DIEUX,GENIES
ET DEMONS
EN EGYPTE ANCIENNE
Ala rencontre d’Osiris, Anubis, Isis, Hathor, Ré et les autres...
Sous la direction d’Arnaud Quertinmont
“ 2016
soMocy
Bimioxs
ie DALes noms des dieux égyptiens
Dimitri Meeks
cheontte ‘ove les dieux éoyptiens aient eu un nom n'est pas pour surprendre et ceux qui
ay va s'intéressent, méme de loin, 2 la civilisation pharaonique ont sans doute entendu_
parler d'lsis, d'Osiris ou d'Horus. Mais cette apparente évidence occulte en fait
tout un univers culturel et mental assez particulier. Dans notre monde contem
porain ol la référence {a plus immédiate renvoie aux religions monothéistes
nous devrions, au contrare, réfléchir & la dfférence considérable qui existe
entre un dieu unique, par principe innommable - saut user de vocables ou de
‘tournures qui esquivent justement une dénomination identifiante - et une multi-
tude de personnalités que l'on peut différencier par des noms créant ainsi chez
les humains une forme de comprénension, méme supertcille, de leur nature.
Le nom est bien ici une identité singularisante. Mais présente ainsi, cela reste
‘tout a fait réducteur. Qu’est-ce qu'un nom divin ? Comment un dieu se voit-il
attribuer un nom ? Est jaliénable ? Ce nom appartient-il en propre a une
seule et unique personnalité ? A-til une signification précise ? Sa singularité
empéche-t-elle un dieu de revendiquer I'universalité ? Sans préjudice d'autres:
questions tout aussi importantes,
Parce qu'il est en adéquation avec celui qui fe porte, le nom renferme l'identité
et, corrélativement, la nature profonde d'un individu, fOt-il divin. II est a la fois
un élément de sa force, mais peut étre aussi son point faible. Le mot «nom» (rm)
est parfois identifié au ka |'énergie vitale, ce qui relie le nom de chacun & ce qui
le maintient en vie. Lorsque Akhénaton fat marteler le nom a’Amon partout ou
ilpeutétre vu, il s'attaque & son existence parmi les Hommes et les aieux (tig.
Navoir pas de nom, c'est étre vous & la non-existence tel le monstre incarnant
Vennemi cosmique®. Un dieu est donc vuinérable 4 travers son nom : on peut
Veffacer ; on peut aussi se 'approprier par voie de magie, mals cela vest pas
8 la portée de tous. Pour pallier cette fablesse, les dieux ont donc un «nom
véritable », connu d'eux seuls, le nom commun n’en constituant qu'une infime
partie ou agissant comme un masque. Pour cette raison, on dira d'un dieu quil
est «celul aux nombreux noms"» ou «celui dont les noms sont secrets*>. Pour
avoir pouvoir sur lui, il faut non seulement ies connattre tous, mais encore les
énoncer dans le Bon ordre. C'est ainsi quisis use de ses talents de magicienne
pour extorquer de Ré son nom véritabe et se doter ainsi de pouvoirs supérieurs
@ ceux des autres dieux (cat. 43).
Lhistoire nous est rapportée dans un manuscrit compilant des formules &
usage d'un magicien désirant conjurer différents maux. Lune d'entre elles,
destinée a combattre les effets du venin d'un serpent, nous raconte comment la
déesse parvint a ses fins*(fig. 2). Ré s’élancant dans sa bargue pour éclalrer le
yess 1980 cl 321:Kuninann 97, monde dbs aude parcouralt chaque jour le méme chemin arriva que le dieu.
2.1661, 1628 liw-ty r=. chargé d’ans et vielllissant, laissat échapper de la salive. Celle-ci tomba sur le
3.66011 2102180 (8rm). sol poussiéreux Isis sen apercut et décida de mélanger le précieux liquide avec
Oncomoaceraass'8 ss Myarume. Ge a terre pour pouvoir modeler un serpent en forme d'aqull Elle ui insula
Tipitstemecrnccstiam dive certain: vie et le posa sur le parcours habituel de R@. En recommencant son périple.
sent 996 8.707 Celuci marcha dessus et ft piqué. Le poison stavéra extmement violent et
Pie iaonnoetcie2ee-2r, provaqua des douleurs atroces. La compagnie divine, impuissante, ne pouvait
Linetemuumamcinicit: Sersetpopss ddim dose serancs nas laconaton exter
p. 1314133. que celui-ci lui révéle son véritable nom. Ré, évidemment, s'efforga de gagner
usNOMMER ET REPRESENTER LES DIEUX
Fig
Cartouche royal avec le nom
'Amon martele, Temple
8 Louxor, XVII dynastic.
6. Schoske et Wikdung 1985, p.128 97
2 129 e135 p. 130 et 131 (photo.
du temps en récitant toute une litanle de noms plus prestigieux les uns que les
autres. Isis ne fut pas dupe et fit remarquer que le véritable nom ne se trouvait
pas dans tous ceux énumérés. Les effets du poison sé faisant de plus en plus
douloureux, Ré dut céder et révéler ce qu'il tenait tant a garder secret. Recevant
cet aveu la déesse ne met pas pour autant le dieu en son pouvoir mais se trouve
désormais investie de nouveaux talents.
Bien sir, les humains, méme les plus instruits et les plus habiles, n’ont pas la
capacité de contraindre un dieu & de telles révélations. Aussi, lorsqu'un ritua:
liste annonce qu’ll va invoquer une divinité sous tous ses noms, cela veut sim-
plement dire qu'il va énumérer un ensemble d'épithétes - d'épicléses - dont la
liste donnera une idée des multiples facettes de sa personnalité, qu'elles soient
descriptives de particularités physiques, de capacités fonctionnelles ou d’appar-
tenances spatiales. Ce sont ces épicléses que Ré énumére pour tenter de trom-
per Isis. Et c'est parce que ces multiples aspects peuvent recouper ceux d'autres
divinités qu'un dieu peut, en quelque sorte, capter le nom d'un de ses colléques.
Tous les dieux 8 vocation solaire et démiurgique pourront ainsi se coordonner
avec RE : Amon-R@, Khnoum-R8, Sobek-RE, etc. Le second élément indique
gu’ un moment quelconque, en un lieu donné, Amon, Khnoum, Sobek revétent
les attributs suprémes de Ré sans que pourtant celui-ci en soit démuni, ni
quill perde la suprématie qui est la sienne. Tous les dieux étant issus 8 l'origine
du créateur solaire, ils en sont les extensions tout en préservant leur personna:
lité propre.
‘Au nom de base, celui qui renferme l'identité primaire du dieu, peuvent donc
s'ajouter nombre d'autres noms, selon que l'on vise tel ou tel aspect particulier
de la personne divine. Cet aspect pourra étre non seulement une capacité, une
compétence, une facon d'agir, mais aussi un aspect physique qui se traduira
dans Viconographie du dieu. Le nom d’Amon-Ré, par exemple, pourra occa-
sionnellement désigner des images représentant Onouris, 'avatar querrier de
Chou, ou un dieu a téte de crocodile’, sans doute pour évoquer, dans certains
contextes locaux, l'aspect redoutable, pourfendeur des ennemis cosmiques
d’Amon démiurge.
De ce fait, une divinité qui revét, volontairement ou non, un aspect physique
auquel les dieux eux-mémes ne sont pas accoutumés se retrouve en situation
d'anonymat : on ne peut lidentifier pour ce qu'elle est réellement. C'est le cas
d'lsis par exemple. Lors d'un des nombreux combats ayant opposé Horus son7. Gardiner 1932, p. 48-50 (8,10°9,12);
Lefebvre 1949, 193194,
£8, Voir pour quelques exempies, Meeks.
et Favard: Meeks 2014. 139-140,
+, Sauneron 196
10. Vansier 1962, p. 17 (VL. 1516),
1M, 0p. cit, p32
12, Résumés dans Vander 1962, p. 11213,
18. Leite 1999, p, 61 V, 10). Nous vercons
plus Bas que latraduction evenger >
pour le verbe md. générelement adoptée,
rest qu'une extrapolation due ala plupart
tis tracuctaurs modernes
Les noms des dioux égyptiens
fils et Seth, les protagonistes se transforment en hippopotames pour s‘affronter.
Youlant aider Horus, Isis lance un harpon mais rate sa cible et touche son fils.
Celui-ci la supplie de le délivrer et de frapper Seth. Isis obtempare et transperce
Seth, A son tour, celui! supplie la déesse de le délivrer. Par compassion pour
son frére, Isis finit par céder provoquant le dépit et la colere d'Horus qui, en un
geste malheureux, la décapite. Devenue acéphale, la déesse n'est plus identi-
fiable. Aussi lorsau’elle parait au sein de la communauté divine, le souverain
des dieux s'étonne : Quelle est cette nouvelle Venue qui n'a pas de téte ? C'est
Tht, dont le savoir est fort grand, qui apporte la réponse : Mon bon maitre,
est Iss.. Horus, son enfant, lui tranché la téte’. Dés lors cet aspect particulier
de la déesse sera reconnu au sein de la communauté divine. Chacun pouvant,
‘evatir un nombre quasi infini d'apparences la nécessité de donner un nom, une
identité, a celles d'entre elles qui ne sont pas encore familigres se présente de
facon réguliéve. Le processus reste le méme que celui aéja évoqué. Uinconnute)
suscite interrogation, une réponse - venant souvent de Thot - révéle, en la
nommant, 'identité de celui ou de celle qui se dissimule volontairement ou non
derridre cette forme particuliére. II s‘agit dans ces cas de circonstances for-
tuites qui provoquent ou nécessitent apparition d'un aspect inédit et non iden-
tifiable d'une divinité par ailleurs dé[a bien connue.
Toutetois, lorsquil s'agit de créer, de faire nattre, une divinité pour la premiére
fois, il est fait appel a la parole créatrice dont le démiurge use de facon privi-
légiée, mais que chaque dieu peut mettre en ceuvre également. On a recours
alors 3 un jeu de mots o¥ deux termes se trouvent en assonance. Lélément
‘ou événement qui justifie et explique le nom divin doit se prononcer de fagon
plus ou moins semblable & ce dernier®, Un texte nous apprend, par exemple,
‘que Thot étant sorti du coeur de R@ en un moment d'amertume (dir.1) on le
omma ds lors Thot (dhw.1)*. La resemblance entre les deux vocables est
‘assez approximative, mais elle est apparemment suffisante pour entrainer I'ap~
parition du nouveau dieu. Le méme procédé peut évidemment servir 4 nommer
tun aspect divin particulier, connu, mais dont on veut préciser Forigine ou la
raison d'étre. Un autre texte nous raconte ainsi a propos d’Anubis qu'il naviguait
dans une barque de papyrus (inp) Isis dit & Thot :« Fais-moi voir mon fils qui est
‘caché dans les marais.» Et Thot dit : «Regarde-le.» Puls Isis dit : «Est-ce lul 7»
(in p3y pw). Ainsi exista son nom d’Anubis {inpw). Et on appela de nom tout
heritier royal (inpw)®. 1 siagit ici d'expliquer comment un des aspects d’Anubis
4 pu étre assimilé & rentant Horus héritier Osiris, justfiant par la méme occa
sion Fexistence d'un dieu syncrétique Hor-Anubis", On remarque, en passant,
emploi du procédé déja évoqué od une question posée amene Ii
du dieu. Apparemment, Isis n'est pas sire de reconnaitre son fils sous les traits
'Anubis. Ce dernier assumant diverses fonctions, comme tous ses congénéres,
chacune pourra faire objet dun récit, fondé sur des homonymies, ayant pour
but d’en éclairer origine®, Le procédé peut donc étre utilisé pour tous les dieux.
Ainsi Osiris, enaissant & la suite du processus de momification, s'étant exclamé:
Cest mon fils Horus (hr) qui me vengera (nd fr=1)! on ajoulera c'est ainsi que
vint & Fexistence son fils Harendotes (hr n ", On note que I'énoncé du
contenu conceptuel créant la divinité précéde rattribution du nom. Bien que ces
deux éléments soient indissociables, c'est bien le contenu qui donne au nom sa
definition inteligible. Si on collectait tous les énoncés créateurs repérables
dans les textes égyptiens, on pourrait élaborer une sorte de petit dictionnaire
ol chaque énoncé servirait de définition & un vocable unique renvoyant 2 un
étre, un objet, une entité
Peut-on dire pour autant - en retournant une formule célébre ~ que pour les
Egyptiens ressence précédait existence, comme cela est normal dans toute
pensée religieuse ? Un passage des Textes des Sarcophages décrivant lorigine12
NOMMER ET REPRESEN
ER LES DIEUX
Fig.
Représentation d'lounmoutet
Valige des Reines, tombe de Nefertari (QV 66),
xix ynastie.
14, CT, 340-351 (Spell 80)
18, Bolshakov 2001,
16. Meeks 1977 c011003 avec n. 5
Forgeau 2002,0.8
‘7. Kubisch 2008, 9.313 note ad 23
18, Contard 2010
19. Allen 2013 avec a bibiographie
antéceure, On verra également
rec interat Aitenmiler 2000,
{ui analyse le cheminement par lequel
Certains noms ont pu émerger
dans le cadre des pratiques cultulies
20. Guts 195,
21. Anselin 2003,
du monde nous incite & le penser. Avant que la création n’ait commencé, le
démiurge ici nommé Atoum, encore endormi dans le Noun, espace liquide infini
et immobile, se met & penser ; il siadresse au Noun et lui décrit ce quill ressent :
je flotte entre deux eaux, totalement inerte... et c'est mon fils « Vie» qui éveille
‘mon esprit, qui fait vivre mon coeur et rassemble mes membres inertes. Et le
Noun lui répond : Respire ta fille Maat et porte-la ta narine afin que vive ton
cceur. Quills ne s‘loignent pas de to, ta fille Maat et ton fils Chou dont le nom est
«Vie'*». Ce qui éveille le créateur c'est la présence latente d'un principe incréé,
nommé « Vie». Celui-ci nest pas considéré comme une divinité & proprement
parler, mais comme une entité primaire destinée & s'incarner instantanément
dans Chou, le dieu de Vair, et & susciter Maat, future garante de ordre cos~
rmique, pour que le créateur sen imprégne. Les noms des différents protago-
nistes apparaissent dans le récit sans autre explication. On remarque que ce
sont les premiéres paroles d’Atour qui suscitent « Vie» et que c'est la réponse
du Noun gui nomme les dieux issus des premiers instants de la création. C'est
bien parce que 'essence « Vie» préexiste que les dieux 8 venir vont acquérir une
identité et se voir attribuer un premier rdle de fagon concomitante.
Si nous quittons le temps du mythe pour revenir au temps des hommes, on
constate que les différents dieux et leurs noms apparaissent 8 des moments,
historiques différents, parfois fort éloignés de la fondation de I'Etat pharao-
nique. Osiris, par exemple, n’est attesté dans les textes pour la premiere fois
qu’a la V* dynastie®. Bien que image d'Horus enfant soit ancienne, le nom
@'Harpocrate (r-pt-ird) n’apparait qu’a lextréme fin du Nouvel Empire’ celui
d'Harendotas (hr-nd-it=/) au tout début de la Deuxiéme Période intermédiaire",
mals celui d'Haroéris (lir-wr, Horus Ancien), contrairement 8 ce que Yon a
pensé jusqu'ci, serait connu das les Textes des Pyramides'®. Comme on le voit, i
pouvait exister de nombreux Horus dont la nature se définissait par une épithete
qui était accolée au nom premier, créant ainsi une personnalité & part entire et
indépendante de celle du dieu initial (cat. 37 & 40).
Si ces noms font objet, comme on 'a vu, d'explications étymologiques sacrées,
les égyptologues s‘intéressent pour leur part 3 leur étymologie d'un point de
vue lexicologique afin de discerner, 8 travers les vocables qui les composent
la réalité fonctionnetle, agissante, qui va préciser leur personnalité en tant que
partie intégrante de Ia culture et de la pensée égyptienne antique. Un certain
nombre de ces étymologies sont transparentes : Horus est «le lointains, le
faucon qui plane dans les hauteurs du ciel ; Harpocrate est bien littéralement
«Horus l'enfant» (hr-pi-hrd), mais '6tymologie des noms d'Osiris et d'lsis, par
exemple, reste encore débattue®. Le cas de Harendotas (hr-nd-it=/) mérite que
Von s'y arréte. On considére généralement quill s'agit d'un Horus «sauveur de
son pre», mais ila été noté depuis longtemps que cette traduction tradition:
nelle ne tient aucun compte du sens réel du verbe nd, Le sens de base en
est «frotter» et le hiéroglyphe qui sert & 'écrire, encore mal identifié, pour
rait étre un outil du sculpteur lui permettant affiner le modelé des statues.
Par extension, on a pensé que la meilleure traduction seralt «protéger, ce qui
conviendrait mieux 8 la personnalité du dieu. Mais alors, comment expliquer
ue on passe de « frotter » & « protéger ? Si 'on prend en consideration cer
taines scenes ol le roi et un dieu sont représentés face a face on remarquera
ue les deux visages se touchent. il s'agit en fait d’évoquer le «baiser nasal»,
signe la fois de bienvenue et de respect entre deux personnes qui s'est:
ment®. C'est 18 ne pratique connue dans certaines régions d'€xtréme-Orient
ou de la péninsule Arabique, bien qu'elle soit en vote de disparition. Les formes
anciennes du nom d'Harendotés l'écrivent sir-nd-hr-it=f «Horus qui salue
(nd-hr, litt, “frotte le visage") de son pére». Ce geste siadressant & un dieu
mort, on passe de la notion de «saluer» & celle de «protéger, prendre soin».Les noms des dieux égyptiens
Crest d’ailleurs ce qu’indiquent les traductions anciennes en langue grecque du
verbe qui nous occupe”. Un autre aspect d'Horus, lounmoutef (iwn-mw.t=)
le «Piller de sa mére’*», va dans le méme sens. Ce dieu personnifie le ritualiste
principal conduisant les funérailles de son pére et qui devra étre le soutien (le
pllier) de sa mere. Le costume qu'll revét, un jeté de peau de Iéopard, est rin-
signe méme de la piété filiale* (fig. 3)
Le nom nous apparait donc comme une identification fonctionnelle que les dieux
22s eah5 3637 accordent, ou dfinssent, en un processus de création permanente 2 laquelle
fammel 20% a Set asPetCA SEY eg pond, chez les hommes, le travail de création théologique qui a permis, de siécle
24 Rumne2008 en site de les intégrer dans lave religieuse, spirtuele de Tancienne Egypte.
cat. 157,
123