on appelle "cabinet", et d'un débarras.
Les murs intérieurs du logis sont enduits de plâtre devenu noirâtre, humide,
poussiéreux. Au plafond, de grosses poutres, mal équarries, d'où pendent des
bouquets d'ails et d'oignons, soutiennent un plancher enfumé, déformé par
l'humidité qui y a dessiné par endroits des auréoles blanchâtres.
Dans un coin de la pièce principale, côté jardin, se dresse une vieille
alcôve aux boiseries rongées par l'usure du temps et les tarets (1), où quelques
clous servent à accrocher un vêtement, un bonnet.
Près de l'alcôve une grande et haute cheminée au fond brillant de suie
contre lequel pend la crémaillère.

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Côté cour, devant la fenêtre, une table dont la hauteur diminue peu à peu, à
mesure que les pieds s'effritent, pourrissant au contact de l'air humide.
Les chaises autour ont subi le même sort. Avec leurs pieds bancals elles
sont devenues des balançoires pour le jeu des enfants et la relaxation des
grands.
Face à la cheminée, un vaisselier garni d'assiettes et de plats dépareillés,
d'ustensiles de cuisine, parmi lesquels brille la poêle à confiture.

Une horloge, au balancier cabossé qui va et vient au rythme de


son tic-tic monotone, complète l'ameublement de cette pièce.

A côté de l'horloge, côté jardin, une porte donne accès au débarras.


Derrière la porte d'entrée s'ouvre la chambre à coucher: le cabinet. Son
mobilier: une armoire Normande, sculptée, aux "ferrures" de cuivre, belle
encore, malgré les rigueurs du temps et de l'humidité. Au fond du "cabinet",
un lit en bois, qu'on appelle "couchette". Dans un coin, un berceau en osier,

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déformé, usé par les enfants qu'on y berçait et qui sert maintenant de panier à

ranger le linge.
La maison est pauvre mais dans l'âtre de la vieille cheminée flambe
toujours un beau feu de bûches et de bois mort. Et les flammes chauffent. Les
flammes réchauffent le triste logis. Les flammes crépitent. Les flammes
chantent. Elles illuminent. Elles transforment la maison-masure en lieu de
quiétude où l'on se sent bien en dépit de tout.

De l'autre côté de la route, il y a une ferme, disposée en un alignement de


bâtiments, partie étables, partie logement:
Des étables à vaches, à cochons, un poulailler, une écurie. Devant les
étables une fosse à purin.
La partie habitation est entourée d'un mur, et comprend, outre le logement,
le cellier, le pressoir, un hangar. Une cour avec une petite mare, un puits, et
dans un coin de la cour, un immense et vieux noyer.
Derrière la maison, un jardin et une prairie où paissent les vaches qui
attendent leurs petits.

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La route qui sépare la maison-masure de la ferme est revêtue de terre et de
pierres cassées grossièrement. D'un côté, on descend vers la commune de
Taillepied toute bordée de hautes haies touffues où s'entremêlent épines,
noisetiers et toute sorte d'arbustes, de végétation. Et des fleurs sauvages:
l'aubépine, les digitales,

les primevères, les violettes, les boutons d'or et les parures à la vierge y
foisonnent au printemps. De place en place s'y trouvent aussi des arbres et
derrière les haies s'étalent des champs de pommiers et des prairies où paissent
les troupeaux.

De l'autre côté, la route monte, monte vers le haut de Taillepied, à travers


une escorte d'arbres, de feuillages et d'envolées d'oiseaux.
Au commencement de la montée à quelques pas de la ferme au grand noyer
et de la maison-masure, une autre maison, celle-ci juste à flanc de côte, avec
un haut pavé devant. Une grange d'un côté, un hangar de l'autre, au milieu une

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pièce unique pour l'habitation, et un cellier. Mais orientée plein sud elle
baigne dans le soleil du matin au soir. De son seuil, l'on découvre le hameau,
la route qui descend. A l'ouest, le mont de Besneville, là où se couche le
soleil.

A côté de cette maison ensoleillée, sur l'autre bord du chemin, une mare
sommeille, dissimulée dans les herbes, les fleurs d'eau, bercée le soir par le
coassement des grenouilles. On y mène boire les chevaux l'hiver, lorsque l'eau

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coule en abondance, déborde de sa berge et, gagnant le fossé, s'en va rejoindre
et grossir en murmurant d'autres mares.
La route continue de monter. Voici sur la gauche, l'ancien presbytère,
grande battisse couverte d'ardoises. Devant, une cour bordée d'étables, de
remises. Derrière, un grand jardin. Des champs de chaque côté.

Face au presbytère, de l'autre côté de la route, un large chemin grimpe,


droit, raide et conduit au sommet de Taillepied où se trouve l'église du village
avec, autour, le cimetière.

Derrière le cimetière, une forêt et, devant, un panorama magnifique s'étale à


perte de vue:
Par temps clair on peut y dénombrer dix sept clochers, soient dix sept
communes. A l'est, le mont d’Etenclin et le mont de Doville arrêtent les
regards. A l'ouest, c'est le mont de Besneville avec ses vieux moulins à vent
où l'on a juché, sur le sommet de l'un d'eux, un calvaire. Enfin, un peu plus
loin, toujours à l'ouest, se confondant avec le bleu du ciel, la mer et les îles
anglo-normandes.
Et puis, en ramenant son regard vers le pied du mont, on aperçoit, à travers
les frondaisons, la maison-masure et son hameau, le vieux presbytère, et un

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peu plus loin, l'école, l'épicerie-buvette, le calvaire, d'autres hameaux, des
fermes, des prairies, des vergers, des champs de pommiers.

Parmi les dix sept clochers que l'on aperçoit du haut du mont de Taillepied il
en est un, à quelques trois kilomètres à vol d'oiseau, qui se profile à l'est. C'est
le clocher de Catteville, commune composée de hameaux, d'une école, de
fermes, dont plusieurs importantes, appartenant à des fermiers aisés.

L'une d'elles, abritée entre deux coteaux, s'aligne au bord de la route, en


deux corps de bâtiments, séparés par une vaste cour où étables, granges,
hangars, pressoirs, celliers se succèdent. La partie habitable, elle, se dresse au
dessus d'un long et haut perron, un rez-de-chaussée spacieux, surmonté de
nombreuses chambres.

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Le fermier vit là seul avec son fils Maurice. La "patronne" est décédée
encore jeune, des suites d'ulcères variqueux. Maurice a 21 ans. Il vient de
rentrer du service militaire. Sa sœur de 10 ans son aînée est mariée. Elle habite
à Pierrepont, une commune avoisinante. Elle vient de temps en temps aider
son père pour les tâches attribuées plus particulièrement à la maîtresse de
maison. Le maître est secondé, par ailleurs, par des domestiques, des
journaliers et, pour la traite des vaches, les soins des veaux, des cochons, pour
les travaux ménagers, la cuisine, d'une "petite Bonne": Berthe.

Berthe, la petite bonne est plutôt une grosse bonne, bien "bâtie", forte,
travailleuse. Capable d'initiatives, propre, voire méticuleuse, bon appétit,
bonne mine. La poitrine avantageuse. Un lourd chignon. La voix un peu
haute: c'est Berthe. Elle a 19 ans. Le maître est satisfait d'elle, de son travail,
de ses talents de fermière. Mais il n'est pas le seul à apprécier Berthe. Maurice
aussi l'apprécie, et trouve même agréable de lui rendre visite le soir. Leurs
chambres étant contigües, la chose était aisée...

Berthe fut prise de maux d'estomac. Elle vint demander à sa mère de


l'accompagner chez le médecin, à Saint-Sauveur le Vicomte, lequel ne put que
constater qu'elle était enceinte... Les "douleurs d'estomac" de Berthe ne
devaient jamais guérir...
A ce moment là le maître tomba lui aussi malade, véritablement malade,
d'une congestion cérébrale qui l'emporta en quelques jours.
Maurice resta seul, dépassé par les responsabilités qui lui incombaient.
C'est sa sœur qui prit en main la direction de la ferme, décida de l'avenir de
son frère, et en même temps, du destin de Berthe.
En ce temps là "les fils de maison" n’épousaient pas leur "bonne". Ils
n'épousaient d'ailleurs personne, même majeurs, sans le consentement de leurs
parents ou, à défaut, du clan familial : la sœur aînée dans le cas de Maurice.

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Elle était imbue de sa personne. Elle se hâta de régler la situation de
Berthe. Après avoir essayé de la "débarrasser" sans succès, elle s'empressa de
la mettre à la porte sans autre forme de procès et de partir avec le même
empressement à la recherche d'une épouse pour Maurice, "digne de son rang",
avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, de réaliser ce que lui-même souhaitait
ou ne souhaitait pas.
C'est une jeune fille de 16 ans qui fut choisie. Elle non plus n'eut pas le
temps de réagir, de se demander si elle souhaitait le mariage ou pas. Ils furent
mariés avant que naisse l'enfant, fruit malvenu des chambres contigües.
Si le maître avait vécu, les événements auraient peut-être été différents.
Mais le maître était mort. Berthe n'eut plus qu’à faire ses bagages et de s'en
aller. Maurice lui remit quelque argent, seule intervention personnelle qu'il
s'autorisa, qu'il eut le courage de s'autoriser.

Berthe fut embauchée dans une ferme voisine, dans la même commune.
Quand le "moment" fut venu, elle vint s'installer chez sa mère, au pied du
mont de Taillepied, dans le logis au ruisseau et aux flammes qui chantent.

Sa mère, veuve en deuxième noce, vivait là avec sa plus jeune fille, née de
son second mariage, Juliette, âgée de 12 ans. Juliette était une enfant fragile,
souvent malade, souvent fiévreuse. Elle avait le teint clair, les yeux noirs, des
cheveux de geai, bouclés. Juliette allait à l'école quand elle n'était pas retenue
à la maison par la maladie. Juliette était gaie, douce, elle avait un petit ami:
Pierre, qui avait son âge. Il habitait la maison ensoleillée, près de la mare aux
grenouilles. La mère de Pierre avait donné le sein à Juliette quand elle était
bébé. Quand elle la gardait lorsque sa mère était absente. Pierre et Juliette
s'aimaient comme frère et sœur
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La mère de Juliette et de Berthe n'était pas souvent chez elle. Il fallait qu'elle
travaille pour gagner sa vie et celle de Juliette. Elle faisait des lessives, de la
couture chez l'un ou chez l'autre. Mais même quand elle ne travaillait pas elle
ne se trouvait guère chez elle. Rester à la maison était pour elle un supplice et
au moindre prétexte, elle partait bavarder avec les voisins. Ses enfants étaient
souvent seuls.
Berthe, fille du premier mariage de sa mère, ne s'entendait pas avec
Juliette. En attendant le bébé, de se disputer l'une, l'autre. "Je voudrais que le
ventre t'éclate en accouchant" disait Juliette, en se sauvant pour échapper aux
gifles que lui promettait sa sœur, incapable de courir, alourdie qu'elle était par
le poids de son état et engraissée par les casseroles de pommes de terre qu'elle
avalait. Elle avait toujours bon appétit Berthe. Malgré la rancune qu'elle
éprouvait à l'égard de Maurice. Rancune qu'elle ne surmontera jamais, et
qu'elle reportera bientôt sur l'enfant qui lui rappellera son espoir et son
désenchantement. Berthe aurait tant aimé être fermière. Elle aurait été une
bonne fermière. Mais le sort en avait décidé autrement, Berthe ne sera jamais
fermière.

Par un matin froid de Février, avec l'assistance du médecin, de sa mère et de la


femme qui faisait souvent seule les accouchements, Berthe mit au monde une
grosse fille qui se mit de suite à sucer son poing et que l'on prénomma

Denise.
Le ventre de Berthe n'avait pas éclaté et pendant six semaines elle connut
la paix, l'oubli dans la satisfaction de sa nouvelle situation de jeune mère: elle
allaita. Elle langea. Elle caressa. Elle berça. Elle aima Julie. Elle pleura même
d'inquiétude quand le bébé eut la diarrhée.

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Mais, hélas! Le temps de grâce ne peut durer. Après six semaines il fallut
sevrer. Il fallut se séparer. Il fallut retrouver "l'autre ferme". Reprendre le
travail de "petite bonne", pour vivre et élever La petite Denise.
Berthe revint chaque dimanche pour voir sa fille. Seule d'abord. Puis
accompagnée d'un de ses camarades domestiques. Jean, avec qui elle se
fiancera bientôt et se mariera.

La petite Denise est passée du sein maternel au biberon. Des bras de sa mère
à la solitude froide du berceau. Sa grand-mère la garde en nourrice et s'occupe
d'elle, bien, quand elle est là. Mais elle est si peu souvent là.
En fait c'est Juliette, la petite Juliette aux boucles noires, à la santé fragile
qui s'occupera de La petite Denise.

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L'école est terminée pour Juliette. Dommage! Car elle aimait apprendre et
jouer avec ses camarades. Mais c'est avec beaucoup de savoir faire, de
douceur qu'elle s'occupera du bébé. Un peu comme on s'occupe d'une poupée
parfois. C'est qu'elle aimait encore jouer Juliette. Avec Pierre surtout, qu'elle
retrouvait de temps en temps pendant le sommeil de Julie. Mais Julie ne
dormait pas toujours ni assez souvent, à son gré. Pour l'inciter au sommeil,
elle la berçait, la berçait. Et de lui placer un bandeau sur les yeux. La petite
Denise, surprise sans doute, restait immobile, tendant l'oreille faute de voir
clair. Juliette la croyant endormie, ôtait, doucement le bandeau. Et La petite
Denise de "déboutonner" de grands yeux à la grande déception de Juliette...
D'autres fois, Juliette mettait un peu de vinaigre sur les lèvres de La petite
Denise, pour le plaisir de la voir faire d'horribles grimaces. Et elle était
heureuse. Et elle riait, Juliette. Elle riait.

Berthe épousa Jean. Ils quittèrent la ferme, leur condition de domestiques


pour s'installer à Saint-Sauveur-de-Pierrepont, dans une maison qu'ils
louèrent, ironie du sort! à la sœur de Maurice qui en était la propriétaire.

Jean devint journalier. Berthe, une fois installée dans sa nouvelle condition
de "femme au foyer", avait l'intention de prendre La petite Denise qui avait
alors seize mois, de l'élever elle-même. Jean l'avait reconnue légalement. Il
aurait pu devenir un vrai père pour elle, et La petite Denise une vraie fille pour
lui. Mais la mère de Berthe qui s'était attachée à sa petite fille persuada Berthe
de la lui laisser. Lui disant qu'elle aurait d'autres enfants. Qu'elle-même
élèverait La petite Denise sans lui demander de pension. Berthe aimait encore
sa fille à ce moment là. Elle refusa. Sa mère insista. Berthe réfléchit. Elle
hésita. Elle calcula, car elle était très intéressée, Berthe; et, finalement, elle
céda.

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La petite Denise resta chez sa grand-mère, avec Juliette. Dans la maison au
bas du mont de Taillepied d'où l'on découvre 17 clochers et le mont de
Etenclin et la mer, et les îles, et les couchers de soleil sur le mont de
Besneville et les moulins à vents.
Berthe devenue enceinte espaça ses visites et bientôt, se détacha de La petite
Denise. Son affection pour elle, peu à peu, se transforma en remords de l'avoir
laissée à sa mère. Puis en ressentiment à son égard d'être la cause de ces
remords. Passée sa lune de miel avec Jean, passée la nouveauté de son état de
jeune femme mariée, indépendante, libérée de la condition de domestique, peu
à peu se précisa dans son esprit la situation qu'elle avait vécue de jeune fille
abusée, abandonnée, rejetée. Sa rancune à l'égard de Maurice, un moment
apaisée, se réveilla, s'amplifia. Et de comparer sa condition présente d'épouse
de journalier avec celle qui aurait pu être d'épouse de fermier aisé. Sa solitude
– Jean partait tôt le matin, rentrait tard le soir – dans sa petit maison qu'elle
s'efforçait de rendre soignée et agréable donna libre court à ses pensées, ses
regrets. La vue de La petite Denise qui ressemblait à son père raviva encore sa

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rancœur. Et c'est à elle, La petite Denise, qu'elle s'en prendra. La petite Denise
qui allait devenir la cible de son ressentiment. Berthe lui en voulait d'être là,
d'être née. « Elle ressemblait à son père », « les défauts de son père ». Ah !
Que de défauts il avait ! Elle était telle que « lui », La petite Denise. Elle ne
pouvait être que « lui ».

La petite Denise n'avait que six semaines quand, sa mère partie, sa grand-mère
l'emmena avec Juliette pour un séjour à Vire, chez sa fille ainée, Maria, qui
attendait un enfant, le petit André qui ne vivra que deux ans. Maria était
garde-barrières. Son mari, Alfred, était également employé à la SNCF. Sa
mère et la mère de Maria étaient sœurs. Maria et Alfred étaient donc cousins
germains. Mariage arrangé. Sans amour. C'était au moment de la guerre
d'Algérie. Les jeunes gens du contingent y étaient envoyés sauf s'ils étaient
mariés et chargés de famille. Maria avait une petite fille (de père inconnu),
Madeleine. Gentille enfant, intelligente mais de caractère difficile et qui
deviendra tôt alcoolique comme sa mère. Maria avait été « placée » très jeune
dans une ferme où elle effectuait de gros travaux, en compagnie de
domestiques qui buvaient « des moques » de cidre à tout instant.
[MOQUE (s. f.) : bol, vase de terre plus grand que la tasse.]
Maria sombra dans l'alcoolisme, peut-être par entraînement. Peut-être pour
échapper à une condition de vie qui ne lui convenait pas. Son mariage
n'arrangeait rien, au contraire. Bien qu'elle soit allée peu de temps à l'école,
elle était ouverte à tout ce qui était intellectuel, culturel. Beaucoup de gens
avaient recours à elle pour écrire des lettres, résoudre des problèmes
administratifs ou autre. Les travaux ménagers ne l'intéressaient pas, à part la
cuisine pour laquelle elle était douée. On la voyait toujours debout durant ses
dernières années, près de sa cuisinière. Dans sa cuisine il y avait une grande
table entièrement couverte de vaisselle sale qu'elle ne lavait qu'au fur et à
mesure de ses besoins. Il en était de même pour le linge. Quand les piles

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devenaient trop importantes elle invitait sa mère à venir la voir. Elle arrivait
pour des séjours de deux ou trois semaines.

Pendant ce temps cette dernière lavait, raccommodait, repassait et se disputait


avec Maria qu'elle aimait beaucoup. Mais elles ne s'entendaient pas. A
l'opposé de sa sœur Berthe, Maria était désintéressée matériellement et très
dépensière. Elle était toujours couverte de dettes. Alfred, lui qui avait été
entièrement soumis à sa mère, se laissait vivre au gré de Maria. Elle aurait
plutôt préféré qu'il se soit opposé à elle...
Maria est morte à 50 ans, d'une cirrhose du foie. Avant André elle avait eu un
petit garçon atteint d'une malformation cardiaque. Il ne vécut que quelques
jours. Un troisième fils naquit, très fragile, chétif, nerveux, sensible durant son
enfance. Il surmonta sa faiblesse à l'âge adulte. Mais plus tard il sombrera
dans l'alcoolisme et comme sa mère mourra de cirrhose.
Après ses trois fils Maria eut trois filles. Elles, en bonne santé. Leur bonne
mine faisait dire à « la rumeur publique » qu'elles n'étaient pas d'Alfred. Mais
qui savait la « rumeur » de Maria ?
La petite Denise commença à marcher seule vers 15 mois. Il n'était pas aisé
d'essayer ses premiers pas sur le sol accidenté de la « maison au ruisseau ».

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Pas plus facile à l'extérieur. Un jour La petite Denise tomba sur le pavé de
devant la porte d'entrée et se fendit l'arcade sourcilière.

Les fermiers d'en face la « maison masure » étaient très jeunes. Lui, Ernest, en
plus des travaux à la ferme, était laitier. Ce qui consistait avec son cheval et
une voiture fournie par la laiterie, à ramasser le lait de toutes les fermes sur un
parcours donné, et de l'amener à la laiterie de Saint Sauveur-le-Vicomte, pour
être transformé en crème, beurre, fromages et autres produits laitiers. Ernest,
en revenant, redistribuait les bidons vides, mais aussi des sous-produits du lait
: sérum, petit lait pour la nourriture des bestiaux.

Mais Ernest n'était guère raisonnable. Il « s'amusait » le long du chemin.


S'attardait à bavarder. Buvait « une moque » par ci par là. Aussi rentrait-il
souvent tard chez lui où sa jeune femme Marie, fragile, malade, phtisique,
s'éreintait à faire seule les travaux de la ferme. Beaucoup trop durs pour elle.
A leur arrivée à « Taillepied », ils avaient perdu un petit garçon de quelques
mois. Sa mère déjà tuberculeuse à sa naissance, l'avait contaminé. Il leur
restait leur fils aîné, Jacques, âgé de 6 ans. Né avant la maladie de sa mère. Il
était en bonne santé. Marie l'entourait de soins et d'affection. La petite Denise

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qui était de 3 ans plus jeune que Jacques devint vite sa petite camarade de jeu.
Marie qui était bonne et douce l'invitait souvent à partager le goûter qu'elle
préparait pour son fils. Elle leur servait de bonnes tasses de chocolat au lait
avec des tartines. La petite Denise appréciait ces goûters. Mais elle appréciait
plus encore la gentillesse de Marie à son égard, elle, si peu habituée à tant de
sollicitude. Elle en était si vivement touchée que le souvenir, malgré son très
jeune âge, de la douce Marie resta très net dans sa mémoire.

Un jour, alors que La petite Denise rentrait d'un séjour chez sa tante Maria, en
compagnie de sa grand-mère et de Juliette en sortant de la gare de Saint
Sauveur-le-Vicomte, elles rencontrèrent une voisine qui leur annonça que
Marie était morte, quelques jours après avoir mis au monde une petite fille qui
n'échappa pas à la contagion. Elle mourut, deux ans après sa mère, d'une
méningite tuberculeuse, chez l'une de ses tantes qui l'élevait. Jacques resta à la
ferme avec son père qui malgré ses défauts, aimait profondément son fils. Il fit
de son mieux afin qu'il ne ressente pas trop la disparition de sa mère. Il
engagea la grand-mère de La petite Denise pour s'occuper des travaux de la
ferme et prendre soin de son fils qui n'avait que 7 ans. Ce qu'elle fit durant
plusieurs années. Car elle était bonne et dévouée et travailleuse, malgré les
défauts qu'elle avait elle aussi.

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La petite Denise avait un oncle, François, né du premier mariage de sa grand-
mère. Il venait de temps en temps voir sa mère, seul, ou avec son épouse, ou
avec sa petite chienne brune, Rita, que La petite Denise aimait beaucoup.
François n'était pas content que sa mère élève La petite Denise. N'osant le lui
reprocher à elle-même, c'est à La petite Denise qu'il s'en prenait : il ne
l'embrassait jamais, il ne cessait en face d'elle d'exprimer des allusions au
sujet de sa situation d'enfant « naturelle », sans père ou avec deux frères. Il lui
répétait que sa grand-mère qu'elle appelait « maman » n'était pas sa mère, que
sa mère à elle était à Pierrepont.
François persécutait également sa demi-sœur Juliette qui aurait pourtant été
prête à aimer ce grand frère, elle, tellement sensible et privée d'affection. Il
était jaloux qu'elles soient là, tandis que lui avait dû partir très jeune de la
maison, quand sa mère s'était remariée. Il en voulait à sa mère de l'avoir
délaissé, de lui avoir préféré un « étranger ». Il n'avait pu surmonter cette
frustration. Il reportait son ressentiment sur La petite Denise et sur Juliette, et
sur Berthe aussi qui avait eu, elle, la préférence de son beau-père qui la
préférait même à ses propres enfants, Juliette et un autre bébé qui n'avait vécu
que six mois.

Un mariage mal assorti, un divorce puis une nouvelle déception sentimentale


finirent d'enfoncer définitivement François. Il chercha une issue dans l'alcool,
lui, le sobre, l'ambitieux, le travailleur. Ses dernières années, il les passa au
café. Il vivait d'une pension d'invalidité. Il avait été gravement blessé sur le
front pendant la guerre. Un matin d'avril, en se rendant à l'auberge, en se
rendant vers l'oubli, il tomba sur la route, devant le vieux presbytère, foudroyé
par une congestion cérébrale. Il mourut sans avoir repris connaissance, près de
sa mère désespérée qui n'avait pas su protéger son enfance. Il avait 54 ans.
Comme elle il avait horreur de la solitude.

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Juliette avait trois ans quand son père mourut de tuberculose pulmonaire qu'il
avait contracté pendant la guerre en 1914 (il était marin) et bientôt aggravée
par l'alcoolisme qui le rendait fou. La mère de Juliette avait eu la vie dure avec
lui. Il la battait, cassait tout, terrorisait les enfants. Seule Berthe, qui avait 11
ans lors de sa mort, savait calmer ses fureurs. Elle s'asseyait sur ses genoux,
lui frisait ses moustaches. Quand il fut mort, elle déclara pourtant : « nous
allons être bien tranquilles maintenant ». Mais est-on jamais tranquille...
Le grand-père de La petite Denise, lui, était mort de l'appendicite qu'on
n'opérait pas encore à ce moment-là. Il avait 40 ans. Il était travailleur, sobre,
mais taciturne, renfermé. La grand-mère de La petite Denise ne fut heureuse
ni avec l'un, ni avec l'autre de ses époux. Ce qui peut expliquer l'attachement
abusif qu'elle témoigna à l'égard de ses enfants, après son second veuvage. De
vouloir les garder près d'elle à tout prix, voir en favorisant leurs défauts.

La petite Denise avait cinq ans quand elle alla à l'école. L'école de Taillepied
était une solide construction de pierres et de ciment, couverte d'ardoises. La
grand-mère de La petite Denise avait été « parmi les premiers élèves à l'avoir
inaugurée ». Elle était composée d'un rez-de-chaussée surélevé, comprenant
une vaste salle de classe, bien éclairée par de grandes et hautes fenêtres. Les
murs et le plafond étaient enduits de plâtre blanchi. Le sol était en ciment
renforcé de gravillons. Des tables en bois à deux places, de différentes
dimensions pour les écoliers de 5 à 14 ans. Une bibliothèque, une estrade,
surmontée du bureau de la maîtresse. Accrochés aux murs, des tableaux noirs,
des cartes de géographie et de sciences, des gravures. Au milieu de la classe
un gros poêle en fonte.

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Se trouvaient également au rez-de-chaussée une entrée où un escalier en bois
donnait accès à l'appartement de l'institutrice, et la mairie avec son entrée
derrière l'école. Au premier étage, le logement se composait d'une grande
cuisine, salle de séjour, de trois chambres et d'un grenier. Devant l'école, deux
cours séparées d'un mur, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles, avec
chacune un préau, des WC dont un réservé à la maîtresse dans la cour des
filles où se trouvait également une auge en pierre où les élèves se lavaient les
mains quand ils avaient oublié de le faire chez eux.
La petite Denise ne se plaisait guère à l'école. Elle s'y ennuyait souvent. Les
institutrices ne se plaisaient pas d'avantage à Taillepied. Nommées là d'office,
elles demandaient leur changement dès leur stage obligatoire terminé. Elles s'y
succédaient à peu près chaque année. S'intéressant peu à leur travail, à leurs
élèves qu'elles prévoyaient de quitter rapidement. La petite Denise, livrée à
elle-même, préférait rêver qu'écouter les leçons peu convaincantes de la
maîtresse.

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Seules les sciences, le dessin, la vie de Napoléon et celle de Jeanne d'Arc
retenaient son attention, son application. Elle aimait aussi les séances de
gymnastique et jouer aux récréations avec ses camarades qui se plaisaient en
sa compagnie. Avec eux, La petite Denise se sentait une petite fille comme les
autres. Jamais aucun d'eux ne faisait allusion à sa situation d'enfant différente,
contrairement aux adultes qu'elle rencontrait et qui se plaisaient à la
tourmenter.

Juliette était devenue une jeune fille, toujours fragile, mais toujours gaie et
souriante. Elle ne jouait plus avec Pierre. Pourtant elle aimait le rencontrer,
passer de longs moments avec lui, de longues conversations avaient remplacé
leurs jeux d'enfants. Pierre n'habitait plus la maison ensoleillée, sa mère et son
beau père (son père était mort lorsqu'il était tout enfant) avaient acheté
l'ancien presbytère, avec des terres qu'ils faisaient valoir. Pierre travaillait
avec eux.

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Un jour de printemps ensoleillé, Pierre se trouvait avec Juliette et La petite
Denise dans le petit jardin qui appartenait à ses parents, situé près du vieux
four à pain de la maison-masure. Il y avait dans le jardin un beau lilas, ce jour-
là tout fleuri, qui embaumait et les abritait du soleil. Tout à coup Pierre et
Juliette eurent envie de s'embrasser. Mais la présence de La petite Denise les
gênait. Pierre fouilla alors dans ses poches et en sortit quelques sous et les
offrit à La petite Denise lui disant d'aller chercher des bonbons à l'épicerie-
buvette, au bas du mont de Taillepied. Ce qu'elle fit avec empressement.
Plus tard, lorsque Pierre fut parti, Juliette confia à La petite Denise qu'il l'avait
embrassée et que pour commémorer cet événement il lui avait donné un petit
peigne dans un étui d'écaille. Juliette entretenait La petite Denise de tout ce
qu'elle faisait, pensait, rêvait, imaginait, tout comme si La petite Denise avait
eu son âge, comme si elle avait eu douze ans de plus. Mais lorsque La petite
Denise, à son tour, souhaitait que Juliette joue avec elle, elle savait, Juliette,
redevenir petite fille, et de jouer avec La petite Denise tout comme si elle
avait eu douze ans de moins. C’était de merveilleux échanges que La petite
Denise gardera dans sa mémoire et dans son cœur.

La maison-masure où grandit La petite Denise est à vendre. La maison où elle


jouait avec Rita, la petite chienne brune de François, oncle et frère persécuté
et persécuteur. Rita était toute douceur, toute attention pour La petite Denise.
Un jour, La petite Denise mangeait un morceau de chocolat, installée sous la
table, assise sur la barre transversale qui touchait presque terre. Rita, près
d'elle, la regardait savourer sa friandise avec envie, la humant, se léchant les
babines. Enfin, n'y tenant plus, elle avança doucement sa gueule vers la main
de La petite Denise qui tenait le chocolat, le happa délicatement et n'en fit
qu'une bouchée, à la grande stupéfaction de La petite Denise : elle ne pleura
pas. Elle ne s'emporta pas contre Rita, la gourmande. Elle resta là, figée
extérieurement, mais elle fut si profondément touchée en elle-même, que

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l'image de cette scène sous cette table et le souvenir de Rita resteront très nets
dans sa mémoire.

La maison-masure est à vendre. Alors la petite Denise, sa grand-mère et


Juliette l'ont quittée. C'est dans l'ancienne maison de Pierre, près de la mare
aux grenouilles, qu'elles vivent maintenant. Avant de la leur louer, les parents
de Pierre ont fait faire quelques réparations. Les grandes ardoises bleues
remplacent le toit de chaume. Les murs intérieurs de la pièce unique qui
compose le logis ont été reblanchis. La fenêtre et la porte sont neuves. Elles
seront là plus à l'étroit que dans la maison-ruisseau. Mais elles y auront plus
de clarté et le soleil tout le jour. Et dans la grande cheminée noircie de fumée
et de suie mais solide, la flamme pourra continuer à chauffer, à danser, à
chanter, à bercer les rêves et les espoirs de La petite Denise, à rassurer ses
peurs et ses angoisses aussi.

Mais qu'est devenue la maison-masure. Comment y voir une masure dans ce


pavillon au toit de tuiles rouges, aux murs restaurés et crépis, aux volets
blancs, aux fenêtres voilées de dentelles ? Et la cour ratissée, et le jardin aux
marches cimentées. Et l'âne dans le champ et la carriole près du vieux four à
pain qui, ressorti des broussailles, est devenu un poulailler ?
L'acquéreur qui a transformé tel une fée le taudis en palais, c'est Marie. Marie,
la sœur de la grand- mère de La petite Denise, et son époux Alphonse. Tous
deux parents d'Alfred, et beaux-parents de Maria. Ils sont retraités l'un et
l'autre de la SNCF. Elle était garde-barrières. Lui travaillait à l'entretien de la
voie ferrée.
Alphonse venait de terminer son service militaire dans la marine lorsqu'ils se
marièrent. Le rêve de Marie, à ce moment-là, était d'entrer avec son mari à la
SNCF. Mais Alphonse ne savait ni lire, ni écrire. Il ne fut pas admis, Marie
entreprit de lui apprendre. Elle y parvint. Le rêve de Marie se réalisa. Elle était

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travailleuse, dynamique. Contrairement à sa sœur, elle aimait être chez elle et
tenait sa maison avec beaucoup de soin et de goût. Il en était de même pour
son habillement et celui de son époux. Elle avait l'esprit vif et curieux. Elle
s'intéressait à tout, lisait autant qu'elle en avait l'occasion. Elle était
ambitieuse. Elle aurait voulu que son fils Alfred devienne « quelqu'un ». Elle
aurait aimé se réaliser à travers lui. Elle le mit en pension pour qu'il poursuive
ses études. Il parvint jusqu'en cinquième, ses dispositions intellectuelles ne lui
permirent pas d'aller plus loin. Il entra, comme ses parents à la SNCF. Son
mariage avec Maria l'annihila. La guerre d'Algérie aurait peut-être pu en faire
« quelqu'un », s'il y était mort il aurait été un héros. En tout cas, une fois
marié, il fut mort pour ses parents.
Maria se consola de sa déception vis-à-vis de son fils, en consacrant tous ses
efforts, tous ses espoirs, toutes ses économies dans le but de réaliser ce
nouveau rêve : avoir une petite maison à elle, avec un jardin autour. Elle en
rêva si fort que lorsqu'elle parlait de l'au-delà (elle avait ses idées là-dessus),
elle disait : « pourvu que j'y aie une petite maison et un jardin autour ». Et
même, après la résurrection, elle se voyait installée pour l'éternité dans une
petite maison avec un jardin autour.
Mais, pour l'immédiat, la petite maison était bien là, avec son jardin derrière et
sa cour devant.

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Alphonse, lui, n'avait pas attendu la retraite pour concrétiser son rêve qui était
« la bonne chère » et « l'œuvre de chair ». Il était en effet gros mangeur, de
viande en particulier. Et grand coureur de jupons. Les deux réunis paraissaient
lui convenir. Car malgré les bons repas journaliers qu'il faisait, il restait svelte.
La retraite arrivée n'avait pas atténué ses aptitudes amoureuses. Il était
toujours à l'affût de quelque conquête à s'attribuer. Il paraissait ne vivre, ne
respirer que pour « ça », ne penser qu'à « ça ». Ses incartades étaient le sujet
des conversations de tout le pays. Seule Marie semblait les ignorer. En tout
cas, elle ne paraissait pas en être incommodée, ni jalouse de ses rivales. De
qui aurait-elle été jalouse d'ailleurs ? Alphonse convoitait toutes les femmes
mais il en aimait une seule, elle, Marie. Il était pour elle attentionné,
prévenant. Toujours disponible quand elle souhaitait qu'il le soit.
Marie, une fois installée dans la maison de ses rêves, commit une nouvelle
erreur. Il y avait cinq kilomètres pour aller de Taillepied à Saint Sauveur-le-
Vicomte. Marie pensa qu'un âne et une petite voiture seraient bine utiles pour
aller faire le marché. Comme ils avaient acheté les deux champs attenants à la

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maison-masure en même temps, il fut aisé d'acheter l'âne, l'âne et la voiture. Il
ne manquait plus rien à Marie qu'elle put désirer. Mais si ! Une vache. Il lui
fallait une vache, puis deux vaches.

Puis trois vaches. Enfin une vraie ferme. Et on fit le beurre aussi. Et Marie et
Alphonse de recommencer à travailler, à s'éreinter, à s'épuiser. Et de manger
de la bonne chère. Et de s'assouvir dans la luxure. Mais ils n'avaient plus vingt
ans.
Un jour de l'été 1945, alors que la Guerre venait de se terminer, Alphonse fut
pris d'une jaunisse. Il en mourut. En pleine connaissance. Il avait 72 ans.
Avant de mourir il refusa de revoir son fils. Il ne lui avait pas pardonné de
n'être pas devenu « quelqu'un ». Il accepta de recevoir le prêtre qu'il n'avait
pas vu depuis son mariage.
Marie lui survécut trois ans. Elle avait également 72 ans quand elle décéda
d'une crise cardiaque, dans les bras de sa sœur qui lui avait été très dévouée
depuis la mort d'Alphonse. Elles ne s'entendaient guère pourtant. Elles étaient
si différentes. Alfred, seul héritier, ne tarda pas à « tout » vendre, et Maria de
« tout » dépenser.

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De son mariage avec Jean, Berthe eut trois enfants. Un fils, François. Enfant
bouffi, apathique, lent, inoffensif, abruti par sa mère à vouloir en faire ce qu'il
ne pouvait être. Deux ans après lui naquit une fille, Odette, qui devint l'enfant
préférée de Berthe. Enfin Jeannine vint au monde par un après-midi d'une
belle journée de printemps. Le ciel était bleu, sans nuages, les arbres
bourgeonnaient, les violettes et les primevères embaumaient, et les oiseaux
chantaient en construisant leur nid.
La petite Denise qui avait six ans était venue avec sa grand-mère attendre la
naissance du bébé. Et pendant que se déroulait l'évènement, on avait confié les
trois enfants à une voisine qui habitait dans une sorte de grange, située dans le
champ à côté de la maison de Berthe. Ce logement improvisé n'avait qu'une
porte comme ouverture. Il était pauvrement meublé, mais propre et ordonné.
Cette voisine était atteinte d'une luxation congénitale. Elle marchait avec une
béquille. Ce qui ne l'empêchait pas de travailler, pour gagner sa vie, à de durs
travaux de lessives et autres. Elle n'avait pas eu de mari. Mais elle avait deux
filles qu'elle avait élevées de son mieux. Elles étaient mariées. Elles étaient la
raison de vivre de leur mère. Les trois enfants jouaient devant la porte de la
maison-grange lorsque, tout à coup, passa un avion, et, au même moment on
vit accourir la grand-mère des enfants qui, toute essoufflée, émue, annonça
qu'une petite sœur était arrivée, que c'était l'avion qui l'avait apportée.

La première fois que La petite Denise se rendit au catéchisme, elle dut


s'attarder à rêver le long du chemin qui mène à l'église, en haut du mont de
Taillepied. Quand elle ouvrit le portail de l'église, la messe qui précédait la
séance de catéchisme était commencée. Elle aperçut ses camarades dans le
chœur, les filles à gauche, les garçons à droite. Elle prit alors son élan et crut
bien faire de se mettre à courir pour gagner plus rapidement sa place, au grand
scandale de l'assistance qui se manifesta par des mimiques, des mouvements

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de têtes, de grands gestes muets. La petite Denise, apeurée, le cœur battant, se
hâta de terminer sa course le plus discrètement qu'elle put.
La messe terminée, monsieur le curé, accompagné des enfants, se rendait dans
une demeure située au bas du mont, près de l'école. C'était une jolie maison
blanche, construite de plain-pied, un alignement de pièces juxtaposées. Les
murs extérieurs disparaissaient à demi sous un enchevêtrement de lierre, de
glycines, de rosiers grimpants. Elle était entourée d'arbres, de verdures, de
massifs de fleurs, de parterres de fleurs. Des fleurs partout. C'était une sorte de
petit paradis où vivaient trois sœurs. Deux d'entre elles avaient été mariées.
Elles étaient veuves. Madame Pichon et Madame B------ (illisible) . La
troisième était restée célibataire. On l'appelait par son prénom : Joséphine. Ces
dames se partageaient les soins délicats du ménage. Elles faisaient la cuisine,
de la couture, de la tapisserie. Joséphine s'acquittait de tous les gros travaux.
Elle lavait, elle frottait. Joséphine jardinait. Elle bêchait, elle sarclait, elle
tondait, elle ratissait. Elle était toujours occupée. Toujours chargée, toujours
penchée au-dessus de quelque chose. Elle était grande et maigre, enveloppée
dans un long tablier de toile bleue, muni d'une ample poche devant, et coiffée
d'un chapeau de paille tressée, à larges bords, que l'on apercevait seul parfois,
au-dessus d'une haie, d'un massif, battant là, telles des ailes.
Sitôt arrivé, monsieur le curé s'empressait de s'introduire dans les
appartements de ces dames. Et tandis qu'il prenait son petit déjeuner en leur
compagnie, les enfants s'installaient autour d'une table dans une pièce qui lui
était réservée. C'était un salon-bibliothèque garni de beaux meubles. A travers
des vitrines on apercevait des alignements de livres aux riches reliures. Il y
avait aussi des bibelots de toute sorte, des oiseaux, des chiens empaillés, des
tableaux, des gravures, des photographies et, parmi elles, des photographies
des enfants de l'école, ceux de maintenant et ceux plus anciens que La petite
Denise ne reconnaissait pas. Il y avait même un portrait de Maurice : allez
savoir pourquoi ! Les enfants bavardaient sans tapage, car ils craignaient

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beaucoup monsieur le curé qui n'était pourtant pas sévère du tout. La petite
Denise, elle, ne cessait de contempler ces merveilles autour d'elle. Elle rêvait.
Enfin le curé réapparaissait, l'air satisfait. Il prenait place parmi les enfants,
commençait à préparer une nouvelle leçon. Mais d’abord il les questionnait
sur celle qu'ils avaient eu à apprendre. La petite Denise savait toujours
parfaitement ses leçons de catéchisme : Sa grand-mère ne se souciait
nullement de ses devoirs d'école, mais elle était intransigeante sur les leçons
de catéchisme, elle qui ne fréquentait jamais l'église. C'était Juliette qui
veillait à ce que La petite Denise étudie ses leçons, et quand elle quitta la
maison pour se marier, c'est Marie, la grande tante de La petite Denise qui la
remplaça.
La petite Denise, dans la maison-masure devenue la maison au toit de tuiles
rouges, s'asseyait, avec son livre, devant la table recouverte d'une nappe
fleurie, près de la fenêtre voilée de dentelles et, tout en apprenant à voix haute
« les vérités que la sainte église nous enseigne », La petite Denise rêvait :elle
rêvait de Rita, de la vieille alcôve qui était là autrefois, derrière elle, contre
laquelle elle accrochait son bonnet après la promenade. Elle rêvait du ruisseau
où l'eau coulait parfois et que Juliette vidangeait au rythme de grands éclats de
rire.

Les enfants du catéchisme devaient se rendre chaque dimanche à la messe le


matin, aux vêpres l'après-midi. Ces offices avaient rarement lieu à Taillepied.
Il fallait aller les entendre à l'église de Catteville où résidait monsieur le curé.

C'est à l'église de Catteville que La petite Denise avait été baptisée, trois jours
après sa naissance, sa grand-mère l'avait emmenée, seule, à pied, dans la
neige, la portant dans ses bras. Les parrain et marraine les avaient rejointes à
l'église. Après la cérémonie, monsieur le curé leur avait demandé s'ils
désiraient faire sonner la cloche. La grand-mère de La petite Denise

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s'empressa de lui rappeler que la coutume voulait qu'on ne fasse pas sonner au
baptême des enfants naturels. Monsieur le curé l'avait oublié...

Rares étaient les parents de Taillepied qui accompagnaient leurs enfants aux
messes du dimanche. Les enfants y allaient seuls. Mais ils se rejoignaient les
uns les autres au long du chemin. C'était des bavardages, des conciliabules,
des amusements qui rendaient fort agréables, fort appréciées des enfants les
obligations dominicales. Sauf pour La petite Denise. Il en aurait été de même
si d'aucuns habitants de Catteville qui la connaissaient, qui étaient au courant
de sa « situation » n'avaient pris un malin plaisir, lorsqu'ils la rencontraient, à
l'interpeler du nom de son « père » : « Eh ! Maurice ! Bonjour Maurice !
Comment vas-tu Maurice ? » avec des rires moqueurs. Cet état de chose était
pour La petite Denise un supplice. Quand elle apercevait ces gens, elle aurait
voulu que la terre s'ouvre sous ses pieds et disparaître à leurs yeux.

Mais un autre tournant dominical devait bientôt s'ajouter à celui-là pour La


petite Denise, lorsque Juliette eut quitté la maison ensoleillée pour se marier.
Sa grand-mère, qui ne savait pas se tenir chez elle, s'empressait le dimanche
matin, dès le départ de La petite Denise pour la messe, d'accomplir les tâches
ménagères indispensables, de préparer le repas de midi et, vite, sous quelque
prétexte, elle partait. Elle partait chez son amie Germaine, qui habitait au bas
du mont, près de l'épicerie-buvette. Germaine était grande, corpulente. Elle
avait une voix forte, bourrue. Elle jurait tel un charretier : « bon dieu de bon
dieu ! » Mais sous ce dehors frustre, Germaine cachait un cœur d'or. Elle était
bonne accueillant, chaleureuse. Près d'elle on se sentait tout de suite à l'aise,
en confiance. Elle était remarquable cuisinière. Tout ce qu'elle cuisinait était
délicieux. Elle vous invitait à « prendre » une « moque », un café, un goûter
ou tout un repas, selon l'heure. La grand-mère de La petite Denise, en venant
là, le dimanche matin, se promettait bien d'être revenue chez elle avant le

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retour de sa petite fille. « Elle serait là à son retour ! ». Oui mais comment ne
pas oublier l'heure, le temps et La petite Denise même, dans cette atmosphère
amicale de la maison de Germaine ?
Lorsque La petite Denise revenait de la messe invariablement la porte de la
maison-ensoleillée était fermée. A la vue de cette porte fermée, le cœur de La
petite Denise se brisait. Elle supportait d'être seule durant la semaine quand sa
grand-mère travaillait. Mais le dimanche, tandis que ses camarades
retrouvaient le seuil de chez eux, leurs parents les attendant, La petite Denise,
elle, se retrouvait devant cette porte fermée, abandonnée, délaissée, oubliée.

Elle éclatait en sanglots, et, vite, elle courait vers l'endroit où elle savait
rejoindre sa grand-mère, vers la maison de Germaine. Elle arrivait, elle
frappait à la porte. Elle entrait. Elle disait bonjour. Sa grand-mère la regardait

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un instant étonnée, retrouvant alors la notion du temps. Elle regrettait, s'en
voulait, s'excusait et, saisissant la main de La petite Denise, elle se hâtait vers
le logis, servait le repas, renvoyait La petite Denise aux vêpres.
Ces épreuves du dimanche étaient si cruellement ressenties par La petite
Denise qu'elle y pensait dès son départ pour la messe. Elle appréhendait de
rencontrer les gens de Catteville, elle appréhendait de retrouver à son retour la
porte fermée. Tout au cours de la messe, elle ne cessait de prier. Elle priait.
Elle priait de toutes ses forces : « Mon Dieu, faites que la porte soit
ouverte... » Et tout au long du retour l'angoisse l'étreignait, l'angoisse la
torturait. Et plus elle approchait, et plus elle avait peur. Et, quand de plus loin,
elle apercevait la porte irrémédiablement fermée, elle se sentait défaillir. Elle
ne sentait plus son corps qui marchait. Elle ne sentait que la souffrance qui lui
broyait le cœur.
Souffrance qu'ignorait sa grand-mère et que La petite Denise ne pouvait
exprimer que par un comportement d'agressivité : «elle se montrait
désagréable, insupportable, renfrognée à l'égard de sa grand-mère. Alors sa
grand-mère disait d'elle qu'elle avait mauvais caractère. Et, comme sa mère,
elle disait qu'elle avait le caractère de son père. Mais La petite Denise
comprenait que ce n'était pas la même chose. Que sa mère le disait afin de
persécuter, tandis que sa grand-mère le disait parce qu'elle pensait simplement
que La petite Denise avait mauvais caractère et qu'elle le déplorait. Mais elle
n'avait pas conscience de la cause.

Le samedi non plus la grand-mère de La petite Denise ne travaillait pas. Elle


se rendait au marché à Saint-Sauveur-le-Vicomte où elle achetait des
provisions pour la semaine. Elle s’en allait le matin dès le départ de La petite

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Denise pour l’école. Elle ne rentrait chez elle que dans le courant de l’après-
midi. Comme les autres jours en laissant à La petite Denise ce qu’il fallait
pour le repas de midi. Mais un samedi, comme elle n’avait plus rien à lui
laisser, elle dit à La petite Denise qu’elle rapporterait ce qu’il fallait du
marché, qu’elle serait revenue pour lui donner à manger. Quand La petite
Denise rentra de l’école pour le repas de midi, la porte de la maison
ensoleillée était fermée, elle prit la clé qui se trouvait dans une cachette, elle
ouvrit la porte, ôta son tablier et attendit. Elle attendait et le temps passait. Sa
grand-mère ne revenait pas. Et l’heure passait. L’heure de repartir à l’école
approchait. La petite Denise comprit que sa grand-mère ne reviendrait pas
pour le repas de midi, qu’elle avait oublié. Qu’elle avait oublié le temps et
l’heure. Et le repas de La petite Denise, en compagnie de Germaine. La petite
Denise se décida d’aller la chercher, selon son habitude, sa douloureuse
habitude. Elle ferma la porte, et, sans avoir remis son tablier d’écolière, elle
courut aussi rapidement qu’elle le put vers la maison de Germaine. Quand sa
grand-mère l’aperçut sur le seuil, elle poussa une exclamation de surprise. Et
de lui demander ce qu’elle faisait là. Qu’elle serait en retard à l’école !
Germaine de proposer de lui prêter un tablier de l’un de ses fils (elle n’avait
que des fils qui allaient à l’école) qui avait sa taille. C’était un tablier noir, de
garçon bien sûr ! Sans perdre un instant, Germaine le lui passa et la précipita
dehors de concert avec sa grand’mère, lui disant de se dépêcher, qu’elle serait
très en retard. La petite Denise, si affreusement gênée, humiliée de se trouver
dans un tel accoutrement, oubliait et l’inconscience de sa grand-mère et son
estomac qui était vide. Mourant de peur à la pensée que ses camarades se
moqueraient d’elle et de ce que dirait la maîtresse de son retard, elle frappa à
la porte de la classe et, se faisant aussi petite qu’elle le pouvait, elle entra. Ses
camarades restèrent silencieux et la maîtresse de dire seulement qu’elle était
en retard, qu’elle devait se presser de se rendre à sa place. Au milieu de sa
détresse, La petite Denise apprécia, ô combien, la discrétion de cet accueil.

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Le soir même , l’école finie, quand La petite Denise rentra chez sa
grand’mère, la porte était ouverte, sa grand’mère était là qui l’attendait. Après
le départ de La petite Denise de chez Germaine, la mémoire lui était revenue
soudain, mais hélas ! trop tard. Elle était éplorée, affolée, remplie de remords,
elle ne se pardonnait pas d’avoir laissé sa petite fille sans manger depuis le
matin. Et de s’empressait de la faire asseoir, de lui servir à manger, en lui
recommandant de ne pas manger trop vite après un aussi long jeûne. Mais La
petite Denise n’avait pas envie de manger vite, elle n’avait pas faim. Son
chagrin l’avait nourrie en lui serrant l’estomac. Ce n’était pas son estomac qui
était affamé, c’était son cœur. Ce n’était pas le repas de midi qui lui avait
manqué, c’était la présence de sa grand-mère, sa fidélité à la parole donnée :
« Je serai revenue pour te donner à manger ». Elle n’était pas revenue.

Marguerite était la dernière née du premier mariage de la grand-mère de


La petite Denise. Elle avait seulement quelques mois quand son père mourut.
Enfant mal aimée, délaissée, elle fut placé très jeune comme « bonne » chez
de riches fermiers à Saint-Sauveur-de-Pierrepont. Elle y resta longtemps. Elle
serait, disait-on, devenue la maîtresse du fermier. Elle en partit
précipitamment vers l’âge de 25 ans. Peut-être la « patronne » s’était elle
aperçue de quelque chose. Marguerite se « plaça » alors chez un boucher à
Saint-Sauveur-le-Vicomte. Mais rapidement elle tomba malade, une sorte de
dépression : elle se serait éprise de l’un des fils de la maison… Sa mère la prit
chez elle, dans la maison ensoleillée. Elle la soigna. Marguerite guérit. C’était
l’été. Ernest, le fermier veuf, dit à la grand-mère de La petite Denise
d’emmener Marguerite à la ferme : qu’elle les aiderait à faire les foins

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Marguerite fana. Elle engrangea. Et elle devint la maîtresse d’Ernest, le veuf.

Cela ne plut pas à la grand-mère de La petite Denise. Elle en fit le reproche à


Ernest. Il en profita pour lui déclarer qu’il désirait se passer d’elle, que
Marguerite prendrait sa place pour les travaux de la ferme et la garde son fils.
La grand-mère de La petite Denise reprit ses lessives et sa couture chez les
uns et les autres qui voulaient bien l’employer.
Ernest aurait bien voulu épouser Marguerite. Mais elle ne voulait pas se
marier. Elle y consentit seulement, quelques années plus tard quand elle
découvrit qu’elle était enceinte. Elle ne s’entendait pas bien avec son beau fils,
Jacques. Elle était jalouse de l’affection que lui portait son père.

Berthe, occupée avec sa nombreuse famille, venait rarement à


Taillepied. C’était sa mère qui, de temps en temps, allait la voir, accompagnée
de La petite Denise. Le plus souvent pour garder les enfants pendant que
Berthe allait à la Haye du Puits faire ses achats. C’était des moments que La
petite Denise appréciait. Durant l’absence de sa mère, elle pouvait, tout à son

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aise, jouer avec ses frères et sœurs qu’elle aimait bien, et eux se plaisaient
avec cette sœur aînée qui savait les amuser.
Un jour, revenant du marché, Berthe ramena des friandises qu’elle
s’empressa de distribuer à François, Paulette, à Jeanne, et, se tournant vers La
petite Denise elle lui déclara : « il n’y en pas pour toi, tu es trop grande ! »
Quelques fois La petite Denise restait chez sa mère plusieurs jours,
parfois plusieurs semaines, lorsque sa grand’mère partait chez sa fille Maria et
qu’elle n’emmenait pas La petite Denise. Durant ces séjours près de sa mère,
La petite Denise s’ennuyait beaucoup, elle comptait les jours qui la séparaient
de son départ. Plus ce jour approchait, plus le temps lui semblait long. Quand
Berthe était seule avec les enfants, elle ne tourmentait pas trop La petite
Denise. Mais dès qu’il venait quelqu’un à la maison, ou que l’on rencontrait
des voisins en allant chercher de l’eau au puits du village, en se rendant au
lavoir, ou dans les champs pour glaner à l’époque des moissons, il n’était alors
question que de La petite Denise : Berthe disait qu’elle avait si mauvais
caractère, « le caractère de son père », et qu’elle était si mal élevée. Qu’elle ne
pensait qu’à jouer. Qu’elle regrettait tellement de ne pas l’avoir élevée elle-
même. Dès que La petite Denise s’éloignait un peu avec ses frère et sœurs,
Berthe la rappelait en disant qu’il fallait se méfier, qu’elle était capable de
tout.
La petite Denise ne voyait son « père légal » que le dimanche. Les
autres jours il partait le matin avant le réveil des enfants et rentrait le soir
après leur coucher. Le dimanche à la maison il jardinait ou bricolait et les
enfants restaient là, plantés à le regarder. Il était attentionné à l’égard de La
petite Denise ; Mais Berthe en était jalouse et le lui reprochait.
Au cours de ces séjours tant redoutés de La petite Denise, il y avait
pourtant des moments qui la comblaient de joie. C’était lorsque les deux fils
de la propriétaire, ses cousins germains naturels, qui étaient âgés d’une
dizaine d’années de plus qu’elle, venaient travailler dans les champs attenants

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à la maison de Berthe. Pour accéder à ses champs il fallait traverser la cour. Ils
étaient au courant de la situation de La petite Denise. Ils savaient qu’elle était
leur « cousine ». Mais au lieu de se moquer d’elle comme beaucoup le
faisaient, ils avaient au contraire beaucoup d’attention pour elle. Le plus jeune
surtout, prénommé Aimable. Il l’appelait, l’emmenait avec eux dans les
champs, lui racontait des histoires et partageait son goûter avec elle. La petite
Denise éprouvait un tel plaisir en leur compagnie qu’elle souhaitait de toutes
ses forces qu’ils reviennent chaque jour. À l’heure de leur venue possible,
elle allait se placer près de la barrière d’où l’on voyait au loin jusqu’au détour
de la route, dans l’espoir de les voir arriver. Berthe observait La petite Denise,
elle devinait l’objet de son attente. Elle était torturée de jalousie. Elle
s’évertuait à rejeter ce qu’au fond d’elle-même elle désirait intensément :
aimer La petite Denise et en être aimée.

Quand arrivait le jour tant attendu de son départ, La petite Denise, dès
le matin, éprouvait une impatience, qui d’heure en heure grandissait.
Longtemps avant l’instant prévu où sa grand’mère devait arriver la chercher,

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elle allait près de la barrière et regardait la route. Elle aurait voulu rester là,
appuyée contre la barrière, les yeux fixés sur cette route d’où allait venir sa
délivrance. Mais elle savait que sa mère l’observait. Aussi La petite Denise
revenait vers la maison. Pour tromper l’impatience de son départ, elle
comptait. Elle comptait jusqu’à 100, elle comptait jusqu’à 200, jusqu’à 300,
mais c’était plus fort qu’elle, elle repartait vers cette barrière qui l’attirait tel
un aimant. Ses frère et sœurs qui prenaient ce manège pour un jeu, la
suivaient, et, comme elle, s’appuyaient contre la barrière, regardaient la route
et, dès qu’elle revenait vers la maison, ils s’élançaient en courant devant elle
en poussant des cris de joie qui raisonnaient douloureusement dans le cœur de
La petite Denise.
Un jour que La petite Denise attendait ainsi, l’heure prévue était arrivée.
L’heure prévue était passée, et sa grand’mère ne venait pas. Elle ne venait pas
et ne vint pas ce jour là. Elle n’arriva que le lendemain. Elle était allée chez
Maria, elle avait manqué le train du retour. S’en était trop pour La petite
Denise ; accablée sous le poids des son désespoir, elle ne parvenait plus à
retenir ses sanglots. Alors Berthe pleurait avec elle de rage et de jalousie.
Quand sa grand’mère arrivait enfin, c’était pour La petite Denise un
immense soulagement. Mais l’ultime épreuve n’était pas encore consommée.
C’était au moment du départ, à l’instant de franchir le seuil, Berthe qui s’était
contenue jusqu’à ce moment, déclarait alors qu’elle avait réfléchi, qu’elle ne
laisserait pas La petite Denise partir, qu’elle voulait la garder près d’elle. Et la
dispute commençait d’éclater entre elle et sa mère. Leur querelle s’amplifiait
au fur et à mesure qu’elles avançaient à travers la cour. La barrière franchie,
elles arrivaient sur la route. Alors Berthe saisissait l’un des bras de La petite
Denise, sa grand’mère saisissait l’autre, et toutes deux de tirer chacune de leur
côté. C’était alors une lutte implacable qui écartelait La petite Denise, non
dans les tiraillements de ses bras, mais dans la souffrance de son cœur. Sa
grand’mère suppliait, implorait et, comme toujours, insistait sur les charges

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que La petite Denise représentait. Berthe de jurer qu’elle ne cèderait pas,
mais, en même temps, elle ne pouvait s’empêchait de calculer. Et, peu à peu,
la véhémence de ses arguments ramollissait. Peu à peu, elle desserrait son
étreinte. Elle finissait par lâcher le bras de La petite Denise qui, tel un ressort,
dans le même élan que sa grand’mère, partait avec elle. Elles s’enfuyaient
aussi vite qu’elles en étaient capable, raidies, tremblantes, la respiration
retenue, sans parler. Surtout sans se retourner, jusqu’à ce qu’un tournant de la
route les ait dissimulées, les ait mises hors d’atteinte. Alors elles ralentissaient
leur marche ; elles reprenaient leur souffle, mais elles demeuraient sans parler,
enfermées chacune dans leurs pensées. La petite Denise haïssait sa mère,
d’une haine monstrueuse, criminelle, à la mesure des souffrances que lui
infligeaient les persécutions qu’elle subissait. Pour y échapper, La petite
Denise souhaitait que sa mère meure. Et, si elle avait eu un moyen à sa portée,
elle l’aurait sûrement tuée.
Il en fut ainsi des sentiments de La petite Denise à l’égard de sa mère
jusqu’au jour où il lui apparut que ce n’était pas elle, La petite Denise, que
Berthe persécutait, mais qu’à travers elle c’était Maurice qu’elle poursuivait
de ses ressentiments qu’elle ne parviendra jamais à surmonter.

Juliette avait 20 ans. Pierre était parti faire son service militaire. Ils
s’aimaient toujours comme frère et sœur, Juliette vivait toujours à Taillepied
chez sa mère qui n’avait pas pu se résoudre à la placer « bonne », comme ses
frères et sœurs l’avaient été. Elle prétextait la fragilité de l’état de santé de
Juliette. Mais c’était plutôt qu’elle redoutait de se trouver seule, sachant bien,
qu’un jour ou l’autre, Berthe mettrait ses projets de reprendre La petite Denise
à exécution. Juliette travaillait chez l’un ou l’autre aux travaux des champs,
selon les saisons, faire les foins, ramasser des pommes.
Cet été là, elle avait été embauchée chez un fermier pour la saison des
foins, en même temps qu’un jeune homme, prénommé Basile, qui habitait

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Besneville, la commune des vieux moulins à vent, au dessus desquels se
couche le soleil. Basile venait de terminer un engagement de cinq ans dans la
marine. Il était travailleur, consciencieux dans ce qu’il faisait. Il avait quitté la
marine avec le grade quartier-maître. Mais il était « beau parleur », vantard,
menteur même. Lorsqu’il avait un peu trop bu, il devenait agressif, violent,
brutal ; Il s’éprit de Juliette et Juliette s’éprit de lui. Elle, la douce, la sensible,
la rêveuse. Ils se fiancèrent et décidèrent de se marier rapidement, au grand
désespoir de la grand’mère de La petite Denise : elle avait voulu garder
Juliette et Juliette lui échappait.
Au cours de leurs fiançailles, il arriva à Basile en état d’ivresse de
brutaliser Juliette, de la battre même. Juliette ne renonça pas à l’épouser pour
autant. Ils se marièrent le 28 décembre 1934 à l’église de Taillepied. Personne
de la famille de Juliette n’assista à son mariage, à l’exception de sa mère et de
La petite Denise. Basile lui, était accompagné de sa mère, de sa sœur et du
fiancé de celle-ci qui était marin de profession. Le soir un petit repas les réunit
dans la maison-ensoleillée. La soirée fut gaie, heureuse. Joyeuse. A la fin du
repas, Basile prit La petite Denise sur ses genoux. Il témoignait toujours une
affection attentionnée à l’égard de La petite Denise. Cette attitude envers elle
ne se démentit jamais en toutes circonstances.
Le lendemain les invités s’en allèrent. Vint le moment pour Juliette de
partir à son tour. Elle s’en allait avec son époux à Besneville, dans la maison
meublée appartenant à la mère de Basile qui la leur louait. Elle était veuve et
vivait à Paris où elle travaillait. Basile avait trouvé un emploi dans une scierie
à Besneville. La mère de Juliette à l’approche de leur départ pleurait, se
lamentait. Quand ils furent partis, ses pleurs et ses lamentations redoublèrent,
La petite Denise, accablée elle-même de chagrin, ne put alors retenir ses
sanglots, ce qui eut pour effet de calmer sa grand mère. Peu à peu elles se
consolèrent. Peu à peu elles s’habituèrent à l’absence de Juliette. Alors La

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petite Denise connut la solitude. Elle s’y habitua. Elle s’y habitua, sauf le
dimanche et les soirées d’hiver.

Le soir, après l’école, La petite Denise allait chercher sa grand-mère là


où elle travaillait. Le plus souvent elle était invitée à partager le repas du soir
avec elle. Puis elles restaient ensemble à la maison. Mais l’hiver, comme il
faisait nuit tôt, la grand’mère de La petite Denise ne voulait pas qu’elle vienne
à sa rencontre. Elle restait donc à la maison ; elle allumait le feu et attendait le
retour de sa grand’mère. Sa grand’mère lui permettait d’allumer le feu dans la
cheminée pour se chauffer et s’éclairer, mais elle ne permettait pas à La petite
Denise d’allumer la lampe à pétrole, craignant qu’elle se brûle.
Dès que la nuit commençait à tomber, La petite Denise se blottissait au
coin du feu, elle avait peur. Peur de l’ombre derrière elle que les flammes
n’arrivaient pas à combattre. Peur de la nuit devant elle qu’elle voyait
s’épaississent par la porte qu’elle laissait ouverte, afin d’entendre, du plus loin
possible les pas de sa grand’mère qui mettrait fin à son attente angoissée.

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Elle avait peur des bruits qui se répercutaient lugubres dans le silence de la
nuit : une porte qui battait, le cri de la chouette ou du chat-huant, mais plus
encore elle avait peur à la pensée qu’il puisse arriver quelque chose à sa grand
mère sur le chemin du retour : que, trompée par la nuit, elle tombe dans un
fossé plein d’eau, dans une mare en bordure de la route. La petite Denise
craignait plus encore pour la vie de sa grand mère que pour la sienne, sa

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grand’mère était toute sa vie. Elle ne pouvait imaginer de devoir vivre sans
elle, elle aurait préféré mourir plutôt que d’aller vivre près de sa mère.
La peur de La petite Denise se transformait en terreur lorsque
s’éteignaient les lumières de la ferme d’Ernest devenue demeure paisible de sa
tante Marguerite. Et que s’éteignaient les lumières de la maison au toit de
tuiles rouges, où sa grand tante reposait, protégée par la chaleur de ses
édredons et la tendresse de son époux volage. La petite Denise frissonnait
alors d’épouvante. Etreinte par l’angoisse, sa respiration se faisait
imperceptible, et, tendue de tout son être, elle écoutait désespérément le bruit
de ces pas qui, telle une bouée, la sauverait du gouffre de frayeurs où elle
s’enfonçait, où elle se mourait de peur. Puis, tout à coup, La petite Denise
percevait, dans le lointain, un choc sur les cailloux de la route, qui ne la
trompait pas. C’était le pas de sa grand mère qui, de seconde en seconde, se
précisait, léger, vif, rapide, pressé. Au fur et à mesure que parvenait plus
distinct le son libérateur, l’angoisse de La petite Denise s’apaisait, sa
respiration devenait plus ample, ses regards quittaient la nuit pour se poser sur
les flammes près d’ell, qu’elle avait oubliées et qui dansaient et qui pétillaient
et qui réchauffaient ses membres glacées par l’effroi. Quand sa grand mère
apparaissait sur le seuil, la peur avait fait place, dans le cœur de La petite
Denise, à l’agressivité. C était toujours non un visage angoissé que découvrait
sa grand mère, mais un visage dur, renfrogné. Et de penser que La petite
Denise était insensible, indifférente à la nuit comme à son affection. Elle se
trompait. La grand’mère de La petite Denise, La petite Denise le savait, mais
elle se disait qu’il valait mieux qu’il en soit ainsi, que sa grand’mère aurait
moins de peine lorsque arriverait le jour de la séparation inévitable.

Juliette revenait souvent à Taillepied voir sa mère, La petite Denise et


ces lieux où avaient si joyeusement retenti ses éclats de rire. Sa mère et La

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petite Denise allaient aussi la voir chez elle à Besneville. Au cours des
vacances scolaires La petite Denise y restait souvent plusieurs jours.
C’étaient de merveilleuses journées pendant lesquelles Juliette
retrouvait sa confidente et La petite Denise sa compagne de jeux. C’étaient
des amusements, des bavardages, des chansons, des promenades à travers la
campagne. Les courses qu’elles allaient faire au bourg de Besneville en
passant à travers champs. Mais les soirées n’étaient pas, hélas ! aussi
paisibles. Basile rentrait le plus souvent à moitié ivre. Il était alors de
mauvaise humeur. Il trouvait toujours le moyen de se quereller avec Juliette.
Et de la brutaliser tout aussitôt. Juliette se sauvait dehors. Il la poursuivait.
Elle se cachait. Il la découvrait. Il la ramenait dans la maison. Il fermait la
porte à clé derrière lui. C’étaient des scènes odieuses, des scènes
insoutenables pour La petite Denise qui ne parvenait pas à étouffer ses pleurs.
Basile alors se retournait vers elle, lui ordonnait de se taire. Mais c’était sans
brusquerie, avec une voix adoucie. Il était étrange qu’au milieu de sa furie, il
puisse se maîtriser ainsi. Il ne s’en prenait qu’à Juliette. Le lendemain matin,
Basile partait de bonne heure, sans bruit. La petite Denise, à son réveil,
retrouvait Juliette détendue, gaie, prête à rire. Cela même lorsqu’elle portait
les marques des infamies qu’elle avait subies la veille au soir. Jamais Juliette
ne parlait à qui que soit des brutalités qu’elle subissait de son époux.
Lorsqu’elle était atteinte de blessures trop importantes pour être cachées et qui
nécessitaient parfois l’intervention du médecin, elle disait qu’elle était tombée
d’une échelle, ou qu’elle avait glissé en descendant les marches de son jardin.
Comme elle ne pouvait dissimuler la réalité à La petite Denise qui en était
témoin, si elle le lui en parlait c’était toujours pour trouver des excuses à
Basile, lui attribuer des circonstances atténuantes : « Le pauvre Basile » disait-
elle. Pauvre Basile ? Mais peut-être Juliette avait-elle raison : Pauvre Basile !

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Lors de la déclaration de la guerre, Basile fut mobilisé et affecté comme
fusillé marin au port de Cherbourg. En qualité de quartier-maître, il bénéficia
d’une chambre en ville. Il y fit venir Juliette. Ils restèrent là jusqu’à l’arrivée
des Allemands. Basile fut alors démobilisé et renvoyé dans ses « foyers ». Ils
ne purent revenir à Besneville car la mère de Basile, entre temps, avait vendu
sa maison. C’est à Taillepied, près du mont et de la forêt, qu’ils trouvèrent une
petite maison en location, au lieu-dit, La Lande Coron. C’est en ces lieux
qu’elle aimait tant que Juliette mourut, emportée, comme son père, par la
phtisie. Elle avait 42 ans. C’est au cours d’une belle soirée du mois de Mai
que Juliette dit : « Basile ! Je vais mourir. » Tandis que dehors les fleurs qui
recouvraient la campagne embaumaient, tandis que le dernier chant des
oiseaux saluait le soleil qui, lentement, disparaissait derrière l’horizon
enflammé.

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« Joli mois de Mai, quand reviendras-tu », chantait-elle, autrefois.

Pauvre Basile.

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La petite Denise fit sa
première communion, à l’église de Taillepied, le 27 juin 1937. C’était par une
belle journée chaude et ensoleillée. Il avait fait beau et chaud très tôt cette
année là. L’herbe, qui recouvrait le chemin qui conduisait au haut du mont,
formait un tapis blanc tant l’herbe avait été desséchée, brûlée par l’ardeur du
soleil. Un tapis blanc mais aussi une sorte de patinoire. Les enfants et ceux qui
les accompagnaient, la plupart chaussée de souliers neufs, avaient beaucoup
de mal à gravir la pente tant ils glissaient. Les communiants et communiantes
étaient assistés chacun de leur parrain ou de leur marraine ou d’une autre
personne. Pour La petite Denise c’est le jeune frère de son « père légal » qui
remplissait se rôle. Il s’appelait Jean. C’était un jeune homme gracieux et
doux. Il fut attentif, empressé à l’égard de La petite Denise durant toute cette
journée. La petite Denise à ses côtés se sentait rassurée et heureuse. Le matin
au cours de la messe, La petite Denise récita, devant l’hôtel, l’acte de foi :

« Mon dieu je crois en vous. »

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L’après-midi, au cours des vêpres, comme elle avait été reçue première à
l’examen de catéchisme, elle récita les vœux du baptême, montée debout sur
un banc, devant les fonds baptismaux.

Arrivée au passage où il est question des parents, La petite Denise faillit


éclater en sanglots. Où étaient, qui étaient ses parents à elle, La petite Denise ?
Sa mère, là, près d’elle en ce moment, qui la détestait et qui la haïssait ? Son
« père légal », à côté de sa mère, qui aurait bien voulu être un père tout court
pour La petite Denise, mais qui n’en avait ni la volonté ni le courage ? Et son
« père naturel » qui ne fréquentait jamais l’église ? Que faisait-il en cet
instant dans le confort de sa ferme ? A quoi pensait-il ? Et son épouse, qui,
elle, était là à quelques bancs de La petite Denise, qui savait et qui devait la
regarder, l’examiner ?
Le soir, tandis que les invités s’apprêtaient à quitter la maison-
ensoleillée, Jean, le parrain d’un jour de La petite Denise, s’approcha d’elle et
lui remit une pièce de monnaie. La petite Denise remplie de gratitude sentit
qu’elle était tombée amoureuse de lui.

En ce printemps 1939, La petite Denise venait d’avoir 13 ans. Elle allait


à l’école où elle passait la plus grande partie de son temps à rêver. Jusqu’au
jour où Berthe arriva à Taillepied. Elle venait, telle une conquérante, avertir sa
mère de sa décision de reprendre La petite Denise. La grand’mère de La petite
Denise comprit que le moment tant redouté était irrémédiablement arrivé. Que
l’argument dont elle avait su se servir, dont elle avait usé et abusé si
longtemps, était maintenant sans efficacité. Car ce n’était pas pour emmener
La petite Denise chez elle que Berthe la reprenait, mais pour la « placer »
comme « bonne ». Non seulement La petite Denise ne serait pas à sa charge,
mais elle pourrait retirer quelques profits de son placement. La « place » était

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d’ailleurs déjà trouvée. C’était chez l’institutrice de Saint Sauveur de
Pierrepont. Pour s’occuper du ménage et garder un bébé de quelques mois. La
petite Denise devait commencer au début de Juin. La décision de Berthe étant
sans appel, La petite Denise et sa grand’mère n’avaient qu’à se faire à cette
idée, à se préparer à la douloureuse séparation.

Le jour du départ arriva. La petite Denise prit son dernier petit déjeuner
que sa grand’mère lui avait servi comme elle l’aimait : beaucoup de lait avec
très peu de café, cinq morceaux de sucre que La petite Denise ajoutait elle-
même, et des tartines de pain grillé devant les braises, encore chaudes, avec du
beurre.
Devant le visage éploré de sa grand’mère, La petite Denise oubliait le
chagrin qui lui gonflait le cœur. Elle se dit qu’il fallait qu’elle se montre le
plus désagréable possible, qu’ainsi sa grand’mère aurait moins de peine,
qu’elle serait bien débarrassée d’elle. Elle ne cessait plus d’être insupportable,
tout en regardant au plus profond d’elle-même ce logis où elle avait connu les
peines et les joies de son enfance, où elle avait tant rêvé. Par la porte ouverte,
elle embrassait du regard le hameau, ce paysage qu’elle aimait tant, qu’elle
emporterait avec elle, qu’elle garderait toujours et partout dans son cœur.

Le moment du départ est arrivé. Il faut partir. La petite Denise franchit


le seuil de la maison-ensoleillée. Sa grand-mère la suit, chargée de bagages
qu’elle pose sur le pavé. Elle ferme la porte à clé, reprend les bagages et, les
yeux pleins de larmes, s’en va. Dès que sa grand’mère a le dos tourné, La
petite Denise se précipite sur la porte, embrasse la poignée : c’est l’ultime
adieu à son enfance.

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Le lendemain de l’arrivée de La petite Denise à Pierrepont, sa mère
l’emmena chez l’institutrice qui était une jeune femme que l’on disait bizarre.
Elle n’apprenait rien aux enfants. Les parents soucieux de l’institutrice de
leurs rejetons les envoyaient en pension ou à l’école dans les communes
avoisinantes. Berthe lui recommanda d’être très sévère avec La petite Denise
« qui avait été si mal élevée par sa grand’mère ». Berthe interdisait que La
petite Denise retourne à Taillepied. Par la suite, comme sa grand’mère lui
écrivait chaque semaine, Berthe donna l’ordre à l’institutrice de s’emparer des
lettres avant que La petite Denise ne les lise et de les détruire. Ce que
l’institutrice s’empressa de faire. Mais la grand’mère de La petite Denise pria
alors le postier qui habitait à côté de l’école, sous le même toit, séparé
seulement d’un mur, de remettre ses lettres directement à La petite Denise. Ce
qu’il fit d’autant plus volontiers qu’il ne tarda pas à se rendre compte de la
situation de La petite Denise.
Dès que Berthe fut partie, Madame emmena La petite Denise dans la
chambre qui lui était destinée afin qu’elle y dépose ses bagages. C’était une
petite chambre située au premier étage, en plein nord, donc qui ne recevait
jamais le soleil. La petite Denise y aura très froid durant ce terrible et long
hiver 1939/1940. Elle était meublée d’un divan et d’une étagère avec un
rideau devant, qui faisait office d’armoire et de penderie. Sur le rebord de la
fenêtre une cuvette pour la toilette, dans laquelle l’eau gèlera au cours de cet
hiver.
Madame dit à La petite Denise que chaque matin pour le petit déjeuner
elle mangerait de la soupe comme Monsieur qui n’aimait pas le lait. Le lait
était réservé pour elle, Madame, et pour son chien, Raton. C’était une soupe
faite d‘eau, de pain et de graisse de suif que La petite Denise détestait et ne
digérait pas. Mais comme elle prenait ce repas à la cuisine, généralement
seule, elle s’empressait de jeter cette soupe et de la remplacer, quand elle le

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pouvait, d’un peu de pain et de beurre, un peu de café quand elle avait le
temps de se faire chauffer.

Les travaux du ménage ne lui donnèrent pas trop de difficultés. C’était


elle, le plus souvent, qui faisait le ménage dans la maison-ensoleillée. La
petite Denise aimait l’ordre et la propreté. Il en fut autrement pour l’entretien
du linge. A Taillepied, c’était sa grand’mère qui lavait le linge, le
raccommodait, le repassait. Madame dit à La petite Denise qu’elle laverait le
linge dehors, sous le préau quand les élèves n’y seraient pas. Qu’elle laverait à
l’eau froide, parce qu’à son avis, l’eau chaude brûlait le linge. La petite
Denise n’eut pas trop à souffrir de ce procédé durant la saison chaude ou peu
froide. Mais il n’en fut pas de même lorsqu’arriva l’hiver, cet hiver
mémorablement froid, durant lequel, pendant longtemps, la neige et le verglas
recouvrirent le sol, les toits. Tandis que les arbres, le paysage tout entier
disparaissait sous un linceul de givre. Du givre partout.

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L’air était gelé. Les mains de La petite Denise se couvrirent, elles,
d’engelures, de profondes crevasses qui, ne recevant aucun soin, s’aggravaient
à chaque contact avec l’eau glacée, la faisant cruellement souffrir. Elle en
souffrait durant le jour à cause du froid et durant la nuit à cause de la chaleur
du lit qui lui occasionnait de vives démangeaisons et l’empêchaient de dormir.
Madame envoyait La petite Denise étendre linge dehors, tôt le matin,
avant de prendre la classe. Cela quel que soit le temps. Lors des grands froids,

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le linge sitôt sorti de son récipient, se raidissait, tel du carton, et les doigts de
La petite Denise gelaient avec, lui provoquant d’affreuses douleurs qui se
communiquaient le long de ses bras, jusqu’aux aisselles. Elle ne pouvait
s’empêcher de pleurer. Madame qui l’entendait la grondait de se plaindre du
froid, tandis qu’elle se tenait bien au chaud.

Pour repasser le linge, à cette


époque, il fallait faire chauffer les fers devant le feu, dans la cheminée, ou sur
le dessus de la cuisinière si on en possédait et si elle était allumée.

La première fois que La petite Denise dut accomplir ce travail, comme elle ne
l’avait jamais fait, elle y passa beaucoup de temps, et Madame de la gronder
parce qu’elle n’allait pas assez vite.
Monsieur s’occupait de l’élevage. Il avait loué les champs près de
l’école. Il achetait des génisses et les revendait quand elles étaient sur le point
d’avoir un veau. Il possédait aussi des vaches à lait qu’il confiait à un
métayer. Il ne s’occupait pas de La petite Denise qui était entièrement aux
ordres de Madame mais, quand il se trouvait en sa présence, il lui adressait
parfois quelques mots aimables ou plaisants que La petite Denise appréciait
beaucoup. Sauf au moment des repas, il ne demeurait pas souvent à la maison.
Il y venait de temps à autre au cours de la journée, entrant et sortant tout
aussitôt, sorte d’omniprésence protectrice qui rassurait La petite Denise le
plus souvent seule avec le bébé.
Le jeudi, comme il n’y avait pas classe, Madame se rendait au marché
de la Haye du Puits. Elle y allait seule, à bicyclette. Elle y rencontrait des

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membres de la famille de Monsieur, des amis qui habitaient aux environs de la
Haye du Puits. Madame « s’amusait » et rentrait le plus souvent fort en retard,
à la grande contrariété de Monsieur. Il allait et venait à travers la maison en
marmonnant sa désapprobation : il disait tout haut ce qu’il pensait de la
conduite de son épouse. Ce qu’il lui dirait à son retour. Des mesures qu’il
comptait prendre. Qu’il ne pouvait tolérer cet état de chose plus longtemps.
Mais, dès que Madame apparaissait enfin, la colère de Monsieur se dissipait
tout d’un coup. Il l’accueillait souriant, l’embrassait, se désolait de la voir si
chargée, si essoufflée. Et de lui demander à peine les raisons de son long
retard. Ces revirements n’étaient pas que Monsieur ait été un être pusillanime.
Mais il était d’un tempérament paisible, patient, généreux. S’il manifestait de
l’humeur en attendant le retour de son épouse qui n’en finissait pas de revenir,
c’était moins de ressentiments qu’il agissait que de l’inquiétude. Il craignait
toujours, et non sans raison, qu’elle fit quelques sottises irréparables. Et puis,
il faut le dire, il arrivait des moments où Monsieur ne se comportait pas plus
sérieusement que Madame, tel le dimanche soir.

Le dimanche après le repas de midi, dès la vaisselle terminée, La petite Denise


se rendait chez sa mère où elle passait l’après-midi. Elle attendait ce moment
jour après jour. Des jours qui lui semblaient si longs qu’ils n’en finissaient
pas : « aujourd’hui lundi, demain mardi, après-demain mercredi». Le
dimanche était si loin. Mais lorsque La petite Denise pouvait se dire : « après-
demain dimanche », elle reprenait patiente et courage. Ce n’était pas certes !
qu’il lui tardait de retrouver sa mère. Il lui était pénible de vivre près de
Madame, mais bien plus pénible encore aurait été sa vie près de Berthe. La
dureté de Madame et celle de Berthe n’étaient pas de la même source. La
raison de l’impatience de La petite Denise, de son attente du dimanche après-
midi, était qu’elle devait rejoindre, chez sa mère, sa grand’mère qui venait la

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voir chaque dimanche ; Berthe autorisait ces visites, car elle savait qu’en
contre partie, sa mère continuerait d’entretenir La petite Denise, que ce serait
un profit de plus pour elle.
Lorsque l’heure du retour arrivait, La petite Denise devant être rentrée
chez ses maîtres pour aider à la préparation du repas du soir. Elle revenait
avec sa grand’mère qui, regagnant Taillepied, la raccompagnait jusqu’à
l’école. Dès qu’elles se retrouvaient seules sur le chemin, ce n’étaient que
bavardages, épanchements. Elles riaient, oubliaient tout ce qui n’était pas de
cet instant. Jusqu’au moment où il fallait se séparer de nouveau. Sa
grand’mère partie, La petite Denise ouvrait le portillon, traversait la cour de
l’école, allait tourner la poignée de la porte de la maison. La porte ne s’ouvrait
pas. Elle était toujours fermée à clé. La clé, ses maîtres l’avait emmenée avec
eux. Ils étaient partis chez les parents de Monsieur, près de la Haye du Puits,
comme chaque dimanche après-midi ; ils prévoyaient bien de rentrer avant La
petite Denise, mais eux aussi, une fois installés là bas, dans le confort
chaleureux du cercle familial et des amis, oubliaient le temps et l’heure et La
petite Denise.
La petite Denise allait en face, s’asseoir sous un préau et elle attendait.
C’était l’été, un bel été, beau et chaud. Les jours étaient longs. La petite
Denise attendait. Peu à peu les derniers rayons du soleil disparaissaient. Le
ciel s’empourprait. Peu à peu la nuit tombait. Une à une les étoiles,
apparaissant dans le ciel, le remplissait. La petite Denise ne souffrait pas trop
de la fraîcheur du soir qui restait longtemps tiède de la chaleur du jour. La
petite Denise ne souffrait pas trop non plus de la nuit qu’elle redoutait tant.
Car elle ne se sentait pas seule. A quelques pas d’elle, de l’autre côté du mur
mitoyen, il y avait la maison du postier qui était là, avec son épouse, leurs
trois enfants et leur petite bonne. La petite Denise les voyait entrer et sortir,
elle les entendait parler et rire, ainsi que jouer les enfants. Eux la voyaient
aussi et désapprouvaient la conduite des maîtres envers elle. Lorsque la nuit

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était venue, ils laissaient leurs volets ouverts, afin que La petite Denise
reçoive la clarté de leurs chandelles qui allait se réfléchir jusqu’au fond du
préau.
Un dimanche, il était presque minuit et les maîtres de La petite Denise
n’étaient toujours pas rentrés ; chez monsieur le postier, les enfants étaient
couchés depuis longtemps. Leurs parents et la petite bonne continuaient de
veiller. Ils ne se résignaient pas à laisser La petite Denise seule, dehors. Quand
enfin, monsieur le postier las d’attendre, se décida à appeler La petite Denise,
de lui proposer de rentrer chez lui. Ce que La petite Denise s’empressa
d’accepter. Mais au moment où elle franchissait le seuil de la maison
hospitalière, un bruit de moteur se fit entendre au loin. C’étaient ses maîtres
qui rentraient, enfin. Vite, La petite Denise abandonna à regret ses hôtes et
vint se rasseoir sous le préau. La petite Denise frissonnait de fatigue, du froid
de la nuit avancée et de la faim du repas du soir qu’elle n’avait pas mangé et
que ses maîtres, repus, oublieraient de lui offrir. Mais la bienveillante
intervention des voisins à l’égard de La petite Denise avait rempli son cœur
d’une autre chaleur, d’une autre nourriture qui l’aidait à surmonter son
infortune.

Ces soucis dominicaux s’achevèrent en ce début de septembre 1939,


lors de la déclaration de la guerre. Monsieur fut mobilise dès les premiers
jours. Le jour de son départ, à la fin du repas de midi, arriva le jeune homme
qui devait l’emmener, en voiture à cheval, à la gare de la Haye du Puits.

Ce jeune homme était le fils du fermier, ami de Monsieur, qui devait


s’occuper des ses génisses pendant qu’il serait à la guerre. Le fermier, jeune
encore, ne pouvait être mobilisé, car il avait à charge une nombreuse famille :
neuf enfants. Celui-ci était l’aîné : il avait 18 ans. Il était bien normal que ceux
qui n’étaient pas mobilisés viennent en aide à ceux qui partaient au combat.

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Monsieur demanda à Madame de servir un verre de vin chacun, et,
désignant La petite Denise qui était occupée à laver la vaisselle, d’en servir un
verre à elle aussi. La petite Denise suivait, attentive, le déroulement de ce
départ. Elle éprouvait une sorte de détresse indéfinissable. Et, lorsqu’elle
entendit Monsieur prononcer son nom, elle faillit éclater en sanglots.
Cependant que madame, depuis l’arrivée du jeune homme, ne cessait de
plaisanter. Cette exubérante gaieté contrastait avec le caractère tragique du
moment.
Monsieur embrassa son enfant, dit au revoir à La petite Denise, et s’en
alla en compagnie de son épouse et du jeune fermier. La petite Denise resta
seule avec le bébé. Elle retrouvait la solitude.
Madame rentra dans la soirée avec le jeune fermier. Elle l’invita à
prendre un grog, en disant à La petite Denise de mettre de l’eau à bouillir.
Madame continuait à rire et plaisanter.
Elle conserva cette humeur durant plusieurs jours. Puis, tout à coup, sa
folle gaîté se transforma en un incommensurable désespoir. Enfin, Madame
réalisait que Monsieur n’était là, qu’il était parti, parti pour la guerre. Dès lors,
elle ne cessa plus de sangloter, de se lamenter. Elle ne mangeait plus. Elle ne
dormait plus. Elle faisait peine à voir ; elle se décida à écrire à ses parents,
leur demandant de venir tout de suite. Son père était bourrelier à Honfleur. Il
ferma son atelier, et, avec son épouse, ils arrivèrent. Ils s’installèrent à l’école
et y demeurèrent plusieurs semaines. Ils mirent tout leur talent, toute leur
patience, toute leur affection à consoler Madame. En même temps, ils
s’occupaient du bébé, faisaient la cuisine. La petite Denise vécu un peu
oubliée durant ces semaines, mais tranquille. Elle put rêver tout à son aise.

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Peu à peu Madame se calma. Elle reprit un peu d’appétit, retrouva le sommeil.
Elle finit par se consoler. Elle organisa sa vie sans Monsieur. Quand ses
parents la virent en état de se passer d’eux, ils retournèrent à Honfleur.

Les vacances scolaires terminées, Madame reprit la classe. Elle écrivait


chaque jour à Monsieur, et, chaque jour elle recevait une lettre de Monsieur.
Lettres qu’elle laissait traîner partout. La petite Denise ne résistait pas à la
tentation de les lire. Monsieur ne parlait guère de ce qu’il faisait sur le
« front » où il était, du côté de l’Est. Il donnait surtout des conseils à Madame,
lui faisait des tas de recommandations. Madame aurait voulu apprendre à
conduire leur petite automobile qui était reléguée au garage. Non. Monsieur le
lui défendait ; sans doute avait-il raison. Madame, sans automobile,
s’absentait déjà beaucoup en dehors des heures de classe. Elle était peu
souvent à la maison. La petite Denise était toujours seule avec le bébé.
Son travail terminé, La petite Denise écrivait à sa grand’mère, ou bien
elle lisait. Il y avait beaucoup de livres à sa portée. La petite Denise découvrait
le plaisir de lire et elle commençait à regretter de n’avoir pas mieux travaillé à

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l’école de Taillepied. Quand le bébé dormait, La petite Denise allait dehors et
s’inventait quelques jeux. Son jeu favori était d’ouvrir grand la lourde barrière
de la cour de l’école. Elle posait un pied sur la barre transversale la plus basse,
se cramponnait des mains à une autre barre de sa hauteur, et, de l’autre pied,
elle s’élançait de toutes ses forces. La barrière allait se fermer dans un grand
fracas. Monsieur le postier, de l’autre côté, qui ne pouvait voir l’attraction,
devait bien se demander ce qui se passait du côté de l’école.

Au cours de l’automne, alors que tout était calme, « qu’il n’y avait rien
à signaler sur l’ensemble du front », Monsieur vint en permission. Un matin
qu’il n’y avait pas classe, La petite Denise avait préparé le petit déjeuner. Ses
maîtres tardaient à descendre de leur chambre, lorsqu’arriva quelqu’un qui
demandait à parler à Monsieur. La petite Denise se précipita vers l’escalier,
qu’elle monta quatre à quatre. Avec la même précipitation ouvrit grand la
porte de la chambre… La petite Denise se promit de ne plus jamais rentrer
dans la chambre de ses maîtres sans avoir frappé

Chaque soir, à l’heure de la traite, Madame partait à bicyclette chercher


son lait chez l’un de ses métayers qui habitait à deux kilomètres de l’école, au
bord d’une route déserte. Mais, quand vint l’hiver, Madame décida de ne plus
aller chercher elle-même son lait, d’y envoyer La petite Denise à sa place.
Aller faire les courses était un moment privilégié pour La petite Denise.
Elle aimait se retrouver seule sur le chemin. Tout en marchant elle rêvait, elle
oubliait la réalité de sa vie. Elle oubliait tout ce qui n’était pas l’objet de son
rêve, et il arrivait, que, sans s’en rendre compte, sa marche se ralentissait. Elle
rentrait chez ses maîtres en retard et Madame la grondait. Mais c’était quand
il s’agissait de courses faites en plein jour. Pour aller chercher le lait, ce fut
autre chose. C’était l’hiver. Les jours étaient courts. Il faisait déjà nuit lorsque
La petite Denise s’en allait et elle avait peur de la nuit. Sitôt qu’elle avait

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passé les dernières maisons du village, qu’elle s’en éloignait, qu’elle pénétrait
dans l’obscurité du chemin désert, qu’éclairait, seule, la clarté des étoiles, de
la lune, quand le temps n’était pas couvert, une peur horrible s’emparait
d’elle.

Elle avait peur de l’ombre où il lui semblait voir surgir des formes
monstrueuses. Elle avait peur du moindre bruit qu’elle percevait ou croyait
percevoir. Pour se donner du courage, elle dirigeait son égard vers le ciel. Elle
implorait le secours des étoiles. Elle en avait choisi une parmi toutes les
constellations qui s’offraient à elle. « Son étoile ». Elle ne regardait qu’elle,
quand les nuages ne la dérobaient pas. Toute sa pensée se fixait sur elle. Avec
elle La petite Denise parvenait à soutenir son effroi. Elle arrivait à la métairie.
Elle prenait son lait. Elle s’en retournait sa peur un instant suspendue.
Il en fut ainsi chaque soir, jusqu’au moment où, les jours redevenus plus
longs, la nuit, peu à peu, se fit moins profonde, où l’ombre prit des formes
moins horrifiantes, où la clarté des étoiles commença à pâlir. Le soir où La
petite Denise ne découvrit plus « son étoile », elle se reprit à rêver, ce
qui était pour elle vital.
Le dimanche matin était un moment privilégié pour La petite Denise.

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Madame se rendait à la messe de neuf heures à l’église de Pierrepont
qui était située près de l’école. A son retour elle envoyait La petite Denise
entendre la messe de dix heures et demie à l’église de Saint Nicolas de
Pierrepont, distante de deux kilomètres environ de l’école de Pierrepont.
La petite Denise éprouvait un immense plaisir dans l’accomplissement
de ce parcours dominical, principalement à l’aller. Car elle pouvait rêver tout
à son aise sans se soucier d’être en retard. Même si la messe était commencée
lorsqu’elle arrivait à l’église, personne ne lui en tenait rigueur.
Mais un événement inattendu de La petite Denise vint bientôt mettre
obstacle à aux heureux instants qui lui étaient accordés.
Monsieur le curé, qui résidait au presbytère de Saint Nicolas, venait, en
automobile, dire la messe de neuf heures à Pierrepont. Et, aussitôt après,
revenait à Saint Nicolas célébrer la messe de dix heures et demie. La petite
Denise partait de l’école généralement avant le retour de monsieur le curé qui
la rencontrait sur la route de Saint Nicolas. Il ne tarda pas à reconnaître en elle
la petite bonne de l’institutrice qui se rendait à la messe.
Il s’arrêta alors. Lui proposa de monter dans son automobile. La petite
Denise, isolée dans ses rêves, ne s’attendait pas à cette proposition non
souhaitée. Elle accepta pourtant, ne pouvant faire autrement. Qu’aurait-elle
donné comme prétexte à un refus ? Il ne lui était d’ailleurs pas désagréable
d’être ainsi véhiculée. Elle était aussi très touchée de l’attitude de monsieur le
curé à son égard.
Mais La petite Denise tenait par dessus tout à ses moments de liberté
des dimanches matin. Aussi décida-t-elle d'échapper à la sollicitude de
monsieur le curé. Lorsque se trouvant sur la route de Saint Nicolas, elle
entendait derrière elle le bruit du moteur qu’elle reconnaissait, et qu’elle se
trouvait près d’un endroit où elle pouvait se cacher : l’entrée d’un champ, un
buisson, une touffe de roseaux, vite, elle se dissimulait et restait tapie là
jusqu’au moment où monsieur le curé et son automobile étaient passés et

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éloignés suffisamment pour ne pas être aperçue. Alors La petite Denise sortait
de sa cachette et reprenait joyeusement sa marche, en compagnie des
personnages de ses rêves.
Elle arrivait à l’église. Elle prenait place discrètement dans un banc
libre. Elle suivait la messe et priait de son mieux, en se laissant souvent
distraire par quelques pensées étrangères aux livres saints.
Mais lorsqu’arrivait le moment du sermon, monsieur le curé, du haut de la
chaire, avant de commencer à prêcher, embrassait du regard l’assistance. La
petite Denise sentait ce regard un instant sur elle. Monsieur le curé
l’apercevant là pensait peut-être qu’il l’avait manquée, qu’il était parti trop tôt,
qu’il avait roulé trop vite. Et de regretter de l’avoir laissée venir à pieds. La
petite Denise, à ses pensées, se sentait coupable et remplie de remords.
Mais comment aurait-elle pu survivre sans ces instants de liberté où,
accompagnée de ses rêves, elle oubliait la dureté de sa vie.

La petite Denise avait 14 ans. Sa mère décida qu’elle ne resterait pas


« bonne d’enfants », qu’elle deviendrait comme elle-même l’avait été
autrefois, « bonne de ferme ».

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Et Berthe de partir à la recherche d’une « place » pour La petite
Denise…
___________

Denise Daguet

A l’intention de mes enfants :


Pascale
Isabelle
Fabienne
Marc

Dans la mesure du possible j’ai mis les vrais prénoms pour


Denise
Berthe
Juliette
Jean
Maria
Ernest cartel
Marie je pense
Marguerite
François

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Qu’est ce que "fleurs d'eau," (demandé à monsieur Picot) dans
" A côté de cette maison ensoleillée, sur l'autre bord du chemin, une mare
sommeille, dissimulée dans les herbes, les fleurs d'eau, bercée le soir par le
coassement des grenouilles. On y mène boire les chevaux l'hiver, lorsque l'eau
coule en abondance, déborde de sa berge et, gagnant le fossé, s'en va rejoindre
et grossir en murmurant d'autres mares."
Peut-être des iris aquatiques (jaunes) ou des nénuphars. Personnellement, je
penche pour des iris beaucoup fréquents dans les zones humides de chez nous.
C'est bien le mont Etenclin qui forme le quatrième "sommet" du quadrilataire
des monts d&élimitant l'espace. Le texte est très précis et juste: entre Doville
et Besneville, l'horizon s'ouvre sur la mer et les îles anglo-normades. D'où un
dicton météorologique en vigueur dans la région: "Bianche mé et né Jéry, de
l'iau à piens panis" (en lmangue locale)

La commune s'appelait précédemment Saint Jean des Bois. Comme ce nom


l'indiquait, elle était essentiellement forestière. A l'époque du défrichage, au
XVII (je crois), pour faire de la terre comme disent nos cousins québécois, il
fallait couper les arbres par le pied avant d'extraire les souches; contrairement
aux usages de l'époque et encore en vigueur qui voulaient que, pour se
procurer du bois de chauffage, on émondait (ébranchait) les arbres qui étaient
ainsi tondus régulièrement selon une périodicité variable selon les essences
(d'une vingtaine d'années pour les essences à croissance rapide comme le
frêne à une cinquantaine ou plus pour les plus lentes comme le chêne).
Un lieu-dit porte le même nom de Taillepied dans les Deux-Sèvres et à la
même origine.
Les deux lieux font d'ailleurs l'objet d'une sorte de jumelage amical.
'après la carte d'état-major, il y a 2.6 km à vol d'oiseau entre les deux clochers.

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Pas mal sans GPS !
Une autre particularité de Taillepied: son église, sa mairie et son école sont
construites sur la commune d'à côté à savoir St Sauveur le Vicomte. L'école
bien entendu n'existe plus: elle a été fermée à la fin des années 60 (69 je crois
F PIquot

Lande :

Très beau vaisselier

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