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Poésie au féminin

Actes du séminaire organisé par


le Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS)

Textes réunis et présentés par


Patricia Godi-Tkatchouk

  1  
Table des matières

Présentation………………………………………………………………p. 4
Patricia Godi-Tkatchouk

Chapitre I : Poètes femmes en Autre(s) de la tradition

Patricia Izquierdo
La poétesse, figure de l’altérité à la Belle Époque ………………………p. 19

Caroline Crépiat
Le fumisme n’est pas qu’une affaire d’hommes. Le fumisme dans les
poèmes des femmes du Chat Noir ou l’ambivalence d’une énonciation
de l’altérité ………………………………………………………………p. 34

Olga Blinova
Zinaida Gippius : poésie au masculin ?.....................................................p. 43

Chapitre II : Appropriations du féminin

Elvira Fente
Maria Xosé Queizan. La métaphore d’être femme ……………………..p. 53

Monique Tesan Tra-Lou


Poésie de linge et stratégies de pansement………………………………p. 67

Nicole Michel-Grépat
Andrée Chedid : entre accueil de l’Autre et écueils du Moi. Une
infidélité féconde aux modèles poétiques masculins admirés…………..p. 81

Nathalie Riou
L’autre de la poésie et l’autre de la femme renouvellent la
tension du poème : Sabine Macher et Valérie Rouzeau…………………p. 93

Chapitre III : Traversée des genres masculin / féminin

Julie Dekens
Orphée vs Eurydice : quand Orphée devient une femme et
qu’Eurydice se transforme en poète……………………………………..p. 104

Marie Joqueviel-Bourjea
La femme, le neutre, l’écriture (Marie Etienne et au-delà…)……………p. 123

Claude Ber
Politique et poétique. Genre et écriture, une relation ambivalente………p. 147

Sylvie Durbec
Voix des hommes/Voix desfemmes……………………………………..p. 159

  2  
Anthologie …………………………………………………………….p. 169

Camille Aubaude
Extrait de Le Messie en liesse
Ode à Isis……………………………………………………………….p. 169
Extrait de Innombrables morts (inédit)
La Paria…………………………………………………………………p. 170

Claude Ber
Extraits de La mort n’est jamais comme
ainsi des bribes………………………………………………………….p. 174
Découpe 1………………………………………………………………p. 175
Découpe 2………………………………………………………………p. 175
Découpe 5………………………………………………………………p. 175
Découpe 14…………………………………………………………......p. 176
un effort de clarté………………………………………….……………p. 176
Découpe 43……………………………………………………………..p. 177
Découpe 46……………………………………………………………..p. 178
lemotmort……………………………………………………………….p. 178

Sylvie Durbec
Extraits de Dans le remuement de la terre
Patrie portative pour une sans patrie……………………………………p. 180
Mettre à fruits une économie de sentiments……………………………p. 181
Extrait de Bosseigne et son fauteuil (récit inédit)………………………p. 181

Marie Étienne
« L’amour est plaie au noir du corps » (extrait) (inédit)………….........p. 184

Marilyn Hacker
An Absent friend………………………………………………………p. 188
Une lointaine amie……………………………………………….........p. 189
Extraits de Names : Poems
Glose…………………………………………………………………..p.190
Glose……………………………………………………………..........p. 191

Françoise Urban-Menninger
Extraits de Sur les bords de l’infini (inédit)
le corps de ma mère……………………………………………...........p. 193
derrière les mots………………………………………………………p. 193
les roses de ma vie……………………………………………………p. 194
Extraits de L’heure du jardin
roseraie………………………………………………………………..p. 194
Auteur-e-s……………………………………………………………..p. 197

  3  
Présentation

Patricia Godi-Tkatchouk

« Poésie au féminin » est le titre d’un séminaire organisé à l’université


Blaise Pascal-Clermont-Ferrand II dans le cadre des recherches sur la poésie écrite
par les femmes menées depuis plusieurs années au sein du CELIS, Centre de
Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique. Ce volume fait écho aux trois
premiers volets du séminaire, qui se sont déroulés d’avril 2011 à avril 2012, dont
le but était de reprendre et de développer la réflexion entamée dans le cadre du
colloque international « Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe
siècles », qui s’était tenu à la Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-
Ferrand en novembre 2007.
Le colloque « Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles »
avait réuni plus de quarante participants, des chercheurs, des enseignants-
chercheurs, des poètes (Marielle Anselmo, Camille Aubaude, Marie-Claire
Bancquart, Claude Ber, Béatrice Bonhomme, Jennifer K. Dick, Chantal Dupuy-
Dunier, Marie Etienne, Marilyn Hacker, Sophie Khan, Claire Malroux, Isabelle
Normand), des plasticiennes, dont les œuvres étaient exposées dans une galerie
d’art contemporain du vieux Clermont (Annie Bascoul, Brigitte Batteux, Diagne
Chanel, Nandre, Muriel Richard-Dufourquet); participaient également au colloque
Florence Trocmé, journaliste, créatrice du site de poésie sur internet Poezibao,
qui accorde une place importante aux poètes femmes, ainsi que l’éditeur Erhan
Turgut, des éditions Turquoise, qui préparait alors, en collaboration avec Lionel
Ray et Jean-Baptiste Para, l’ouvrage Voix de femmes. Anthologie. Poèmes et
photographies du monde entier, publié en mars 2012.
Créé sous l’impulsion des rencontres et des échanges générés par le
colloque, inscrit dans son prolongement, le séminaire « Poésie au féminin »
s’intéresse aux textes poétiques écrits par les femmes dans une perspective
pluridisciplinaire. Ouvert à toutes les littératures, situé à la jonction de la critique
littéraire et des études féminines et de genre, faisant intervenir des questions liées
à l’histoire des femmes, la sociologie, la philosophie, la psychanalyse, il
rassemble des chercheurs et des poètes ayant pour objectif de s’interroger sur la
situation marginale des poètes femmes dans la tradition littéraire jusqu’à une
époque relativement récente, sur le manque de visibilité et de reconnaissance dont
leurs écrits ont souffert, en dépit de leur nombre. Le séminaire rassemble des
chercheurs et des poètes qui ont entrepris de soulever la question des stratégies
d’écriture et d’énonciation, des postures et des partis pris esthétiques, comme des
évolutions sociales et historiques, ayant permis aux poètes femmes de s’imposer
en tant que poètes à part entière au sein d’une tradition poétique qui se décline
principalement au masculin et que l’on pourrait qualifier, avec la critique littéraire
féministe américaine appliquée à la poésie, de tradition « masculine ».
Il s’agit, dans le cadre de ce séminaire, d’aborder la question délicate de
l’existence des « marques » du « féminin » dans les œuvres poétiques écrites par
les femmes, des « particularités », de la « différence », en somme, des écrits
poétiques féminins, de l’existence d’une « poésie féminine »… Question très
controversée, souvent envisagée à travers le prisme de la pensée de « l’écriture
féminine », surgie dans les années soixante-dix notamment avec « Le rire de la
Méduse » d’Hélène Cixous, qui en constitue le manifeste. Comme la notion
d’ « écriture féminine », la notion de « poésie féminine » est soupçonnée

  4  
d’essentialisme, d’opérer une réduction dangereuse sur la poésie écrite par les
femmes, du fait de la mise en relation d’un genre littéraire, d’une pratique
artistique, la poésie, et d’une catégorisation sexuée, d’un genre, cette fois au sens
anglo-saxon de « gender » – notion apparue dans les débats féministes des années
soixante et soixante-dix pour désigner les différences entre hommes et femmes,
non pas physiques, mais relevant d’une construction historique, sociale,
culturelle... Le terme de « poésie féminine » fait craindre d’emblée la
ghettoïsation des poètes femmes, la création d’un ensemble, d’un sous-ensemble
fondé sur un genre/gender identifié au « sexe ». La notion de « poésie féminine »
laisserait entendre que les femmes écrivant de la poésie forment un groupe
homogène, fondé sur le genre féminin, ou, plus problématique encore, fondé sur
une « identité sexuelle » féminine dont l’ancrage se situerait dans le corps
féminin, le biologique, fonctionnant comme une « essence ».
La notion de « poésie féminine » a été très clairement rejetée par les poètes
Liliane Giraudon et Henri Deluy dans l’introduction de l’anthologie Poésies en
France depuis 1960. 29 femmes, parue en 1994, dans laquelle est soulignée « la
caducité d’une notion de ‘poésie féminine’ »1, au nom de l’absence de différence
observée dans la poésie contemporaine entre écrits des poètes-femmes et des
poètes-hommes, tant au niveau thématique qu’au regard des questions de la
« forme-poésie »2. Dans la préface de l’anthologie Voix de femmes. Anthologie.
Poèmes et photographies du monde entier, Lionel Ray déclare également : « Il
nous faut l’affirmer une fois pour toutes : il n’y a pas de poésie féminine, il y a (il
y a toujours eu) des femmes qui écrivent de la poésie… »3. Dans sa préface,
Lionel Ray cite également les propos de Marie-Claire Bancquart, qui déclare, pour
sa part, qu’elle « parle du poète, et encore du poète, comme si mon sexe n’existait
pas »4.
Dans le même temps, se multiplient pourtant les manifestations et les
publications autour des femmes qui écrivent de la poésie, autour des écrits
poétiques féminins, qui ont pour but d’attirer l’attention sur leur présence, leur
nombre, de réparer, en quelque sorte, une injuste méconnaissance de la poésie
écrite par les femmes, participant d’un plus vaste mouvement de recherche sur
l’histoire et les créations au féminin. En 2010, le Printemps des poètes était
baptisé « Couleur femme », et plusieurs anthologies devaient paraître rassemblant
des textes de poètes femmes exclusivement : l’anthologie Couleurs femmes,
publiée à l’occasion du Printemps des poètes 2010, préfacée par Marie-Claire
Bancquart, réunissant 57 femmes ; l’anthologie Quelqu’un un jour se souviendra
de nous, publiée à la même époque aux éditions Gallimard ; l’ouvrage Voix de
femmes dont la parution a coïncidé avec le Printemps des poètes 2012 ;
l’anthologie Pas d’ici, pas d’ailleurs d’Angèle Paoli, publiée en juillet 2012,
regroupant 157 poètes femmes francophones, parmi lesquelles 71 poètes
françaises ; il convient également de citer l’ouvrage d’entretiens paru en 2010 aux
éditions Rodopi, consacré à des poètes françaises contemporaines, L’Enigme-

1
Liliane Giraudon, Henri Deluy (dir.), Poésies en France depuis 1960. 29 femmes. Une
Anthologie, Paris, Stock, 1994, p. 15.
2
Ibid., p. 16.
3
Voix de femmes. Anthologie. Poèmes et photographies du monde entier, Erhan Turgut (dir.),
éditions Turquoise, 2012, Préface de Lionel Ray, p. 18.
4
Marie-Claire Bancquart, « La parole du poète » dans la Revue des Deux Mondes, Paris, novembre
1993, citée par Lionel Ray, Voix de femmes, p. 19.

  5  
poésie. Entretiens avec 21 poètes françaises, parmi lesquelles figurent Marie-
Claire Bancquart, Claude Ber, Marie Etienne, Claire Malroux…
La question de l’existence d’une « poésie féminine » en vient à être
ouvertement posée, dans le domaine public, de manière décomplexée, pourrait-on
dire. La question : « Existe-t-il une poésie féminine ? » devait donner lieu à une
rencontre-débat organisée à la Médiathèque Marguerite Duras, à Paris, dans le
cadre du Printemps des poètes 2012, autour de la sortie de l’anthologie Voix de
femmes, à laquelle participèrent Marie-Claire Bancquart, Marilyn Hacker, Lionel
Ray, Jean-Baptiste Para …, et qui devait attirer dans le public nombre de poètes
parmi lesquelles Gabrielle Althen, Ariane Dreyfus, Françoise Geier…
Récemment, dans le cadre du Printemps des poètes 2013, la poète et essayiste
Camille Aubaude organisait une journée de réflexion et de lectures autour des
femmes poètes intitulée « Le printemps féminin de la poésie », à Censier, à
l’université de Paris III, en collaboration avec la revue de poésie en ligne Le Pan
Poétique des Muses1.
Notons, au passage, que la multiplicité des termes auxquels nous avons
recours et qui surgissent au fil de cet exposé, « poètes femmes », qui met en avant
la pratique de la poésie, « femme poète », à l’inverse, faisant primer un
genre/gender, « poète » employé au féminin, ou « poétesses », pour désigner les
femmes écrivant de la poésie, apparaît à elle seule comme le signe d’un malaise,
signale que des questions de fond se posent dès que l’on aborde le domaine de la
poésie écrite par les femmes.
L’intérêt grandissant pour les poètes femmes, dans l’espace littéraire
français, se manifeste par la plus grande visibilité des travaux qui leur sont
consacrés dans le domaine universitaire. Au tout début des années quatre-vingt,
Béatrice Didier commentait l’œuvre de Marie-Jeanne Durry dans L’écriture-
femme2, tandis que l’ouvrage Lire les femmes de Lettres3 de Camille Aubaude,
paru en 1993, revenait sur la poésie féminine française des origines. Il faut
signaler les travaux de Christine Planté consacrés à la question du genre/gender, à
Marceline Desbordes-Valmore, à la poésie du XIXe siècle4, ceux de Patricia
Izquierdo, et en particulier l’ouvrage Devenir poétesse à la Belle Epoque5, ceux
de Marie-Ange Bartholomot-Bessou sur l’œuvre de Renée Vivien6, ainsi que,
dans le domaine anglophone, ceux de Fabienne Moine sur les poètes anglaises de
l’Epoque Victorienne7. En mars 2010, paraissait aux Presses Universitaires Blaise
Pascal le collectif Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles8, actes du
colloque du CELIS de novembre 2007, faisant entendre les voix de nombre de
poètes femmes à travers une trentaine de contributions scientifiques et une

1
Cf. Revue internationale de poésie entre théories et pratiques : le printemps féminin de la poésie,
Hors-Série n°1 [en ligne], sous la direction de C. Aubaude, L. Delaunay, M. Gossart, D. Sahyouni
& F. Urban-Menninger, mai 2013.
2
Béatrice Didier, L’écriture-femme, Paris, PUF, 1980.
3
Camille Aubaude, Lire les femmes de Lettres, Paris, Dunod, 1993.
4
Cf., par exemple, Masculin/Féminin dans la poésie et les poétiques du XIXe siècle, PUL, 2003.
5
Patricia Izquierdo, Devenir poétesse à la Belle Epoque, Paris, L’Harmattan, 2009.
6
Marie-Ange Bartholomot Bessou, L’imaginaire du féminin dans l’œuvre de Renée Vivien,
Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Cahiers romantiques », 2004.
7
Fabienne Moine, Poésie et identité féminine en Angleterre : le genre en jeu (1830-1900), Paris,
L’Harmattan, coll. « Des idées et des femmes », 2010.
8
Patricia Godi-Tkatchouk (dir.), Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles, Clermont-
Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2010.

  6  
anthologie de poèmes réunissant une douzaine de poètes; révélant l’intérêt que
suscite la question des femmes en poésie et son actualité.

Le séminaire « poésie au féminin » se propose d’aborder la notion de


« poésie féminine » dans un esprit d’ouverture, de manière vivante et créative, en
s’ouvrant à la diversité des points de vue et des positionnements qui caractérisent
les poètes autant que les chercheurs et la critique dans leur rapport à l’altérité au
féminin et à la « différence ». Il ne s’agit pas d’un séminaire sur la « poésie
féminine » qui aborderait celle-ci comme s’il s’agissait d’une entité pré-établie, en
s’inscrivant dans le droit fil des approches qui le précèdent, et auxquelles il se
conformerait exactement, même s’il s’inspire nécessairement de certaines d’entre
elles, telle l’approche de Jeanine Moulin dans l’anthologie Huit Siècles de poésie
féminine parue aux éditions Seghers en 1963. Huit Siècles de poésie féminine
visait à revaloriser la catégorie de la « poésie féminine » à travers un choix de
poèmes sélectionnés parce qu’ils étaient représentatifs des « attitudes de la femme
à travers les siècles »1. Sur le modèle du concept de « Négritude » introduit par
Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe, le concept de « féminitude » était
censé englober « toutes les façons de penser et de ressentir »2 qui distinguent les
femmes. Soulignant que ces attitudes et façons de penser et de ressentir
constituant la « féminitude » sont « en grande partie créées par le conditionnement
social dont les êtres font l’objet »3, rompant en cela avec la (sous-) catégorie de la
« poésie féminine » employée auparavant, encore dans les années cinquante, de
manière discriminatoire, à travers le prisme de « l’éternel féminin », de la « nature
féminine », l’auteure explique : « la féminitude (…) est ce qui différencie les
réactions biologiques, psychiques et intellectuelles des femmes, de celles des
hommes. » Et de s’interroger : « [p] eut-on en déceler des traces dans les poèmes
des siècles révolus ? Et de nos jours ? »4
La position de Jeanine Moulin au début des années soixante,
contemporaine des premiers signes de la deuxième vague du féminisme aux Etats-
Unis, revêt un caractère moins ouvertement militant que celui des auteures et
penseuses de l’ « écriture féminine », affirmant, avec Hélène Cixous, la
possibilité, la nécessité même, d’une écriture « gérée par une économie libidinale
et culturelle – donc politique »5 différente de celle des hommes, laquelle a produit
des « écritures marquées », « de façon beaucoup plus étendue, répressive qu’on le
soupçonne ou qu’on l’avoue » 6. Dans « Le rire de la Méduse », Hélène Cixous
déclarait notamment : « [i]l faut » que la femme « s’écrive » 7, qu’elle écrive de la
femme. La position de Jeanine Moulin, moins militante, voire révolutionnaire, que
celle des penseuses et écrivaines des années soixante-dix, était cependant
novatrice dans le champ de la critique littéraire. Il s’agissait d’un travail critique
monumental sur la poésie de langue française écrite par les femmes, devançant les
travaux déterminants de la critique littéraire féministe américaine en poésie, en

1
Jeanine Moulin, Huit siècles de poésie féminine, Paris, Seghers, 1963, 1966, p. 7.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 8.
4
Ibid.
5
Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse », in L’Arc n° 61, Simone de Beauvoir et la lutte des
femmes, 1975, p. 42.
6
Ibid.
7
Ibid., p. 43.

  7  
vue de la redécouverte de figures féminines méconnues, condamnées aux
oubliettes de l’histoire littéraire. En introduisant le concept de « féminitude »,
Jeanine Moulin assumait à la fois qu’il puisse exister une « différence » liée à une
catégorisation sexuée, de genre, dans les écrits poétiques féminins, et tout à la fois
reconnaissait que cette différence relève avant tout d’un conditionnement social et
culturel. Se démarquant de la perspective universaliste et impersonnelle du
structuralisme ou de la « nouvelle critique », sa démarche préfigurait la pensée de
la « différence », des « particularités » de la création au féminin, qui se
développerait dans les années soixante-dix autour de la pensée de l’ « écriture
féminine », sans pouvoir être véritablement taxée d’essentialisme.
En ce sens qu’il intègre la catégorie de la « différence sexuelle » dans son
rapport avec le contexte social et culturel, la catégorie du genre/gender, le
séminaire « Poésie au féminin » s’inspire d’un champ théorique resté longtemps
marginal dans l’université française, au sein même des études anglophones. Il
s’inspire de la critique littéraire féministe apparue dans le sillage des mouvements
des femmes de la seconde vague du féminisme, à la fin des années soixante, et
qu’avaient préparé des décennies, plusieurs siècles de regard porté par les femmes
écrivant elles-mêmes sur leur situation face à l’autorité culturelle incarnée par leur
pairs masculins, que l’on songe à Christine de Pisan en France au Moyen Age, à
Anne Finch en Angleterre ou à Anne Bradstreet aux Etats-Unis au XVIIe siècle,
aux écrits de Virginia Woolf au début du XXe siècle, ou au Deuxième sexe de
Simone de Beauvoir. Très développé aux Etats-Unis, et dans les pays anglo-
saxons, ce courant de la critique littéraire contemporaine, se fonde sur
l’intégration de la catégorie du genre dans l’approche des textes littéraires, sur
l’intégration des données de la biographie dans sa dimension d’expérience sociale
et culturelle, et ne craint pas de soulever la question de la « différence », question
qui traverse le collectif Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles.
Partant notamment du texte fondateur de Kate Millett, Sexual Politics (La
politique du mâle), paru en 1971, qui ouvrait la voie de la critique littéraire
féministe s’intéressant aux « images de femmes » dans les œuvres d’auteurs
majeurs (masculins) de la littérature occidentale, la critique féministe américaine
s’est progressivement concentrée sur les écrits féminins eux-mêmes, inaugurant
ainsi le courant de la critique littéraire féministe, connue sous le terme de « gyno-
critique ». Notre séminaire s’inspire des travaux fondateurs d’Elaine Showalter,
des essais décisifs de The New Feminist Criticism : Essays on women, literature
and theory ; des travaux de Susan Gubar et Sandra Gilbert, de leur célèbre The
Madwoman in the Attic : The Woman Writer and the Nineteenth-Century Literary
Imagination, mais aussi de l’étude que ces mêmes critiques consacrent à la poésie,
Shakespeare’s Sisters : Feminist Essays on Women Poets. Il va puiser dans les
études sur la poésie américaine écrite par les femmes, parmi lesquelles Naked and
Fiery Forms : Modern American Poetry by Women de Susan Juhasz, Writing Like
a Woman et Stealing the Language : The Emergence of Women’s Poetry in
America d’Alicia Ostriker…1 Le séminaire s’inspire également des travaux de la
critique féministe et/ou « féminine »2 apparue en France dans les années soixante-

1
Le collectif Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles propose une bibliographie
détaillée de ces ouvrages.
2
Dans l’ouvrage intitulé Méthodes de critique littéraire, Elisabeth Ravoux-Rallo qualifie la
démarche critique éd. Hélène Cixous de « critique féminine » et non « féministe ».

  8  
dix avec Luce Irigaray, Hélène Cixous, Antoinette Fouque, Annie Leclerc, Irma
Garcia, Claudine Hermann…
En prenant appui sur ces différents courants de pensée et ces études issus
de la deuxième vague des mouvements des femmes, en remontant également aux
textes qui leur ouvraient clairement la voie au XXe siècle, les essais de Virginia
Woolf, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, reprenant la question posée en
introduction de la monumentale étude de Beauvoir sur la condition féminine dans
la culture androcentrée, « en quoi le fait d’être des femme aura-t-il affecté notre
vie ? », reprenant le questionnement qui sous-tendait le colloque « Voi(es)x de
l’Autre » pour l’élargir à d’autres poètes femmes, nous nous sommes demandé :
en quoi le fait d’être une femme, l’Autre de la culture androcentrée – comme s’il y
avait « un type humain absolu qui est le type masculin » par rapport auquel « elle
[la femme] est l’inessentiel en face de l’essentiel », par rapport auquel « [e]lle se
détermine et se différencie » -, en quoi ce fait affecte-t-il la création en poésie?
Les femmes ont toujours su qu’elles étaient des femmes lorsqu’elles ont
écrit de la poésie, dans un domaine où, de manière générale, à quelques
exceptions près, à travers les siècles, les figures « majeures » ont été des hommes,
au sein d’une tradition poétique européenne, occidentale, où l’autorité culturelle
se décline traditionnellement au masculin. Quel rapport à la tradition poétique, à
l’autorité culturelle, observe-t-on dans les œuvres des poètes femmes ? Quel
rapport à leur altérité au féminin observe-t-on dans les écrits des poètes femmes,
telle que cette altérité s’incarne dans leur situation, leurs vécus sociaux et
corporels de sujets femmes dans le monde ? Telle que celle-ci est transmise par
les stéréotypes fabriqués culturellement, les différents discours androcentrés
(mythologies, religions, philosophie, psychologie, psychanalyse, littérature même
…) relatifs au « féminin », à la « féminité », « la femme » ?

La question de l’altérité au féminin en poésie : du colloque « Voi(es)x de l’Autre »


au séminaire « Poésie au féminin »

Le séminaire se fonde, comme cela avait été le cas du colloque, sur deux
approches idéologiques distinctes de la notion d’altérité au féminin, de la notion
d’ « autre » dans le domaine de la pensée féministe et/ou féminine, dans le
domaine de la critique littéraire féministe. Il se fonde, d’une part, sur l’approche
héritée de Simone de Beauvoir, telle qu’elle apparaît dans Le deuxième sexe, que
l’on pourrait qualifier de « négative », ou d’approche de l’ « autre » par défaut.
Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir décrit la femme comme l’Autre de la
culture androcentrée, comme située dans une position d’infériorité, de seconde, de
« deuxième sexe », par rapport à l’homme, le Même, l’Un de la pensée
occidentale, et, plus généralement, des civilisations à travers le monde, qui
peuvent être décrites, pour l’essentiel, comme de type patriarcal. La pensée de
Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe est tendue vers le rejet de la position
d’Autre de la femme envisagée en tant que seconde, dont la condition est décrite
comme une fabrication de la culture androcentrée. L’altérité, envisagée, non
positivement, telle qu’elle est pour soi, mais négativement, telle qu’elle apparaît à
l’homme, dans un rapport de hiérarchie, est rejetée au profit de la revendication de
l’égalité, de la ressemblance. On peut dire du Deuxième sexe qu’il se situe du côté
d’un féminisme égalitaire, universaliste, inscrit dans le rejet de l’altérité de la
femme, telle que celle-ci s’est fondée sur la différence biologique, la maternité
notamment, envisagée comme phénomène ayant servi la « domination

  9  
masculine » et comme phénomène d’ «asservissement à l’espèce » ; telle que cette
altérité s’est construite culturellement à travers l’histoire, les différents discours
sur la féminité, qui ont contribué à façonner une certaine idée, le « mythe », de
« la femme ».
D’autre part, le séminaire se situe également dans l’héritage d’une pensée
plus récente, apparue après Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, qui s’est
développée dans les années soixante-dix et quatre-vingt, une pensée de « la
femme » en tant qu’Autre qui, tout en refusant le rapport hiérarchisé des sexes
dans la culture androcentrée, phallocratrique, ne se reconnaît pas dans une
approche négative de l’altérité au féminin, et la considère limitative. Dans le
contexte de ce que l’on pourrait présenter comme l’émergence des nouveaux
féminismes des années soixante-dix et quatre-vingt, avec la publication des
travaux de Luce Irigaray en particulier, l’autre en tant que femme, l’altérité au
féminin, est envisagée comme nécessaire pour que les sujets soient deux :
masculin et féminin, et pour que l’égalité revendiquée par le féminisme de la
ressemblance n’aboutisse pas à la réduction de l’Autre au Même, à l’Un, c’est-à-
dire à la situation philosophique de départ que conteste le féminisme de tendance
universaliste. Cette pensée féministe et/ou féminine plus récente, qui parcourt les
travaux de Luce Irigaray, vise à ce que la revendication de l’égalité n’entraîne pas
la négation de la différence. Elle passe par la relecture des discours
philosophiques, psychanalytiques, qui ont véhiculé une vision phallocentrique du
féminin, de la féminité, de la femme. Elle passe par la mise au jour d’une altérité
au féminin, qui puise, pour reprendre les propos de Luce Irigaray, dans les
« particularités du monde féminin, monde différent de celui de l’homme, dans le
rapport au langage, dans le rapport au corps (à l’âge, à la santé, à la beauté et, bien
sûr, à la maternité), dans le rapport au travail, dans le rapport à la nature et au
monde de la culture »1. Ces « particularités » sont redécouvertes, explorées,
redéfinies dans leur portée, dans leur dimension éthique, c’est-à-dire aussi
potentiellement politique, l’autre de la femme pouvant devenir force de
transformation sociale, culturelle, artistique. Dans l’essai de Luce Irigaray intitulé
« Éthique de la différence sexuelle », dans le recueil d’essais Éthique de la
différence sexuelle paru en 1984, nous lisons, par exemple, que « la différence
sexuelle représente une des questions ou la question qui est à penser à notre
époque », et nous trouvons l’idée selon laquelle penser cette question aboutirait à
la production « d’une nouvelle époque de pensée, d’art, de poésie, de langage
(…) à la création d’une nouvelle poiëtique »2.
L’ouvrage collectif Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe
siècles mettait en évidence, à travers les œuvres des poètes femmes, les deux voies
que nous venons de décrire de l’approche de la femme en tant qu’autre marquant
la pensée féministe et/ou féminine contemporaine. Les études rassemblées dans
les actes du colloque «Voi(es)x de l’Autre » portent sur des œuvres de poètes
femmes qui témoignent, pour une part, du rejet de l’altérité au féminin envisagée
négativement, à travers le prisme des stéréotypes et des préjugés, des archétypes
véhiculés par la culture, et la poésie elle-même, sur la femme, le féminin. Une
série d’études proposées lors du colloque, et réunies dans la première partie des

1
Luce Irigaray, « La question de l’autre », in Revue électronique Labrys, études féministes, n° 1-2,
juillet/décembre 2002.
2
Luce Irigaray, « La différence sexuelle », in Éthique de la différence sexuelle, Paris, Minuit,
1984, p. 13.

  10  
actes, « Voi(es)x de poètes femmes en Autre(s) de la tradition : entre
effacement(s) et subversion(s) », ont mis au jour le rapport problématique des
poètes femmes à la tradition poétique et à une altérité à laquelle la culture les a
renvoyées négativement. Une série d’études, réunies dans la première partie du
volume des actes, surtout consacrées à des auteures du XIXe siècle et de la
première moitié du XXe siècle, font apparaître un phénomène d’effacement ou de
rejet de l’altérité au féminin qui se traduit de diverses manières, par l’adoption
d’un pseudonyme, d’une persona masculine ou impersonnelle, le respect,
l’affirmation d’une filiation patriarcale, un conformisme exacerbé aux codes
hérités de la tradition. Cette attitude, que l’on pourrait qualifier de « féminine »,
en reprenant les catégories élaborées par Elaine Showalter dans son étude du
roman britannique féminin1, alterne avec le refus, la subversion des codes hérités
de la tradition, qu’il s’agisse des codes poétiques ou sociaux, que l’on pourrait
qualifier de « féministe ».
Cependant, des phénomènes de prise en compte volontaire,
d’appropriation, de réappropriation de l’altérité au féminin, se font jour également
à travers les œuvres des poètes femmes. Le collectif Voi(es)x de l’Autre : poètes
femmes XIXe-XXIe siècles se faisait l’écho d’un mouvement d’appropriation et
d’exploration d’une altérité sociale, culturelle, biologique et corporelle,
revendiquée et renouvelée par les femmes elles-mêmes devenant sujets de leurs
discours. La deuxième partie de notre collectif, « Voi(es)x de l’Autre femme »,
réunit des études qui abordent des œuvres où se dessinent l’exploration de
l’altérité au féminin, une certaine quête identitaire, une forme de culture de la
différence au féminin, un féminin revisité par les poètes femmes elles-mêmes, des
poètes principalement de la deuxième moitié du XXe siècle, mais pas uniquement.
Elles s’inscrivent dans un courant de la « poésie féminine » qui se situe également
dans la mouvance de « l’écriture féminine ». Dans « Le rire de la Méduse »,
Hélène Cixous insiste sur la nécessité pour la femme d’une prise de parole par
laquelle se réalisera « son entrée fracassante dans l’Histoire », laquelle se serait
toujours « constituée sur son refoulement », comme sur la nécessité pour elle de
devenir « partie prenante et initiante à son gré, pour son droit à elle, dans tout
système symbolique, dans tout procès politique »2. Cette position formulée dans
un style poétique, novateur, par la penseuse et écrivaine, peut se lire en résonance
avec les propos de la philosophe Françoise Collin, qui voit dans la prise de parole
par les femmes, une manière d’ « élaborer des images de soi-même, des autres et
du monde », d’ « être sujets de culture », et, au final, « un enjeu capital, seul
susceptible de modifier profondément le système de rapport entre les sexes »3.
Certaines études du collectif Voi(es)x de l’Autre laissaient apparaître une
troisième voie, par ailleurs, une autre tendance de l’écriture poétique au féminin et
du rapport à l’altérité dans les œuvres des poètes femmes, plus particulièrement
dans les œuvres d’auteures très contemporaines. Il s’agit de la tendance au
dépassement de la dichotomie, de l’opposition masculin/féminin et de la
« traversée des genres », à travers des études qui s’inscrivent dans une forme
d’écriture de la « porosité », du passage de l’un à l’autre genre, masculin/féminin.

1
Elaine Showalter, A Literature of their Own. British Novelists from Brontë to Lessing, Princeton,
N. J., Princeton University Press, 1977.
2
Hélène Cixous, op. cit., p. 43.
3
Françoise Collin, Les Cahiers du Grif : Le langage des femmes, Paris, éditions Complexes, 1992,
p. 11.

  11  
Le présent volume des actes du séminaire « Poésie au féminin » se propose
de développer et d’approfondir la recherche entamée au sein du CELIS sur la
poésie écrite par les femmes. Dans l’esprit du projet initial, il reprend les trois
voies apparues dans le collectif Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe
siècles. Les études rassemblées dans ce volume concernent des poètes déjà
abordées dans le précédent collectif : les « poétesses » de la Belle Epoque, Lucie
Delarue-Mardrus, Renée Vivien, Nathalie Barney, d’Anna de Noailles…, les
poètes contemporaines Andrée Chedid, Marie Etienne. Le plus souvent, ces études
entreprennent d’élargir la recherche à d’autres figures poétiques féminines : les
poètes femmes du Chat Noir à la fin du XIXe siècle, Nina de Villard, Marie
Krysinska, Amélie Villetard, Juliette Lenbaire, Jeanne-Thilda, Marie-Louise
Bergeron, Irma Perrot… ; des poètes françaises du XXe siècle et du début du
XXIe siècle, telles Marie-Jeanne Durry, Valérie Rouzeau, Sabine Macher, Sylvie
Loizeau, Judith Chavanne ; des poètes étrangères du XXe siècle, la poète russe
Zinaida Gippius, les poètes finlandaises Edith Södergran et Ebba Lindqvist, la
poète autrichienne Ingeborg Bachmann, la poète galicienne contemporaine Maria
Xosé Queizan. Le séminaire se veut un lieu de réflexion, de rencontres et
d’échanges entre chercheurs et poètes, les lectures de Camille Aubaude, Claude
Ber, Sylvie Durbec, Marilyn Hacker, Françoise Urban-Menninger, celle de Marie-
Joqueviel Bourjea prêtant sa voix aux poèmes de Marie Etienne, ayant rythmé et
nourri chacune des trois premières séances. Une anthologie de poèmes, parmi
ceux lus pendant nos rencontres, a été conçue à cet effet de mettre en évidence la
place centrale accordée à la matière vive où la recherche va puiser, la poésie, les
voix premières des poètes elles-mêmes.

Première voie du séminaire : poètes femmes en Autre(s) de la tradition

La première partie de ces actes du séminaire Poésie au féminin, « Poètes


femmes en Autre(s) de la tradition », aborde le thème du rapport des poètes
femmes à l’altérité au féminin définie d’après les stéréotypes transmis par la
culture androcentrée, les discours « phallocentriques », et appréhendée
négativement par les femmes elles-mêmes. Il soulève la question de l’adoption par
les poètes femmes de stratégies d’écriture et d’énonciation leur permettant de
s’émanciper de la marque du féminin, des préjugés pesant sur elles en tant que
femmes pour être considérées comme poètes à part entière ; de s’émanciper des
préjugés frappant la poésie dite « féminine », en tant que catégorie élaborée au
début du XXe siècle, lorsque les femmes arrivèrent plus massivement sur la scène
littéraire, notamment dans le paysage littéraire français, suscitant un rejet non
moins massif de la part de leurs homologues masculins et de la critique, comme le
montrent les études ouvrant ce volume : celle de Patricia Izquierdo, « La poétesse,
figure de l’altérité à la Belle Epoque », et celle de Caroline Crépiat, « Le fumisme
n’est pas qu’une affaire d’hommes : le fumisme dans les poèmes des femmes du
Chat Noir ou l’ambivalence d’une énonciation de l’altérité ». Envisagée
négativement, sous l’angle des préjugés pesant sur les femmes, la féminité, sous
l’angle d’un conditionnement culturel très marqué, du rejet hostile d’un milieu
littéraire principalement masculin au tournant du XIXe siècle et dans les premières
décennies du XXe siècle, la poésie dite « féminine » serait une poésie de tissus et
de fleurs, du dire exacerbé de soi et des émotions, du dire du corps, un dire
narcissique et factice… Une poésie privilégiant le chant de la nature, du foyer, de

  12  
la relation mère-fille, de l’amour filial…, comme l’écrit notamment Caroline
Crépiat. Autant de « particularités » définies de l’extérieur, dans une perspective
discriminatoire, par un lectorat masculin et une société foncièrement hostiles aux
femmes artistes, ayant servi à marginaliser les poètes femmes dont la pratique de
la poésie revêt encore au début du XXe siècle un caractère transgressif.
Suzanne Juhasz le souligne dans Naked and Fiery Forms, en introduisant
le concept de « double bind », que l’on pourrait traduire en français par
« assignation contradictoire », pour désigner un rapport d’opposition, de
contradiction existant entre les termes « femme » et « poète », renvoyant a priori
à des qualités, des attributions en apparence antinomiques dans la société, où les
femmes ont été traditionnellement assignées à d’autres rôles que ceux d’artiste, de
poète. La parabole de la sœur de Shakespeare de Virginia Woolf, dans A Room of
One’s Own, ne dit pas autre chose, lorsque Woolf imagine le sort tragique de la
sœur fictive du poète et dramaturge de génie, si celle-ci avait eu, comme son frère,
une passion pour le théâtre ou la poésie. Suzanne Juhasz insiste sur le fait que
cette situation de partage, d’opposition, entre les femmes et la poésie, à travers les
siècles, n’a pas été sans incidence sur leur pratique de l’écriture. Pour être
reconnues à part entière, les poètes femmes américaines, auxquelles Suzanne
Juhasz consacre son étude, se virent obligées de mettre de côté, de gommer de
leurs écrits, leur identité, leurs expériences en tant que sujets femmes, et de se
plier aux règles élaborées par leurs pairs masculins. Pour être reconnues comme
poètes à part entière, pour reprendre les mots de la critique, il leur a fallu laisser
leur expérience « à la cuisine » …
Les études de Patricia Izquierdo, de Caroline Crépiat, et également l’étude
d’Olga Blinova, « Zinaida Gippius : poésie au masculin ? », consacrées à des
poètes de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, mettent en
évidence les différents phénomènes d’écriture liés à la conscience des poètes
femmes de représenter l’altérité par excellence, « l’Autre » appréhendé(e)
négativement de la culture et de la tradition en poésie. Parmi ces phénomènes
figurent le rejet de la marque du féminin, le choix d’un « sujet lyrique » masculin,
ou ne portant apparemment aucune marque de genre, un conformisme exacerbé
par rapport aux canons esthétiques, dans un souci de reconnaissance qui
n’empêchera pas qu’on les ignore ou les méprise ; ou, à l’inverse, la subversion
des codes, l’exagération ou la subversion des caractères traditionnellement
associés à une « poésie féminine » définie de l’extérieur, négativement, visant à
ghettoïser la poésie écrite par les femmes. Ces études mettent au jour, le plus
souvent, une aspiration récurrente des poètes femmes de la fin du XIXe siècle et
de la première moitié du XXe siècle, au dépassement des poncifs assignés au
« féminin », au dépassement des déterminations et assignations liées au « sexe »,
au « genre » féminin, au profit de l’exercice, de l’affirmation de « la singularité de
leurs voix, non pas de leurs voix en tant que femmes, mais en tant que poètes »,
comme le montre notamment Caroline Crépiat. Olga Blinova conclut, par ailleurs,
son étude de la marque des genres à travers la poésie de Zinaïda Gippius en
insistant sur l’aspiration de la poète russe, dont l’écriture à souvent été qualifiée
de « masculine », au dépassement de l’opposition masculin/féminin, refusant de
voir dans le féminin « le néant absolu », comme dans le masculin « le principe de
l’humain », au profit d’une « force synthétisante »… En vue de la réalisation « de
la personnalité idéale »… dont la poésie permettrait de se rapprocher, par le rejet
des assignations et des limitations de genre élaborées culturellement ?

  13  
L’autre voie du séminaire : appropriation(s) du féminin

La deuxième partie de ce volume est placée sous le signe des phénomènes


d’« appropriation(s) du féminin », d’une identité « féminine » remise en question
dans ses définitions extérieures, ses stéréotypes, et réinvestie par les femmes elles-
mêmes au nom d’une différence non seulement reconnue, mais revendiquée,
explorée, renouvelée, selon des critères définis par les femmes elles-mêmes.
Toutes les femmes n’écrivent pas « au féminin », loin s’en faut, comme le
révèlent les études réunies dans la première partie du volume, qui mettent au jour
des stratégies d’effacement, de gommage d’une différence fabriquée
culturellement et appréhendée négativement, en vue d’accéder à une neutralité, ou
pseudo-neutralité, leur permettant d’échapper à la catégorie de la « poésie
féminine » dans sa dimension discriminatoire. La deuxième partie de notre
collectif se situera dans la reconnaissance par certains écrivains femmes, dans les
années soixante-dix, quatre-vingt et au-delà, de leur(s) « particularité(s) », leur
« différence » en tant que femmes écrivant, celles-ci non plus imposées de
l’extérieur et vécues négativement, mais vécues comme l’expression de forces de
créativité renouvelées, de changement social et culturel, dans le sillage de la
deuxième vague des mouvements des femmes.
La deuxième partie de ce travail aborde des œuvres de la deuxième moitié
du XXe siècle et du début du XXIe siècle dont la démarche peut revêtir un
caractère nettement engagé, telle l’œuvre de la poète féministe galicienne Maria
Xosé Queizán, à laquelle est consacrée l’étude d’Elvira Fente, « La métaphore
d’être femme ». Dans le sillage du féminisme des années soixante-dix, Maria
Xosé Queizán est l’auteure d’une œuvre où « prime la démythification de l´idéal
féminin (…), la création d'une écriture matérialiste et une nouvelle symbolisation
de la parole ». Sa poésie, qui vise à « inventer une parole féminine », un « logos-
cri », « une chair de paroles », revêt une dimension éthique, faisant de l’art un
« outil d’humanisation » au profit de la condition des femmes, aux antipodes
d’une conception purement technicienne ou esthétisante de la poésie ; un
engagement et une démarche interrogeant le langage et la culture
« phallogocentrique », qui ne sont pas sans évoquer l’œuvre engagée de la poète
féministe américaine Adrienne Rich, dont l’œuvre de Maria Xosé Queizán est
contemporaine. En résonance avec l’étude d’Elvira Fente, celle de Monique Tesan
Tra-Lou, « Poésie de linge et stratégies de pansement », propose une étude de la
manière dont les œuvres poétiques de deux auteures américaines contemporaines,
l’afro-américaine Rita Dove, l’amérindienne Leslie Marmon Silko, tendent à
« s’affranchir des canons imposés » pour s’inscrire dans l’élaboration d’une
langue poétique renouvelée, réparatrice des blessures qui ont marqué l’histoire des
femmes et des minorités ethniques, et située « au-delà de la culture
logocentrique ». La deuxième partie de ce volume introduit également des œuvres
moins ouvertement politiques et militantes, dans lesquelles l’altérité au féminin ne
se réalise pas nécessairement sur le mode du conflit avec l’homme et la tradition
masculine, ou d’une adhésion indispensable aux conventions héritées de celle-ci,
entraînant le plus souvent la négation de la différence, mais sur le mode d’un
dialogue, d’une rencontre féconde. L’étude de Nicole Michel-Grépat, « Andrée
Chedid : entre accueil de l’Autre et écueils du Moi. Une infidélité féconde aux
modèles poétiques masculins admirés », rend compte de ce qui, à travers le jeu
des dédicaces et des hommages nombreux rendus aux grandes figures de la poésie
occidentale et orientale, s’inscrit dans le « désir permanent d’absorber, d’assimiler

  14  
les influences culturelles multiples », tout en revendiquant une profonde liberté
de création. Tout en mettant en évidence un mouvement de « contestation pudique
de l’autorité culturelle », elle dévoile un rapport que l’on pourrait qualifier de
« différent » à la tradition dominante, avec laquelle s’élabore une certaine forme
de réciprocité, au sein duquel « accueil de l’Autre » et « gestation du Moi » vont
de pair, loin de « l’angoisse de l’influence » propre au génie poétique masculin
décrite par Harold Bloom dans l’ouvrage The Anxiety of Influence1. Pourrait-on
déceler ici une poétique « féminine », « au féminin », « de femme » ? Une autre
poétique, en reprenant les propos du critique américain Terrence des Pres2, qui
reposerait sur certaines capacités traditionnellement plus spécifiques à
l’expérience vécue des femmes, telles que « la réceptivité à la douleur d’autrui,
une attention aiguë aux relations de toutes sortes et, de plus, un sens du moi aux
frontières moins rigides et protégées, plus flexibles et élargies, que chez la plupart
des hommes » ? Associée à l’étude de Nicole Michel-Grépat, celle de Nathalie
Riou propose également une lecture de la manière dont les poètes contemporaines
Sabine Macher et Valérie Rouzeau revisitent les genres littéraires, le journal
intime, dans le cas de Sabine Macher, la poésie lyrique, dans le cas de Valérie
Rouzeau. A travers des œuvres renouvelant le langage poétique, bien que sur un
mode éloigné de tout militantisme, en dehors ou sur les marges des écoles
littéraires prônant de nouveaux modes d’expression, il semble que se tisse une
« poétique » où « tout se touche », où se dessine un mouvement continu
d’ « oscillation entre moi et autrui », mais également l’irruption du modeste, du
rien, l’émergence d’un langage qui serait une « sorte de babil découvrant le
langage »…

La troisième voie : traversée des genres masculin/féminin

Intitulée « Traversée des genres masculin/féminin », la troisième partie de


ce volume s’inscrit, à la différence des deux premières, dans la perspective du
dépassement de la dichotomie des genres féminin et masculin. Il propose des
études plus orientées vers ce qui, dans l’écriture poétique, dans le principe de
création, se situerait dans un au-delà des clivages réducteurs enracinés dans les
conditionnements culturels, la société, dans un au-delà, un en-deçà de la question
de « l’identité sexuelle », du genre. Cette évolution ne se fait pas nécessairement
sans conflit, pour la poète, à l’intérieur même de l’acte d’écriture, toujours situé
dans une tradition poétique dominée par les figures masculines, à commencer par
celle d’Orphée, le chantre de Thrace, dont le mythe et sa réécriture à travers les
âges condamnent le plus souvent Eurydice, sa compagne, au silence ou à une
radicale absence. Dans l’étude « Orphée vs Eurydice : quand Orphée devient une
femme et qu’Eurydice se transforme en poète », Julie Dekens évoque précisément
le « destin » de la figure d’Eurydice dans les œuvres de quatre poètes femmes
européennes, l’Orphée de Marie-Jeanne Durry, « Dire l’obscur » d’Ingeborg
Bachmann, La Lyre de Septembre d’Edith Södergran et « Monologue dans
l’Hadès » d’Ebba Lindqvist. A travers l’itinéraire en trois langues, français,
allemand, suédois, de la figure d’Eurydice dans son rapport à la figure tutélaire

1
Harold Bloom, The Anxiety of Influence, Oxford, Oxford University Press, 1997.
2
Terrence des Pres, « North American East », in Adrienne Rich’s Poetry and Prose, New York,
London, Norton, 1993, pp. 362-363. C’est nous qui traduisons.

  15  
d’Orphée, se dessine la circulation des voix des poètes femmes de l’un à l’autre
genre, de l’une à l’autre figure du mythe, le « je » poétique tantôt se confondant
avec le personnage d’Orphée, ses capacités, son chant, tantôt avec « la voix
oubliée d’Eurydice », sa parole sortie du silence, redécouverte dans sa valeur, sa
portée de silence même, à travers laquelle se disent les nouvelles voies de la
poésie du XXe siècle… Rompant avec la tradition orphique, purement esthétisante
du chant ?
Comme le montre l’étude de Marie Joqueviel-Bourjea, « La femme, le
neutre, l’écriture », consacrée aux poètes contemporaines Marie Etienne, Sophie
Loizeau, Judith Chavanne, il ne s’agit pas d’enfermer le poète femme dans un
« sexe », un genre, à une époque où, dans l’accès aux savoirs, aux arts, hommes et
femmes sont de plus en plus placés sur un pied d’égalité, et où certains poètes
femmes rejettent toute notion de différence, d’écriture au féminin, et encore
davantage de « poésie féminine ». La poésie contemporaine écrite par les femmes
reposerait bien plutôt sur une expérience de la « porosité » des genres, le passage
de l’un à l’autre, sur la traversée des genres/gender(s), associée à la traversée et au
renouvellement des genres littéraires. L’écriture poétique s’ouvrirait, comme au
théâtre, comme voie d’une « voix off », permettant d’échapper aux modèles et aux
moules que la société continue d’imposer, un espace de liberté entre les mains, les
voix plurielles des poètes femmes devenant tout simplement « poètes », en dehors
de toute considération de catégorisation sexuelle ou genrée.
Une chose est de prendre pour thème, par ailleurs, l’expérience féminine
vécue, d’explorer la venue à l’écriture comme transgression et comme conquête,
d’amener à la parole les territoires inexplorés du féminin, réinvestis, révélés par
les voix des femmes elles-mêmes. Autre chose est de s’interroger sur ce qui se
joue dans la zone du surgissement de l’écriture, de la confrontation, la rencontre
avec la page blanche, dans le principe de création même, qui amène le poème et
qui, contrairement aux contenus thématiques, tendrait à échapper à la donnée du
« sexe » ou du « genre ». Dans son étude « Politique et poétique. Genre et
écriture, une relation ambivalente », la poète et essayiste Claude Ber, après avoir
posé le fait que la poésie des femmes demeure « minoritaire » et manque souvent
de visibilité, le fait que le contenu thématique porteur des conditions des femmes
n’implique pas qu’il y ait spécificité de « l’écriture », mène précisément la
réflexion sur ce terrain du « poïétique » à l’époque contemporaine, où « [l]e je qui
écrit, le sujet de l’écriture n’est pas une donnée fixe antérieure à l’acte d’écrire »,
où les identités sont « plurielles et dynamiques et non plus confinées dans des
oppositions binaires réductrices ». Le questionnement de la poète Sylvie Durbec
sur la spécificité de la voix, « son origine, son ancrage même dans une terre, un
pays, un corps », dans l’article « Voix des hommes/Voix des femmes », qui clôt le
volume, va dans le même sens, et semble dire l’impossibilité, pour le poète
femme, de définir l’ « identité sexuelle » de sa voix comme « féminine », une voix
qui se situerait davantage à la jonction des voix, voix maternelle, paternelle, voix
des autres langues.
De même que le collectif Voi(es)x de l’Autre dans le prolongement duquel
ils s’inscrivent, les actes du séminaire « Poésie au féminin » témoignent de la
pluralité des approches de l’altérité au féminin par les poètes elles-mêmes, comme
des positionnements critiques au regard de la question de la « différence », du
genre/gender. Trois principales tendances tendent à se dessiner : celle qui
s’inscrirait dans le déni ou la négation de la féminité, l’adoption d’un masque ou
d’un point de vue masculin, afin de répondre aux attentes de la tradition et des

  16  
canons élaborés par la tradition ; une autre tendance, plus particulièrement, dans la
deuxième moitié du XXe siècle, se situerait non seulement dans la reconnaissance
de la « différence » mais dans l’exploration, la revendication d’une altérité au
féminin envisagée comme un enjeu de renouveau poétique, éthique, voire
politique ; enfin, une nouvelle voie semble se dessiner, notamment parmi les
poètes d’aujourd’hui, qui est celle du dépassement des oppositions de genre(s)
masculin/féminin, pour l’exploration d’une nouvelle forme d’ « androgynie », de
« bisexualité », dans l’esprit de cette « autre bisexualité » décrite par Hélène
Cixous dans « Le rire de la Méduse »… dans un esprit d’exploration des
genres/genders, masculin et féminin, mais également d’exploration des genres
littéraires, ouverts à une sorte de fertilisation réciproque.

  17  
Chapitre I
Poètes femmes en Autre(s) de la tradition

  18  
« La poétesse, figure de l’altérité à la Belle Epoque »

Patricia Izquierdo

L’altérité est une notion ambivalente, à la fois altération et marche vers


son antonyme, l’identité. Elle est le nœud de la problématique de la place de la
femme dans le champ littéraire (au sens de Bourdieu), surtout à la Belle Epoque.
La femme poète que l’on appelle alors « poétesse » altère, c’est-à-dire
bouleverse, transforme et, selon les critiques contemporains, dégrade le champ
littéraire par sa seule présence ; simultanément, elle tente de se construire une
identité dans cette altération même. Marginalisée dans un milieu littéraire
fortement androcentré, elle s’approprie cette marge, y fait son nid, creuset de son
devenir auctorial. Elle essaie d’entrer dans le monde et le canon littéraires par la
marge1.
Mais, de l’altérité à l’alter ego, le chemin est long, abrupt, voire
impossible à cette époque. Les hommes poètes et/ou critiques contemporains
reconnaissent difficilement les poètes femmes, surtout s’ils se mêlent de critique
et d’école. Le discours à leur égard est majoritairement sexiste et obtus. Peu
d’hommes écoutent les nombreuses voix de l’Autre qui veulent s’exprimer en ce
début de vingtième siècle. Le statut social de la femme les confine dans une
infériorité qui date d’un siècle (du code civil de Napoléon de 1804) et la
hiérarchie littéraire reproduit parfaitement cette sujétion à la parole patriarcale.
Reconnaitre l’altérité de la femme poète, c’est déjà lui concéder un début
d’existence, aussi démontrerons-nous d’abord l’évolution du statut des femmes
poètes qui passent de l’altération à l’altérité. Mais certaines ne s’arrêtent pas là et
tentent de transformer cette altérité en identité par le biais de différents moyens
dont nous allons analyser la pertinence et l’efficacité.

De l’altération à l’altérité

Altération
Altérer, c’est à la fois transformer et dégrader, voire corrompre et avilir.
L’avènement de la poétesse ou plus largement pour l’instant de la femme écrivain
est d’abord perçu comme une altération de l’ordre et cette problématique déborde
le cadre littéraire pour devenir un phénomène sociétal :
« Dès l’instant qu’elle prend en main la plume, elle se révèle comme un
ferment d’anarchie » affirmait Paul Flat2, en 1909, contestant l’ordre, la morale et
la religion.
C’est l’avis général à la Belle Époque qui, pour appréhender ce
phénomène, va recourir à différentes figures, convoquant des références
mythologiques et assimilant la femme qui écrit à des êtres divers dont le point

1
Ellen Constans parlait des « portes de service » dans la conclusion de son article « Ouvrières des
lettres : les romancières dans la production de la littérature de la première moitié du vingtième
siècle ». Voir Revue BELPHÉGOR, Vol. VII, No. 2, Juin 2008 http://etc.dal.ca/belphegor/vol7_no
2/articles/07_02_consta_ouvrie_fr.html.
2
Paul Flat, Nos femmes de lettres, Paris, Perrin, 1909, p. 233.

  19  
commun est de vivre au ban de la société : l’amazone, la malade mentale ou le
monstre.
Ces femmes sont pour Henri Ner des Amazones. Cette résurgence d’une
société matriarcale mythologique, où la femme se gouverne et se défend elle-
même, ne s’unit qu’à des étrangers, n’élève que les filles et mutile les garçons,
diffuse l’image d’une femme guerrière, chasseresse et prêtresse, une tueuse
d’hommes.
Règne en même temps à l’époque depuis plusieurs années déjà un discours
médical assimilant la femme qui écrit à une malade : « Le camp des amazones est
la Salpêtrière de la littérature » précise Henri Ner.
Sous d’autres plumes, nombreuses, les poétesses deviennent des
Bacchantes hystériques, ivres d’amour. Les occurrences de cette figure sont
légion, à tel point que les plus en vue sont surnommées « les Bacchantes » car
elles glorifient l’amour et osent exprimer leur sensualité. Florian Parmentier1 parle
ainsi des « fureurs de Bacchantes » encore en 1914.
D’autres discours aussi peu littéraires les décrivent comme des prostituées
– on connait la fameuse phrase d’Albert Cim qui assimile « toutes celles qui –
femmes de plume, de club ou de rue – n’aspirent qu’à devenir ‘publiques’ »2 et
déjà la réflexion féroce de Flaubert, relevée dans sa Correspondance : « Dans tous
les temps et dans tous les pays, bas-bleu a été synonyme de … putain ! »3.
Plus intéressant, elles deviennent des animaux, voire des monstres ; il
suffit encore de citer Henri Ner qui sévit en 1897 dans les colonnes de La Plume4 :

L’amazone a toutes les prétentions. Non seulement elle fait la bête pour vouloir faire l’homme ;
souvent elle devient je ne sais quel animal de cauchemar, monstrueux et irréel.

Si elles sont d’origine étrangère et/ou revendiquent un comportement


sexuel hors norme, l’altérité est doublée. C’est le cas de Marie Krysinska ou
Renée Vivien.
C’est en outre le règne des généralisations abusives, elles ont toutes le
même tempérament selon Jules Bertaut dans La littérature féminine d’aujourd’hui
et correspondent toutes à la Femme, contrairement aux hommes qui, eux, sont très
différents les uns des autres. La mythographie et l’essentialisme sévissent. L’un
des ses titres redondant est encore révélateur : « Toutes les femmes de lettres
voient toujours la Femme de la même façon »5.

Le symptôme révélateur et concomitant de cette altération des forces en


présence est la difficulté à nommer ces femmes poètes6. On se souvient de la
phrase de Barbey d’Aurevilly :

1
Florian Parmentier, Histoire contemporaine des lettres françaises 1880-1914, Paris Figuière
1914, p. 526. Ce livre a été écrit de 1911 à 1914.
2
Albert Cim, Bas-bleus, A. Savine, 1891, p. 29.
3
Cité dans Albert Cim : Bas Bleus, A. Savine, 1891, p. 29. Albert Cim est le pseudonyme de
Albert-Antoine Cimochowski.
4
Les références qui suivent sont extraites de La Plume, « Le massacre des Amazones », 1er
novembre 1897-1er octobre 1898, Slatkine Reprints, Genève, 1968, (réimpression de l’édition de
Paris 1878).
5
Jules Bertaut, La littérature féminine d’aujourd’hui, Paris, Librairie des Annales, 1909, premier
titre du chapitre 2.
6
Voir http://www.erudit.org/revue/ron/2003/v/n29-30/007725ar.html.

  20  
D’étranges professoresses (car le bas bleuisme bouleverse la langue comme il bouleverse le bon
sens) se sont mises solennellement à faire des conférences1.

Le vocable poétesse date du début du XVIe siècle. Sa dimension péjorative


liée au suffixe -esse - qui désigne souvent la femelle d’un animal mais apparaît
également dans les noms de dignité attribués aux femmes en latin ecclésiastique
« abbesse », « diaconesse », puis dans les titres nobiliaires « duchesse »,
« princesse »… - apparaît au XIXe comme l’explique Aimée Boutin dans son très
intéressant article de 2002, mais elle n’est pas systématique en 1900, d’après nos
lectures du moins ; on trouve également le terme anglais authoress ou francisé en
autoresse. Le Trésor de la langue française ajoute néanmoins sans donner de date
la présence d’une connotation ironique dans ce suffixe.
Aimée Boutin2 rappelle la proposition d’Anne Mellor, spécialiste anglaise
des Women’s Studies des XVIIIe et XIXe siècles, qui distingue pour son domaine
d’étude, les poètes anglaises de 1780 à 18303, « poétesse » pour celle qui écrit de
la « poésie féminine » centrée sur la femme, la féminité, le mariage, la maternité,
et « femme poète » pour celle qui écrit de la poésie politique et didactique. Selon
Aimée Boutin, cette distinction est tout à fait applicable à la France du début du
vingtième siècle.
La poétesse serait alors une femme qui dans sa poésie exalte la femme,
Anna de Noailles par exemple ou Hélène Picard peut-être, tandis que la femme
poète porterait des revendications politiques et écrit de la poésie didactique. Cette
opposition n’en est pas une, ajoute-t-elle, étant donné que les deux voies/voix
peuvent coexister au sein d’une même œuvre.
Cette bipartition trop manichéenne est néanmoins pertinente en ce qu’elle
illustre la polyphonie qui règne effectivement dans les recueils des poètes femmes
de cette époque. Mais on trouve aisément des femmes qui échappent à cette
approche : Gérard d’Houville, Judith Gautier, Jean Dominique… et les écritures
de Lucie Delarue-Mardrus, Renée Vivien et Natalie Barney vont bien au-delà.
Sans oublier que prendre la plume à leur époque, pour écrire était déjà en soi un
acte politique.
Ce qui serait plus pertinent à la Belle Époque reviendrait à appeler
poétesse celle qui se conforme à la vision traditionnelle voire essentialiste de la
femme, la « vraie femme »4 lit-on alors, et « femme poète » celle qui s’en éloigne
et est capable, à l’instar des hommes, d’affirmer ses idées politiques et
didactiques. Mais cette terminologie ne recoupe pas celle de la Belle époque et la
dimension politique et didactique ou féministe est loin d’être prépondérante.
Quoi qu’il en soit, jusqu’à la première guerre mondiale, les principales
intéressées rejettent le terme poétesse car elles sentent bien que le suffixe féminin
va les desservir, le référent identitaire n’existant pas encore. Le biographe d’Anna
de Noailles5 l’explicite :

1
Barbey d’Aurevilly, Les œuvres et les hommes V Les bas bleus Slatkine reprints 1968
(réimpression de l’édition de Paris 1878), introduction, p. XVII.
2
Voir http://www.erudit.org/revue/ron/2003/v/n29-30/007725ar.html. « Inventing the “Poétesse”:
New Approaches to French Women Romantic Poets”.
3
Voir son article “The Female Poet and The Poetess: Two Traditions of British Women’s Poetry,
1780-1830.” Studies in Romanticism 36.2 (Summer 1997) : 261-76.
4
Voir Georges Normandy dans le numéro spécial sur « Les femmes de lettres » des Pages
modernes en 1908 et Aurel.
5
Louis Perche, Anna de Noailles, éd. Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1964, chapitre 2.

  21  
Elle préférait s’appeler poète que poétesse car [il la cite] ‘Athénée en toute chose favorise la race
mâle’ d’après elle »1. Gérard d’Houville fait dire à l’un de ses personnages de roman en 1903 :
« Je ne dis pas femme de lettres, seulement écrivain. Etre une femme est une différence sans
rapport2.

Elles sont en effet considérées avant tout comme des « intruses ».


Soulignons que le discours critique à leur sujet évolue toutefois jusqu’aux
années charnières d’institutionnalisation 1908-19093 ; nous lisons par exemple le
15 septembre 1907 dans le magazine Je sais tout4 :

Le préjugé du public contre les livres signés de noms féminins tombe de jour en jour, quoique
n’étant pas tout à fait éteint.

Abandonnons donc la légende qui fait de la femme écrivain une sorte de monstre. Il en est et non
des moindres, qui dirigent leur ménage avec soin et, veillant aussi bien que d’autres à l’éducation
de leurs enfants, les font vivre ‘de bonne soupe et de beau langage’ quoiqu’en ait dit Molière.
Elles n’ont aucune raison de se déguiser en hommes puisque leur qualité de femme ne les dessert
plus.

Mais une nouvelle raison de les maintenir à la marge apparaît, dès lors que
leur position dans le monde littéraire est avérée ; elle est révélée par une femme,
Claude Reni, en 1908 dans le numéro spécial des Pages modernes consacré aux
femmes auteurs, c’est la rivalité commerciale qu’elles créent et attisent au fil des
succès de leurs publications en face des hommes écrivains.
En effet, Claude Reni, qui a créé une revue féministe La femme nouvelle,
dénonce d’abord le mépris masculin des « censeurs », Emile Faguet et Gustave
Kahn, mais sa réaction est plus constructive ensuite : elle explique l’attitude
masculine par la réalité économique et sociale de son époque, la concurrence des
femmes au moment d’une crise du livre, je cite :

La concurrence ! Elle est partout ; de quelque côté que l’on se tourne, on se heurte à elle, dans les
5
antichambres des éditeurs et dans les salles de rédaction, aussi bien que dans l’usine et l’atelier .

Laisser une femme devenir écrivain peut en effet rapporter beaucoup


d’argent en 1909, même aux éditeurs ou libraires masculins. La revue des deux
mondes publie cette année-là un feuilleton d’Edouard Rod, romancier naturaliste
suisse proche de Zola, également critique littéraire et essayiste, intitulé « Les
Unis », dans lequel deux libraires associés discutent de l’opportunité financière de
créer une collection réservée aux livres de femmes qui s’appellerait « Le Panthéon

1
Louis Perche : Anna de Noailles, Seghers, 1964, chapitre 2 : « Son itinéraire bibliographique ».
2
Citation extraite de L’Inconstante, Calmann-Lévy, 1903.
3 e
Voir ma communication au colloque « Masculin/féminin et presse au XIX siècle », « Réception
des écrits de femmes : les années décisives 1908-1909 », à paraitre.
4
« Cinq mille femmes de lettres » dans la rubrique « Lettres et arts », article non signé. En 1909,
Jean de Bonnefon dans La corbeille des roses ou les dames de lettres, Société d’éditions de
Bouville & Cie, p. 18 confirme : « Les femmes de lettres étaient jadis des monstres. Elles sont
maintenant des femmes parfaitement femmes, avec tout le charme des yeux et des rondeurs qui
sont les orbes du monde en réduction ». Nous soulignons.
5
Claude Reni, « Les femmes dans li littérature » in Pages modernes, n°4, janvier 1908, p. 95.

  22  
féminin » (1 et 15-02, 1 et 15-03-1909)1. Après quelques tergiversations morales
et une argumentation fine2, le projet est adopté, car il sera rentable.
Ainsi, l’altération du champ littéraire touche aussi l’économie du monde
des lettres, de la publication à l’édition.
Cette invasion altère aussi la vision essentialiste de la femme, de la Muse à
la femme Art nouveau qui inspire mais n’écrit pas.
Finalement, l’altération atteint le symbolique : le langage et la parole
poétique masculine, virile, démiurge, transgressée. La femme ose passer de la
Mimesis à la Poiesis. Au lieu d’imiter servilement, de reproduire la vision
stéréotypée de la « vraie femme », elle crée et façonne une femme nouvelle, une
nouvelle identité qui passe par l’écriture.
Au fil des années et des recueils poétiques publiés qui s’affirment,
notamment Le cœur innombrable et Les Eblouissements d’Anna de Noailles, Par
l’amour de Marie Dauguet, L’Instant Eternel d’Hélène Picard, Le livre pour toi de
Marguerite Burnat-Provins, l’altération du champ littéraire glisse vers la
reconnaissance contrainte et forcée d’une altérité (la presse le confirme). Mais
quelle altérité ? De même que les figures de la poétesse sont nombreuses, nous
allons voir qu’il faut parler de plusieurs altérités.

Altérité
En effet, l’altérité est une notion relative/norme comme l’autre /même
mais de quel même s’agit-il, et de quelle norme ?
Revenons à la définition de l’altérité : c’est le caractère, la qualité de ce
qui est autre, distinct, opposée à identité ; l’étymologie exacte confirme la
pertinence de notre approche initiale : altération, changement et du bas latin
alteritas : différence.
L’appellation femme poète est particulièrement intéressante pour
approcher cette multiplicité de différences : faut-il opposer femme poète à homme
poète (et donc femme à homme), ou femme poète à femme (comme on opposait le
« bas bleu » à la « vraie femme ») ? Les deux assurément. Et nous avons,
entremêlés, plusieurs degrés d’altérité : celle de la femme, l’Autre (sexe), sexe
faible ou beau sexe, et celle de la femme qui écrit, consacrant l’altérité de la
femme poète, sans parler de la femme poète étrangère qui cumule, ni même de la
femme poète étrangère homosexuelle…
Ces altérités [super]posées, voyons quelle place est faite à la femme poète.
Nous trouvons encore un discours critique sexué, et fortement hiérarchisé, à
l’instar de Barbey d’Aurevilly dont une seule citation suffit :

Pour nous, il y a identiquement les mêmes différences de l’homme à la femme, dans son esprit
que dans son corps. Or, s’ils sont différents, c’est évidemment pour faire des choses différentes et
3
différence implique hiérarchie. L’ordre n’est qu’à ce prix .

1
Albrun exhorte Rhèmes (p. 33) : « Exploitez cette nouvelle mode, pendant qu’elle dure ! ».
L’intérêt financier est à plusieurs reprises évoqué.
2
Les deux personnages se demandent par exemple si la création d’une collection réservée aux
femmes ne remet pas en cause « l’égalité des sexes ».
3
Barbey d’Aurevilly, Les œuvres et les hommes V Les bas bleus Slatkine reprints 1968
(réimpression de l’édition de Paris 1878), p. XXI.

  23  
C’est la « Loi d’infériorité » (p. XXIII). Ce discours relayé jusqu’en 1914
par Henri Ner mais aussi Albert Cim, Octave Uzanne et Pierre Lasserre ne
disparaît pas avant la première guerre mondiale, malgré l’évolution des années
1908-1909.
Ainsi, la place de la femme poète dans la critique reste marginale1 (peu
nombreuses sont celles qui apparaissent dans les anthologies : 2 seulement dans
l’Anthologie de la société des poètes français (Bibliothèque générale) ; dans
Toutes les lyres de Florian Parmentier (3 volumes publiés de 1909 à 1911), 9
femmes sur 49 auteurs ; aucune dans l’Anthologie néo romantique chez Messein
en 1910 alors qu’elles sont dites romantiques ; une seule femme apparaît en 1911
dans l’Anthologie de la jeune poésie française (Maison d’édition des loups), une
seule encore dans l’Anthologie de l’Effort (L’Effort, Poitiers) en 1912.
Elles sont en fait regroupées dans des anthologies à part, comme Les
Muses françaises d’Alphonse Séché en 1909 (Louis Michaud) ou Les Princesses
de lettres en 2 tomes d’Ernest Tissot en 1909-1910 (chez Fontemoing éditeurs)
qui s’intéressent aux femmes écrivains en prose.
Paradoxalement, ce dernier écrit des préfaces régressives qui contredisent
cette marginalisation des écrits de femmes : « Plus une femme a de talent, et plus
ses manières de réfléchir, de déduire et de vivre se rapprochent de celles des
hommes »2 (tome 1, p. 12). Il en vient à parler d’« êtres neutres » et ajoute : « on
perd l’impression de la différence du sexe ». L’altérité serait inversement
proportionnelle au talent par conséquent. Un an plus tard (le 6 décembre 1910), il
affirme que contrairement à l’homme qui veut « plaider, discuter, enseigner ou
impressionner », la femme veut « plaire », sauf « les grandes, les génies », il n’en
garde que 4 : Sapho, Sainte Thérèse, Germaine de Staël et Elisabeth Barett-
Browning. Et il ajoute : « La femme ne deviendra géniale qu’à la condition
d’oublier qu’elle est femme » (p. X).
De même, dans les histoires littéraires, elles sont souvent reléguées en fin
de chapitre ou dans un chapitre à part – Léo Claretie en 1912 en fin de chapitre
précise : « Il convient enfin de faire une place au groupe gracieux et nombreux des
poétesses »3 - et cette remarque est valable bien au-delà de 1914, nous retrouvons
en effet cette séparation en 1924 dans La poésie française moderne des
romantiques à nos jours d’Henri Clouard4 ou dans De Baudelaire au surréalisme
de Marcel Raymond5 qui reprend la terminologie de Maurras, le « Romantisme
féminin » qui date de 1903 en 1947. Dans l’histoire littéraire de Marcel
Braunschvig, par exemple, parue en 1926, le chapitre 8 qui leur est consacré est
placé juste avant « La littérature française à l’étranger » (entendez francophone) et

1
Voir Christine Planté « La place des femmes dans l'histoire littéraire : annexe, ou point de départ
d'une relecture critique ? », in Revue d'histoire littéraire de la France 3/2003 (Vol. 103), p. 655-
668. URL www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2003-3-page-655.htm. DOI :
10.3917/rhlf.033.0655.
2
Cette préface est datée du 22 mai 1909.
3
Léo Claretie, Histoire de la littérature française (900-1910), tome cinquième, Paris, librairie
Ollendorff, 1912, p. 465.
4
Henri Clouard, La poésie française moderne des romantiques à nos jours Paris, Gauthier-Villars
et Cie, 1924, p. 263, chapitre « Les Muses ». Seule Anna de Noailles a un sous chapitre à elle
comme Charles Guérin ou Francis Jammes. Toutefois certains noms sont disséminés dans des
analyses plus générales ici, notamment dans le chapitre bien nommé « Amalgames », p. 287.
5
Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme, Paris, José Corti, 1947, p. 83-87, où est analysé
« le romantisme féminin ».

  24  
après « Les écrivains religieux et scientifiques ». La justification de l’auteur est la
suivante :

[…] c’est surtout depuis une soixantaine d’années que la production littéraire des femmes est
devenue abondante. Aussi lui consacrons-nous un chapitre distinct, qui permettra d’avoir une vue
1
d’ensemble de l’activité féminine dans notre littérature contemporaine .

L’intégration est limitée et maintient l’altérité. Henry Dérieux, à son tour,


dans la remarquable synthèse La poésie française contemporaine (1885-1935)
parue en 1935 au Mercure de France attend la page 81 pour parler d’Anna de
Noailles dans un chapitre réservé intitulé « Anna de Noailles et le romantisme
féminin – Son ambition, sa faiblesse, sa grandeur ». Le chapitre suivant s’intitule
« Les Muses » et concerne Renée Vivien, Gérard D’Houville, Lucie Delarue-
Mardrus, Cécile Sauvage qui « touche par sa belle simplicité de femme et de
mère » (88) et Marie Noël, « Abondance et pathétique du lyrisme féminin ». À
aucun moment dans le reste de cet essai ne sont mêlés les noms de poètes et de
poétesses alors que les chapitres concernant l’évolution du symbolisme (p. 63)
(notamment la « redécouverte de la nature ») avec Samain qualifié d’ « âme
féminine », Guérin et Jammes, et celui sur « l’intimisme » (p. 178) le permettaient
aisément.
Des essais spécifiques leur sont consacrés en 1909 : La littérature féminine
d’aujourd’hui de Jules Bertaut à la Librairie des Annales ; Nos femmes de lettres
de Paul Flat (Perrin) ; et Muses d’aujourd’hui de Jean de Gourmont (Mercure de
France), une anthologie. De nombreuses études parues dans la presse spécialisée,
des revues littéraires corroborent cette reconnaissance marginale.
La création du concept de « poésie féminine » inclus dans la « littérature
féminine » induit une vision essentialiste de la femme, une idiosyncrasie
féminine, romantique, qui les caractérise et simultanément les particularise et les
enferme dans leur marginalité. On se souvient encore de Barbey :

Etudiez leurs œuvres, ouvrez les au hasard ! A la dixième ligne, et sans savoir de qui elles sont,
2
vous êtes prévenu ; vous sentez la femme ! odor di femina !

Créer cette altérité c’est les exclure du même, du masculin et par suite de
l’universel. Elles ne peuvent dès lors pas être comparées aux hommes si ce n’est
pour être dénigrées, infériorisées ; Rachel Sauvé le précisait en parlant des
femmes écrivains du XIXe, c’est encore valable au début du vingtième :

C’est ainsi que s’érige le paradigme de l’écriture au féminin menant à une ontologie, où les
femmes ne peuvent se comparer qu’à d’autres femmes. […] lorsque les œuvres de femmes
occupent une place dans l’institution littéraire, c’est dans la sous-catégorie des œuvres de
3
femmes .

Et nous retrouvons encore Barbey d’Aurevilly :

1
Marcel Braunschvig, La littérature française contemporaine étudiée dans les textes (de 1850 à
nos jours), Paris, Armand Colin, 1926, p. 272.
2
Barbey d’Aurevilly, op. cit., p. XXII.
3
Rachel Sauvé, De l’éloge à l’exclusion. Les femmes auteurs et leurs préfaciers au XIXe siècle, PU
Vincennes, 2000, p. 137.

  25  
Les femmes peuvent être et ont été des poètes, des écrivains et des artistes dans toutes les
civilisations, mais elles ont été des poètes femmes, des écrivains femmes, des artistes femmes…
1
Quand elles ont le plus de talent .

On le voit, cette première étape n’est qu’une impasse, un piège dans lequel
elles sont tombées en pensant que c’était un premier pas vers leur identité
auctoriale.
Alors, comment passer de l’altérité à l’identité ?

De l’altérité à l’identité

Martine Reid dans son récent essai Des femmes en littérature2 évoque trois
« voix de femmes » possibles au début du XIXe siècle qui correspondent à « trois
positionnements à l’égard de la problématique des femmes auteurs » que nous
pouvons aisément transposer un siècle plus tard, le statut de la femme auteur ayant
peu évolué malgré la génération de 1830 – Martine Reid montre en effet que la
réception critique est de plus en plus acerbe au fil du siècle, notamment par le
biais de l’expression « bas bleu » -. Voici ces trois positions :

« plaider pour le droit des femmes à publier tout en souhaitant ne pas


contester l’ordre général des choses »
« Se contenter de signaler la profonde différence de traitement entre
hommes et femmes dans ce domaine »
« Adopter une vision pragmatique et « militante » en revendiquant
pleinement la différence et en invitant à la production d’objets littéraires distincts
(écrit en italiques) de ceux des auteurs masculins

Autrement dit, deux attitudes se dégagent : gommer la différence, c’est le


cas le plus fréquent que nous allons détailler en premier, et revendiquer sa
différence, son altérité, parfois avec violence, à ses risques et périls et en
s’opposant au mythe de l’éternel féminin.
Mais d’autres voies se dessinent à la fin de la Belle Epoque, notamment
celle du dépassement dialectique de la dichotomie sexuée.

Gommer l’altérité
Gommer l’altérité, c’est la tentation du même, la Mimesis : trois
possibilités s’offrent alors, gommer le féminin, et/ou imiter le masculin, et/ou
gommer tout ce qui ne correspond pas à l’éternel féminin, pour reproduire la
vision essentialiste masculine de la femme.
Gommer le féminin c’est opter pour un pseudonyme masculin (comme
Marie de Hérédia, Marie Closset, Pauline Tarn au début…), privilégier une
énonciation au masculin (Jean Dominique, Marie Dauguet), choisir le
travestissement énonciatif.

1
Barbey d’Aurevilly, op. cit. p. XXII.
2
Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010, p. 45.

  26  
Jean Dominique choisit un scripteur masculin dans la majorité de ses
recueils poétiques, L’Ombre des roses (1901), La Gaule blanche (1903),
L’Anémone des mers (1906), et L’Aile mouillée, en 1909. Il faut attendre 19121
pour voir un énonciateur de sexe féminin, dans Le Puits d’azur.
Sous la plume de Pauline Tarn, en 1901 pour la première édition, aucun
indice grammatical d’Etudes et Préludes signé Renée Vivien ne permet de déceler
le sexe de l’énonciateur : il est le plus souvent sujet de l’action ou plutôt de l’état
(« Je songe »2, « Je tremblais »3, « Je t’adore »4, « J’écouterai »5, « Je te hais »6),
mais il n’est pas souvent décrit, à l’inverse du « tu », et les rares adjectifs qui le
qualifient sont épicènes :
7
Pâle de solitude, ivre de chasteté !

Cendres et poussières8, l’année suivante, également signé Renée Vivien,


est plus ambigu : « Je sais les strophes d’or sur le mode saphique »9 nuance
« Dénoue enfin tes bras fiévreux, ô ma Maîtresse ! »10. « Je suis la tendre et
pitoyable maîtresse »11 clarifie le statut énonciatif. Le saphisme réitéré (« Sonnet
féminin »12) confirme alors la lecture. Psappha et Lilith apparaissent dans
Evocations, toujours signé Renée Vivien, l’année suivante, et deviennent les
avatars du « je » polymorphe. Mais les indices grammaticaux restent rares, sauf
quand « je » est une figure antique ou mythologique, comme celle qui parle à
Gorgô :

Telle une ménade aux lendemains d’orgie,


13
Gorgô, je suis lasse à la lueur du jour .

Renée Vivien écrivait masquée, cette ambiguïté sexuelle de l’énonciateur


et ses nombreux pseudonymes l’attestent. L’orientation sexuelle de l’auteur elle-
même explique peut-être aussi ce choix énonciatif. Le « Je » du poète désigne
d’abord Sapho14 puis, à partir de 1906, le sujet parlant qui avoue son échec et son

1
Voir notre article paru dans la revue Sextant, ULB, n° 17-18, 2002, p. 149-168, notamment
p. 151-152.
2
Renée Vivien, Études et Préludes in Œuvre poétique complète de Renée Vivien, Paris, Régine
Deforges, 1986, p. 43 et p. 80.
3
Ibid., p. 41.
4
Ibid. p. 43.
5
Ibid., p. 45.
6
Ibid., p. 79.
7
Ibid., p. 79.
8
Renée Vivien, Cendres et poussières, in Œuvre poétique complète de Renée Vivien, Paris, Régine
Deforges, 1986.
9
Ibid., p. 82.
10
Ibid., p. 79.
11
Ibid., p. 82.
12
Ibid., p. 87.
13
Ibid., p. 118.
14
Elle s’en explique dans Une femme m’apparut (Paris, Régine Deforges, 1977, p. 99-100) : « S’il
n’y a qu’un petit nombre de femmes écrivains et poètes, c’est que les femmes sont trop souvent
condamnées par les convenances à célébrer l’homme. Cela a suffi pour paralyser en elles tout
effort vers la Beauté. Aussi, le seul poète-femme, dont l’immortalité est pareille à l’immortalité
des statues, est Psappha, qui n’a point daigné s’apercevoir de l’existence masculine ».

  27  
désespoir d’être « exclu de la communauté des hommes »1, « tourmenté[e] de ne
pas être reconnu[e] ». Virginie Sanders remarque que le mot « poète » apparaît de
plus en plus dans son œuvre : presque la moitié des vingt occurrences concerne la
dernière période, surtout dans deux recueils, A l’heure des mains jointes (en 1906)
et Le vent des vaisseaux (1910). Elle ajoute : « Le pendant féminin du vocable ne
connaît qu’une actualisation »2.
La confusion fut si forte à ses débuts littéraires que Renée et Natalie
Barney purent assister à une conférence sur René Vivien, dans laquelle l’orateur
vantait les mérites du jeune poète qui parvenait si bien à exprimer son amour des
femmes.
De nombreux poèmes mettent en scène l’« amant »3 conquérant, le « page
florentin »4, un « devin », et même « un mâle en rut qui brame et qui beugle ».
Selon Marie Perrin, ce choix énonciatif n’est pas lié, comme a voulu le voir la
critique contemporaine, à sa vie affective : Renée Vivien, qui lutte contre
l’autocratie patriarcale, se donne une identité masculine pour prendre la place de
l’homme, et détenir à son tour le pouvoir. Sorte de coup d’état énonciatif, ce
travestissement lui permettrait de renverser les valeurs de la société de la Belle
Epoque ; c’est également l’avis de Karla Jay5 qui parle de rébellion. Renée Vivien
dénonce le privilège inique d’être un homme écrivain à son époque. Toutefois,
elle le cautionne et « joue le jeu » en prenant à son tour un pseudonyme masculin.
Amélie Murat adopte elle aussi un énonciateur masculin lorsqu’elle fait
dialoguer le Poète et la Poésie :

Je sais que je suis seul, dédaigné par les hommes,


6
Obsédé de moi-même, abandonné de toi .

La femme auteur parle au masculin, comme si ce genre seul légitimait son


propos, surtout lorsqu’il s’agit de poésie. Seul le masculin fait autorité. Cet état de
fait social et politique est entériné dans leur poésie.
Marie Dauguet, qui garda pourtant son nom d’épouse, se dépeint dans ses
recueils comme un être viril, particulièrement dans L’Essor victorieux, qui marque
l’acmé de sa quête initiatique intérieure. Le poème « Je n’ai jamais goûté tout ce
qui plaît aux femmes » montre cette étrange transsexualité :

Virilement toujours mon âme s’appartint


[…]
7
Mais je respecte en moi cet homme que je suis .

1
La poésie de Renée Vivien, ibid., p. 322.
2
Virginie Sanders, « Vertigineusement, j’allais vers les étoiles… » : La poésie de Renée Vivien,
Rodopi, BV Amsterdam, Atlanta GA, 1991, p. 321.
3
Voir Virginie Sanders, « Vertigineusement, j’allais vers les étoiles… » : La poésie de Renée
Vivien, Rodopi, BV Amsterdam, Atlanta GA, 1991. Elle relève vingt-quatre occurrences de ce
vocable dans les écrits de Renée Vivien. Voir son tableau des schémas de fréquence p. 374.
4
Voir Marie Perrin, L’originalité de Renée Vivien, ibid., pp. 189-190.
5
Voir The disciples of the tenth muse: Natalie Clifford Barney and Renée Vivien, ibid., p. 29.
6
Amélie Murat, Le livre de poésie, Paris, Sansot, 1912, p. 198.
7
Marie Dauguet, L’essor victorieux, Paris, Sansot, 1911, p. 208.

  28  
Gommer le féminin, c’est aussi écrire à la manière de (Francis Jammes par
exemple) ou en se revendiquant de pairs et en établissant une filiation patriarcale
par le biais des paratextes (citations, dédicaces).
Ces subterfuges du jeu littéraire fonctionnent inégalement. Si les critiques
littéraires sont flattés de voir leurs noms, certains prennent mal l’utilisation d’un
pseudonyme masculin qu’ils considèrent comme une « subtile injure au mâle »1.
Mais imiter le masculin, c’est surtout au début du vingtième, rejeter le
féminin agressif : le rejet du féminisme est quasi général chez les poétesses qui
gardent leurs revendications pour les écrits intimes (journaux, correspondances)
ou leurs inédits.
Ce faisant, une lecture hiérarchisante les dessert bientôt. Elles osent se
référer à leurs pairs illustres, elles seront évaluées à leur aune.
Lucie Delarue-Mardrus est ainsi rapidement surnommée la fille de
Baudelaire, comme Renée Vivien d’ailleurs, alors qu’elle ne l’a pas encore lu.
Lucien Maury2, en 1908, va plus loin : outre ces souvenirs baudelairiens, Lucie
Delarue-Mardrus, selon lui, pastiche « Le bateau ivre ». Les comparaisons avec
leurs confrères masculins sont souvent restrictives. Ainsi, D’après Emile Faguet3,
Madame de Noailles n’est qu’un « Lucrèce précieux, un Lucrèce féminin, trop
féminin, un Dimidium femineum Lucretii ». Le mois suivant, il compare, à son
désavantage bien sûr, Cécile Périn à Alfred de Vigny : elle a « moins de talent de
forme que [lui] » ; en conclusion, il regrette que « nos femmes poètes de France se
réduisent trop, se résignent trop à n’être que des Musset féminins »4.
Paradoxalement donc, ce ne sont pas celles qui gommèrent l’altérité qui
obtinrent une identité littéraire, c’est-à-dire un statut et une autorité. Elles restèrent
toujours en deçà de leurs homologues, fille de, ou capable de n’écrire que du sous
Lucrèce, du sous Vigny ou du sous Musset.
Ainsi l’identité issue de cette altérité gommée est en creux ; elle résulte
d’une hiérarchie pesante aux dépens des femmes. Si on lit de plus près les
critiques masculins ou féminins – car Rachilde ou Henriette Charasson
reproduisent le discours ambiant-, on se rend compte qu’elle se fonde sur des
manques (de mesure, rigueur), des manquements à la langue (néologismes et
« vers baroques », « moisson de vers étranges ou étrangers »5, également abus
d’adjectifs pour Anna de Noailles, le « parler bizarre » de Lucie Delarue-Mardrus,
les solécismes et barbarismes de presque toutes), des incapacités à (construire, à
respecter la versification stricte, même au temps du vers libéré sinon libre). Elles
restent d’éternelles apprenties du vers, mimétiques et imparfaites, on lit même que
ce sont de « petites filles »6. Tout au plus leur accorde-t-on deux qualités peu
littéraires : la spontanéité et la sincérité7.
En revanche, lorsque ces mêmes critiques louent leur talent poétique, ils
vantent leur virilité, ce qui entérine le processus de dénégation du féminin : même

1
Jean de Bonnefon, La corbeille des roses ou les dames de lettres, Société d’édition de Bouville &
Cie, 1909, p. 170.
2
« La gloire de nos poétesses » in La Revue politique et littéraire, la Revue Bleue, 18 mars 1908,
p. 409.
3
La Revue de Hongrie, le 15 septembre 1908, p. 334.
4
Ibid., le 15 octobre 1908, p. 447.
5
Jean de Bonnefon, op. cit., p.97.
6
Voir Lucien Maury dans la Revue politique et littéraire la revue bleue du 28-03-1908 : « La
gloire de nos poétesses ».
7
C’est l’argument principal de Paul Flat dans Nos femmes de lettres en 1909.

  29  
les femmes utilisent le masculin pour parler de leurs consœurs : ainsi, Judith
Gautier, pour Henriette Charasson, est « un ‘lettré chinois’1 remarquable. Elle
utilise le terme d’« autoresse »2, parfois de « romancière »3 mais aussi de
« romancier »4 à propos d’Anna de Noailles et de « poète »5 pour Lucie Delarue-
Mardrus ; plus rarement, elle emploie le mot « poétesse »6. A propos de la
romancière et critique Marcelle Tinayre, elle affirme : « c’est plutôt un homme de
lettres qu’une femme de lettres »7.

Revendiquer l’altérité
A l’autre pôle, nous avons la revendication de l’altérité, en tant que femme
poète ou seulement femme. Deux femmes ont le mérite d’avoir osé cette
deuxième voie : Marie Krysinska dont les écrits sont davantage lus depuis sa
première biographie il y a 10 ans et bien sûr Renée Vivien. Revendiquer leur
altérité les a condamnées à la marge toute leur vie.
Marie Krysinska meurt en 1908 en ressassant sa rancœur à l’égard du
poète Gustave Kahn alors que ses écrits en prose avaient du succès et étaient aussi
intéressants que sa poésie méconnue. Renée Vivien disparue en 1909, est clouée
au pilori, véritable paria « à rebours » de son temps, de ses valeurs et de ses
codes.
Dans Une femme m’apparut8, roman-poème autobiographique de 1904,
Renée Vivien est San Giovanni, un androgyne très curieux dans lesquels certains
virent l’union de Renée Vivien et Charles Brun. Cet être étrange plutôt
gynandromorphe − les traits féminins prédominent − dénonce le mépris masculin
pour la « femme de lettres » assimilée à la prostituée ou à la « femme facile » et
réclame au moins les mêmes égards qu’aux « demi-mondaines de grande
marque ». Jeanne-Louise Manning9 confirme que le choix d’un pseudonyme
masculin, hérité d’une tradition anglaise (George Eliot, les sœurs Brontë à leurs
débuts notamment), correspond à la volonté subversive d’être jugé non selon son
sexe mais selon son mérite d’écrivain. Marie-Ange Bartholomot-Bessou montre
bien « la déconstruction identitaire que l’organisation patriarcale impose à la
féminité »10 et « la complexe opération de recréation identitaire »11 qu’effectue
Renée Vivien grâce à ces figures de femmes exilées.

1
Henriette Charasson, in Eugène Montfort et Paul Fort, Vingt-cinq ans de littérature française,
1895-1920, Librairie de France, tome 1, 1926, p. 70.
2
Ibid., p. 65.
3
Ibid., p. 73.
4
Ibid., p. 72. En 1891 déjà, Hubertine Auclerc avait réclamé, en vain, la féminisation des mots
auteur, romancier. En 1906, la revue Femina, au terme d’une enquête regrettant le manque de
termes pour désigner les femmes écrivains avait écarté auteure, autrice et écrivaine (qu’Aurel
emploie) et retenu l’appellation femme-auteur…
5
Ibid., p. 73.
6
Ibid., p. 74.
7
Ibid., p. 77.
8
Renée Vivien, Une femme m’apparut, Régine Deforges, 1977 (paru en 1904), chapitre XIII,
surtout p. 98-104.
9
Jeanne-Louise Manning, Rhetoric and images of feminism in the poetry of Renée Vivien, Umi,
Ann Arbor, 1981, p. 19.
10
Marie-Ange Bartholomot-Bessou, L’imaginaire du féminin dans l’œuvre de Renée Vivien,
Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2004, p. 400.
11
Ibid., p. 400.

  30  
Autres voies
Nous pouvons imaginer d’autres voies : garder l’altérité mais refuser le
mythe de la femme, rejeter la hiérarchisation, ou même rejeter l’altérité en la
dépassant.
Revendiquer le fait d’être une femme qui écrit mais sans s’enfermer dans
l’essentialisme mythographique de la femme, c’est ce que firent Hélène Picard1 et
surtout Lucie Delarue-Mardrus2, en heurtant leur lectorat parfois et la critique
souvent.
Revendiquer l’altérité mais refuser la hiérarchie. Elles ne purent le
demander ni même le formuler. La pensée de Barbey d’Aurevilly (et de
Shopenhauer et de Cesare Lumbroso) est encore très pesante jusqu’en 1914.
Enfin, une approche dialectique aurait pu dépasser la dichotomie sexuée,
source à la fois de l’altérité et de la rivalité.
Valentine de Saint-Point revendique le 25 mars 1912 lors d’une conférence
qu’elle donne dans son atelier avenue de Tourville à Paris, l’avènement d’une
nouvelle femme dans son Manifeste de la femme futuriste3, une femme supérieure
caractérisée par le reniement du sentimentalisme, le retour à l’instinct, à la
violence primitive : « Que la femme retrouve sa cruauté et sa violence »4, « que
l’homme, libéré de sa famille, mène sa vie d’audace et de conquête »5.
Elle prône surtout une totale libération érotique qu’elle développe un an
plus tard dans Le manifeste futuriste de la luxure :

Détruisons les sinistres guenilles romantiques, marguerites effeuillées, duos sous la lune,
fausses pudeurs hypocrites !6

Il faut faire de la luxure une œuvre d’art7

La Luxure est une force8

Surtout, elle dépasse la dichotomie sexuée, fondatrice de la notion


d’altérité :
Il est absurde de diviser l’humanité en femmes et en hommes. Elle n’est composée que de
féminité et de masculinité. Tout surhomme, tout héros, si épique soit-il, tout génie, si puissant
soit-il, n’est l’expression prodigieuse d’une race et d’une époque, que parce qu’il est composé, à
la fois d’éléments féminins et d’éléments masculins, de féminité et de masculinité : c’est-à-dire
9
qu’il est un être complet .

1
Voir notamment son poème intitulé « Pénétration » (in Les Fresques, Sansot, 1907, p. 116) puis
après la Grande guerre son roman dédié à Colette, Sabbat, Ferenczi, 1923.
2
Lucie Delarue-Mardrus choqua beaucoup ses contemporains par son refus violent de la maternité
et les contes scabreux qu’elle publia dans le Journal.
3
Valentine de Saint-Point, Manifeste de la femme futuriste, Paris, Nouvelles éditions Séguier,
1996.
4
Ibid., p. 19.
5
Ibid., p. 19.
6
Ibid., p. 27. En gras dans le texte original.
7
Ibid., p. 28. En gras dans le texte original.
8
Ibid., p. 30. En gras dans le texte original.
9
Ibid., p. 14. En gras dans le texte original.

  31  
Cette assertion ne surprend plus aujourd’hui, mais elle a été formulée il y a
un siècle, c’est novateur à l’époque.

Altération, altérité, identité. Il a fallu neuf années pour passer du premier


terme au deuxième, de l’ostracisme à l’acceptabilité, mais l’ultime saut, celui de la
reconnaissance pleine et entière, ne s’est pas réalisé avant 1914.
Maintenir l’altérité c’est conforter la différence et laisser la porte ouverte à
la hiérarchie et à l’infériorisation. Soit les rares femmes de génie sont des hommes
(l’altérité et par suite le statut de femme disparaît), soit elles ne sont que des sous
hommes poètes, voire des bas bleus et donc plus des femmes non plus. Dans tous
les cas, l’identité de la femme est niée.
Deux écueils étaient à éviter pour passer de l’altérité à l’identité :
l’essentialisme lié à l’acceptation d’une poésie féminine, altérité/prison fabriquée
et redoublée, et la tentation du même ou l’imitation servile du masculin. Les
poétesses ne pouvaient les éviter en 1900 car leur soif de reconnaissance était
aussi forte que leur sujétion. Claude Reni en 1908 combattait seulement les
préjugés et vantait la « femme nouvelle, non pas celle qui, bruyamment, affirme
ses droits, mais [...] celle qui, avec sa raison éclairée, prétend ne pas être traitée en
paria ».
Il leur aurait fallu davantage d’indépendance ; mais que faire à une époque
où un critique n’hésite pas à affirmer en 1909 « la femme écrivain veut être prise
par ses maîtres comme la femme amoureuse par son mari »1 ? La femme poète ne
peut se passer de l’autre : des premiers vers balbutiés à la lecture imaginée,
l’écriture est obnubilée et dirigée par le masculin : l’homme Pygmalion stimule le
passage à l’acte, évalue la qualité, favorise sa diffusion, l’inscrit ou non dans la
tradition, et, ce faisant, valide ou annule la prétention d’écrire. Aurel, une femme,
affirme que la femme, loin d’être féministe, ne peut être qu’hoministe2.
Il reste cette reconnaissance à la marge qui progresse toutefois nettement
dans les 14 premières années du vingtième siècle.
Mais il faut attendre les années 70 et 80 pour voir affirmer qu’il n’existe
pas d’écriture autre –Monique Wittig le disait en 1981 : « il n’y a pas d’’écriture
féminine’ […] et c’est commettre une erreur que d’utiliser et de propager cette
expression […]. C’est amalgamer une pratique et un mythe, le mythe de la
femme »3.
C’est effectivement ce processus de marginalisation qui domine à la Belle
Epoque.
Cette problématique est celle que rencontrent toutes les minorités écloses,
religieuses, sexuelles, ethniques ou politiques. L’alternative est toujours la même :
faut-il revendiquer ou gommer sa différence ? La reconnaissance de l’autre dans
son altérité est un long chemin tortueux. Dans Des femmes en littérature (p.45),
Martine Reid remarque que « l’histoire des femmes en littérature n’est en aucune
façon constituée d’un long chemin vers l’égalité : elle est continûment marquée
d’avancées et de reculs, d’acquis et de pertes des acquis ». C’est particulièrement

1
Paul Flat, Nos femmes de lettres, Paris, Perrin, 1909, p. 67.
2
Aurel (Mme Alfred Mortier), Comment les femmes deviennent écrivains, édition du censeur
politique et littéraire, 1907, p. 15.
3
« Avant- note », introduction à la traduction de La Passion de Djuna Barnes (1981), repris dans
La pensée Straight, Paris, Balland, 2001, p. 111 et cité par Martine Reid dans Des femmes en
littérature, p. 263.

  32  
vrai à une époque travaillée par l’angoisse de la rivalité, le rapport de force entre
les sexes, et qui ne peut concevoir le « triomphe de la femme écrivain » sans la
« mort de l’homme de lettres »1.

1
C’est la conclusion de Paul Flat dans Nos femmes de lettres en 1909.

  33  
Le fumisme n’est pas qu’une affaire d’hommes.
Le fumisme dans les poèmes des femmes du Chat Noir ou
l’ambivalence d’une énonciation de l’altérité

Caroline Crépiat

La revue du Chat Noir, en adéquation avec l’esprit de cabaret, lui-même


héritier du club, constitue un cadre à la misogynie exacerbée, « une société
bruyante et gaie de jeunes hommes1 ». L’énonciation lyrique se fait consensus
masculin contre la Femme et contre la femme poète, et ce dans le but de séduire
un public essentiellement masculin, à l’image des poètes. Pourtant, la femme
artiste est bien présente au Chat Noir. Comme il est écrit dans un article à
l’occasion de la neuvième exposition de l’Union des femmes peintres et
sculpteurs2, au Chat Noir, « [on] n[’est] pas de ces serins tarabiscoteux qui
s’esclaffent à l’idée de la Femme faisant œuvre d’artiste ». Ainsi, dans la revue,
des femmes publient leurs œuvres, essentiellement des poèmes. Ces femmes, plus
ou moins connues, appartiennent à la bohème et sont des habituées du cabaret,
comme Nina de Villard, Marie Krysinska et Amélie Villetard3, ou tout au moins
fréquentent le milieu littéraire et artistique, comme Juliette Lenbaire, Jeanne-
Thilda4, Marie-Louise Bergeron5, ou encore Irma Perrot6. Cependant, il ne faut
pas croire à une micro société féminine « chatnoiresque »: certes, leurs poèmes
côtoient les écrits des hommes, mais, sauf exception7, restent rares, voire
anecdotiques. Ils n’en attirent pas moins l’attention.
Bien plus, leur présence est problématique et pose la question de l’altérité,
une altérité qui, en réalité, est redoublée. Les poètes du Chat Noir fondent en effet
leur esthétique sur l’écart, sur l’excentricité vis-à-vis du discours officiel et
normatif, dont ils prônent le retournement fumiste : il s’agit d’aller à rebours des
conventions du lyrisme, notamment, en en ébranlant les fondements par la
parodie, le démantèlement et la profanation des formes traditionnelles et des
schémas convenus, devenus des automatismes d’écriture. Cela implique un dire à
la marge, un dire de l’altérité. Dans ce contexte, la femme poète, considérée alors
comme l’autre par excellence, ne peut que faire advenir son dire poétique. Mais
alors, comment se dire autre au sein d’une esthétique qui se revendique déjà
comme autre ?
Il s’agira ici d’explorer l’assimilation de cette esthétique au ton nouveau,
que l’on appelle fumisme, par les femmes poètes, puis d’analyser l’usage ambigu
et singulier qu’elles en font, avant de mettre en lumière le poème fumiste comme
l’espace travesti, masqué, d’un élan d’émancipation de la femme poète.

1
Émile Goudeau, « Les Hydropathes », Le Matin, 13 décembre 1899. S’il parle ici du Club des
Hydropathes, cela est aussi applicable au cabaret du Chat Noir.
2
B. Mateu, « Union des femmes peintres et sculpteurs », Le Chat Noir (abrégé dans ces notes en
CN), n° 425, 8 mars 1890. Chaque année, un article de la revue est consacré à cette exposition.
3
Première épouse de Jules de Marthold, qui a aussi publié dans la revue. Nous conservons ici
l’orthographe des noms tels qu’elle apparaît dans la revue.
4
Alias Mathilde Stevens, chroniqueuse au Gil-Blas et romancière.
5
Elle publie notamment dans la revue L'Ouest-artiste : gazette artistique de Nantes.
6
Comédienne.
7
Marie Krysinska est une des figures emblématiques du cabaret du Chat Noir. Elle a publié dans
la revue une trentaine de textes, tant des poèmes que des contes ou des comptes rendus.

  34  
Un conformisme paradoxal à une pratique masculine : le fumisme

Au Chat Noir, l’altérité se pose d’abord comme antagonisme vis-à-vis de


la poésie dite officielle ou majeure. Le fumisme consiste à tourner en dérision les
valeurs, à déconcerter les habitudes, en procédant, comme le souligne Bernard
Sarrazin dans la préface de l’anthologie L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle,
au « mélange du grave et du léger, du comique et du tragique, permet[tant] mille
effets, de la demi-teinte mélancolique à la discordance sarcastique ou
burlesque »1, autrement dit à pousser la subversion jusqu’à ses limites, et ce de
façon excessive. C’est en cela que ce groupe permet malgré tout aux femmes de
s’affranchir de la norme. Tant il est vrai que, pour se positionner hors des
conventions poétiques, et hors de l’écriture dite féminine, qui a alors la réputation
de n’être ni comique, ni érotique, ni bachique « les hommes la confinent en effet
au chant de la nature, du foyer, de l’amour familial », la contestation de ces
femmes se fait paradoxalement par le biais d’un conformisme à une écriture
foncièrement forgée par des hommes, mais aux codes subversifs et inédits.
Elles se prêtent de ce fait au jeu des audaces de rigueur au Chat Noir, en se
joignant notamment à leurs mystifications, véritable habitude de ce groupe −
Marie Krysinska publie ainsi une fausse « étude-préface » d’œuvres, avec extraits
à l’appui, d’un poète n’existant pas, Anatole Galureau2 − qui se retrouve jusque
dans la poésie, lui donnant de ce fait la tournure de blague insensée, ou d’histoire
absurde et imprévisible. Ainsi, « Rêverie »3 d’Amélie Villetard, commence bien
par une rêverie autour d’un quartier montmartrois, mais fait surgir, en guise de
chute, un spectacle macabre, dont l’horreur est utilisée à contre-emploi,
puisqu’elle ne sert pas la peur ou le dégoût, mais un rire ambigu :

C’est là que, l’autre soir, entre deux balivernes,


Un beau jeune homme imberbe, aux jambes en cerceaux
Découpait un enfant en tous petits morceaux.

Le macabre vient se heurter à la légèreté des termes, au décalage


parodique entre la forme stylistique d’un lyrisme précieux et le fond thématique
morbide. Le lecteur est mystifié, leurré, et ce d’autant plus que le poème, par sa
brièveté4, s’ancre particulièrement dans le genre de la blague. Cet « excès
vertigineux de noirceur fait basculer l’esprit du lecteur qui perd pied et rit : la
célébration s’achève en farce5 ». Le fumisme perturbe donc le système des valeurs
et trouble tant la surface du dire que le genre poétique. Est ainsi orchestré un
glissement d’une poésie solennelle, ciselée et grandiloquente, vers la futilité, la
légèreté et, surtout, la duplicité. Cette légèreté du genre poétique se reflète tout
particulièrement par le recours à des formes populaires ou mineures, comme la

1
Daniel Grojnowski, Bernard Sarrazin, L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle, Paris, José Corti,
1990, p. 30.
2
CN, n° 441, 28 juin 1890.
3
Amélie Villetard, CN, n° 18, 13 mai 1882.
4
Il s’agit d’un dizain.
5
Daniel Grojnowski, Bernard Sarrazin, ibid.

  35  
chanson ou la ballade1, ou à des formes brèves, comme le dizain, aux vers le plus
souvent courts, tel que l’octosyllabe. Profaner l’art se fait passage obligé, la
création se confond alors avec le goût du néant, comme le souligne Nina de
Villard en faisant rimer « artiste » avec « nihiliste »2 .
De façon plus surprenante, les femmes poètes s’inscrivent dans des
pratiques d’écriture et de modes d’expression masculines. Elles en adoptent la
posture, empruntant un ton misogyne, mufle, grivois. Cela advient par le biais,
notamment, d’un sujet de l’énonciation au masculin : ainsi, dans « Chanson
moderne3 » de Marie Krysinska, la persona masculine se sépare de sa
« mignonne », et finit sur une dernière goujaterie qui revient à se débarrasser de
celle dont on ne veut plus en l’offrant à un autre4 :

Qu’un autre prenne


Tes jolis yeux, petite mienne,
Et ta bouche amoureuse, si rouge aux blanches dents,
Je n’y vois pas d’inconvénient.

Et même au Cercle, je connais


Un qui te trouve un charme rare,
Je te le présenterai
Comme par hasard.

L’ironie se pose contre l’idéal féminin, qu’elles s’ingénient à faire dévier


vers le grotesque, « dans la connivence et la surenchère5 », conformément aux
pratiques de dégradation du Chat Noir. Ainsi, la femme est présentée comme
stupide6, cruelle et infidèle, accumulant conquêtes7 et relations éphémères dans le

1
Citons pour exemple certains poèmes de Marie Krysinska dont les titres sont explicites :
« Chanson d’automne » (CN, n° 40, 14 octobre 1882), « Chanson joyeuse » (CN, n° 552, 13 août
1892), « Ballade » (CN, n° 46, 25 novembre 1882).
2
Nina de Villard, « Une Russe », CN, n° 55, 27 janvier 1883.
3
CN, n° 561, 15 octobre 1892.
4
Dans un autre poème : « Chanson d’autrefois » (CN, n° 560, 8 octobre 1892). Le sujet lyrique est
de nouveau un sujet masculin et reprend les poncifs du lyrisme médiéval : le sujet, un chevalier
semble-t-il, aime la « belle châtelaine », celle que les poètes nommaient autrefois la « belle dame
sans mercy ».
5
Daniel Grojnowski, Bernard Sarrazin, op. cit., p. 10.
6
Marie Krysinska, « La Du Barry », CN, n° 592, 27 mai 1893 :
Les fleurettes de sa robe à panier
Sont moins futiles et folles que sa tête frisée
À menus frisons, blancs comme du sucre.
[…]
Tout ce qu’elle sait – cette petite courtisane –
C’est que son amoureux est le plus grand
Gentilhomme de France, –
Et que le rose lui va divinement.
7
Nina de Villard, « Une Russe », ibid. :
Elle […] va quittant, sans nuls remords,
Le galant trop connu, la toilette trop vue.
[…] ajoutant à sa liste
Des chanteurs, des banquiers, des sculpteurs, et des lords

  36  
seul but d’« un moment d’ivresse », dans « une loge sombre1 », alors même qu’il
se joue une pièce de théâtre ! La femme apparaît de ce fait toute tournée vers le
bas corporel, conformément à son traitement carnavalesque par les poètes du Chat
Noir, comme le suggère la subversion du topos de l’avidité féminine en
gloutonnerie dans « Sincérités - Simple histoire2 » d’Amélie Villetard :

Qui donc avait, du front de la jeune martyre,


Chassé si promptement la fatigue et le deuil,
Que chaque bâillement devenait un sourire ?
C’était un pâtissier qui lui faisait de l’œil.

Cela est aussi mis en exergue par la collusion insolite du motif du mariage
avec celui de la prostitution, qui consiste en ce que, « [s]ous la clarté d’un
réverbère,/ N’importe qui pren[ne] sa main »3. Cependant, des différences
d’écriture avec leurs homologues masculins sont perceptibles : la muflerie et la
misogynie n’atteignent pas, chez les femmes poètes du Chat Noir, l’injure, ni
même l’obscène, ce qui constitue une spécificité dans la revue. Les femmes rient
de la Femme, de la même façon que les bohèmes rient d’eux-mêmes.
Le conformisme aux pratiques masculines correspond au fond à l’essence
du fumisme : il s’agit d’avancer masqué. D’autant que, comme le souligne
Georges Fragerolle : « Pour être bon fumiste, il est souvent indispensable d’être
un lion couvert d’une peau d’âne »4 . Le fumisme fonctionne en effet comme un
miroir aux alouettes, comme un dispositif trompeur, au service du rire et de la
fantaisie, au service d’une poésie au féminin.

Un usage ambigu et singulier du fumisme

Patricia Godi-Tkatchouk, dans l’introduction des actes du colloque


« Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles », reprenant des
éléments de la critique littéraire féministe américaine, a défini le développement
de l’écriture féminine selon trois phases. La première consiste en l’imitation de la
tradition dominante, la seconde repose sur une volonté d’indépendance et de
contestation, la troisième correspond à un retour sur soi, à une quête identitaire5.
Les femmes poètes du Chat Noir font subir à ce processus l’épreuve d’un
décentrement. D’une part, il est remodelé selon les normes d’une esthétique
excentrique, revendiquant une écriture en mode mineur, celle du Chat Noir.
D’autre part, elles font se rassembler de façon simultanée ces trois phases au cœur
de leur lyrisme, exacerbant tant leur stratégie de transgression, que le brouillage
des pistes : l’écriture fumiste serait en fait un reflet de l’ambiguïté du dire de
l’altérité, plus précisément ici du dire poétique féminin.

1
Jeanne-Thilda, « À une Représentation de Mme de Maintenon à l’Odéon », CN, n° 207, 26
décembre 1885.
2
CN, n° 18, 13 mai 1882.
3
Irma Perrot, « Cœur mort », CN, n° 634, 17 mars 1894.
4
Georges Fragerolle, « Le Fumisme », L’Hydropathe, 2e année, n° 8, 12 mai 1880.
5
Colloque qui eut lieu en novembre 2007 à Clermont-Ferrand, publié par la suite : Patricia Godi-
Tkatchouk (dir.), Les Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes XIXe- XXIe siècles, Clermont-Ferrand,
Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2010.

  37  
En effet, ces femmes poètes font un usage ambigu et singulier du fumisme
par le biais de constructions, d’expressions, de métaphores propres. En réalité, le
fumisme leur donne la possibilité de sortir des limites du genre, tant sexuel que
poétique, et de créer une langue poétique qui ne peut être catégorisée, en ce
qu’elle repose sur l’indécidable, l’instable.
Elles subvertissent par conséquent les poncifs poétiques de manière plus
ambiguë, plus paradoxale, en se réappropriant les poncifs tant du lyrisme masculin
que du lyrisme féminin, qu’elles font dévier de la norme. Le fumisme est alors
revu et corrigé selon une perspective féminine, selon une lecture autre : le
fumisme est altéré.
Leurs poèmes sont en effet plus marqués qu’il n’y paraît par des références
à la poésie féminine. Les emprunts d’éléments dits féminins révèlent moins une
féminité que le choix de se réapproprier des motifs figés et de les renouveler.
Prenons pour exemple le tissu dans « Les Bijoux faux »1 de Marie Krysinska :

Dans la clarté des lampes allumées,


S’épanouissaient des roses en satin et des camélias de velours.
Les feuilles étaient en fin papier luisant,
Et les tiges de laiton, soigneusement enveloppées de ouates et de taffetas, −

Il ne correspond ni à l’usage du tissu qu’en font les hommes2, ni à celui


qu’en font soi-disant les femmes3, mais sert à donner forme à l’imaginaire, à
mettre en forme le néant, tant recherché par le fumisme. Marie Krysinska emploie
les techniques et les thèmes du lyrisme féminin et masculin, ainsi que le vers libre
qui accentue l’ambiguïté du dire, dans le but de parodier et de saper la poésie au
féminin, telle que les hommes la fantasment. Amélie Villetard, dans le poème
« Désespoir »4 , exacerbe cette idée en invoquant le tissu (ici, une chemise)
comme ressort nécessaire à la chute, de ce fait à l’avènement final du rire :

Il parlait vaguement comme aux instants de crise,


Disant : Je suis perdu ! Je suis déshonoré !
Ce matin, j’en suis sûr, c’est un fait avéré,
Elle avait oublié de changer de chemise !

Un autre poncif de la poésie féminine, les fleurs, est repris et dégradé à la


mode fumiste, notamment par Irma Perrot, dans un poème5, dont le titre entre

1
CN, n° 77, 30 juin 1883.
2
La parure féminine, autrement dit les tissus et accessoires recouvrant le corps de la femme, est
fort prisée par la gent masculine qui fait preuve d’un certain fétichisme à cet égard. Par exemple,
dans le poème « Les Jarretières » de Léon Xanrof (André Velter, Anthologie des Poètes du Chat
Noir, Paris, Gallimard, 1996, p. 400-402), le sujet fantasme davantage sur les jarretières de sa
maîtresse que sur sa maîtresse elle-même : ce sont elles le véritable objet du désir, en même temps
que le prétexte au dire poétique.
3
Charles Maurras, « Le Romantisme féminin », L’Avenir de la science [éd. or. Albert Fontemoing,
1905], Paris, Nouvelle librairie nationale, 1909, p. 243 : « C’est un plaisir de femme que d’assortir
les mots comme des étoffes. »
4
CN, n° 15, 22 avril 1882. Publié sous un titre différent : « Le Mâle » (dont un second poème « La
Femelle » fait le pendant) dans La Soirée normande – Journal littéraire, artistique et mondain, n°
1, Rouen, 12 novembre 1891.
5
« ? », CN, n° 630, 17 février 1894.

  38  
particulièrement bien dans cette perspective de l’indécidable, puisqu’il s’agit d’un
point d’interrogation. Les fleurs sont profanées, « dépouillées de leurs pétales »
par un « méchant grillon », détruites, empoisonnées, comme si la femme poète
prenait plaisir à déconstruire ce topos, d’autant qu’elle file la métaphore de la
féminité :

Deux amoureuses pâquerettes


[…]
Pour que l’on ne vît pas souillées

Leurs voluptueuses pâleurs,


Ont bu comme un poison les pleurs
Dont leurs robes étaient mouillées.

Le lyrisme des femmes poètes du Chat Noir se fait donc parole renouvelée
où s’entrecroisent la subversion d’un dire traditionnel et un sujet féminin qui se la
réapproprie.
Enfin, et c’est ce sur quoi se concentre la critique d’alors, l’écriture
féminine se définirait par le dire de soi et de ses émotions, exacerbé, narcissique et
factice. Ainsi, selon Charles Maurras :

Dire moi fait presque partie du caractère de la femme. Le moijaillit à tout propos de son discours,
non à titre d’auxiliaire, non pour la commodité du langage, mais avec ce cortège d’impressions
personnelles et caractérisées qui signifient très exactement : moi qui parle, moi et nulle autre1.

Les femmes poètes du Chat Noir prennent de ce fait à contre-pied cette


poétique du moi, qui leur permet simultanément de se défaire des habitudes
poétiques de leurs homologues masculins, qui, eux, font advenir le sujet lyrique
de façon récurrente, pour mieux le démanteler.
Elles font du sujet lyrique un élément rare et affaibli de leur poésie, et lui
préfèrent l'indéfinition. Cette indéfinition vient sans doute des formes poétiques
auxquelles elles recourent –nous pensons ici tout particulièrement à Marie
Krysinska, qui est la seule parmi ces femmes à rechercher une altérité formelle de
la poésie −, que ce soit la prose rythmée ou le vers libre, ainsi que de ce dont la
persona parle : elle narre des lieux ou des scènes, se faisant observatrice. Bien
plus, de cette façon, le féminin ne semble pas clairement revendiqué.
Il n’en intervient pas moins à des moments propices, de façon impromptue
et inattendue, là où on l’attend le moins, mais toujours de façon signifiante : il
constitue un des paramètres faisant éclater le rire fumiste. Ainsi, Juliette Lenbaire
fait reposer la chute comique du poème « Spleen »2 , aux tournures
impersonnelles et distanciées, à la fois sur l’intervention d’un sujet lyrique marqué
au féminin, ainsi que de l’émergence imprévue d’une émotion rapportée
explicitement à ce je qui déconstruit, ce faisant, la filiation baudelairienne
explicitée par le titre :

Je sens éclore en moi le désir obsédant


− D’être écrasée par l’omnibus de la Villette.

1
Charles Maurras, op. cit., p. 250.
2
CN, n° 100, 8 décembre 1883.

  39  
C’est précisément ici l’incongruité du sujet lyrique qui transgresse toute
une tradition à la fois féminine et masculine dans laquelle les femmes poètes se
voient enfermées. Il s’agit en effet pour elles de ne limiter aux contraintes de
rôles préfabriqués et imposés à la femme ni le texte poétique, ni les éléments
féminins.
C’est vraiment en ce point précis que se fait jour le fait que l’écriture
fumiste n’est autre que le reflet de l’ambiguïté de leur posture ironique,
discordante, autre. Car les femmes poètes rient non seulement des femmes et des
situations, mais aussi et surtout d’elles-mêmes en tant que poètes. Les femmes
poètes du Chat Noir se savent mineures, le revendiquent et en rient, mais d'un rire
ambivalent.
Le rire fumiste de l’énoncé poétique se transposerait alors jusque dans
l’énonciation, faisant du poème fumiste l’espace inattendu, travesti, masqué,
d’une réflexion métapoétique, et, bien plus, participe d’un élan d’émancipation de
la femme poète.

Un espace inattendu d’un élan d’émancipation de la femme poète

Si la femme poète rit, il ne faut pas être dupe : contrairement aux autres
poètes du Chat Noir, la femme poète ne se forge pas de pseudonymes changeants,
fantaisistes ou énigmatiques ; elle signe clairement de son prénom et de son nom1.
Cela dénote une véritable volonté de s’inscrire comme poète, de se faire un nom à
proprement parler, de se démarquer, et non pas de jouer, comme peuvent se le
permettre les hommes.
L’excès de mots et d’images qui les façonne, l’insolence de leurs
subversions, les rires qui résonnent dans la gorge de ces femmes, ainsi que dans le
texte, exhibent la mise en abîme d’un travail poétique fin-de-siècle, c’est-à-dire
riant toujours de lui-même, menant la subversion jusqu’à ses limites.
Les allusions à leur énonciation, une énonciation le plus souvent
impossible, ne sont que des pirouettes, des effets, qui reflètent l’écriture fumiste.
Ainsi, le poème « Pour chanter l’amour »2 de Marie-Louise Bergeron se désigne
dès les premiers vers comme un contre-chant de l'amour :
Je ne chante jamais l’Amour
Parce que je n’aime personne.

Pourtant, plutôt que de rester à la surface d'un dire de la négation, comme


c’est le cas dans les poèmes de leurs pairs masculins, le sujetlyrique se retourne
sur son dire. Ilne cesse de nier non pas l'amour, non pas une figure fictive de
l'amoureux, non pas sa capacité à écrire, correctement ou non, mais s'interroge
davantage sur la portée de sa voix, comme on peut en juger par
leleitmotiv quirevient à chaque fin de strophe : « On n’a pas la voix assez belle/
Alors qu’on n’a jamais aimé », et aux variations prêtées à la voix, qui n’est « pas
[…] assez pure/douce/forte/sombre »3 . La femme poète donne ainsi au poème une
couleur personnelle et ambivalente, une couleur qui lui est sienne. Bien plus, elle
provoque le rapprochement ambigu entre énoncé et énonciation :

1
Seuls certains changements orthographiques peuvent s’opérer.
2
CN, n° 634, 17 mars 1894.
3
Respectivement, selon les strophes.

  40  
Il [l’amour] est bleu : je le rendrais noir
Si je le souillais de ma rime.

En donnant en filigrane un art poétique non pas de la noirceur, mais de


l'encre, Marie-Louise Bergeron fait se décentrer les réflexions métapoétiques
habituelles du lyrisme duChat Noir. Elle revendique une écriture propre, n'entrant
dans aucun cadre : ni poésie amoureuse, ni contre-chant, et encore moins bonne
poésie, énoncée avec le ton juste, mais une poésie qui se veut sienne.
Car l'écriture fumiste déploie un dire à deux niveaux, au minimum,
ouvrant sur des strates toujours cachées, toujours voilées1. Les voix des femmes
poètes se dédoublent, sont différées par le biais de jeux de polyphonie, qui, bien
souvent, reprennent et diffusent la moquerie et redoublent les dédoublements des
voix féminines. Il est ainsiquestion, dans « Ballade »2 de Marie Krysinska, du «
chant des oiseaux, et [du] feuillage qui chuchotte [sic] mystérieusement et
perfidement », ou encore d' « étoiles moqueuses ». La duplicité du discours emplit
les poèmes, dupliquant, démultipliant l'ambivalence de l'émancipation de la voix
lyrique, de la poète.
Le rire fumiste force à se différencier, du fait même qu’il met en branle le
dire, c’est-à-dire que, simultanément, il le met en marche et le démantèle,
aboutissant à un « tremblement de terre de l’esprit », ou plus exactement « un
tremblement de tête3 ». Il imprègne les poèmes de ces femmes, se propage,
déroutant,à la fois léger et noir, sur plusieurs strates du texte, et s’oppose à la
stagnation, au dire du même, en faisant bâiller le texte, en découvrant ses écarts.
Ce rire se déplaceen effet pour s’incarner dans le poème. Ainsi, les éléments
typographiques lui font écho : les points d'exclamation ou d'interrogation se
démultiplient dans les poèmes. Le rire fumiste est un rire transposé de l’énoncé
jusque dans l’énonciation, se déplaçant du niveau thématique – le rire ou sourire
du personnage ou du sujet lyrique – jusqu’au niveau de l’énonciation – le rire du
texte, le rire de la femme poète –.La femme poète fait donc entendre son rire,
irrépressible, incurable, qui se propage à tout son être, secoue chaque partie de son
corps, avant d’atteindre sa voix :

Le Rire divin sonne de somptueux tocsins,


Les lèvres rient, aussi les yeux, aussi les seins…4

L’acte de rire s’associe à une convulsion des corps, à une grimace qui
altère, déforme, bouleverse la forme poétique. Ce sont ainsi des « rythmes brisés,/
[qui] pleuvent des musiques farouches et subtiles »5 .
C’est peut-être par ce mouvement d’oscillation6 entre plusieurs strates du
dire poétique que peut se mettre en place la femme en tant que poète. En effet, par

1
Elle est « une fois, deux fois, souvent dix fois réflexe » (Georges Fragerolle, ibid.).
2
CN, n° 46, 25 novembre 1882.
3
C’est ainsi qu’Émile Goudeau définit l’incohérence, dans son article « L’incohérence », Revue
illustrée, 15 mars 1887, p. 226-233. Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin (op. cit., p. 18) font de
l’incohérence une des modalités de l’écriture fumiste.Par ailleurs, le groupe des Incohérents est un
« sous-groupe » du Chat Noir.
4
Marie Krysinska, « Bacchanale », CN, n° 544, 18 juin 1892.
5
Marie Krysinska, « Les Danses - Javanaises », CN, n° 450, 30 août 1890.
6
Cf. Philippe Hamon dans son article « Sujet lyrique et ironie » (Dominique Rabaté, Joëlle de
Sermet, Yves Vadé (dir.), « Le Sujet lyrique en question », Modernités, n° 8, Bordeaux, Presses
universitaires de Bordeaux, 1996, p. 22): le sujet lyrique « n’est ni une essence centralisée ni une

  41  
un dire ambigu de l'ambivalence, par une mise en scène du poème fumiste et par
sa mise en écho, les femmes poètes du Chat Noir essaient de grossir leur voix, de
la rendre plus ample, de la faire entendre ; elles réaffirment la volonté de maîtriser
leurs propres créations poétiques, et ce en se démarquant de l'opposition entre
expression masculine et expression féminine.

Les femmes poètes du Chat Noir, à l’instar de leurs pairs masculins, font
figure de déviantes, de subversives, qui savent jouer sur l’ambiguïté du langage et
des formes poétiques. Leur lyrisme ne cesse de réaffirmer la singularité de leurs
voix, non pas de leurs voix en tant que femmes, mais en tant que poètes. Les
transgressions des frontières tant génériques que sexuelles qu’elles savent inscrire
au cœur de leur poésie s’ancrent tout particulièrement dans l’esthétique
chatnoiresque et étirent le genre en tous sens, dansla perspective d’une totalité,
comme dans celle d’un néant, comme s’il s’agissait de faire l’expérience des
limites du genre.L’énonciation poétique chatnoiresque au féminin rejoint ainsi
une situation instable et indécidable toute fumiste, mais alternative à celle de leurs
pairs masculins. S’il semble prendre une forme approchante du fumisme
masculin, le fumisme au féminin sert en réalité une stratégie différente
d’émancipation et s’inscrit au-delà de ce qui est attendu : il se fait le reflet de
l’ambiguïté du dire de l’altérité, le reflet de l’écriture ambivalente d’une poésie au
féminin.

diffraction généralisée […], mais se constitue dans et par cette oscillation et cette rythmique
élémentaire toujours duelle ».

  42  
Zinaida Gippius1 : poésie au masculin ?

Olga Blinova

Zinaida Nikolaevna Gippius est un poète, écrivain, critique littéraire,


penseur de l’Âge d’argent russe et de l’émigration russe de la première vague.
Elle est née en 1869 à Belëv en Russie. Suite aux événements de la révolution
bolchevique de 1917, qu’elle n’a jamais acceptée, Gippius quitte la Russie, et
s’installe en novembre 1920 à Paris, où elle meurt le 9 septembre 1945.
Dans la littérature critique consacrée à l’œuvre poétique de Gippius, trois
jugements sont devenus courants. On insiste, tout d’abord, sur l’appartenance
exclusive de son sujet lyrique au genre masculin. Puis, on souligne les
caractéristiques essentiellement masculines de son œuvre poétique en général.
Enfin, on relève son inclination pour les constructions antithétiques. Dans mon
développement, ces trois jugements seront analysés dans l’ordre annoncé, et nous
nous demanderons s’il est justifié de considérer la poésie gippiusssienne comme
une poésie au masculin.
Il est curieux de constater que c’est dans un texte dédié au lyrisme féminin
en général, et à celui de Zinaida Gippius en particulier, qu’Innokentij Annenskij
déclare : « З. Н. Гиппиус пишет про себя в стихах не иначе, как в мужском
роде »2 (dans ses vers, Z. N. Gippius n’écrit à son propos qu’au masculin).
Vladimir Zlobin, son secrétaire et premier biographe, insiste, lui aussi, sur le
« genre invariablement masculin » de son sujet lyrique : « c неизменным
мужским родом »3. C’est cette expression, reprise telle quelle ou avec quelques
infimes modifications, qui réapparaît chez nombre de critiques littéraires4. Sergej
Makovskij, auteur des mémoires Sur le Parnasse de l’Âge d’argent, ajoute au
« je » masculin du sujet lyrique, le « je » toujours masculin de l’instance narrative
de la prose gippiussienne5. A l’instar de Makovskij, dans un article au titre

1
Dans le présent article, j’utilise la translittération internationale en vigueur parmi les chercheurs-
slavistes.
2
Ин., Анненский, « О современном лиризме » dans А. Н., Николюкин (dir.), З. Н. Гиппиус :
pro et contra, СПб., РХГА, « Русский путь », 2008, p. 238. Pour la première fois, ce texte a été
édité dans la revue Аполлон, n° 3, 1909, p. 5-12. Une affirmation moins tranchante que celle
d’Annenskij apparaît sous la plume de M. Vološin en 1910 : «Зинаида Гиппиус, Поликсена
Соловьёва как бы скрывали свою женственность и предпочитали в стихах мужской костюм,
и писали про себя в мужском роде.», cité dans Сто одна поэтесса серебряного века, СПб.,
ДЕАН, 2000, p. 7.
3
В. А., Злобин, « З. Гиппиус и Д. Мережковский » dans В. А., Злобин, Тяжёлая душа,
Москва, «Интервалк», 2004, p. 293. Pour la première publication de ce chapitre sous le titre « З.
Н. Гиппиус. Её судьба », voir : Новый журнал, n° 31, 1952.
4
Cf. Рашит, Янгиров, « Тело и отражённый свет », НЛО, n° 86, 2007, p. 186. ; Н. И.,
Осьмакова, « Единственность Зинаиды Гиппиус » dans З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений,
Новые люди, Москва, Русская книга, 2001, p. 18 ; А. В., Лавров, « З. Н. Гиппиус и её
поэтический дневник » dans З. Н., Гиппиус, Стихотворения, СПб., Академический проект,
1999, p. 46. Voir également : Vsevolod, Bagno, « Les manuscrits de Zinaïda Gippius. Polarités et
antinomies masculin/féminin » dans Catherine, Viollet (dir.), Genèse textuelle, identités sexuelles :
actes du colloque franco-russe, Paris, Tusson du Lérot, 1997, p. 33.
5
Сергей, Маковский, На Парнасе Серебряного века, Москва, « XXI век - Согласие », rééd.
2000 (1re éd. München, 1962), p. 142.

  43  
symptomatique « Le « je » masculin et la féminité dans le miroir de la prose
critique de Zinaida Gippius », Mariangela Paolini affirme :

« Мужской модус» ниболее явно (если не сказать – провокативно) выражался в


лирическом герое её [З. Г.] поэзии или авторе-повествователе её прозы, которые, как
1
известно, идентифицировались с мужским грамматическим родом .

« Le mode masculin » s’exprimait le plus clairement (si ce n’est d’une manière provocatrice) à
travers le héros lyrique de sa poésie [de Z. G.] ou à travers l’auteur-narrateur de sa prose qui,
comme on le sait, étaient identifiés avec le genre grammatical masculin.

Les voix contraires sont minoritaires et n’évoquent que des cas isolés.
Citons, par exemple, l’article de Michel Niqueux « Le mythe de l’androgyne dans
la modernité russe » où le chercheur consacre à Zinaida Gippius les lignes
suivantes :

Plus intéressante est l’inscription de cet androgynisme dans sa poésie, dont on a souvent noté que
le sujet lyrique est toujours masculin. Mais dans la poésie de 1905 « Ty » […], le sujet lyrique est
tantôt masculin […], tantôt féminin, et s’adresse à un androgyne lié, comme chez Platon, à la lune
2
[…].

Afin d’éclaircir la situation, nous avons procédé à l’analyse statistique de


l’œuvre poétique de Zinaida Gippius dont la cible était le genre grammatical du
sujet lyrique. Dans le sillage des participants au recueil Figures du sujet lyrique3,
la notion de ‘sujet lyrique’ sera entendue au sens de réalité ambivalente qui,
résultant d’une synthèse d’autobiographie et de fiction, est créée par et dans le
poème donné. En réfléchissant sur le genre du sujet lyrique, nous n’avons tenu
compte que des poésies dans lesquelles le « je » lyrique apparaît explicitement.
Aussi, avons-nous laissé de côté, sans les exclure du champ lyrique, bien entendu,
les poèmes où la voix lyrique reste exempte de marque de personne (comme c’est
souvent le cas dans les poèmes écrits sous forme de description ou de méditation),
ainsi que ceux composés à la première personne du pluriel. Notre corpus se
compose de 469 poésies, éditées dans les tomes 2, 3, 5 et 6 des Œuvres réunies4,
dont 317 sont écrites à la première personne du singulier du sujet lyrique. Il s’est
avéré que le sujet lyrique était au masculin dans 120 textes parmi ces 317 poésies;
dans dix textes, il possédait les marques du féminin ; dans deux, les marques des
deux genres à la fois ; enfin, dans les 185 textes restants, il ne portait aucune
marque de genre.
Comme l’on pouvait s’y attendre, la présence du sujet lyrique au féminin
chez Gippius est marginale. Elle ne représente que trois pour cent des poésies
écrites à la première personne du singulier du sujet lyrique. Cependant le genre
masculin ne prime pas pour autant. Le taux de poésies dont le sujet lyrique est au
masculin ne s’élève qu’à trente huit pour cent. Le sujet lyrique est explicitement

1
Марианджела, Паолини, « Мужское « я » и « женскость » в зеркале критической прозы
Зинаиды Гиппиус » dans Н. В., Королёва (dir.), Зинаида Николаевна Гиппиус. Новые
материалы. Исследования., Москва, Имли ран, 2002, p. 274.
2
Michel, Niqueux, « Le mythe de l’androgyne dans la modernité russe », in Modernités russes, n°
4, 2002, p. 145.
3
Dominique Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996.
4
З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, М., Русская книга, 2001 (pour les tomes 2 et 3), 2002
(pour les tomes 5 et 6).

  44  
androgyne dans environ un pour cent des cas. Les cinquante-huit pour cent
restants, c’est-à-dire plus de la moitié des textes avec le « je » du sujet lyrique, ne
présentent aucune marque de genre. Ce dernier résultat montre l’existence d’une
large « zone lyrique » hors du genre qui appelle des interprétations des critiques
littéraires.
Pour trouver quelques repères dans cette zone d’incertitude générique,
nous nous pencherons sur les cas d’incarnation des principes masculin et féminin
dans l’œuvre poétique de Zinaida Gippius. Mais avant, les traits qui nourrissent
l’argument du caractère masculin de sa poésie doivent être analysés.

Dans sa préface au livre qui regroupe l’œuvre poétique de Gippius, A. V.


Lavrov remarque que le caractère philosophique, la domination du rationnel, ainsi
que le déficit de spontanéité émotionnelle étaient relevés par les contemporains de
Gippius comme les traits les plus vulnérables de sa poésie1. En guise d’exemple,
Lavrov cite, entre autre, Mixail Kuzmin, poète et auteur du célèbre roman Les
ailes, et Il’ja Erenburg, qui, outre son travail de publiciste, était également poète et
écrivain. Le premier caractérise la poésie de Gippius de « мозгология »
(« cérébrologie »), tandis que le second, reprenant le titre d’un des recueils
poétiques de Gippius, parle du « дневник ума, не сердца »2 (journal intime de
l’esprit et non du cœur).
Toutefois, il n’y avait pas que des contempteurs de la poésie de Gippius. À
l'inverse de Kuzmin et d’Erenburg, le poète Mixail Cetlin voit en la réflexivité, et
en l’esprit masculin deux des qualités essentielles de ses vers3. De même, dans ses
mémoires, Sergej Makovskij, présente Gippius comme un poète « d’esprit, ayant
inclination aux abstractions, et pesant ses mots sur la balance de la conscience la
plus subtile »4. Par ailleurs, selon lui, le goût de Gippius pour les formes et les
mètres classiques en versification répond à son état d’esprit masculin5.
Ces considérations trouvent leur écho dans la critique littéraire
d’aujourd’hui. Voici, par exemple, un extrait tiré de l’article déjà cité de Paolini :

« мужская модальность » поддерживалась характером всего дискурса произведения :


хорошо известны обвинения Гиппиус (поэта и прозаика) в чрезмерной рассудочности
6
[…].

« le mode masculin » était soutenu par le caractère de tout le discours de l’œuvre : les accusations
contre Gippius (poète et prosateur) d’être excessivement cérébrale […] sont bien connues […].

Vsevolod Bagno dans son article « Les manuscrits de Zinaïda7 Gippius »


écrit :

1
А. В., Лавров, « З. Н. Гиппиус и её поэтический дневник », p. 30.
2
Ibid.
3
Михаил, Цетлин, « З. Гиппиус. Сияния. Париж, 1938 г. » dans А. Н., Николюкин (dir.), З. Н.
Гиппиус : pro et contra, p. 651. Pour la première édition, voir : Современные Записки (Париж),
n° 67, 1938, p. 449-450.
4
Сергей, Маковский, На Парнасе Серебряного века, p. 145.
5
Ibid., p. 142.
6
Марианджела, Паолини, « Мужское « я » и « женскость » в зеркале критической прозы
Зинаиды Гиппиус », p. 274.
7
Orthographe utilisée par Bagno.

  45  
Les vers de Gippius sont absolument dépourvus des traits caractéristiques du « lyrisme féminin ».
1
Ses contemporains eux-mêmes la classaient dans le type de poètes « extrêmement volontaires » .

Qualités ou défauts, ce n’est cependant pas le jugement de valeur qui


m’importe ici, mais le lien établi entre le dictat de la raison, le volontarisme, le
manque de spontanéité émotionnelle, le goût pour la forme d’une part et, d’autre
part, le caractère masculin de la poésie gipiussienne2. Ce lien, restant inchangé
quel que soit le camp choisi, s’avère assez logique si l’on se souvient du fait que
les traits mentionnés ci-dessus, ainsi que l’initiative, le dynamisme, la créativité
etc. sont attribués, dans la pensée philosophique et religieuse de l’Âge d’argent, au
principe masculin 3. Déjà, en 1889, dans son ouvrage La Russie et l’église
universelle, Vladimir Solov’ëv alloue la raison au principe masculin, et les
sentiments au principe féminin4. Chez Sergej Bulgakov, il y a le passage suivant :

насколько мужское начало определяется приматом разума и воли над чувством […]
настолько же в женском начале проявляется примат чувства, переживания над разумом
5
и волей.

le principe masculin est déterminé par le primat de la raison et de la volonté sur le sentiment […]
autant que le principe féminin l’est par le primat du sentiment, de l’émotion sur la raison et la
volonté.

« La vie du sentiment sans le contrôle de la raison » 6, c’est ainsi que le


philosophe et théologien Pavel Florenskij caractérise le principe féminin. A
propos des notions de forme et de matière, d’ordre et de chaos, invoquons Nikolaj
Berdjaev : « l’esprit masculin donne la forme, la discipline, il organise » ; « [l]e
passif esprit féminin plonge dans le chaos informe, indiscipliné et inorganisé » 7.
Gippius, elle-même, semble être d’accord avec cette vision des deux
principes en vigueur. Ainsi, elle qualifie les œuvres d’Olga Šapir de
« довременный хаос, безликий и безо́бразный »8 (chaos préhistorique sans
visage ni image). Dans son article « Зверебог » (« La bête-divinité »), édité en

1
Vsevolod, Bagno, « Les manuscrits de Zinaïda Gippius. Polarités et antinomies
masculin/féminin », p. 33.
2
Citons un contre exemple. In. Annenskij présente la poésie de Gippius comme un spécimen du
lyrisme féminin. Pour lui, le ‘je’ masculin de son sujet lyrique n’est qu’un masque qui ne peut
tromper personne. Cf. : Ин., Анненский, « О современном лиризме », p. 235-238.
3
A propos des principes masculin et féminin dans la pensée philosophique de l’Âge d’argent, voir
l’ouvrage d’Oleg Rjabov : О. В., Рябов, Жещина и женственность в философии Серебряного
века, Иваново, Ивановский государственный университет, 1997, p. 8-38.
4
В. С., Соловьёв, Россия и вселенская церковь, М., 1911, p. 362. Cité d’après О. В., Рябов,
Жещина и женственность в философии Серебряного века, p. 18.
5
Сергей, Булгаков, Купина неопалимая : Опыт догматического истолкования некоторых
черт в православном почитании Богоматери, Париж, 1927, p. 142-143. Cité d’après О. В.,
Рябов, Жещина и женственность в философии Серебряного века, p. 18.
6
П. А., Флоренский, Столп и утверждение истины dans Сочинения (en 2 tomes), М., 1990, t.
1, p. 782. Cité d’après О. В., Рябов, Жещина и женственность в философии Серебряного
века, p. 18.
7
Н. А., Бердяев, Философия неравенства, М., 1990, p. 210. Cité d’après О. В., Рябов,
Жещина и женственность в философии Серебряного века, p. 14.
8
« О литературной прозе » dans З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, М., Русская книга,
2003, t. 7, p. 349. Cet article était édité pour la première fois sous le pseudonyme d’Anton Krajnij
dans Русская мысль, n° 11, 1910.

  46  
1908 et consacré à l’analyse de l’ouvrage Sexe et caractère d’Otto Weininger,
elle note :

в « Женском » не содержится ни ума, ни силы созидания, и в корне своём оно неподвижно.


[…] Если человеческая женщина, как-никак, – иногда говорит, мыслит и развивается –
это вмешанное в неё мужское начало говорит […].

dans le « Féminin », il n’y a pas d’esprit, ni de force créatrice, et, dans son essence, il est
immobile. […] Si la femme arrive parfois à parler, à penser et à se développer – c’est le principe
masculin mêlé en elle qui crée […].

Plus loin, on peut lire :

Ум женщины лежит в её мужском Начале, поскольку оно в ней присутствует ; и если в


1
современной женщине оно почти не присутствует, то мы должны с полной
2
справедливостью сказать, что у женщины почти нет ума.

L’esprit de la femme se loge dans le Principe masculin lorsqu’il est présent en elle ; si pour la
femme d’aujourd’hui, il n’est quasiment pas présent, nous sommes obligés de dire alors en toute
légitimité que la femme n’a quasiment pas d’esprit.

Il serait toutefois imprudent, comme le suggère à juste titre Lavrov, de


réduire tous ces raisonnements à une banale misogynie3. Il faut garder à l’esprit
que Gippius opère avec des principes abstraits. D’ailleurs, le reproche principal
qu’elle adresse à l’auteur de Sexe et caractère et à tous ses contemporains est de
confondre les principes fondamentaux et les femmes et les hommes réels.
En outre, dans ce même article, Gippius propose sa conception de la
personnalité idéale. En s’accordant avec Weininger sur le fait que chaque être
humain recèle en lui, en des proportions inégales, les deux principes, Gippius
s’abstient aussi bien de voir dans le principe féminin le « néant absolu » 4, que de
considérer le principe masculin comme relevant seul de l’humain. Pour elle, la
personnalité idéale serait le produit d’une union harmonieuse, dans un même
individu, du masculin et du féminin. Par conséquent, le monde dans lequel nous
vivons est « encore trop différencié » 5. Malgré cette conclusion, Gippius croit en
la présence dans ce monde d’une « force synthétisante»6 qui permettra d’atteindre
l’idéal espéré. Plusieurs années plus tard, elle revient dans ses écrits sur les deux
principes fondamentaux ainsi que sur le problème de la personnalité idéale. Ce
retour se fait d’abord en 1925 dans l’article « О любви » (« A propos de
l’amour ») ; puis en 1929, dans le discours « Арифметика любви »
(« L’arithmétique de l’amour »), ce qui montre l’importance de ce sujet pour elle.
C’est pourquoi il m’a paru intéressant de vérifier si cette aspiration au
dépassement de la différentiation via la synthèse était inscrite dans sa poésie. Pour
ce faire, j’ai examiné les cas d’incarnation, dans cette dernière, des principes
masculin et féminin.

1
En italique dans le texte.
2
З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 7, p. 325, 329.
3
А. В., Лавров, « З. Н. Гиппиус и её поэтический дневник », p. 47.
4
З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 7, p. 328.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 332.

  47  
Tout comme dans l’article « La bête-divinité », dans une partie de son
œuvre poétique, la vision des deux principes fondamentaux est conforme à la
pensée de l’époque. On y trouve des couples assez traditionnels tels que le ciel et
la terre, le soleil et la lune, incarnant respectivement les principes masculin et
féminin. Ainsi, par exemple, dans le poème Тихое пламя1 (Une flamme paisible,
1901), les rayons du soleil sont assimilés au glaive, symbole de la force à la fois
créatrice et destructrice de l’élément masculin. Quant à la lune, traitée d’humide et
douce, elle apparaît dans le diptyque Песни русалок2 (Les chansons des ondines,
1901) comme le reflet paisible du soleil brûlant. Dans un texte inachevé, consacré
aux femmes et au féminin, Gippius relève :
Вот суждение наиболее известное : « Женщина сама по себе не существует : она – Тело и
3
отражённый свет… » от мужчины, конечно.

Voici le jugement le plus connu : « La femme n’existe pas d’une manière autonome : elle est le
Corps et la lumière réfléchie… », bien évidemment, de l’homme.

En ce qui concerne l’attribution de l’humidité et de l’élément aquatique au


principe féminin, citons Florenskij qui, lorsqu’il cherche à représenter la tristesse
au féminin, parle d’une « chaotique force féminine, humide et aquatique, libre et
illimitée telle une vague, se languissant d’une limite que l’on mettrait
impérieusement sur elle » 4.
Toutefois, ce conformisme apparent est battu en brèche à plusieurs
reprises. Arrêtons-nous sur le cas de la lune, le plus largement représenté ainsi que
le plus riche en métamorphoses inattendues. Nous venons d’évoquer l’hypostase
féminine de la lune des Chansons des ondines. Dans le poème Луна и туман5
(Lune et brouillard), composé en 1902, la description de la lune est similaire à
celle du soleil : elle perce jusqu’au fond le brouillard (« Луна, весь до дна,
прорезает туман. »). Le verbe « прорезать » (percer) fait penser aux
mots « glaive » et « rayon », absents du texte. Le brouillard, quant à lui, en plus
de son aspect humide, est qualifié de trouble et tendre (« мутен и нежен »), ce
qui le place sous le signe du principe féminin. Il en ressort une inversion
intéressante : le mot « луна » (lune) du genre féminin est utilisé pour traduire la
masculinité tandis que le mot « туман » (brouillard) du genre masculin devient
porteur de la féminité.
Le statut de la lune gagne en complexité dans le poème Богиня6 (La
déesse) qui date de cette même année 1902. Ici, la lune est décrite à travers ses
rayons brillants et impérieux (« в лучах блестяще-властных ») dont l’action est
comparée à une morsure de serpent (« Лунный луч язвит, как жало »). Prenons
tout d’abord l’adjectif ‘властный’ (impérieux). L’interprétation de la spécificité
des principes masculin et féminin à travers les catégories du pouvoir (власть) et
de la soumission (подчинение), était en usage parmi les contemporains de Zinaida
Gippius. Ainsi, d’après l’écrivain et philosophe Vasilij Rozanov, l’homme a le
droit d’ordonner, « d’être protecteur et chef », la femme a le droit de « recevoir,

1
З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 2, p. 480.
2
Ibid., p. 482-483.
3
Рашит, Янгиров, « Тело и отражённый свет », p. 187.
4
Cité dans О. В., Рябов, Жещина и женственность в философии Серебряного века, p. 20.
5
З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 2, p. 508.
6
Ibid., p. 509.

  48  
en retour de son amour, un protecteur vaillant et puissant »1 . Revenons au poème
La déesse. Si la description de la lune, à travers ses rayons impérieux, la place
sous l’égide du principe masculin, l’évocation de la morsure du serpent la fait
basculer du côté du principe féminin. En effet, dans le monde poétique
gippiussien, le mot ‘змея’ (serpent) du genre féminin est lié au féminin : « Она
шершавая, она колючая, / Она холодная, она змея. »2 (« Elle est rugueuse, elle
est mordante, / Elle est froide, elle est un serpent. ») – telle est la description de
l’âme humaine que Gippius fait précéder par un titre évocateur Она (Elle, 1905).
Le point culminant dans l’évolution du motif lunaire chez Gippius
correspond à l’année 1925 où elle compose le triptyque Vers sur la lune dont le
dernier volet est intitulé Месяц3 (Le croissant de lune). Dès le premier vers de ce
poème, un décalage se fait sentir : le texte, comme je viens de le dire est intitulé
Месяц (mot du genre masculin en russe), mais il met en scène un dialogue entre le
sujet lyrique et la lune (« луна » mot féminin). Le croissant de lune, quant à lui,
n’est évoqué que dans la deuxième et dernière partie du poème, au moment où la
lune explique, sans aucune équivoque, au sujet lyrique perplexe sa nature double :
« Он? Это я луна. / Я и он, - я и она. » (« Lui ? C’est moi la lune. / Je suis lui et
elle à la fois. »). Si l’androgynie de la lune n’était qu’implicite dans La déesse, si
dans le poème Toi, dont il est question dans l’article de Michel Niqueux cité
auparavant, le sujet lyrique ne faisait qu’associer son être aimé à la lune
androgyne, ici, la lune androgyne est le centre même d’une pièce dialoguée : elle
est à la fois son sujet et un des deux protagonistes. De plus, en orthographiant le
mot « Огонь » (« Feu ») avec une majuscule, Gippius insiste sur le caractère sacré
de l’androgynie lunaire : « Мы – свет одного Огня. / Не оттого ль ты и
любишь меня4 ? » « Nous sommes la lumière du même Feu. / N’est-ce pas là, la
raison de ton amour pour moi ? »).
Pourtant, l’histoire de la lune ne s’arrête pas là. Une année plus tard,
Gippius compose le poème Отражённость5 (La réflexion) qui reprend l’idée du
caractère second, réfléchi de la lumière lunaire. Loin de l’atmosphère sacrée du
poème précédent, la lune de La réflexion est comparée à un vulgaire melon (дыня
mot féminin) qui mûrit dans le potager céleste, et, par la même, est complètement
rabaissée.

Au vu de cet exemple, il n’y a rien d’étonnant à ce que d’habitude on


souligne le caractère antithétique de la poésie de Gippius. Lavrov, par exemple,
présente le monde poétique comme un « dialogue incessant entre deux pôles
opposés »6. Parmi les contemporains de Gippius, Mariètta Šaginjan parlait de
« l’antinomie de thème » et de la « polarité religieuse » de sa poésie7, tandis que
Roman Gul insistait sur le dédoublement de la personnalité même du poète8. En
effet, ce qui frappe, dans les recueils poétiques de Gippius, c’est, avant tout, le

1
Cité dans О. В., Рябов, Жещина и женственность в философии Серебряного века, p. 13.
2
З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 3, p. 532.
3
З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 6, p. 504-505.
4
Ibid., p. 505.
5
Ibid., p. 509.
6
А. В., Лавров, « З. Н. Гиппиус и её поэтический дневник », p. 41.
7
Мариэтта, Шагинян, О блаженстве имущего. Поэзия З. Н. Гиппиус, М., Альциона, 1912.
Cité dans А. Н., Николюкин (dir.), З. Н. Гиппиус : pro et contra, p. 439, 441.
8
Cf. : А. В., Лавров, « З. Н. Гиппиус и её поэтический дневник », p. 42.

  49  
voisinage des contraires. On y trouve le désir de l’amour à côté de l’aveu d’une
impossibilité d’accéder à l’amour, l’hymne à la mort y cède la place à l’aspiration
à la vie… Ce mouvement pendulaire1 est perceptible à tous les niveaux. Il peut se
produire à l’intérieur d’un vers, à l’intérieur d’une strophe ou dans une
composition en diptyque d’œuvres indépendantes.
Néanmoins, ce mouvement de balancier ne paraît être qu’une étape dans
l’élaboration du monde poétique de Gippius. Dans une des poésies, composée en
1919, elle parle de l’antithèse comme d’une condition indispensable pour le
travail de synthèse : « Искал тебя – и знал, что не найду, / Как синтез не
найду без антитезы »2 (« Je te cherchais – et je savais que je ne te trouverais pas
/ Comme je ne trouverais pas la synthèse sans l’antithèse »). L’aspiration à la
synthèse des opposés se lit aisément dans nombre de ses poèmes, et notamment
dans la poésie Гроза (L’orage, 1905), véritable manifeste en la matière : « Ищу
опасное и властное, / Слиянье всех дорог »3 (« Je cherche une dangereuse et
impétueuse / Fusion de tous les chemins »). Le travail de synthèse est engagé chez
elle grâce à l’utilisation de l’oxymore, figure qui représente le lieu où, comme le
souligne Catherine Fromilhague, « se dévoile l’unité contradictoire du monde, la
fusion des opposés » 4. Ce n’est pas par hasard que, pour exprimer l’essence de la
poésie gippiussienne, le poète Valerij Brjusov a choisi l’expression « Кипящая
льдистость » (« La glace bouillante »), tirée de son poème Водоскат (Une
chute d’eau, 1905)5. L’analyse statistique montre que Gippius emploie très
souvent cette figure dont la fréquence d’ordinaire est plutôt faible6 (101
occurrences7). Il y a chez elle des oxymores qui procèdent à la synthèse des
éléments (« Небенсных волн, сияющее пламя »8 (« le feu resplendissant des
vagues célestes »), des couleurs (« Зеленопламенный » 9 (« Vert flamboyant ») ;
« В чёрной алости чаек стон »10 (« Dans le pourpre noir, on entend geindre les
mouettes »), des sentiments opposés (« С какою радостною мукой » 11 (« Avec
quel joyeux tourment ») ; « камыши / Лепечут о счастье страданья » 12 (« les
roseaux / Murmurent du bonheur de la souffrance ») ; la liste est loin d’être
exhaustive. Pour finir, il convient d’attirer l’attention sur un type particulier

1
Voici l’incipit du poème de Gippius Качание (Mouvement pendulaire, 1919) : « Всё « Я » моё,
как маятник качается » (Tout mon « Moi » oscille tel un balancier). Cf. З. Н., Гиппиус,
Собрание сочинений, t. 5, p. 460.
2
Cf. : Тщета (Vanité) dans З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 5, p. 460.
3
З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 3, p. 539.
4
Catherine, Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Nathan, 1995, p. 54.
5
Валерий, Брюсов, « З. Н. Гиппиус » dans З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 5, p. 474.
6
Cf. : Patrick, Bacry, Les figures de style et autres procédés stylistiques, Paris, Belin, « Sujets », p.
174.
7
Parmi ces occurrences, j’ai compté également les cas de paradoxisme, figure apparentée à
l’oxymore. Si par oxymore, j’entends une combinaison de deux termes contradictoires en un
syntagme unique dont les éléments constitutifs n’appartiennent pas à la même catégorie morpho-
syntaxique, ou en mot composé ; je considère comme paradoxisme, une association en une
structure syntaxique plus ou moins lâche de deux termes contradictoires n’appartenant pas à la
même catégorie morpho-syntaxique. Pour élaborer mes définitions, j’ai utilisé, entre autre,
l’ouvrage de Patrick Bacry Les figures de style et autres procédés stylistiques, p. 174-178, 280.
8
В Дружносельи, 1. Прогулки, (A Družnosel’e, 1. Promenades, éd. 1926) dans З. Н., Гиппиус,
Собрание сочинений, t. 6, p. 479.
9
Зелёный цветок (La fleur verte, 1915) dans З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 5, p. 398.
10
Почему (Pourquoi, 1917) dans ib., p. 408.
11
Костёр (Le bûcher, 1902) dans З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 2, p. 506.
12
Баллада (Ballade, 1903) dans ib., p. 512.

  50  
d’oxymore utilisé par Gippius, que nous avons baptisé « oxymore grammatical ».
Cet oxymore regroupe, en un mot composé à trait d’union, des termes de genres
opposés. Les deux exemples les plus parlants sont la formule finale du poème Toi
« Милый мой – Милая»1 (« mon Chéri – ma Chérie ») ; et l’expression « Твоим
– твоей »2 (« Le tien – la tienne ») faisant partie du poème Вечноженственное
(L’éternel féminin, 1928), dans lequel le sujet lyrique déclare : « Твоим – твоей
от начала / Хочу пребыть в себе » (« Du commencement, au plus profond de
moi-même, je veux être le tien – la tienne »). Comme on peut le constater, ce type
d’oxymore symbolise, à travers le jeu des genres, la fusion des principes
fondamentaux dans un même être.

Au terme de cette analyse, la question initiale pourrait être reposée : la


poésie de Gippius est-elle une poésie au masculin… ou une poésie au féminin ?
Compte tenu de l’imposante zone lyrique exempte de marque de genre, de
l’instabilité des incarnations des principes fondamentaux, de la puissante
aspiration à la synthèse des opposés, il apparaît plutôt que c’est une poésie qui
essaie de dépasser les genres. Ce dépassement chez Gippius n’est pas un but en
soi. C’est un processus qui s’inscrit dans un projet utopique d’accession à
l’immortalité via l’amour de deux êtres androgynes dont l’emblème est l’oxymore
« воскресная смерть » 3 (« la mort renaissante »).

1
Ты (Toi, 1905) dans З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 3, p. 526.
2
Cf. : З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 6, p. 438.
3
Победы (Les victoires, 1906) dans З. Н., Гиппиус, Собрание сочинений, t. 3, p. 515.

  51  
Chapitre II
Appropriations du féminin

  52  
Maria Xose Queizán, la métaphore d’être femme

Elvira Fente

Avant d’aborder l’œuvre poétique de Maria Xose Queizán, nous


donnerons quelques détails biographiques. Maria Xosé Queizán est née en 1939
dans la ville de Vigo, en Galice, au nord de l'Espagne. Son travail en tant que
féministe se fait connaître à partir de 1975, à une époque de grand changement
politique et social en Espagne, après la dictature de Franco. Son travail
d’écrivaine s’illustre dans tous les genres et styles: des romans, des contes, des
essais, du théâtre et de la poésie. Queizán est venue tardivement à la poésie, bien
que la présence de la femme dans l'histoire de la littérature galicienne ait une dette
envers elle, puisqu'elle a dirigé le magazine Festa da palabra silenciada (Fête de
la parole étouffée) dès 1983, qui a changé la littérature des femmes en Galice, en
permettant à beaucoup de femmes de lettres galiciennes de s'exprimer et de
publier. Mais Queizán elle-même, n'a écrit son premier recueil de poèmes, intitulé
Métáfora da metáfora (Métaphore de la métaphore), qu'en 1991.

Dans les années 90, Maria Xosé Queizán débute donc sa carrière de poète.
La critique a dit à son sujet qu’elle était une poète adolescente. Elle n'avait pas
écrit de poésie auparavant, parce qu´elle la considérait peu adaptée aux ambitions
de son œuvre, où prime la démythification de l´idéal féminin pour renverser le
monde, la création d'une écriture matérialiste et une nouvelle symbolisation de la
parole. Jusqu'alors, il ne lui était pas apparu qu´elle pouvait parler de tout cela au
moyen de la poésie. Chaque recueil de poésie constitue une unité, mais en fait, les
poèmes de Queizán peuvent se lire comme des essais qui utiliseraient la forme
poétique.
Son premier livre de poèmes, Metáfora da metáfora, est suivi, par
Despertar das amantes (Reveil des amants), en 1993, et Fóra de min (Hors de
moi), en 1994. Nous aborderons ici ces trois œuvres principales, bien que Queizán
ait publié une multitude de poèmes dans des revues, des livres et des anthologies
poétiques. En 2004, paraît une compilation de son œuvre poétique, qui rassemble
ces trois œuvres principales, dans le livre Non o abras como unha flor (Ne l´ouvre
pas comme une fleur), auquel elle ajoute Lei de mercado (Loi du marché).
Maria Xosé Queizán fait une déclaration de principe(s) sur sa poétique et
son éthique: face à la dichotomie qui oppose l'art littéraire et l'engagement
idéologique, c´est-à-dire la forme et le contenu, Queizán est affiche son parti pris
pour le second, puisqu'elle pense qu´il ne peut pas y avoir de beauté dans ce qui
ne conduit pas à l'égalité et au respect. Elle ne conçoit pas l'existence d'un poème,
même s’il est très accompli d’un point de vue esthétique, s’il ne dit rien, ou si ce
qu'il dit n'est pas en faveur de l'égalité entre les personnes. Queizán critique la
beauté des mots s'ils ne conduisent à rien et elle défend la beauté et la bonté, l'art
comme outil d'humanisation, au moyen d’œuvres qui servent à agrandir notre
système de valeurs.
Après ses débuts comme poète elle a découvert que le genre surgissait là
où elle voulait mettre de l'emphase, ce qui dépendait énormément du point de vue
du sujet à traiter. Ainsi, en 2007, elle publie le recueil de poèmes Cólera (Colère)
sur la Galice de la résistance contre le franquisme, dans les années soixante et

  53  
soixante-dix. Dans ce livre, elle raconte le processus historique de répression
brutale, de révolte et de conscience idéologique qu´elle a vécu dans sa chair. Bien
qu’elle ait vécu cette époque, le livre n'est pas écrit à la première personne, mais
d'un point de vue masculin. Queizán dit que ce livre n’aurait pas pu être écrit à
partir de la position d´une femme de l’époque, même pas de celles qui
s’organisaient dans des partis politiques et des syndicats, parce que les femmes ne
décidaient pas, ne comptaient pas. Ce livre, Cólera, s’il était écrit à partir de la
conscience féministe ou du point de vue d´une femme, devrait être intitulé au
pluriel Cóleras (Colères), parce que les femmes, comme le souligne la poète,
ressentaient une double indignation, en raison de la double oppression de la
femme. Dans le recueil, Queizán parle de la résistance, de la lutte contre la
dictature, où les femmes étaient réduites à n’être plus que « le repos du guerrier ».
Cependant, à plusieurs reprises dans le livre, la veine d'indignation féministe lui
échappe et elle parle de sa propre expérience personnelle et écrit des phrases
comme :

Exiliada de las olas del mar de Vigo Expatriée des vagues de la mer de Vigo
[…] [...]
Paris fue tu cueva protectora y tu Paris fut ta caverne protectrice et ton exil
destierro1

Maria Xosé Queizán renonce toujours à célébrer les colombes et les fleurs
dans sa compilation poétique finale, comme le signale le titre de manière directe :
Non o abras como unha flor. Tout au long des pages qui forment ce volume, on
trouve, plus que des poèmes, un manifeste littéraire soutenu dans des certitudes
idéologiques constantes tout au long de sa carrière littéraire. Avec cet engagement
intellectuel, elle échappe à l’usage habituel qui confine la poésie dans un contexte
purement esthétique, en la détournant du sentimentalisme, en faveur de
l’organisation logique des matériaux linguistiques et littéraires.
Dans Non o abras como unha flor, Queizán fait confluer deux genres
littéraires apparemment incompatibles: l'essai et la poésie. L’auteur réussit à
canaliser les diatribes philosophiques et à composer une poésie iconoclaste,
suggestive et humoristique; sans se départir de son engagement à l’égard des
conflits d'actualité. Queizán dédaigne le caractère intime du genre poétique avec
lequel ont l´habitude de naître les premiers écrits. Mais alors: comment aborder la
poésie? Pourquoi à Maria Xosé Queizán ne s'intéresse-t-elle pas à ce genre
jusqu'aux années quatre-vingt-dix, au sommet de sa maturité littéraire? L’auteur,
qui a toujours opté pour la rationalité dans ses écrits, a dû venir à bout de nombre
de topiques pour se trouver à l´aise à l'intérieur de ce genre, qui intronise le
sentimentalisme. Il était nécessaire de délier la poésie des paramètres traditionnels
soutenus par des théoriciens qui séparent l'esthétique de la communication.

Quand Queizán comprend vraiment la versatilité thématique, quand elle


trouve la voix qui commande le « je » poétique et remarque les excellences
expressives du genre, alors, elle écrit de la poésie. Mais elle se penchera sur
l’intention communicative et le point de vue idéologique. La fonction dominante
de sa poésie se déplace vers le domaine conceptuel du message, le contexte du

1
Queizán, María Xosé, Cólera, Vigo, Edicións Xerais de Galicia S.A., 2007, p. 27.

  54  
discours et ses référents. Elle cassera l'imperméabilité poétique à l’égard de
l’évolution sociale du monde, perpétuée par la tradition littéraire. Queizán refuse
l'usage égocentrique de la voix lyrique, son expression maximale dans le
romantisme, et lui substitue une voix alternative et solidaire. La poésie de Maria
Xosé Queizán s'adapte avec souplesse aux sujets les plus divers. L'idée donne la
forme et, bien qu'il s'agisse d'une écriture essentiellement conceptuelle,
l’émotivité jaillit de sa poésie, grâce à l'harmonisation des recours rhétoriques,
mais avec une base littéraire réaliste. Même dans Metáfora da metáfora1, un
recueil de poèmes immergé dans un monde de mythes et d'abstractions,
l’hermétisme n’est pas admis.
Queizán préfère l’expression austère, qui bougera depuis des phrases nues
d’adjectivation, comme dans un essai, et très fréquentes dans Metáfora da
metáfora, jusqu'au ton narratif de Lei de mercado, en passant par le discours
descriptif de Despertar das amantes. Le réalisme de Fóra de min coexiste avec les
rafales naturalistes de Lei de mercado, le culturalisme de Metáfora da metáfora.
La nouvelle tentative esthétique entraînera des modifications dans le domaine de
la représentation et de la signification, à commencer par la ressource sémantique
par excellence: la métaphore. La nouvelle métaphore devient l’écho du contexte
humain, et habille la réalité sociale. La métaphore va agir sur les consciences, ce
sera une métaphore chargée de contenu politique et révolutionnaire. Face à
l'idéalisme poétique, Queizán propose un point de vue matérialiste – ainsi que
féministe – de la littérature ; en contact avec la matière et avec les réalités sociales
les plus actuelles : le déracinement, la violence, la guerre, l’exclusion, la violation
des droits de l’homme, l’esclavage sexuel.
La poésie de Maria Xosé Queizán s’enracine dans des courants artistiques
rénovateurs, comme la réinterprétation des conventions espace-temps de l’avant-
garde, ou la critique littéraire féministe, revisitant les points de vue de la
psychanalyse, du marxisme et du déconstructivisme. Avec les études de genre
appliquées à la critique littéraire, elle commence une analyse textuelle qui
considérera le langage comme une autre forme d'oppression. Le patriarcat, comme
système de domination, a déplacé les femmes également dans le domaine
artistique. Dans le monde poétique de Queizán, on commence une sorte de re-
occupation de l'espace symbolique nié par ce système machiste. Cela touchera les
espaces physiques, mais, en plus, impliquera la transformation de la conduite
féminine défendue, comme la capacité critique, la liberté de création ou la
domination dans l'amour.

Comme dans ses romans ou dans ses essais, le « logos » - dans le sens
aristotélicien, la raison, les contenus - cesse d'être un patrimoine masculin et
structure la poésie de Queizán. Mais ce sont les mots qui articulent le jeu
poétique. Les rhétoriques connues sont réutilisées, reprennent des mythes de
fiction, comme Juliette.

Xulieta é o sol Juliette est le soleil


di Romeo dit Roméo
queimado polos raios da paixón brûlé par les rayons de la passion
2
Xulieta estaba fría . Juliette était froide.

1
Queizán, María Xosé, Metáfora da metáfora, A Coruña, Espiral Maior, Edicións de Poesía, 1991.
2
Ibid., « Xulieta é o sol », p. 11.

  55  
Le regard féministe s´occupe de redéfinir le langage pour que celui-ci soit
réceptif à la vie réelle. Ce monde apparaîtra filtré par les postions théoriques à
travers les époques, depuis Mary Wollstonecraft jusqu’à l’existentialiste Simone
de Beauvoir. La substance littéraire de Non o abras como unha flor se nourrit
d'une restructuration symbolique, mais aussi d'une restructuration linguistique. On
laisse la place au discours dialogué et à la polyphonie des voix poétiques. Ce que
Queizán prétend c’est exprimer la tension ironique entre différents points de vue
du même fait.

Metáfora da metáfora

Le premier livre de poèmes de la série est Metáfora da metáfora, un texte


profond oú Queizán met en relief la vision particulière du monde et de la femme
que les poètes donnent à travers les métaphores. La cosmovision androcentrique
de la tradition littéraire laisse à découvert l'une des tromperies de la théorie
littéraire : la neutralité du sujet poétique.

Metáfora da metáfora est beaucoup plus qu'un livre de poèmes. Il signifie


la disparition de la symbolisation dans la littérature galicienne. Dans ce livre,
Queizán se concentre sur le pouvoir de la parole et sur la construction du discours
poétique masculin - avec différentes métaphores -, pour, finalement, offrir et
construire un nouveau discours depuis la perspective de la poète, depuis le
féminisme transgresseur. Ce nouveau discours, présent dans la partie finale du
livre nous incite à regarder autrement la chevelure de Vénus, les Pénélope
potentielles qui se rebellent, le verbe sorti de la crypte qui se fait chair et revisite
l'amante. La poète, connait la langue, le langage et par sa nouvelle métaphore a le
don de la création.

Queizán commence une réflexion sur le pouvoir de la parole, entendu


comme construction-création, c’est-à-dire, la métaphore, sur l’appropriation
masculine (de la parole) et les métaphores androcentriques successives, et sur le
besoin de laisser la place à un nouveau processus de métaphorisation et une
symbolisation depuis le féminisme transgresseur. Le livre progresse depuis la
théorie idéaliste de la métaphore de l’invention du monde et de la femme jusqu'à
la découverte de la métaphore de la métaphore, la destruction de ces idéaux mis en
question et la construction de l’analogie parfaite, seulement possible dans
l’érotisme entre êtres égaux, dans la soror-métaphore, une façon de défier le
patriarcat. Queizán met en lumière, dans Metáfora da metáfora, l’incongruité et
les préjugés qui soutenaient ces métaphores, qui ont nié l’identité des femmes au
long de l’histoire littéraire. La féminité n’est que la projection platonicienne de
l'idéal de beauté. Le poète classique sera reflété dans Metáfora da metáfora
comme le propagandiste maximal de cette féminité mythique.

Ela ten a forma das miñas mans Elle a la forme de mes mains
ela ten a cor dos meus ollos elle a la couleur de mes yeux

  56  
ela fúndese na miña sombra elle se fond dans mon ombre
dixo o poeta”. a dit le poète”.
1
Ela non existe . Elle n'existe pas.

Maria Xosé Queizán récupère l'image de la femme des polarités


paradigmatiques de la littérature androcentrique : une prostituée, une sainte, un
ange, un monstre. Ces valeurs mythiques ont constitué le féminin éternel, cette
beauté spirituelle qui associait les femmes à la passivité, à la douceur et à la
beauté docile, comme la Béatrice de Dante ou la Marguerite de Goethe. Ces
mythes demeurent les refuges d'une culture primitive et les « conditionnants »
moraux qui menacent le caractère instructif de la société.

Le « je » poétique créé par l'auteur se charge d'entreprendre cette action


démythificatrice. La dualité s´aperçoit, par exemple, dans l'emploi de la deuxième
personne qui manifeste la complicité avec les réceptrices :

O poeta ama a perfección Le poète aime la perfection


non te ama a ti ce n'est pas toi qu´il aime
Es idealización tu es un idéal
mito un mythe
metáfora da metáfora. métaphore de la métaphore.
De non seres perfecta como te Si tu n'étais pas parfaite comment pourrait-il t´aimer?
2
amaría? .

Un autre exemple de l’aliénation pernicieuse du sentimentalisme poétique


apparaît ici. Avec l'emploi du 'nós' (nous), cette solidarité prend une dimension
universelle :

Suspiramos con Ofelia Nous soupirons avec Ophélie


Morremos con Xulieta Nous mourons avec Juliette
Choramos con Rosalia Nous pleurons avec Rosalíe
3
Expiramos con Werther . Nous expirons avec Werther.

Cependant, en laissant à la marge la dénonciation et le discrédit de la


tradition poétique, Metáfora da metáfora rend hommage à la matérialité poétique,
aux paroles, des authentiques dessinatrices du monde. La création poétique donne
la forme au monde ; c'est l'essence authentique de l'amour. Queizán démontre que
la définition de romantisme, la phrase de Bécquer « poésie c´est toi »4 (la femme,
l’amant), est fausse. Queizán démontre dans ce livre, le narcissisme du poète, et
elle dit que « la poésie c´est lui », le poète lui-même, (le sujet poétique aliéné).

O que amo é o amor Ce que j´aime c´est l´amour


a mesma idea do amor la même idée de l´amour

1
Ibid., “Ela ten a forma das miñas mans”, p. 10.
2
Ibid., “A amante nunca ten dentes postizos”, p. 12.
3
Ibid., “Suspiramos con Ofelia”, p. 63.
4
Bécquer, Gustavo Adolfo, Rimas y leyendas, Madrid, Espasa Calpe Colección Austral, 1997.

  57  
o feito mesmo de amar le fait d´aimer
as palabras coas que amo. les paroles avec lesquelles j´aime
Amo a miña conciencia de amar. J´aime ma conscience d´aimer
1
Ámome . Je m'aime.

Metáfora da metáfora est un livre de concepts, dans lequel on évite la


rhétorique superflue, la plupart des poèmes sont brefs, concis et le substantif
l’emporte sur l'adjectif. Les poèmes surgissent comme les révélations qui abattent
les conventions de la vieille poésie.

Os teus peitos Tes seins


e os meus ollos et mes yeux
2
¡metáfora pura! . pure métaphore!.

L'émotion poétique dans la poésie de Queizán se produit par la découverte


de la réalité ; des rhétoriques et des vers infinis ne sont pas nécessaires:

AMANTE AMANTE
non es máis que palabras. Tu n´es que des paroles.
3
As miñas . Les miennes.

L’une des méthodes de négation de la femme dans la poésie a été sa


sacralisation.

'Ela' (Elle) est seulement un pronom, une note rythmique. La voix de


l´auteur désigne le sujet poétique traditionnel comme un imposteur. La relation
avec la réalité féminine ne peut pas se faire à travers le mythe et son imaginaire.
Le mythe est construit à partir de la mort du référent (la femme réelle). La vitalité
commence avec l'observation réaliste. Pour focaliser la femme physique et réelle,
avec toutes les vicissitudes que cela suppose, le poète changera de registre
linguistique :

A amante nunca ten dentes postizos L´amant n´a jamais de fausses dents
graus no nariz Des boutons sur le nez
pelos nas coxas Des poils dans les jambes
gorduras nos cadrís. De la graisse dans les hanches
Á amante nunca lle inchan os ollos ao L´amant n´a jamais les yeux gonflés après le sommeil.
4
durmir .

Si Metáfora da metáfora a commencé la réflexion sur la déconstruction de


la métaphore, avec Despertar das amantes la plume de Queizán s’adapte à un
discours amoureux renouvelé et transgresseur qui prend l'initiative dans la parole
et dans l´acte amoureux.

1
Queizán, Maria Xosé, Metáfora da metáfora, op. cit., “O que amo é o amor”, p. 78.
2
Ibid., “Os teus peitos”, p.7.
3
Ibid., “Amante”, p. 8.
4
Ibid., “A amante nunca ten dentes postizos”, p.12.

  58  
Despertar das amantes

Son second recueil de poèmes, Despertar das amantes, est la continuation


de Metáfora da metáfora. C'est un nouveau traité poétique amoureux. Dans ce
livre, l’auteur, maîtrise une langue de chair et de musique, elle fait une poésie
pour se plaire dans la pensée depuis une écriture matérialiste. Dans ce deuxième
livre, sans s’éloigner totalement de la ligne conceptuelle, elle privilégie l'élément
narratif et réaliste. La fusion de la voix poétique avec celle de l’auteur arrive à un
point tel que l'on pourrait les confondre.

Premièrement, nous avons les poèmes qui parlent avec la langue de la


nouvelle création, de la Metáfora da metáfora, d’un amour concret, vécu et
joyeux, et la poète nomme le corps pour se perdre dans le labyrinthe, dans le
plaisir de l'amour entre êtres égaux. Dans les parties finales du livre « Escrita » et
« Tempo » elle reprend l'abstraction persistante de Metáfora da metáfora.

Dans « escrita », Queizán conclut que « amar é nomear » « aimer est


nommer »), et pour cela il faut inventer une chair de paroles qui fasse de la poésie,
et puisse créer ce nouveau réveil, avec des mots qui ouvrent de nouveaux orifices,
qui peuvent aimer et conjurer la mort. L’acte amoureux et un acte créatif :

ESCRIBO para enxendrarme J´ECRIS pour m´engendrer


–coma se fose outra- […] -comme si j´étais une autre- [...]
Para darme a luz Pour m´accoucher
–e darme luz- -et me donner de la lumière-
deslumbrada (ébloui) polas propias Éblouie par mes propres paroles.
palabras.
1
Axúdoas a parirse do meu corpo . Je les aide à s´accoucher de mon corps.

Dans la dernière partie du livre, Dans « Tempo », la subversion commence


avec le rejet du «antropotempo », il s'agit ironiquement de ce que «os tempos sont
chegados de roubarlle ou tempo aos deuses » (« le temps est arrivé de voler le
temps aux dieux ») et de laisser la clôture, d'abandonner le feu sacré du foyer,
pour cesser d'être « mulleres sen sombra [[...]séculos de submision ». (« des
femmes sans ombre/ de siècles de soumission ») Queizán réclame, depuis son
rationalisme, la sortie du cercle, du temps fermé et aller « plus loin! », et elle écrit
un nouveau manifeste d'avant-garde.

Avec Despertar das amantes, Queizán construit la métaphore amoureuse


depuis l’identité « sujette-objecte ». Le regard duel des amantes révèle un monde
solidaire qui embaume de l'expérience intime au collectif des êtres égaux. Queizán
a toujours présent dans son esprit l’idée féministe que « le privé est politique ». La
poète adopte une voix émue en participant à un rituel amoureux païen, débarrassé
de tabous sexuels. Nous trouvons aussi, avec plus de force, le pouvoir de la
parole, déjà autopoétique. On découvre ainsi, dans l’importance que Maria Xosé

1
Queuzán, Maria Xosé, Despertar das amantes, A Coruña, Edicións Espiral Maior, 1993,
“Escribo”, p. 39.

  59  
Queizán donne à la parole créatrice, sa nécessité d’écrire pour ne pas mourir, pour
survivre par amour : « Escribo para amar e conxurar a morte »1 (« J´écris pour
aimer et conjurer la mort »). Le désir d’écrire naît en Queizán comme l’acte
amoureux et érotique, oú les paroles sentent la jouissance de l'amour en arrivant à
l’extase dans lequel se ferme le cercle de l’écriture-amante, dans le poème « Page
blanche »:

NADA me separa do texto RIEN ne me sépare du texte


páxina branca page blanche
Coa lingua avec la langue
encho de bicos o papel. Je remplis de bisous le papier
Polo amor pasa da nada á totalidade. Par amour passe du rien à tout.
Abrázoa como un corpo Je l´embrasse comme un corps
enigmático. énigmatique
Agarimo letras como mamas Je caresse les lettres comme des seins
inspiradas Inspirés [...]
Encho o papel que goza pola miña Je remplis le papier qui jouit a travers ma bouche
boca
coas palabras que lle susurro Avec les paroles que je lui murmure
pensamentos, [...], paixóns Des pensées, [...], des passions
de liberdade. De liberté
Fago correr polas letras un rego de Je fais courir par les lettres un sillon de sang
sangue
quente como en veas apaixoadas. Chaud comme dans des veines passionnées.
[…] a perfecta comprensión. […] la parfaite compréhenssion.
como o meu corpo baixo o sol dos teus Comme mon corps sous le soleil de tes yeux.
2
olIos .

Le cercle se déplie et devient, d´un côté, l'acte créateur, dans lequel « amar
é nomear »3 («aimer est nommer ») et, d´un autre côté, le cercle devient la
naissance de la parole que l'auteur compare avec la naissance d´une petite fille «
une nouveau-née »4. La parole créé/née est une parole féminine, un «Logos-
grito » («Logos-cri ») que l’auteur invente pour :

enterrar os logos mortuorio enterrer au logos mortuaire


unha lei odiosa dos pais une loi odieuse des pères
5
que separa o corpo e a linguaxe . qui sépare le corps et le langage.

L’acte créateur et l'acte amoureux sont pour Maria Xosé Queizán des actes
féminins et horizontaux, comme dans « Savoir cru » :

Mirada a mirada Yeux dans les yeux


lume feu
convocando a fogueira. Convoquant le bûcher

1
Ibid., “Pedra Figueira”, p. 46.
2
Ibid., “Páxina branca”, p. 47.
3
Ibid., “Palabras como fluxo”, p. 40.
4
Ibid., “Escribo”, p. 39.
5
Ibid., “Logos-Grito”, p.52.

  60  
Pel a pel Peau dans la peau
fervura Ébullition
marexada de raso. En ras houle
Mama a mama [...] Sein dans le sein [...]
1
E voar,.. (...) . Et voler [...].

Cette conception tendre est la recherche d´un mot, pour nommer l’amour
de l’autre, sujet, qui culmine avec la découverte de la liberté amoureuse, dans
« Corps ouvert » :

[…] Cando me abrazas non me [...] Quand tu m´enlaces tu ne m´enferme pas


encerras.
Salto, floto, brillo vivisima [...] Je saute, flotte, brille, très vivante [...]
A luz xorde do noso interior como La lumière nait de notre corps comme dans une
nun souto. montagne
Dasme a luz e o aroma [...]2. Tu me donne la lumière et l´arôme […].

Queizán nous démontre comme la « métaphore pure » se réalise dans une


histoire amoureuse concrète, dans une relation entre deux corps féminins (il
semble y avoir beaucoup d'autobiographique). Mais graduellement la rencontre
érotique efface ses traits anecdotiques et individuels et devient l’objet d'un
processus de généralisation et d’abstraction.

L’extase porte à vouloir être inondé dans son expérience, sans paroles,
sans vision, sans pensée : « deixa que o tremor dos nosos corpos fale por nós »3
(« laisse le frissonnement de nos corps parler pour nous »). Les paroles
apparaissent comme des éléments superflus dans une rencontre érotique
caractérisée par l´importance du corps, par la fusion totale de la nature féminine et
maternelle, par la découverte du plaisir de se perdre dans le labyrinthe de l'autre
comme la seule route pour se trouver [à] soi même et le chemin qui conduit à
l'harmonie, à l'analogie parfaite :

Saber? Savoir?
4
inutil formular a plenitude . Inutile de formuler la plénitude.

Mais Queizán se rend compte que, quand elle se tait, sans paroles, pour
permettre que seulement le corps parle, elle tombe dans l'une des erreurs de
l'androcentrisme, car elle sépare le corps et le langage (le « Logos – cri »5). Il faut
donc « inventer une chair de paroles », parler avec des mots corporels. La parole
est érotique, le plein érotisme existe seulement dans la parole. « Páxina branca » 6

1
Ibid., “Saber onde”, p. 16.
2
Ibid., “Escribo”, p. 39.
3
Ibid., “O despertar das amantes”, p. 26.
4
Ibid., “Saber onde”, p. 16.
5
Ibid., “Logos-Grito”, p. 52.
6
Ibid., “Páxina branca”, p. 47.

  61  
constate l'identité entre les processus créateurs et amoureux, aussi comme
« Palabras como fluxo »1.

Non deixes só ao corpo falar por Ne laisse pas le corps seul parler en ton nom,
ti,
enche con palabras os gozos do Remplis avec des paroles la jouissance du silence
silencio.
2
Amar é nomear Aimer est nommer.

Fondre le corps et la parole constitue un acte subversif. L’expérience


individuelle devient, après être pensée et nommée, une réalité avec une valeur
générale et collective. « Faime simbólica »3 (« fait moi devenir symbolique »)
réclame la poète, puisque symboliser signifie donner au particulier une valeur
archétypale faire du privé un exercice modèle, rendre à la chair la joie et le
pouvoir révolutionnaire que les constructions masculines lui ont niées. Ce n’est
pas par hasard que le recueil se termine par le poème « Metafísica », culmination
d’un processus d'abstraction et de théorisation rompant avec les accents intimistes
et anecdotiques des premiers textes. Mais il n'y a pas de contradiction : la nouvelle
métaphysique que l'auteur propose, faite de chair, qui intègre le privé, naît de la
terre, d'un monde où matière et esprit, corps et logos se mélangent en harmonie
parfaite.

sacar o corpo do saco da inmundicia faire sortir le corps du site immonde


onde nos meteran Où on nous a enfermées
4
para elevar o corpo á metafísica . Pour lever le corps à la métaphysique.

Dans cette phrase finale elle condense la proposition révolutionnaire de


Despertar das amantes: construire une métaphysique charnelle et corporelle
impliquant de surpasser les conceptions temporelles existantes. La jouissance
amoureuse se manifeste lentement, avec une supériorité verbale présente et le
gérondif qui reprend la beauté instantanée du moment. La frontière symbolique
entre « je » et son objet se brise pour refléter l’harmonie partagée. Une symbiose
non de deux corps mais d'une attitude commune devant le monde. Semblable à
l’éternité de la jouissance, [c’] est le regard en temps réel de la vie des femmes,
condamnées à l’éternel féminin.

Fóra de min

Fóra de min5 ferme la trilogie qui va de la création théorique de Metáfora


da metáfora, à la réalisation de la métaphore amoureuse dans Despertar das
amantes; jusqu’à la confection de la métaphore de l’altérité. Avec Fóra de min, la
poète se met dans la place de quelqu'un qui s'exile loin de la Galice dans la

1
Ibid., “Palabras como fluxo”, p. 40.
2
Ibid.
3
Ibid., « Faime simbólica »p. 50.
4
Ibid., “Metafísica”, p. 64.
5
Queizán, María Xosé, Fóra de min, Lugo, Sons Galiza Libros, 1994.

  62  
misère. Ce sont des cris qui l’inquiètent et lui font perdre l’équilibre, et construire
une écriture nomade. Le livre tourne autour du concept de l’altérité, que les
existentialistes Simone de Beauvoir et Sartre tirent de la phénoménologie de
Hegel, mais que Beauvoir appliquera directement à la dialectique hommes-
femmes, où les femmes sont le groupe opprimé, dominées et définies par le sexe
masculin.

Le sens existentialiste s’applique à la conception globale de l'ouvrage.


Activités de sensibilisation pour les exploités, les êtres discriminés dont la
conscience a été délimitée par l'oppresseur: les gens expatriés et les apatrides. Un
exil provoqué par des idées, par l’économie ou la discrimination entre les sexes,
les femmes « sen sombra » (« sans ombre ») étant hors du cercle patriarcal de
l´histoire.
Queizán concrétise les points de connexion entre les pauvres (parias), mais
pas à partir d'une position post-moderne d'acceptation de la diversité. Au
contraire, elle encourage le danger de l'assimilation des éléments de différentes
cultures ataviques, pays d'origine, religions, ethnies. En réponse à cette diversité
culturelle et face à la frontière qui sépare les êtres humains, Queizán propose un
point de rencontre et d'échange idéologique.

Ponte sen abismos Mets-toi sans abîmes


ponte sen horizonte Mets-toi sans horizons
ponte sen prexuízos. Mets-toi sans préjugés
Escribo para ti, j´écris pour toi,
as miñas palabras son pontes […] Mes paroles sont des ponts
Ponte a miña conciencia e Mets-toi ma conscience et emprunte moi la tienne.
1
déixame a túa .

L’auteur construit une galerie de portraits illustrant l’altérité à l’intérieur


de cette organisation sociale. Les femmes font partie de ce monde marginal.
L’essentiel des femmes (rejetées par les philosophes comme Beauvoir « on ne naît
pas femme, on le devient ») jugées avec une mentalité patriarcale, est décrit dans
un poème ironique intitulé « A normalidade » (« La normalité »). Dans ce poème
elle ridiculise la tyrannie contre les femmes qui vise la façon dont elles se
comportent, « Ponte Riquiña e ri » («fais-toi mignone et souris »), comment elles
doivent s´habiller « ponte tacóns e ir » (« mets des talons et souris »), comment
elles doivent se placer, « ponte debaixo e ir » (« mets-toi en dessous et souris »).
Si la femme ne fait pas cela, si elle ne répond pas à ces exigences, elle est
conduite vers un processus mental comparable à l'hystérie, un dédoublement de la
personnalité, nécessaires pour s'adapter à la société hostile. « La normalité » :

ideal de salud mental femenina: Idéal de santé feminine:


ponte guapa sumisa Mets-toi belle soumise
maquillaje maquillage
abnegada résignée
masaje dependiente Massage dépendante
depilación épilation

1
Ibid., page de couverture.

  63  
pasiva bronceado Passive bronzée
maternal maternelle
suave peluquería Douce coiffeuse
emotiva émotive
limpieza de cutis y Nettoyage de la peau et
ponte tacóns e ri Mets-toi des talons et souris
ponte riquiña e ri Mets-toi mignonne et souris
ponte debaixo e ri Mets-toi en dessous et souris
ponte preñada e ri Mets-toi enceinte et souris
ponte a fregar e ri Fais la vaisselle et souris
¿como non delirar? Comment ne pas délirer?
algo como un desgarrao ouveo Comme un cri déchirant
unha rabia alimentada por mil avoas Une rage nourrie par mille grand-mères
silenciosas silencieuses
estertor de furia Râle de furie
PONTE QUIETA NE BOUGES PAS
¡histérica! Hystérique!
¡contra natura! Contre nature!
¿non coñeces os límites? N'en connais-tu pas les limites?
¿como non delirar? Comment ne pas délirer?
delira! delira, está delirando Délire! Délire, elle délire
reclusión! deciden Réclusion ! ils décident
¿fogar ou manicomio? Foyer ou folie
1
A elixir... À choisir...

Queizán accorde attention particulière au concept national et à celui


d’étranger, tel qu’elle l'a vécu et en a souffert dans son propre pays, et qui
l’étouffe. La patrie génère un sentiment ambivalent d'amour et de haine. L’auteur
se sent déçue par l'incompréhension de son peuple, d'une part, et la base théorique
des valeurs réactionnaires, de l’autre. Ce livre est une déclaration de principes
pour Queizán, basée sur la liste de nombreux lieux communs sur lesquels se fonde
l’idéologie politique des pères de la patrie.

EXILIADAS DA PALABRA EXILÉE DE LA PAROLE


silencio! ordenaron, Silence! ils ont ordonné,
e as pensadoras gardaron os Et les penseuses ont gardé les secrets
segredos....
pero no lagar da boca Mais sur le bout de la bouche
das estranxeiras do logos Des étrangères du logos
esmáganse as uvas da ira. s´écrasent les raisins de la colère
2
Sairán co viño novo . Elles sortiront avec le vin nouveau.

“Loi du Marché”

Dans le recueil de poèmes Non o abras como unha flor, on trouve aussi le
poème « Lei de mercado » (« Loi du marché »), qui présente une nouveauté par le
sujet qu’il aborde, la prostitution. Il y a un véritable engagement. Queizán

1
Ibid., “A normalidade”, p. 53-54.
2
Ibid., “Exiliadas da palabra”, p. 59.

  64  
mélange la tradition des pleurs et des cantiques avec l'oppression et la violence; la
voix poétique se multiplie. On lit la pensée de la mère, de sa fille, comme aussi du
proxénète.

« Lei de mercado » continue à parler du marginal ce que Queizán


entreprenait dans Fóra de min. Elle exprime ici la cruauté du marché de la
prostitution. Queizán dénonce les mécanismes sociaux qui soutiennent et justifient
ce qu´elle appelle : l’esclavage du XXIe siècle. « Loi du marché » commence avec
un récit cru et dur à la première personne qui nous montre une image fidèle du
monde de la prostitution : la vente du corps de la jeune fille, l’atmosphère du lieu
de travail, les proxénètes, les clients. La vulnérabilité des femmes est effrayante.
La dureté de la réalité présentée dans ces récits vise à bouleverser la conscience à
un moment où cet esclavage pourrait se légaliser, ce qui n'est pas du tout le désir
de Queizán. Le témoignage des victimes, les complices, les « madames », les
proxénètes, les trafiquants de personnes, les clients, sont des mots isolés qui
reflètent un monde sans communication, de soumission et de violence. La haine
s'infiltre, même dans les poèmes dialogués (entre la fille et la mère) où on
dénonce la complicité de la mère avec le trafiquant d´esclaves sexuelles.

La mère est la Célestine qui vend sa fille à celui qui paye le plus. La
famille entière est au courant de la vente. La construction dialoguée de quelques
poèmes virtuoses ajoute un nouvel élément à la poésie de Queizán : l’action, des
séquences rythmées. Elle nous transporte dans des images d´un monde étouffant,
intérieur, rien n´existe dehors, seulement le bruit des voitures des ivrognes dans la
nuit.
La prostitution est le summum de la femme-objet. La prostituée n’est
qu’un corps déchiré et sans identité au service d’un proxénète. C'est une
métaphore de « l’annihilation », comme l’appelle Queizán, c´est-à-dire, une
méthaphore de l’asservissement et de l’esclavage.

Eu estaba en todo o corpo Moi j´étais dans tout mon corps


1
Agora xa non estou . Maintenant je n´y suis plus.

« Lei de mercado » nous rapproche à la réalité la plus obscure et


pessimiste de toute l’œuvre de Queizán. Les femmes prostituées sont les seules
qui ne peuvent pas se sauver, prises dans une spirale de violence, drogues, terreur
qui les conduit, comme dans ce poème intitulé « Achat-vente », à la mort.

Meu pai vendeu. Mon père a vendu.


miña nai embolsou Ma mère a empoché
o macarra comprou Le maquereau a acheté
tasou o meu corpo [...] Il a testé mon corps […]
abaixo o club [...] En bas le club [...]
cen homes me furaron [...] Cent hommes m´on troués [...]

1
Queizán, Maria Xosé, “A braga”, en “Lei de mercado”, Non o abras como unha flor, (poesía
reunida 1980-2004), Vigo, Edicións Xerais de Galicia S.A., 2004, p.338.

  65  
a barriga medrou [...] Le ventre a grandi […]
Patadón [...] Coup de pie […]
na barriga chutou [...] But dans le ventre […]
1
e veña cartos para o patrón . Et voilà du pognon pour le patron.

Bibliographie :
Queizán, Maria Xosé. Cólera, Vigo, Edicións Xerais de Galicia S.A.,
2007.
–, Metáfora da metáfora, A Coruña, Espiral Maior, Edicións de Poesía,
1991.
–, Despertar das amantes, A Coruña, Edicións Espiral Maior, 1993.
–, Fóra de min, Lugo, Sons Galiza Libros, 1994.
–, “Lei de mercado”, Non o abras como unha flor, (poesía reunida 1980-
2004), Vigo,
Edicións Xerais de Galicia S.A., 2004.

1
Ibid., “Compra-venta”, in “Lei de mercado”, p. 335.

  66  
Poésie de linge et stratégies de pansement

Monique Tesan Tra-Lou

Dans le paysage de la poésie américaine, l’histoire des poètes issus des


minorités ethniques que sont les autochtones indiens, et les Noirs, pourrait sans
doute plus ou moins s’ordonner sur la pierre et le fer ; les premiers actes de
l’histoire des minorités citées, n’en portent-elles pas les actes ?
Les raisons en sont que les Etats-Unis, pays conquis par une race
dominante ayant une opinion majoritaire sur les autochtones indiens et les Noirs,
n’avaient guère offert d’espace, sinon menu, éphémère, où laisser camper des
populations dont le mode d’existence était renvoyé à deux âges « l’âge de pierre »
et « l'âge de fer ».
Dans ce rapport du fer à la poésie, on peut, en ce qui concerne les poètes
noirs, faire une allusion à des pionniers tels James Monroe Whitefield, un poète
du 19ème siècle qui, dans un de ses poèmes, « America », fait référence au fer,
instrument de torture de l'Homme noir asservi. Monroe par la même occasion,
fustige l'attitude coupable des Africains-Américains qui, en participant à la guerre
d'Indépendance contre l'Angleterre, ont prêté peu ou prou leurs services à
l'élaboration des instruments de leur propre servitude :

Whitfield goes on to delineate the particular crimes of slavery, […] and he accentuates the irony
of African Americans who fought in the Revolutionary War to forge fresh fetters, heavier chains
1
for their own children .

Dans ce même registre, et cette fois pour citer une femme, Frances Ellen
Watkins Harper (1824-1914) - poète engagée dans le mouvement abolitionniste -
avait dans son poème « Moses: A Story of the Nile », dénoncé vigoureusement
l'asservissement volontaire de ses pairs Noirs ; non sans y évoquer des droits pour
les femmes2.
Plus-tard, persuadés d'avoir acquis des droits à la fin de la guerre de
sécession à laquelle ils avaient participé, les poètes noirs vont user de cette bribe
de liberté pour aborder le racisme et les lynchages auxquels ils restaient soumis.
Mais en dépit de la différence de son articulation autour du fer, la poésie
va parler d’une autre forme de solidarité avec celui-là : une recherche constante
d’adéquation entre les mots et leurs référents, par l’image que suscite le fer. Le
fer, mot qui n’épuise pas la chose, mais la contient ; ou plutôt mot qui contient
une force toujours prête à écraser, à assujettir ; pour peu qu’on s’abandonne à son
pouvoir. Car le fer est un potentiel d’action aussi bien que d’inertie.
Ces fragments poétiques qui semblent générer une digression par rapport
au fer, sont en quelque sorte appelés par un projet de discours aspirant à la
fluidition et à l’aération.

1
Jay Parini, ed.; Brett C. Miller, associate ed., The Columbia History of American Poetry,
Columbia University Press, 1993, p. 23.
2 Ibid., p. 25.

  67  
L’écriture, pour cette fin, va réfléchir les joyaux de ce qui se trouve le plus
immédiatement, comme si elle avait besoin de se régénérer au point de contact : la
nature.
Paysage naturel ou retourné, la nature semble ainsi chez les poètes noirs
reprendre ses droits sur le fer ; forgé par l'Homme, et mener à bien ses
assouvissements. Elle le fait tout en laissant percevoir la totalité infrangible d’un
monde qui gît sous l'accident de l’arrivée des Noirs en Amérique (pour les Noirs),
ou la rencontre avec les membres de la communauté blanche, (pour les
autochtones indiens).
Sur ce point, on rejoint le désir des poètes amérindiens d'accéder à la
simple nomination des choses. En d'autres termes, exporter les potentiels d'action,
aussi bien que d'inertie, de flexibilité et de solidité de la nature, au langage
poétique.
Quel rapport avec le textile et la poésie de Rita Dove et Leslie Marmon
Silko, deux femmes américaines, issues des minorités ethniques ?

Linges doux, linges de confort.

On peut avancer en effet que le textile constitue le principe transitoire de


réseaux sociaux hors desquels on ne saurait comprendre l'histoire nationale des
Etats-Unis, ni même les histoires spécifiques aux minorités ethniques noire et
indienne (la vie dans les champs de coton dont on sait qu’elle a alimenté toute la
création artistique des Noirs - des Fields Hollers aux Blues, Negro Spirituals, les
productions picturales, sculpturales -). Et cette réalité se ressent, de mon point de
vue dans leur production poétique.
Car c’est bien de techniques issues de mille formes de tissage qui, de la vie
quotidienne, font le cousinage avec l’art textile, nous apprend Michel Verret.1 Et
de poursuivre, qu’il s’agit, en effet, des mêmes cadences rythmiques qui, dans le
tisseur, feront bien avant la machine une mécanique que la poésie imitera ou
transposera.
En entamant notre étude critique par Rita Dove, poète africaine-
américaine, on peut dire qu'il existe bien des façons d'envisager les liens entre le
textile et ses poèmes. Pour exemple, on peut citer « Courthsip », où de manière
fort sibylline, les vers tentent de capter ce qui ressort du textile ; et pas n’importe
lequel : la soie, restée la référence par excellence, l’image du luxe et de l’histoire.
La soie, fibre noble, s’il en est, la plus aimée, la plus enviée la plus convoitée2.
De cette façon, c'est l'acte de figuration qui par le textile, devient un pôle
essentiel de « maillage » du réel.
La poésie va, dans cette perspective, emprunter des trajets moins
ostentatoires que sont par exemple le rythme et le son du métier à tisser, en tant
que méta-technique poétique. La traditionnelle muse existe, mais elle a changé
d’apparence et s’est exportée dans le textile si lié à l’art de vivre.
Pourquoi cela ?

1
Michel Verret, « L’Enveloppe textile », in Ethnologie française, vol. XIX, 1985, p.5.
2
Sophie Bramel, Claude D. Le Génie du pli permanent : 100 ans de modernité textile, Paris, Éd.
de l’Institut français de la mode, 2001, p. 75.

  68  
Parce que l’art de vivre génère une hiérarchisation sociale, qui elle-même
reflète une différence de registre au niveau du langage : langage populaire opposé
à celui utilisé par des classes maîtresses de l’académisme.
À dire vrai, dans l’écriture poétique de Rita Dove ; et précisément le
poème « Courtship », cette quête du raffinement du langage est clairement
affichée : le terme « silk », premier vers de la quatrième strophe du poème
« Courtship » annoncé par « fine » et « pleasure », figure la recherche de finesse
et avec elle, son corollaire, la légèreté : deux grandes quêtes de l’industrie textile ;
mais également celles des tendances esthetico-poétiques dont les générations de
poètes noirs jusqu’à l’ère du Harlem Renaissance voulaient faire une assomption.
Ainsi, les premiers vers de « Courtship », fils en devenir ne sont point
arbitraires. Ils permettent de découvrir l'empreinte du textile.
Mais comment caractériser dans « Courtship », la tension entre la diction
de certains vers (les vers 1, 4, 8) qui mettent en concurrence l'accentuation induite
par la structure syntaxique et celle induite par l'alexandrin ou l'octosyllabe et le
linge textile ?
Pour cela, il faut avoir à l'esprit que dans la pratique de Dove, et c'est là
une seconde manière d'envisager le rapport de la poésie à la fibre textile ; chez
elle, l'appel est plutôt fait à une texture du linge dont la teinte, les particularités
dessinent une compétence rythmique « naturelle » qui mélange mètres et rythmes
et conserve à la manière d’archives, les traces d’une histoire : celle en rapport au
métier à tisser et au tissage, dont on sait qu’il est resté jusqu’au 18ème siècle (1733)
un travail familial et manuel, nécessairement artisanal. C’est à cette forme
d’improvisation dans le travail du tisserand que renvoie la typographie de
« Kentucky 1833 » ; un singulier poème de Dove non soumis à notre étude, mais
dont la forme et le fond renvoient à une prose de trois paragraphes ; et préfigure le
mélange des fibres dans « Courtship ».
Ici, c'est le coton qui mène la charge pour faire advenir à l'esprit le doux, le
chaud et le mou, trois propriétés essentielles de cette fibre. Les conditions de
cette irruption enrôlent les reflets chatoyants de la soie ; étoffe rare. Cette dernière
prend dans les lignes du poème, le caractère intime qui va de pair avec la jupe, un
vêtement essentiellement féminin, qu’affiche le quatrième vers de la seconde
strophe dans « Courtship » :
Her pleated skirt fans
softly, a circlet of arrows. (1,3-4)

La fibre de soie établit avec la suite des vers de cette même strophe, un
rapport tactile pour évaluer la douceur du tissu en convoquant l’adverbe « softly
» ; dernier vers de la deuxième strophe. Or cette science du frottement passe par la
présence d’un corps. Où le trouver, sinon par la présence d’une femme en « she »
en attente de la douceur d'un oreiller où le visage de la femme, « she », est
accueilli avec tendresse « softly ».

But she won’t set a foot


in his turtledove Nash,
it wasn’t proper. (2, 1-3)

Une femme dont les pieds semblent glisser dans des pantoufles douces en
textile ; un fait que le poème lui-même nous rappelle (« she [...] set a foot ») ; la

  69  
négation du futur, affiché par la graphie « won't », reléguant toute tentative
d'altérer cette douceur au règne de l'impossible.
Adjointe à ce linge servant de parure au pied de la femme et au lit, est la
fleur de magnolia et son parfum :

up and down the block


waiting for --- for what? A
magnolia breeze, someone
to trot out the stars ? (1, 1-6).

Élément à la fois indiciel et référentiel, le magnolia, dans cette même


strophe a partie liée avec le temps : celui où l'on se couche

Fine evening may I have


the pleasure… (1, 1-2)

De façon fort intéressante, la disposition typographique renvoie


exactement en diagonale à « stars » ; un peu sous la guise d’un appel-répond.
L’appel étant figuré par le premier à s’exprimer (le premier nom inscrit dans le
poème) et le répond étant le dernier nom de cette strophe : « stars » (1, 6).
Puisqu’il s’agit d’un appel, il peut aussi avoir un écho dans un texte, autre que
celui de Rita Dove, et jouer également dans un poème écrit par Leslie Marmon
Silko, écrivain autochtone américaine : « Note on the Deer Dance ». En réalité, un
commentaire fait sous forme de poème envoyé par Silko à son ami James Wright
en 1980, dans la structure duquel joue également l'opposition entre le linge destiné
au lit et des vêtements : foulards, gilets, camisoles faits en tissus soyeux, (le
velours) que la poésie des deux poétesses nous fait palper. D’abord chez Silko:

The people welcome you


I took
the best red blanket for you (« Note on the Deer Dance », 1, 1-3).

Puis avec Dove:

King of the Crawfish


in his yellow scarf
mandolin belly pressed tight
to his hounds-tooth vest --- (« Courtship », 3,1-6).

Or ce tactilisme observable à la fois chez Silko et Dove, nous apprend


qu’écrire un poème équivaut à entrer dans une relation de corps-à-corps avec le
textile dont le tissage dissémine les points de liage, réduisant du même coup les
aspérités du matériau (nœuds ou bourrelets) ou de l’existence : ici, cette garantie
de se tenir au plus près de ce qui palpite en nous pour tenter de le saisir dans
« Note on the Deer Dance » de Leslie Marmon Silko : « Seize the breath »(4, 5).
Car le souffle peut effrayer par ses changements de rythme, ses
impulsions, ses mouvements stoppés, et constituer une menace pour le registre
thématique du poème. Pourtant, le tissu, adjuvant au poème est là, comme une
attache au monde ; la seule permanence tangible, l’unique moyen de reprendre
possession de son existence.

  70  
Individuelle, de bonne ou de mauvaise facture, la fibre textile incarne un
moyen d’expression qui se traduit, dans le contexte culturel des autochtones
amérindiens, par une quête d’originalité dans la coiffure, les vêtements (ce quilt
ou ce tilma si caractéristique aux populations amérindiennes) ; ou mieux encore,
dans un style différencié du rapport au monde. Le pagne des femmes noires, ou le
tilma des Amérindien, ne couvre pas seulement le corps. Il couvre surtout des
interdits : vol, adultère, rapports non autorisés, accouchement ; tous ces faits en
rapport avec la classe féminine et qu’on souhaite soustraire au regard des autres.
Ainsi, les circonstances dans lesquelles on use du textile peuvent à tout
instant éveiller un écho, une sensation, mais aussi une senteur.
En ce domaine, l'odorat est enveloppé dans cette senteur du magnolia qui
convoque le goût. Car le plaisir éprouvé au contact des vers n'est pas seulement
passif. Il est aussi le geste d'une main qui s'empare de ce parfum suave et vivifiant
pour le répandre. Et le corps du poème en est frappé et pénétré au point de rendre
les mots sonores. Comme s'il fallait entendre le poème, percevoir les frottements
et le choc des sons avant de chercher à dévoiler un sens que ces répétitions de la
diphtongue reprise six fois dans grâce au pronom personnel « you » dans « Note
on The Deer Dance » - veulent différer :

You have come home with me before


A long way down the mountain.
the people welcome you.
I took
the best red blanket for you
were very old

something familiar for you


blue corn and meal saved special.

While others are sleeping


I tie feathers on antlers
Whisper close to you
we have missed you
I have longed for you.

Losses are certain


in the pattern of this dance.
Over the terrain a hunter travels
blind curves in the trail
seize the breath
until it leaps away
loose again
to run the hills.
Go quickly.

Dans ce rapport aussi étroit entre les vers et la matière textile, les rimes ne
sont pas en reste, au sens où elles tendent à accrocher le linge de soie ou le
velours, pour en faire des marques d'expression et les valeurs d'un style, qui à titre
premier ou second flatte une discrète et coûteuse sensualité. Á un point tel que la
rime est obligée d’accrocher ses prétentions à la légèreté – « tie feathers » (3,2)-
pour se prémunir de pertes quasi certaines : « Losses are certain » (4,1).
Ce qui demeure en sorte, c’est la structure durable assumant un sentiment
de continuité de soi. Celle qui relève des lignes dans la syntaxe du texte pour les
ajuster à l’émotion d’un « je » lyrique fantomatique, subtilement remplacé par une

  71  
abondance de « you » dans toutes les strophes de « Note on the Deer Dance » ; à
la différence notable de la dernière.
Ainsi, sans fournir la possibilité d’en modifier l’impact dans le réel,
certains fils dans la morphologie du poème paraissent incassables en ces
paronymies : « bind/blind », « loose/lose », « train/trail », « peak/leak »; et
dérivations « ant » qui devient « antlers » ; « hunt/hunter ».
Tous ces liens constituent une trame phonique qui témoigne d'une
constance de la matière, mais aussi de ses modulations et ses déformations. En
bref, une trame mouvante de valeurs, de représentations, de modèles, d’affects qui
oriente le jeu des ressources de sens. À telle enseigne que des fibres textiles,
velours ou soie, semblent fonctionner comme des signes d’identité arborés sur le
tissu poétique de « Note on the Deer Dance ». Ici, en plus de la référence explicite
aux autochtones « Laguna Pueblo » on peut noter l’utilisation de termes tels:
« people » (1-3), « were very old » (2-1) ; « something very familiar for you » (2-
2).
Au-delà, l'analyse des figures citées expose la nature d'une autre variété de
linge ; celui lié aux sales besognes et destiné à être terni. À cette fin, la suite des
vers dans « Note on The Deer Dance » va dérouler le glossaire de toute une
culture domestique où la place d’un textile, moins soumis à des traitements
d’ennoblissement que la soie et le velours, a une prépondérance. Ce sont pour
illustration des références à la chasse, aux aliments, à la cuisine, aux repas et
même au nettoyage ménager : « deer » - chevreuil -, « corn » - maïs -, « meal » -
repas - (« Note on the Deer Dance ») ; « take a banana and peel it », « crawfish » -
écrevisse -, « raccoon » - raton-laveur - (« Courtship », « Refrain »).
Le linge approprié pour l’accomplissement de ces tâches domestiques,
souvent laborieuses, serviettes, torchons, serpillères doit avoir une texture
rugueuse. De ce fait, ce linge doit prendre la forme d’une entité textile rugueuse,
tel le chanvre pour faire appel au fil, compris comme matière d'une fragilité et
destinée aux accidents de la vie ; à l'usure ; et par extension aux travaux de
ravaudage de ceux qui pansent les plaies.

Modes de liaison : échancrures et coutures.

Au centre de tout, il y a un accident : la plaie dans le tissu vivant qu'est le poème.


Et cela nécessite une réparation par couture, ou au moyen d'un rempart textile.
Pour se préparer à cette épreuve de réparation et de rapiéçage, il est
indispensable de savoir certains points de couture essentiels à la confection :
ourler, surjeter, festonner et repriser, avant de lorgner de nouveau vers un second
poème, dans la suite typographique du recueil de poèmes de Rita Dove,
« Refrain ».
The man inside the mandolin
plays a new tune
every night, sailing
past the bedroom window:

Take a gourd and string it


Take a banana and peel it
Buy a baby blue Nash
And wheel and deal it

Now he’s raised a mast

  72  
And tied himself to it
with rags, drunker
than a robin on the wing:

Count your kisses


Sweet as honey
Count your boss’
Dirty money

The bed’s oak


And clumsy, pitching
With its crew,
A man and a wife___

Now he’s dancing, moving


Only his feet. No way
to shut him up
roll over, scattering

ruffles and silk,


stiff with a dog’s breath
among lilies
and ripening skin:

Love on a raft
By the light o’ the moon
And the bandit gaze
Of the old raccoon.

Or repriser, on le sait, peut vouloir à la fois dire répéter ou raccommoder.


Rien qu'à jeter un coup d'œil sur ce poème, déjà au titre si évocateur de
reprise (« Refrain »), et s'offre à la vue un entassement plus ou moins complexe et
factice d’étoffes superposées, plus ou moins liées à l'univers de la femme :
« string » qui signifie tout à la fois, fil, ficelle et par extension cordon de tablier -
« apron strings » -, ou encore « mast » qui figure une voile, une voilure ; ou même
« rags » renvoyant au chiffon. On le voit, toutes ces références à l'étoffe, qu'elles
soient sous la guise de la voile ou de la voilure, des fils ou de la ficelle, des
chiffons ou des chutes de tissus après découpe ou assemblage - « rags » - sont
bien en rapport avec la sensibilité féminine, la nature du tissu, aussi bien que les
façons de le transformer et de l’ajuster à l’usage domestique.
Face à cet écroulement des frontières dans l’usage du tissu textile et de sa
qualité, la méthode analytique évoque un accord dont on peut dire qu’il est sale ;
sur lequel se ferait un processus qui se situe au-delà la forme chronologique des
événements. Est-ce la raison pour laquelle une allusion est faite à « ruffle »
(« Refrain » : 7,1) dont les différentes acceptions qui vont du collier (un
accessoire essentiellement féminin) ; à la cravate ou encore au costume et à la
manchette, en font un accessoire dont l’usage tranche avec les travaux ménagers
ou ceux de ravaudage ?
On peut supposer que ce décalage figure une enrythmie, qui est une
stratégie de déséquilibre inhérente au poème. Car de même qu'un cliché n'est
jamais assez net pour satisfaire la curiosité, de même le textile domestique qu'il
soit drap, serviette de bain, voilage de fenêtres, repousse le regard lors même qu'il

  73  
invite par l’expression « love on a raft » (« Refrain », 3,8), qui fait une association
tendancieuse de l'amour et de la dérive (« raft » signifiant radeau) : cette
perception des « mots à l’aventure », « ce déséquilibre soudain », qui selon
Éveline Caduc, « est à la source de toute création poétique »1.
Pour rétablir cet équilibre perdu, l'humble tissu de chanvre ou de coton,
couvre certes ; mais surtout, il veut ménager les fentes, les plis, les creux et les
nœuds en recourant aux vertus que contiendraient les termes « tie », « feathers »,
« curves » dans « Note on the Deer Dance » (3, 4-5-6). Le textile va jusqu'à
permettre un saut, « leaps away » (« Note on the Deer Dance ») qui l'éloigne des
lieux où l'on s'endort et conduit vers des opérations où la souffrance et la douleur
sont excessives. Tant et si bien que les derniers mots des troisième et quatrième
strophes en rapport avec la peine, reprennent la forme d'un présent progressif qui
associe « sighing » et « crying » (« Courtship », 3-6 ; 4-7). Mais cette opération,
réunir à neuf les chairs fendues, creusées, le rythme de la poésie ne peut la mener
que dans la discrétion, à l'abri des regards et sans être brusqué. Ce qui revient à
tailler dans la chair en remaniant sa forme, l’image acceptable d’un poème qui lui-
même cherche sa raison, sans en donner l’issue. Et ceci, pour vraisemblablement
permettre à quiconque ne se reconnaissant pas dans ses ellipses, d’agir sur la
forme du poème pour le ciseler autrement.
De là, la protection qu'il faut assurer contre les agents extérieurs agressifs ;
contre les sources d'infection de la plaie au moyen d’un « slowly opening ».
(« Courtship » 5, 12).
De tout ce qui vient d'être dit, il résulte que ces fibres ou fils appelés à
apaiser la douleur et assurer une réparation n'en finissent pas de déployer leur
ubiquité fonctionnelle, doublée de l'ubiquité de leurs usages. Que ce soit par un
jeu de métiers et de tabliers (celui de la ménagère ou celui du soignant) ; ou d’un
jeu de points et de couture : le point arrière figuré dans « Courtship » (1-2 ; 3-6)
le point avant (« Courtship », 4-1) ou même le point d'épine, le surjet, les
rabattues ou les points doubles. Tous ces points au milieu desquels surgissent des
vers en rapport aux travaux domestiques et portant des nappes, des torchons, des
compresses et des bandes Velpeau.
Et chez Dove, on peut grâce à ce jaillissement, contempler ce spectacle des
apparitions à travers une vitrine existant dans « Refrain », - « past the bedroom
window » (1,4) - auxquelles il faut ajouter des infractions et concessions faites au
réel.
Or accueillir ces fibres en guise de personnes jonchées sur une arche où ils
sont dans des huis-clos, c’est aussi dompter la douleur présente dans la trame de
« Courtship ».
On peut en déduire que la nudité du vers se dissimule sous les plis de la
jupe.
Pour autant, l'ondoiement des plis et des formes qui font gonfler l'étoffe ne doit
pas donner des pensées illicites, ni enfreindre les lois du genre poétique
habituellement assignées aux femmes : mélancolique, romantique.
Ainsi, si le linge textile peut assurer sa fonction première, celle de couvrir ;
puis arriver au stade d'un élément de la toilette qui reflète la coquetterie et la
féminité, ces figures doivent au niveau de la production poétique, rassembler des
segments de mots, des rimes, des sens, sans aguicher le lecteur, ni même dévoiler

1
Éveline Caduc, « Stratégies du déséquilibre » in Le Rythme dans la poésie et les arts :
interrogation philosophique et réalité artistique, Paris, Honoré Champion, 2005, pp. 107-123.

  74  
les femmes ; ne serait-ce qu'en pensée. Mais le discours ménager, lui peut se
poursuivre dans la mesure où il reste attaché à d'autres impératifs : il est
l'expression d'un écart social pouvant énoncer une relation de subordination entre
les classes laborieuses et celles qui ne le sont pas. Il suffit pour s'en convaincre de
noter le nombre de conjonctions, propositions relatives et de subordination dans
les écrits de Dove, et en l'occurrence dans « Courtship » : « for » (1-4), « but » (2-
1), « so », « then » (5-1), « how did » (5-4), « where » (5-6, 5-9), « what »,
« then » (5-12).
Il se peut que infligées par le temps, les marques d'usure demeurent dans le
tissu poétique et qu'elles veuillent même obliger les femmes-poètes à rétablir ces
étranges postures de subordination. Rien d'étonnant alors qu'à la nécessité de
revêtir un lit, espace inerte en attente d'une mécanique pour rythmer son usage de
la meilleure parure figurée par « the best red blanket » dans le poème de Silko, se
soit substitué le besoin de s’investir et broder une adéquation entre les mots et
leurs référents.
Or, « […] broder, qu'il soit un art d'agreement ou une profession », nous
dit Yvonne Verdier1, « exige beaucoup de soins et de patience, et constitue un bon
réservoir de signes accessibles à tous, même aux non-lettrés. En outre, la borderie
ne peut s'effectuer que sur du tissu lin et non sur l'étoffe en chanvre, trop raide et
lourde », nous redit Verdier. Toujours selon Verdier, « […] seuls les riches
avaient du linge fin. C'est bien plus-tard, lorsque les femmes acquièrent du coton,
ou des fils mélangés qu'il devient possible de broder quelques chemises et
quelques paires de drap »2.
On voit par cet exposé de Verdier, la frontière entre individualité et
généralité s'établir. Car cette forme de couture, la broderie, agit tel un impératif
social, si on se fonde sur l'exposé de Verdier : d'abord, instaurer une inégalité
entre la femme et l'homme (seules les femmes brodent, et le poème nous en
fournit des transpositions par des référents à la gent féminine : « sweet, « honey »,
« baby », « wife », « kisses », « love » (« Refrain », 3-1, 3-1, 2-3, 4-4, 3-1, 8-1) ;
ensuite entre les petites et les grandes classes.
Nous voici livrés à la diversité littéraire et historique des formes
d'expression (récit, poème, accusation, dialogue) dans lesquelles l'expérience de la
femme, noire, blanche ou indienne a pris : Harold Bloom, dans l’introduction de
Native American Women Writers3, reproche à Leslie Marmon Silko une certaine
inclination à la littérature de protestation, ce qui selon lui, édulcore le style de son
écriture. (La littérature de protestation, on le sait, est l’apanage des minorités,
noire, autochtone, etc).
Du même coup, l'écriture des femmes largue les amarres, ou sectionne les
fils par rapport au contexte initial pour repousser la muse, cette fibre génératrice
de production, et la neutraliser ou la rapporter à une catégorie hors de tout propos.
Cette autonomie de leurs créations par rapport aux visées, l'idéal de leur
temps, n'en doit pas moins occuper sa juste place dans les courants poétiques.
Sauf qu'il s'agit bien moins de donner un fondement à la morale que d'ouvrir

1
Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, 1979, p. 182.
2
Ibid.
3
“The poem of the Deer Dance has a remarkable tact : its resonance is at once so controlled and
so suggestive that we could be reading it as well as a ritual celebration. So grave a ceremonial art
represents Silko at her best and makes me half regret the most important social function of her
writing”; Harold Bloom, Native American Women Writers, New York, Chelsea Copyright
Publishers, 1998, « Introduction ».

  75  
l'espace d'écriture à un conflit d'interprétations. La nôtre est de poser la référence
à la broderie comme privilège : elle introduit la marque ou le marquage qui
constitue une trame phonique et témoigne d'une constance de la matière poétique ;
laquelle, sans son support, aurait tendance à rester plate : les modulations,
déformations opérées par le geste de la broderie conduisent la trame qui se tisse à
d'autres fils. Et comme une lente cicatrisation de la plaie, qui dans la touffeur et le
secret du bandage se renoue, se régénère, la rime dans le poème de Dove continue
jusqu'à n'être qu'assonance, lâche souvenir de rime. De sorte que les deux strophes
dans lesquelles on observe des rimes sont en italique ; à la différence des quatre
autre strophes du poème « Refrain » :

Take a gourd and string it (2-1)


Take a banana and peel it (2-2)
And wheel and deal it
Count your kisses
……………………
Count your boss’’ (4-1; 4-3)

Et ceci, même si le conflit avec la rime et la réalité du marquage trouve sa


résolution dans un jeu caché, plus secret de la matière phonique du poème ; qui
dès lors ne s'entend plus mais se touche. Le poème va dans ce cas agir telle une
cicatrice, en enracinant le souvenir d’une souffrance et faire éprouver à ceux qui
le lisent, le sentiment d’avoir dépassé une période pénible. On perçoit alors sur les
bords de la mandoline, instrument à cordes (donc de fils) auquel il est fait allusion
à la toute première strophe, au premier vers du poème « Refrain », un tissu de
granulations qui expriment qu'il y a eu défaillance, creux, manque, plaie. Bref,
tout ce qui est constitutif d'un poème : dire à la manière du marquage, ce qui est
tenu, ce qui s'arrête et ce qui passe.
C'est dire que les poèmes de Dove et Silko soumis à notre étude sont en
quelque sorte des tissus : par leur charge tactile et visuelle ; dans les évocations
qui sont cadences rythmiques d'autant plus proches du tissu imprimé qu'elles en
intégreraient mieux les signes et motifs. Qu’il s’agisse de fleurs, de jardins,
d’étoiles ; sans parler même des dégradations : taches, décolorations,
craquements, craquelures, fissures, déformations, qui au niveau des poèmes sont
les incohérences, le manque d’harmonie dans la longueur des vers et des strophes,
les variations de thématiques. Tout cela dans un seul et même poème.
Très vraisemblablement, le rapport avec le tissu se fait plus pressant, qui
est une « […] géométrie des plis qui dépend du poids des tissus et des résistances
aux courbures, elle-même proportionnelle au module d’élasticité et diminuant
avec l’épaisseur de la couche » ; nous apprend-on1. Réciprocités de la parure et du
corps, familières à la couturière. Car le couturier le sait : « n'importe quelle femme
peut embellir un de mes manteaux », fait-il remarquer dans un extrait de l'exposé
de Verdier cité plus haut. On mesure par-là, sur ces fonctions, les douceurs du
confort charnel, la dignité sociale, l'individualisation vestimentaire, le décor
textile. De là, on peut déduire que la logique du textile chez Silko devienne une
espèce de marquette qui est une page d'écriture ; et même une page de calligraphie
dont les inscriptions secrètes et intimes ont valeur de refus : celui d’un

1
Étienne Guyon, Alice Pedragosa, Matière et matériaux. De quoi est fait le monde, Paris, Belin,
2010, p. 180.

  76  
enfermement à une seule forme d’écriture1. Car « Note on the Deer Dance » est un
« hybride » fait en partie d’un récit en prose suivi d’un poème aux relents
lyriques. Rien d’étonnant alors, à ce que les vers arborent un acte d’accusation
fièrement affiché par Silko, contre ce qu’elle ressent comme une altération de la
vie des Laguna Pueblo et dont elle se répand à son ami James Wright, dans un
mélange de lettre, de prose et de poème.
De l'art de la calligraphie, il est dit qu'il « [....] confine à celui de
l'enluminure comme certains draps aux lettres géantes »2. Bien plus, la marquette,
toujours selon Verret, délimite l'essentiel de l'usage qu'auront désormais à faire les
filles des chiffres et des lettres, dès leur sortie de l'école : marquer de leurs
initiales leur trousseau, chiffrer leur linge, numéroter les draps. Tout en spécifiant
que chiffrer désigne ici le monogramme constitué par leurs initiales. Mais les
chiffres au sens strict servent à appareiller et à numéroter les draps.3
Cette information est intéressante à plus d'un titre pour la suite de notre
analyse : dans le poème « Courtship », l'auteure a pris soin de numéroter les séries
de strophes en y marquant le chiffre « 1 », pour la première série de strophes, puis
le chiffre « 2 » pour la seconde série de strophes.
À cet égard, on sent bien la distinction entre le marquage et la broderie
chez les deux femmes poètes. La première (Marmon Silko), sur le modèle du
marquage, fait exécuter son poème d'un point unique ; la bien nommée « Note »
(qu’elle envoie à James Wright4) agit comme « le point de marque » et sert à
former les lettres et à dessiner les chiffres inscrits sur toutes les pièces du
trousseau (torchons, draps, serviettes, vêtements). Pratique à ne pas confondre
avec celle de Rita Dove qui brode des points : « Point N°1 », « Point N°2 ».

1. Fine evening may I have


the pleasure… (1, 1-2)
[…]
King of the Crawfish
in his yellow scarf
mandolin belly pressed tight
to his hounds-tooth vest
his wrist flicks for the pleats
all in a row, sighing…

« Point N°2 ».

2.
…so he wraps the yellow silk
still warm from his throat
aroun her shoulders. (He made
good money; he could buy another.)
A gnat flies
In his eye and she thinks
He’s crying.

Then the parlor festooned


Like a ship and Thomas

1
« Note on the Deer Dance » est un « hybride » fait en partie d’un récit en prose, suivi d’un poème
aux relents lyriques.
2
Michel VeRret, op. cit, p.5.
3
Ibid.
4
Michel Verret, op. cit, p. 7.

  77  
Twirling his hat in his hands
Wondering how did I get here.
China pugs guarding, a fringed settee
[….]
His heart fluttering shut
Then slowly opening. («Courtship »)

Un peu comme si le tissu poétique de Dove, qu'il soit fait de chanvre, de


coton, ces entités textiles moins nobles et moins recherchées que la soie et le
velours, devait survivre à la lessive. Ceci, à la différence de Silko qui affirme une
identité, un état, comme la marque de la jeune fille.
De façon claire, Rita Dove recourt aux aiguilles, épingles et autres ciseaux
pour le maniement de son langage et la gestion de son espace poétique qu'elle
découpe en deux séries ; fait rare dans le corps d'un poème pour être passé sous
silence. Dove introduit donc une partition chiffrée de « Courtship ». On a de ce
fait, une partie numéro « 1 » et une partie numéro « 2 », en référence aux deux
sections du même poème ; ces deux parties étant séparées par un blanc.
Blanc qui peut se définir comme un passe-temps, un art de l'attente qui
trouve son corollaire dans les type de broderie dont, nous dit Verret, « […]
témoignent les histoires de jeunes ou vieilles demoiselles qui en attente d'un
hypothétique mariage, brodent encore et encore »1.
Car ici chez Dove, point de serviettes, de mouchoirs, de nappes, de taies
d'oreiller, d'essuie-mains ni de torchons à marquer. Pas de gestes ponctuels,
circonscrits, restreints, de la nature d'une marquette. Bien au contraire, un
déploiement d'outils de la couturière que sont les épingles, les aiguilles, les
ciseaux et des fils ; voire même un fil, corollaire d'un monde où nous pourrions
habiter ; un pli que l'on pourrait prendre.
Un monde autre que celui de l'univers poétique (très théorique), où les
instruments de la couturière pourraient être indispensables. Déjà sur le modèle de
l'épingle : attacher, saisir le sens d'un discours lyrique ou épique pour le replacer
dans un contexte tangible, et accepter par la même occasion le caractère défensif
de l'épingle : celle qui pique au vif de la chair, du tissu ; et introduit cette nuance
discordante qu'étalent les strophes elles-mêmes. Variations dans la rythmique, la
temporalité et la spatialité qui font qu’on passe en très peu de vers, de la nuit au
jour ; des lieux bucoliques à la ville bruyante ; des espaces de repos à ceux de
labeur.
Autre différence de structure dans les textes des deux femmes, Dove relève des
fils disséminés qui à priori ne font pas système, et fait surgir nombre
d'occurrences parallèles avec le linge.
À la différence notable de Dove, la nature de la fibre, sa qualité et son
raffinement ont une importance capitale chez Silko où la soie, présente déjà par le
patronyme même de l’auteure (Silk-o) nous renvoie à cette étoffe rare. En découle
un premier conflit entre la riche soie, objet d'éclat, voire de vertu, et le chanvre :
muet, sourd et inhospitalier. De là sa relégation aux fractures et usures du temps.
Indissociable de ce matériau textile, la créativité de Silko nourrit à la fois ces
modulations de forme et d’usage du chanvre : puisque écrire un poème-prose,
c’est être dans un craquement entre moi et celui que je suis, il n’est d’autre choix
possible que de faire du poème un lieu où trouver son souffle et sa mesure.

1
Ibid.

  78  
Même si ces apparentes différences étalées n’en rapprochent pas moins
l’écriture de Silko de celle de Dove (un mouvement binaire qui régit et subsiste
dans la structure des poèmes des deux femmes), il subsiste néanmoins les
particularités suivantes : Dove a pris la peine d'indiquer dans le préface de son
recueil de poèmes Thomas and Beulah qu'il fallait lire ses poèmes par paires. Et
elle a soigneusement ajusté la typographie de ceux-ci à cette injonction : on
retrouve de ce fait, dans ce recueil, des poèmes différents mais toujours disposés
sur deux pages qui se font face. Ou lorsqu'il s'agit du même poème, elle a tout mis
en œuvre pour qu'il soit disposé sur deux pages : on peut pour illustration citer
« Museum », 1983; « The yellow House on the Corner », 1986.
C’est donc toujours de craquelure et fissures à colmater ou à réparer qu’il
s’agit.
On soulignera pour conclure, que par l'appel à l'univers du textile, les
poèmes de Rita Dove et de Leslie Marmon Silko ont voulu traduire, par synthèses
analogiques, les impressions du toucher et de l'odeur. Sans doute, la forme et le
sens des poèmes du Black Arts (en ce qui concerne Dove, l'Africaine-
Américaine), et ceux de courants poétiques où l'autobiographie reflétée dans un
lyrisme excessif était la norme (et cela vaut pour Silko l'Amérindienne aussi bien
que Dove), semblent-ils avoir tari la recherche créatrice. Cet état de fait a pu
obliger la nouvelle vague de poètes féminins, plutôt que de piétiner sur place et
répéter sans cesse les gestes du tisserand, qui de son métier tisse inlassablement
les mêmes motifs avec un minimum de variations, à s'interroger sur le statut
même du mot « poésie » et la manière dont la question de sa nature peut prendre
la forme d'un matériau : à savoir un tissu dont les linéaments vont se déployer au-
delà de la culture logocentrique.

Bibliographie primaire :

Dove, Rita, Selected Poems, New York, Pantheon Books, 1993.


Marmon, Silko, Leslie, ‘‘Note on the Deer Dance”, Native American
Women Writers, Harold Bloom, Philadelphia, Chelsea House Publishers,
1998.

Bibliographie secondaire :

Anorld, Hellen, Conversations with Leslie Marmon Silko, Jackson, University


Press of Mississippi, 2000.
Bloom, Harold, Native American Women Writers, New York, Chelsea Copyright
Publishers, 1998.
Bramel, Sophie, Le Génie du pli permanent : 100 ans de modernité textile Paris,
Editions de l’Institut français de la mode, 2001.
Caduc, Éveline, « Stratégies du déséquilibre » in Le Rythme dans la poésie et les
arts : interrogation philosophique et réalité artistique. Textes réunis par
Bonhomme Béatrice et Symington Mircea, Paris, Honoré Champion, 2005.
Guyon, Étienne, Pedrogosa Alice, Matière et matériaux. De quoi est fait le
monde, Paris, Belin, 2010.
Parini, Jay, ed.; Brett C. Miller, Associate ed., The Columbia History of American
Poetry, Columbia University Press, 1993.

  79  
Verdier, Yvonne, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, 1979.
Verret, Michel, « L’Enveloppe textile », in Ethnologie française, vol XIX, 1985.
Wagner Jean, Black Poets. From Paul Laurence Dunbar to Langston Hughes,
traduit par Kenneth Douglas, Urbana, Chicago, London, University of Illinois
Press, 1973.

  80  
Andrée Chedid : entre accueil de l’Autre et écueils du Moi.
Une infidélité féconde aux modèles poétiques masculins admirés

Nicole Michel Grépat

Artisan de multiples réécritures, Andrée Chedid révèle, dans ses écrits, des
traces prégnantes de l’Autre, avec un feuilletage savant de plusieurs parrainages
littéraires. Le rapport des poèmes et la notion d’altérité est un champ de recherche
qui, au fil des éclairages, s’affirme fécond. En effet, Andrée Chedid se laisse saisir
comme une femme de Lettres sous influence, elle laisse affleurer, dans ses
recueils de poèmes, un autre féminin métissé par des sources masculines
nombreuses, ces écritures de la « seconde main » sont bien présentes mais à quels
hommes de Lettres rend-elle un hommage vibrant et quelles sont donc ses
affinités électives ? L’Autre masculin s’infiltre-t-il dans l’œuvre, de façon
autoritaire et péremptoire, ou bien est-il très vite limogé pour servir une liberté
créative sans cesse réaffirmée ?

L’accueil de l’Autre dans les allégeances dédicataires

Des dédicaces accordent, en tête des ouvrages, une certaine consécration


aux artistes qu’Andrée Chedid apprécie. Par cette inscription imprimée au
frontispice de sa propre création, les dédicaces dévoilent assurément celle qui les a
choisies, d’où l’interrogation possible sur ce qu’elles communiquent de son
identité et ce qu’elles suggèrent de l’exercice d’un art.
Certaines dédicaces ont pour objet des hommes de Lettres : Andrée Chedid
offre ainsi à son premier éditeur, le poète typographe Guy Levis Mano1, Textes
pour un poème, qui rassemble les poèmes de 1940 à 1970, et paraît en 1987.
Visage premier est dédié à Pierre Torreilles qui a collaboré avec elle pour une
étude sur Guy Lévis Mano, en 1974. Fraternité de la parole est pour Jean-Pierre
Spilmont tandis que le poème « L’Autre », dans le recueil Rythmes, s’adresse au
poète Richard Rognet. Quant à Jean-Pierre Siméon qui a préfacé l’édition
des « Mille et une pages » des romans de l’écrivaine, c’est à lui qu’elle dédiera
son recueil testament L’étoffe de l’univers, paru en septembre 2010. Le recueil
Par delà les mots, paru en 1995, s’adresse aux graveurs et aux peintres de
l’œuvre poétique : Marc Pessin, Javier Vilato et Léopold Novoa et le recueil
Territoires du souffle, en 1999, à Erik Bersou, Sergio Villani et Jacques Clauzel
qui ont tous participé à la mise en eaux-fortes ou en gravures de plusieurs textes
poétiques d’Andrée Chedid. Le hors texte initial délimite un champ affectif que
spécifient l’appétence créative et l’appartenance au monde de l’écriture : tous les
noms retenus pour ouvrir les poèmes suggèrent le goût des arts et le tempérament
artistique que chaque ami ou parent partage avec l’écrivaine.
Chacun des poèmes est ainsi attribué et offert en partage : l’écriture se
2
donne et se livre au cours de ces réécritures, « au cœur des livres, au foyer de
l’amitié »3. Ces références qu’elle ajoute, accompagnent chacun des recueils pour

1
Andrée Chedid et Pierre Torreilles ont fait paraître une étude sur Guy Lévis Mano, aux Éditions
Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », en 1974, rééditée en 1990.
2
Évoquons Henry Bauchau qui dédie également tous ses poèmes.
3
Dédicace de Poèmes pour un texte à Marthe Nochy, Paris, Flammarion, 1991, p. 7.

  81  
les présenter, les rendre présents, pour « assurer leur présence au monde », selon
Genette1, « par une sorte de transition et de transaction », « au seuil et à la
frange » de la poésie. Les personnes citées partagent donc la même passion, c’est
à une communauté d’amoureux des mots et des images qu’Andrée Chedid fait
appel et accorde ainsi à ses dédicaces « la fonction captatrice de bienveillance »2.
Ces dédicaces dessinent un paysage personnel très spécifique, marqué par le sceau
de la création, mettant au jour un lien particulier entre l’auteure et certaines
personnes, un lien sobre, mais un lien intellectuel fort.
L’auteur dévoile une complicité littéraire avec celui à qui elle s’adresse, le
texte cadeau est choisi par rapport au destinataire, renforçant ainsi les marges
signifiantes de l’écrit. La référence ouvre alors la lecture sur des accords intimes
tissés entre un nom et un texte. Un tel intertexte a des conséquences sur le lecteur,
les pages qui suivent une dédicace amplifient les proximités affectives et
intellectuelles. La dédicace engage l’auteur et le récit à venir, la réécriture de
certains dédicataires que l’auteur privilégie par la réitération, laisse affleurer sans
les dévoiler vraiment quelques pistes autobiographiques, la dédicace suggère et
célèbre une vraie réécriture de l’implicite. Elle s’adresse à des dédicataires bien
réels qui sont des lecteurs avertis, capables d’apprécier l’ouvrage qui leur est
destiné. C’est pourquoi la dédicace appartient à l’esthétique de la réception par la
force perlocutoire qu’elle dégage. Elle est stimulus textuel. Le dédicataire est
parfois un pair à qui l’on doit une certaine dette professionnelle, intellectuelle ou
affective. Signe d’amitié, appel à la bienveillance, rituel poli, la dédicace va
cependant au-delà de ces fonctions habituelles. Elle est aussi une revendication
sur ce qui va advenir dans l’ouvrage, une façon de ne pas se jeter tout de suite
dans le vif du sujet mais de l’ouvrir. La dédicace est donc une première entrée, un
surgissement et une extension, destinés à quelqu’un, le signe probant d’un
engagement dans un contrat de lecture inaugural, révélateur de ce qui va suivre et
témoin d’une vision particulière du statut du texte : renvoyées en début de texte,
les dédicaces s’affichent comme pré-texte apparent.
La dédicace étend donc le champ de travail de l’écriture au cœur même
des textes, mais aussi dans des zones stables, des marges qui en nourrissent le
sens. Cette précaution liminaire voulue par l’auteure avertit de l’intégration d’un
autre dans sa problématique personnelle, ce que confirmera chaque épigraphe qui
suit la dédicace. « Le dédicataire est toujours de quelque manière responsable de
l’œuvre qui lui est dédiée, et à laquelle il apporte, volens nolens, un peu de son
soutien, et donc de sa participation »3. Par cette prise à témoin, l’écrivaine affiche
ainsi son désir de caution esthétique que les inscriptions périgraphiques alimentent
dans l’œuvre poétique. Andrée Chedid implique en fait son dédicataire comme
une sorte d’inspirateur idéal : celui-ci connote le récit qui suit, il assure la bonne
réception d’un ouvrage et effectue une mise en proximité de l’écriture en train
d’agir par un dialogue permanent entre celui qui donne et celui qui reçoit. C’est la
revendication d’une source humaine et non savante, l’aveu d’une possible tutelle
de l’émotion, mais c’est aussi paradoxalement le rejet de l’autobiographique au
rang de simple intrusion, une digression légitimée par la fiction imaginaire qui lui
succède : une « partie de soi […] fécondée par l’imaginaire»4. La dédicace est

1
Gérard Genette, Seuils, Paris, Points Seuil, 2002, p.7.
2
Ibid., p. 124.
3
Gérard Genette, Seuils, op.cit., p. 139.
4
Andrée Chédid, Les Saisons de passage, Paris, J’ai lu, 1997, p. 161.

  82  
donc un des premiers échos de la circulation des textes, une entrée dans l’espace
intertextuel et l’indice d’une traversée possible d’autres textes.
C’est ce que confirmera une autre lecture exploratoire, celle des
épigraphes, à la fois itinéraire d’écriture de l’auteure citant à travers des auteurs
cités, mais aussi extension de littérarité de l’œuvre complète et polyphonie de sens
d’un énoncé qui fait entendre plusieurs voix. Andrée Chedid, dans ses dédicaces
et ses épigraphes, montre le discours des autres, des sortes d’enclaves pour
circonscrire sa place personnelle dans cette recherche du « tiers parlant » et de
« l’autrement dit : de sa répétition, ses altérations et sa reformulation »1, objet
d’un double jeu, celui d’un aller et retour perpétuel entre le monde et son retrait
dans l’imaginaire. D’ailleurs ce qu’elle célèbre en Guy Levis Mano, c’est le poète
« du Dedans et du Dehors »2 et ce sont les dédicaces qui assument ce rôle
fondamental pour la poétique chédidienne d’accorder le dedans et le dehors du
texte, « l’accord intime, quasi biologique, d’un texte et d’une citation qui en est
comme la quintessence, la synthèse parfaite, excroissance ou explicitation du
titre »3. Andrée Chedid engage cette réécriture de l’Autre dans une quête « proche
des berges les plus familières, les plus humaines »4. L’autre à qui Andrée Chedid
offre l’hospitalité de son propre discours apparaît comme un refus affirmé du je
biographique qui ne se révèlera alors que par l’imaginaire de « la fraternité de la
parole ».

Le don de l’autre dans les citations épigraphiques

En tant que poète, l’auteur revendique une filiation, une appartenance à


une famille esthétique. Elle rend hommage à ceux qui, avant elle, ont travaillé la
langue et l’imaginaire, et lui ont transmis cet amour des mots et de leur
rayonnement. Réécrire les vers d’autres auteurs, se les approprier et les inscrire
comme un « arpentage » prestigieux de son propre travail de création est un des
aspects de son art. La récurrence de certaines références s’activent dans la somme
exaltée de leurs rapports et de leur effervescence interne, des spirales de
contingences sémantiques glissent d’une œuvre à l’autre, créant « un subtil lacis
relationnel »5 qui se niche au sein d’espaces transitionnels. Le jeu latéral des
osmoses possibles entre texte et hors textes s’exerce dans les sentences
récurrentes des épigraphes. Placer en exergue de son texte personnel des citations
des autres écrivains ou les diffuser tout au long de sa propre création est une
réécriture délicate dans son enjeu d’intégration de voix différentes : pré-texte ou
prétexte, référence, révérence ou préférence, ce qui s’apparente à l’art du montage
et du collage dévoile l’affection d’Andrée Chedid pour d’autres auteurs et permet

1
Pour l’hypothèse du « tiers-parlant », voir les recherches du GRELIS, groupe de recherche en
linguistique, informatique, sémiotique de l’université de Franche-Comté de Besançon dans la
revue SEMEN 12, Annales Littéraires, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2000.
2
Andrée Chédid, L’Autre, Romans, Paris, Flammarion, Mille et une pages, 1998, p. 375.
3
France Marchal, « Diderot : de l’intertextualité lucide ou ludique à l’autonomie de la pensée »,
dans Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollagnier, dir., L’intertextualité, Paris, Les Belles
Lettres, Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 1998, p. 137.
4
Andrée Chédid, Pierre Torreilles, op. cit., p. 28.
5
Nous empruntons cette expression à Jean-Pierre Richard, « Philippe Jaccottet », Onze études sur
la poésie moderne, Paris, Points Seuil, 1964, p. 318.

  83  
de mieux comprendre l’amplitude de ses univers culturels et la diversité de son
imaginaire.
La conviction à être de l’écrivain s’exprime dans le travail du mot : quête
poétique et enquête métatextuelle s’ensemencent réciproquement, pour un éloge
du mouvement vers l’autre et du mouvement en soi, une gravitation poétique
perpétuelle pour une identité de l’alternance. L’analyse des citations élues par
l’auteur apporte un éclairage particulier sur l’art qui se dessine à travers des étapes
de la pensée que chaque sentence choisie fige et ancre. La citation épigraphique
permet une réserve de sens, qui circule d’abord comme un « horizon d’attente »,
l’ensemble des signes par lequel le livre s’ouvre, puis comme un cerne, un
surlignage sémantique lors de la réécriture. Andrée Chedid, exprime dans ce guide
de lecture liminaire, son refus de trancher entre réalité et poésie. Elle utilise la
citation pour inventer une nouvelle signification contextuelle, elle dirige le sens
selon l’adresse qu’elle porte à ses pairs en écriture : Paul Valéry, Jacques Prévert,
Goethe, Rilke, Boris Vian… La citation illustre lui permet ainsi des additions de
sens en marge, mais non marginales. On ne peut se passer de lire ce paratexte, car
il permet l’entrée dans un système poétique de réécriture et de relecture de ce « soi
de l’ailleurs », ce quelque chose de tourbillonnant à exprimer, au service des
sentiments et des ambiances dévoilant à la fois une certaine méfiance pour
l’intellect comme source poétique et affirmant ainsi la confiance absolue dans les
potentialités de l’imaginaire qu’elle partage avec une multiplicité de poètes car
certaines citations sont des jugements esthétiques, à valeur contractuelle,
programmatique et métatextuelle.
Certaines épigraphes mettent en attente le thème qui sera développé
ultérieurement, constituant une trouvaille que l’auteur met en germination de sens
pour son projet d’écriture, ainsi en est-il de celle qui commence le roman Le
Survivant : « Je règne par l’étonnant pouvoir de l’absence » de Victor
Segalen1. Située juste en début d’incipit, après le titre « La ville», une autre
épigraphe ouvre véritablement le roman :

Si tu n’espères pas, tu ne rencontreras pas l’inespéré qui est inexplorable et dans l’impossible.

Cette citation d’Héraclite d’Éphèse fait partie des formules prisées par
l’écrivaine, il y a alors croisement textuel et déplacement puisque sous une forme
synthétisée pour renforcer la valeur de l’oxymore, elle va servir de titre au livre
d’entretiens Rencontrer l’inespéré, trente années plus tard.
Deux autres épigraphes inaugurent les deux autres parties du roman, celle
qui a pour titre « Le désert» laisse parler Baudelaire avec un court extrait de
« Chacun sa chimère » de Petits poèmes en prose, qui reprend les thématiques de
l’élan et du mouvement, sans cesse réécrites par Andrée Chedid : « Je questionnai
l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il
n’en savait rien, ni lui, ni les autres, mais qu’évidemment ils allaient quelque part,
puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher ». D’une part cette
épigraphe annonce l’errance de chacun des personnages. D’autre part Andrée
Chedid exprime en tant que poète le même désir esthétique permanent que
Baudelaire, celui de tenter la rencontre magique de l’insolite et du quotidien. La
dernière partie a pour titre « La vie » et a pour épigraphe un aphorisme du

1
Victor Segalen, « Éloge et pouvoir de l’absence », Stèles du Milieu, Stèles, Paris, Poésie
Gallimard, [1973, pour la Préface de Pierre-Jean Remy, et la chronologie], 2004, p.127.

  84  
philosophe, essayiste et poète américain, Emerson, « Tout mur est une porte », qui
concrétise la dynamique de l’héroïne chédidienne du Survivant qui va faire de sa
quête un destin, puisqu’elle trouvera dans la difficulté affrontée tous les germes de
sa propre maturité. Segalen, Baudelaire et Emerson sont des sources et des
influences pour Andrée Chedid. Les relations qu’Andrée Chedid noue avec ces
trois poètes sont de l’ordre de l’affect. Cet itinéraire chédidien à travers plusieurs
générations de poètes est un véritable voyage poétique, « une entrée en écriture »,
d’abord un élan de jeunesse vers la poésie anglaise, elle cite souvent dans son
panthéon de lycéenne, Shelley, Keats et Byron, entre autres, puis après quelques
essais de poèmes en anglais, elle écrit très vite en français parce que « ce qui m’a
intéressée dans la langue française, bien qu’au premier abord elle paraisse moins
poétique, c’est qu’elle est nette, rigoureuse, cristalline, logique, et qu’il faut
presque forcer une porte pour aller vers la poésie »1. « Forcer une porte pour aller
vers la poésie », cette formule est en résonance étroite avec la citation d’Emerson.
Andrée Chedid lit Baudelaire, son esprit d’indépendance, sa traduction qui
réécrit les œuvres d’Edgar Poe, son goût pour la recherche poétique ne sont pas
sans motiver ce choix. Le compagnonnage littéraire avec Victor Segalen est
différent. Victor Segalen investit et affine dans Stèles l’art de l’épigraphe
lapidaire. Les stèles chinoises servent de patron, les citations tracées au burin dans
la pierre, le jeu qu’elles offrent au poète sur l’image et les formes, ne peuvent
qu’émouvoir Andrée Chedid. Baudelaire et Segalen sont des chercheurs de signes,
ils se lancent dans une aventure de la langue poétique. Cette vision du poète,
architecte et devin, passeur de vocabulaire recherché mais restreint, Andrée
Chedid ne peut qu’y souscrire.
Notons que le monde des dédicaces est un monde mixte, avec une parité
affective entre les parents et les parentes, entre les amis et les amies. En revanche,
celui des épigraphes est pleinement masculin. Il n’y a que deux exceptions
signifiantes dans cette démarche intertextuelle ; deux épigraphes reprennent des
vers de femmes poètes : ceux d’Anise Koltz dans La Cité fertile et ceux de Claire
Malroux dans Babel, mais Anise Koltz partage cette première page d’ouverture
avec Bernard Noël et Babel est une œuvre à deux voix, celles du couple Chedid,
Andrée et son mari Louis. Le monde des épigraphes et l’espace page consacré aux
sources influentes sont donc foncièrement masculins, ce que confirment d’ailleurs
les personnages de scribes ou de collecteurs d’aphorismes qui sont des hommes,
les écrivains Boubastos et Thémis dans le roman Les marches de sable et les
lecteurs Mitry et Gorgio dans Le message.
Par ces épigraphes, la procédure de juxtaposition entre dans une esthétique
du collage, elle diffracte l’intrusion des poètes dans la propre écriture de la
romancière comme des ondes sémantiques qui se renforceraient mutuellement et
le récit se fait texte « qui ne livre son sens qu’au travers des échos sur lesquels il
se construit » ; « la recherche de l’influence étant signe de richesse », dans « ce
montage de citations qui, par leur juxtaposition, constituent un texte nouveau »,
l’évocation d’un personnage multiple est mise au service d’une signification
nouvelle2. L’épigraphe proposée en liminaire du chapitre condense et concentre le
sens : ce n’est plus un simple ornement, mais l’indice d’une superposition car

1
Irène Fenoglio, « Écrire ce n’est pas non vivre c’est (+) vivre », entretien avec Andrée
Chedid, Genesis, Paris, jeanmichelplace, n°21, 2003, p. 127.
2
Annick Bouillaguet, L’écriture imitative Pastiche, parodie, collage, Paris, Nathan Université,
1996, pp.126-127.

  85  
l’écriture de ces citations impose une relecture qui réinvente un nouveau texte. En
effet l’épigraphe se donne à lire et à interpréter dans la globalité de l’œuvre, de
nombreux échos disséminent des sens inattendus ou espérés, en surimpression, à
l’intérieur du récit à venir. Mais si « La citation travaille le texte, le texte travaille
la citation »1, les collages épigraphiques font sens, ils sont un potentiel sémantique
au pouvoir mobilisateur dans ce partage des univers référentiels.

La gestation du moi par la griffe et les greffes2 orientales

Si quelques écrivains arabes sont choisis par Andrée Chedid, c’est


toutefois avec une discrétion affirmée, par rapport à l’attachement à la terre natale
qu’Andrée Chedid, qui s’est toujours voulue citoyenne du monde, convoque des
éléments de sa culture patrimoniale. Il n’y a pas vraiment de force revendicatrice
d’appartenance dans ce choix, le récit n’est pas une arène, ni la matière de
combats idéologiques. Nous avons affaire plutôt à une innervation orientale de
l’œuvre, une irrigation par un flux arabisant. Ainsi La Maison sans racines débute
par un vers du poète irakien Badr Chaker Es-Sayyâb3. Auteur de près de cent
cinquante poèmes, il est connu en France pour Les poèmes de Djaykoûr,4 traduits
de l’arabe par Salah Stétié et Kadhem Jihâd, et préfacé par Salah Stétié. Salah
Stétié évoque, à propos de sa langue poétique, des structures admirablement
archaïques, retenant, en ses archaïsmes, le plus vieux sens, celui le plus apte à
traduire l’immémorial. Il présente Badr Chaker Es-Sayyâb, comme formulateur
d’une mémoire et chantre d’une avant-mémoire. Khalida Saïd parle, à son sujet,
d’un poète visionnaire et engagé par la poésie, dans « l’épopée d’un monde en
devenir »5. Il est surtout un poète moderniste arabe1 et son travail incessant sur
l’image poétique l’a rendu très proche d’Andrée Chedid.

1
Antoine Compagnon, La seconde main, Paris, Seuil, 1979, p. 37.
2
Nous nous inspirons pour ce titre de Dominique Sampiero et de l’intitulé d’un de ses entretiens
avec Bernard Noël, « La greffe et la griffe, Mai 1994, premier entretien », L’espace du poème,
Paris, P.O.L, 1998, p. 11.
3
Badr Chaker Es-Sayyâb (1926-1964) est l’un des plus considérables parmi les poètes arabes
novateurs qui ont révolutionné la poésie arabe, forme et sens, images et structures, à partir des
années 50, l’abouchant fortement à la poésie universelle. Le mouvement déclenché par le groupe
Tammoûz, dont le poète irakien fut l’un des initiateurs décisifs, s’est notamment exprimé, d’abord
par l’intermédiaire de la Revue Adab, fondée par Souhayl Idriss, ensuite autour de la Revue et des
Éditions Sh’ir, fondées en 1957, et animées à Beyrouth par les Libanais Youssef El-Khâl, Adonis
et autres « Porteurs de feu », comme les a baptisés Salah Stétié, parce qu’ils revendiquent la
liberté de création et la variété des styles.
Cf Notes de l’éditeur, Éditions Le Calligraphe, Poèmes de Djaykoûr, 1983.
« L’irakien Sayyab excède les classifications. Il est tout ensemble engagé et visionnaire. Le
caractère social de son inspiration est transfiguré par la quête cosmique. Il fait siens les mythes
anciens (surtout babyloniens, éventuellement grecs. […] son lyrisme est soutenu par un travail sur
le rythme, lequel devient l’élément structurant du poème. » Khalida Saïd, « Poésie : l’épopée d’un
monde en devenir », Magazine littéraire, n°251, p. 45.
«Il la pratique avec une saine rudesse, décapant les mots de la rouille accumulée au long des
siècles », René R.Khawam, La poésie arabe, des origines à nos jours, Phébus, 1995, p.395.
4
Badr Chaker Es-Sayyâb, -Les Poèmes de Djaykoûr, Le Calligraphe, avec des calligraphies
originales de Mohammed Saïd Saggâr, 1983.
-Les Poèmes de Djaykoûr, Fata Morgana, 2000.
5
Khalida Saïd est libanaise, professeur de Littérature contemporaine à l’université libanaise de
Beyrouth, « Poésie : L’épopée d’un mode en devenir », op.cit.

  86  
La citation choisie par Andrée Chedid confirme cet ancrage dans le
mémorable, abyssal, paradoxalement poids et élan : « …au tréfonds de mon sang
m’abîmer pour partager le poids porté par les hommes puis relancer la vie… ». La
citation est incomplète, elle porte l’empreinte chédidienne. L’écrivaine a
sélectionné deux vers qui prennent une valeur particulière, de par l’amputation
signifiante de leur environnement sémantique proche. Andrée Chedid a
volontairement gommé le distique qui précède, et l’hémistiche final, ce qui crée
un sens particulier, imprégné de sa propre réception de lecteur, et du tri sélectif
des mots dans leur essentialité. Elle a occulté le lexique trop violent du combat, et
le lyrisme de la mort du combattant en clausule, pour n’isoler qu’un îlot de sens,
sur la thématique de la fraternité, du partage humaniste et de l’appétit à être. Elle a
tiédi le lyrisme guerrier, mais elle a gardé la force de l’oxymore « tréfonds/
poids », et « relancer la vie » ; c’est donc l’élan vital qui prime puisqu’il conclut le
passage retenu. « Le tréfonds de mon sang » perd sa coloration sacrificielle de la
lutte de l’individu, combattant solitaire, pour s’ancrer plus dans une filiation au
sein de l’humanité douloureuse, une consanguinité de souffrance. Elle fait se clore
le vers sur le mot vie. Elle tait la mort mais aussi la victoire triomphante au prix
du sang versé. En supprimant l’hémistiche qui unissait vie et mort dans une
symétrie parfaite, et en préférant la ponctuation suspensive à l’engagement du
patriote, elle évacue, dans cette réécriture, l’intensité lyrique de l’enracinement
dans une terre et le questionnement de la vie et de la mort. Andrée Chedid ouvre
son roman par un appel à la sensibilité qui installe ainsi son récit sous le patronage
du poète Badr Chaker Es-Sayyaâb. Elle enracine son roman La Maison sans
racines dans la pensée arabe. Et ce n’est pas un hasard si le poète irakien, le
« quêteur d’originellité », « le paysan limoneux et raffiné des bords de l’Euphrate,
plus affamé de divin que du pain qui manqua cruellement à son enfance, sujet
révulsé et rebelle des dieux atroces »2 parle dans toute son œuvre des origines et
des éléments primitifs, le soleil, le fleuve, la terre. Andrée Chedid a reçu de
l’Orient le don de la mystique du signe, porteur de salut, et le goût de l’encre, sang
noir versé sur la page blanche, territoire à la fois silencieux mais porteur du cri des
poètes. Lorsque Salah Stétié parle de l’écriture de Badr Chaker Es –Sayyâb, il
nous éclaire, indirectement, sur celle d’Andrée Chedid : transparence, insistance,
lancinement, écho et reflet, ce champ lexical est un condensé, une synthèse de la
réécriture d’Andrée Chedid.
Trois autres poètes libanais sont cités. Présents hors de l’épigraphe, ils
n’ouvrent pas le récit à venir, ils prennent place au cœur de la nouvelle
« L’ancêtre sur son âne »3, et font corps avec elle car il alimente la matière
textuelle. Dans cette nouvelle, du recueil, « À la mort, à la vie », Assad, le héros,
apprend tardivement à lire, à partir des textes d’Abû-Nuwâs, Al Maari et Al
Khansa4. Andrée Chedid choisit trois voix, venues du fond des âges, qui disent
1
« Cet ensemble d’innovations est servi par un art consommé de la métaphore, une capacité
exceptionnelle à forger des images dont Sayyâb exploite les propriétés non seulement visuelles,
mais aussi auditives, tactiles, gustatives, voire kynésiques, ainsi qu’une grande aptitude à moduler
le rythme, celui-ci souvent puissant » cf. Heidi Toelle, Katia Zakharia, À la découverte de la
littérature arabe, du VIe siècle à nos jours, Flammarion, 2003, p. 55.
2
Salah Stétié, Préface « Badr, dans sa mort », Poèmes de Djaykoür, Le Calligraphe, p. 7-9. (Pour
des commodités de repèrage, c’est nous qui paginons car l’ouvrage ne l’est pas).
3
« L’ancêtre sur son âne », À la mort à la vie, Paris, Flammarion, 1992, p.19.
4
Abu-Nuwâs. Libertin, cet irakien d’origine persane (c. 757-815) est l’un des plus grands poètes
bachiques de tous les temps. Dans la Bagdad cosmopolite de l’âge d’or, il fut le promoteur d’une
nouvelle sensibilité littéraire.

  87  
l’âme profonde et les sentiments les plus forts. Ces trois auteurs servent de noble
support aux apprentissages d’Assad. Ce choix est téméraire : un poète libertin,
amoureux de jeunes éphèbes, considéré comme un poète novateur mais dissipé1,
un grammairien prosateur et techniciste du vers qui laisse transparaître une vision
noire de l’humanité2, une poétesse élégiaque et mélancolique. Il révèle un désir de
poésie, multiple dans sa réalisation, et démultipliée dans sa pérennité. Par ce choix
d’une poésie qui dévoile l’être profond dans un panégyrique constant de la
moindre émotion et de la plus infime des sensations, Andrée Chedid se veut
héritière des aventures spirituelles, affectives et sensuelles des poètes arabes qui
l’ont précédée en terre orientale. La vie charnelle est hantée par la vie spirituelle,
les substances sont mystères. Andrée Chedid réécrit l’Orient des origines, les
poètes arabes donnent la leçon. Le signe est témoignage d’appartenance, la culture
intime rapatrie le poète, dans cette précision des références culturelles pour se
nourrir « d’un mélange de spiritualité, de mysticisme et de sensualité qui sont
l’expression inspirée et habitée d’une civilisation ancestrale. »3
Ces affinité électives vont de la poésie bachique et sensuelle, à la
virtuosité de la langue et technicité des vers, sans oublier la déploration féminine,
le balayage est immense, la poésie est sans frontière et l’écrit poétique fait éclater
les limites de son champ exploratoire. « Abû-Nuwâs, homme protée, n’a pas fini
de déconcerter ses scrutateurs »4, Andrée Chedid se reconnaît dans cette fraternité

« Quant à sa poésie, elle est pure clameur d’insoumission et pur agenouillement devant
l’incompréhensible Beauté. » René R.Khawam, La poésie arabe, des origines à nos jours, op.cit.,
p. 135
Poète emblématique, doué pour la poésie conventionnelle, il remet cependant en cause
l’idéalisation de la poésie ancienne car elle risque de fossiliser toute poésie. C’est une figure de la
poésie abbasside, la période abasside va de 750 à 1258, date de la prise de Bagdad par les
Mongols.
Abû al-‘Alã’al-Ma’arri. (X-XIesiècle) Atteint de cécité dès l’âge de quatre ans, il vécut en reclus à
Ma’arra au Nord de la Syrie, jusqu’à sa mort en 1058. Grammairien, prosateur, il a laissé une
œuvre poétique très originale où la hauteur de la pensée le dispute à la virtuosité technique.
« Dans chacune de ses œuvres, le lecteur même le moins attentif reconnaîtra un ton unique : un
pessimisme sans faille, mais d’autant mieux déchiré par l’obscure beauté du monde -à l’unisson
d’une poésie âpre, souvent hermétique, « cuirassée », mais fascinante même aux yeux de celui qui
n’en possède pas les clés », René R.Khawam, La poésie arabe, des origines à nos jours, op.cit., p.
255.
Abû al-‘Alã’al-Ma’arri, Rets d’éternité, Fayard, Collection « L’espace intérieur », N°35, 1988.
Abû al-‘Alã’al-Ma’arri, Rets d’éternité, traduit par Adonis et Anne Wade Minkowski, Éditions
Fayard, 1988.
Al-Khansâ’. La plus célèbre poétesse arabe (c. 575-645) a vécu dans le Nadj, en Arabie Orientale.
Ses élégies funèbres de Mu’âwiya et de Sakhr, ses frères, résonnent en nous comme un cri primal.
Modèle du genre pré-islamique, le thrène ou élègie funèbre consiste à pleurer des défunts,
glorifiant leurs mérites : la première partie du poème, le prologue inclut des réflexions sur la mort
inéluctable, puis il décrit la douleur du narrateur éploré par la disparition, la seconde partie, la plus
longue, établit avec emphase les vertus justifiant les regrets. cf Heidi Toelle, Katia Zakharia, À la
découverte de la littérature arabe, du VIe siècle à nos jours, Flammarion, 2003, p. 87.
Voir aussi « Biographies », La poésie arabe, Mango Jeunesse, Institut du monde Arabe, 2001.
Moi, poète et femme d’Arabie, poèmes traduits de l’arabe et présentés par Anissa Boumédiène,
Sindbad, 1987.
René R.Khawam, La poésie arabe, des origines à nos jours, op.cit., p.7.
1
Mathieu Guidère, La poésie arabe classique, Paris, Ellipses, 2006, p.18.
2
Ibid., p. 19.
3
Bernard Mazo, « Andrée Chedid ou ’’L’appétit d’être au monde’’ », Poésie 1, N°21, 2000, p. 85.
4
Vincent Monteil, Introduction critique et choix de poèmes traduits de l’arabe, Le vin, le vent, la
vie, de Abû-Nuwâs, Éditions Sindbad, Paris, La bibliothèque arabe, 1983, p. 13.

  88  
avec ce poète déconcertant, « avec le poète jouisseur, libertin et chantre de la joie
de vivre », dont les poésies bachiques ont été présentées et traduites par Jamel
Bencheikh1. Cette parenté poétique s’inscrit à la fois dans un message de paix et
de sensualité pour appréhender le monde, que chacun des poètes diffuse, mais
aussi dans une écriture en recherche et le jeu qu’elle entretient avec les mots rares
et les archaïsmes que leur impose la langue poétique. Un autre poète arabe figure,
de façon intratextuelle, dans le roman Le Message. En effet, Gorgio, le sniper,
possède un carnet sur lequel il écrit des aphorismes qui lui plaisent. Il retient une
phrase de Jalãl al-Din Rûmi « Ne va pas dans le voisinage du désespoir : il existe
des espoirs »2. Jalãl al-Din Rûmi fait partie des poètes de l’Arabie préislamique3 ;
Andrée Chedid en appelle donc à une autre vision poétique, celle de la poésie
essentiellement orale, fondement de toute la poésie arabe. Elle fait un éloge direct
de cette poésie pour son aspect ciselé des mots mais aussi pour sa sobriété. Elle
partage les motivations d’Hassan Massoudy lorsqu’il reprend les poètes qui ont
nourri ses calligraphies .Les gestes du calligraphe Hassan Massoudy rencontrent
étroitement le geste chédidien de la réécriture, dans le désir de circonscrire un
espace ouvert, à la fois de l’expression plurielle, accueillant les mots des poètes,
mais aussi un lieu poétique démultiplié par l’imaginaire du contemplateur que le
poète et le calligraphe veulent être. Si Andrée Chedid renoue par ce choix des
poètes d’avant l’Islam avec la fonction du poète de tribu, c’est un retour aux
sources confirmé, l’idée que la poésie est un registre et un recueil (dîwân) des faits
et des valeurs arabes, « un contenant mnémonique, un réceptacle culturel »4. Mais
elle n’exclut pas cependant un constant désir de contestation, celui d’échapper aux
règles trop rigides et de revendiquer une certaine liberté dans l’expression des
émotions.

1
Bulletin d’Etudes Orientales de l’Institut Français de Damas, XVIII, 1963-1964, cité par Vincent
Monteil.
Jamel-Eddine Bencheikh, professeur de littérature arabe médiévale à la Sorbonne, jusqu’en Juin
1997, écrivain de langue française et traducteur des Mille et une Nuits, avec André Miquel. Jamel-
Eddine Bencheikh est mort le 8 Août 2005.
Pour plus d’informations, voir les Cahiers Jamel-Eddine Bencheikh : savoir et imaginaire,
ouvrage collectif sous la direction de Christiane Chaulet Achour, L’Harmattan, 1993, et l’ouvrage
de Christiane Chaulet Achour, Jamel Eddine Bencheikh, Polygraphies, Éditions du Tell, 2006.
2
Le Message, Paris, Flammarion, 2000, p. 127.
3
Jalãl al-Din Rûmi est né en 1207, dans l’actuel Afghanistan et il est mort en 1273. Il est le
fondateur de la confrérie des derviches tourneurs. Auteur de Le livre du dedans, traduit du perse
par Eva Vitray Meyerovitch, Paris, Sindbad, Bibliothèque persane, 1982.
Salah Stétié le considère comme un poète essentiel dans Les porteurs de feu, Gallimard, collection
« Les Essais », Paris, 1972 ; il est un de ses poètes de référence : « Il est l’oiseau de la vision et ne
se pose pas sur les signes », Seize paroles voilées, dans Fiancailles de la fraîcheur, Éditions de
l’Imprimerie Nationale, 2003, p. 117
Voir aussi les Calligraphies d’amour d’Hassan Massoudy, préface de Jacques Lacarrière, Paris,
Albin Michel, 2002, en particulier celles consacrées aux poètes auxquels Andrée Chedid se réfère
aussi : - Rûmi, p. 14, p. 47, p. 83, p. 87 et p. 124 ; - Badr Châker Al Sayyab, p.68 ; - Al
Moutanabbi, p.43, p.146 et p.149 ; - Khalil Gibran, p. 51 et p. 98 ; -Abou Nawass, p. 115 et p. 167.
À propos de Rûmi, Hassan Massoudy parle de ses paroles vivantes qui touchent sept siècles plus
tard et de son large savoir sur les sciences et la musique, sans oublier sa création de la danse
cosmique des derviches tourneurs. En Badr Châker Al Sayyab, il admire poèmes et images, la
beauté et la sérénité musicale, l’âme du Sud de l’Irak qui reflète les hommes et les paysages.
Hassan Massoudy, Calligraphies d’amour, préface de Jacques Lacarrière, « Itinéraires », Paris,
Albin Michel, 2002, p. 180.
4
Mathieu Guidère, La poésie arabe classique, op.cit., p. 35.

  89  
Andrée Chedid rend aussi hommage au grand poète très célèbre et célébré,
le libanais Kahlil Gibran, le romancier lyrique auteur de contes, insurgé contre
l’injustice sociale et dénonciateur virulent des mariages arrangés par la tradition,
glorifiant sans cesse « l’amour qui élève l’âme, défie toutes les lois et s’érige en
valeur absolue »1. Kahlil Gibran expérimente le poème en prose ; ce philosophe
poète s’inscrit dans une authentique révolte romantique qui plaide pour la liberté
d’expression des sentiments, ce qui le rapproche d’Andrée Chedid. Mais il n’y a
donc pas, dans ce corpus affectionné, une affirmation péremptoire d’une
appartenance « au pays du lait et du miel » qu’est le Liban car Andrée Chedid
veut donner une empreinte universelle à ses récits. Mais la fraternité d’un cercle
de poètes arabes est essentielle car la fidélité aux origines égypto-libanaises est
fondatrice. La poésie est un pouvoir, dans le monde arabe, et le poète est un
prince, ce que nous rappelle Salah Stétié. Andrée Chedid évolue dans un monde
culturel où les démarches spirituelles originales des poètes arabes, anciens ou
contemporains, dans leur quête torturante d’un modèle idéal, tissent leur propre
dynamique. Par le choix d’une multiplicité de voix paratextuelles, venues de tous
horizons et traversant de nombreux siècles, Andrée Chedid nie les frontières
réelles du temps et de l’espace, mais aussi celles de la catégorisation littéraire.
Elle affirme ainsi son désir permanent d’absorber, d’assimiler les influences
culturelles multiples, ce que les épigraphes et les citations concrétisent.
Andrée Chedid croise les références de l’Orient à l’Occident, d’un bout à
l’autre de la Méditerranée. Elle refuse toute entrave à l’écriture, toutes limites au
récit, si ce n’est celles de raconter le moi de l’intériorité où réside le sens, toujours
fuyant et où se correspondent les émotions présentes et passées, dans un au-delà
volatil qui dépasse la simple apparence des choses vers des essences
insaisissables. On pressent alors l’enjeu que prend le parrainage des poètes arabes
pour l’œuvre, il signale ouvertement l’appartenance à une famille d’écriture qui
encourage la rébellion de la langue, la rupture avec les formes héritées et le désir
de formulations neuves. Cette « poétique nomade qui prône le déplacement
perpétuel, où tout séjour est provisoire, où la trace la plus ténue devient signe, où
l’inscription est si vite soumise à l’effacement, où le présent est toujours passé2,
influence Andrée Chedid. Cette mêlée des signes et des cultures participe aux
fondations de sa propre poétique et à sa revendication permanente du multiple et
de l’éphémère. Mais cet espace référentiel est mouvant car hétérogène ; ni modes,
ni église prosélyte ne viennent guider le choix.
Andrée Chedid exprime juste l’envie tenace, et souvent réaffirmée, d’être
un passeur de noms, un donneur de références, qui mélange hardiment les
disciplines littéraires et fait collaborer, dans ce désordre raisonné, des mystiques et
des lyriques, des anciens et des modernes, des classiques et des rebelles, toute une
palette jouissive. Le maître mot est de s’ouvrir à d’autres écrivains, pour révéler
une géographie des images dont la force évocatoire électrise le sens. Les
épigraphes à Pierre Reverdy, Jules Laforgue, René Char, Baudelaire, Coleridge,
Hugo Von Hoffmannsthal et Paul Éluard tissent une constellation de poètes en un
savant tableau frontispice, qui équivaut au fronton d’un arc de triomphe ou au
piédestal richement gravé d’une statue ; Rilke surgit en écho dans l’œuvre
chédidienne ; les réflexions du poète devant son écriture, les lectures inquiètes de

1
Jamil Jabre, « Les illusions perdues », Magazine Littéraire, supplément « Poètes et romanciers
du Liban », n° 359, Novembre 1997, p. 104.
2
Abdelwahab Meddeb, « Poétique d’un tombeau », Magazine littéraire, n°251, op.cit., p. 41.

  90  
ses mots et de ses images, Andrée Chedid se les approprie. Le projet d’écriture
rilkéen s’affirme dans l’espace littéraire des Lettres à un jeune poète et dans Les
élégies de Duino1, il devient référentiel pour l’écriture chédidienne, une sorte de
poésie de la poésie dans sa dimension métalittéraire. Cette mise en examen dans
sa recherche autocritique a du sens pour Andrée Chedid dans sa conquête du
vocabulaire, de la langue et de la culture. Son itinéraire esthétique est proche : la
traversée d’une vie par l’écriture, l’affirmation d’une écriture consciente, le
désarroi de Malte, de son enfermement2, les méditations sur la mort, et la
célébration de l’enfance font de Rilke un maître recherché et inspirant.
Andrée Chedid ne veut pas privilégier par l’écriture les facultés
intellectuelles par rapport à ce qui relève de l’affectif ou de la volonté, et elle ne
veut surtout pas de la sécession possible d’avec le réel si le monde des signes
venait à se substituer au monde social. Elle propose d’oser être poète jusqu’au
pléonasme et à l’excès sémantique, de devenir maître du temps inexorable, en
niant son pouvoir prédateur des choses humaines par l’écriture. La collecte des
références littéraires est très riche car elle porte tout l’espoir d’Andrée Chedid,
celui qu’elle voue à la culture, à la littérature et plus encore à la poésie, malgré
quelques touches d’un pessimisme furtif, pour améliorer la condition humaine.

Une infidélité féconde aux modèles masculins admirés

Le hors texte des dédicaces et des épigraphes est une réécriture du


fragmenté qui tisse un fil conducteur à travers l’œuvre et surdétermine le corps
même des récits. Ce détour par d’autres artistes, amis ou écrivains célèbres, se fait
sous le signe de l’affectif par le choix d’une bibliothèque idéale. Le panthéon
littéraire que l’écrivain érige, l’inscrit dans une écriture pudique de soi et une
réécriture généalogique : un jeu constant s’établit entre l’écrivain qui écrit et celui
qui lit, entre ce qu’elle entend dire dans un roman et le dialogue incessant qu’elle
mène avec les autres poètes qui interprètent indirectement son œuvre, à la lueur de
leurs propres écrits.
La réécriture sert alors une poétique de la condensation, elle accorde une
densité autre à l’œuvre revue dans sa détermination à dire à travers et avec les
auteurs expressément choisis. La mosaïque référentielle met en relief la
thématique chédidienne, le texte n’existe pas sans la lecture des autres, l’œuvre
s’élabore dans le halo des références. L’écriture est conscience par la réécriture
des pairs : l’image du monde que les autres auteurs ont dévoilée, vient se mirer
dans celle d’Andrée Chedid, la réécriture est un espace de fraternité et de
dialogue. L’ensemble des épigraphes compose donc une image globale de
l’auteur, entre identité partagée et désir d’altérité, un portrait de l’artiste en
écrivain, qui détaille à certains moments clés de l’œuvre le travail sur les mots,
leur genèse et leur géologie complexe, chargées de servir la variété de l’invention
et la richesse des thématiques ressassées, dans cette étude de la réalité et dans
cette recherche d’une justesse de ton idéalisée. Les aphorismes retenus sont des
carrefours de résonance, ils s’affirment comme programme dans les interstices de
l’œuvre romanesque, la voix des autres ouvre la voie propre : Segalen, Baudelaire,

1
Les Élégies de Duino, Les Sonnets à Orphée, Édition bilingue, traduction de J.F Angelloz, Paris,
Aubier, 1974.
2
Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, Point Seuil, Traduction de Maurice
Betz, 1980.

  91  
Rilke ou Char sont des compagnons d’une métaphorisation voulues de soi, des
adjuvants essentiels dans l’enquête du travail des mots et la quête des mots en
travail.
Le don d’hospitalité de l’Autre est infaillible dans les conjonctions des
mots et du papier, de la matière et de l’âme pour des rencontres incandescentes
mais qui s’inscrivent dans une permanence de plus en plus fugace, au fur et à
mesure qu’une musique singulière se fait entendre au fil de la création, dans ce
vaste chantier entre exploration et imploration. L’allégeance est limitée par
l’aptitude d’Andrée Chedid à se libérer de tout intellectualisme pour se livrer à la
fulgurance des images et aux émotions primaires qu’elles suscitent. Les
réécritures apportent à une esthétique de la fragmentation, un éloge des blancs
typographiques et du vers libre, une reconstruction cohérente et systématique : le
poète est l’addition de toutes les altérations subies du Moi que les réécritures
symbolisent alors. Le travail sur la langue entreprend l’indicible adéquation du
logos et du cosmos, le mot partenaire de luttes et de communion n’est plus sexué
et le Moi s’affirme pour dénoncer l’oppression universelle. Et c’est en voulant le
plus s’oublier qu’Andrée Chedid s’est réellement trouvée. La réécriture est au
service de l’expression vraie d’un moi fragile et furtif mais omniprésent et avide
de multiples métamorphoses. Refusant les frontières, l’écrivain a su rendre
insaisissable et indésirable la barrière entre soi et autrui, préférant un territoire
pluriel à un visage unique de l’écriture.
Un art libéré et insoumis, sans entrave rhétorique, joue de la malléabilité
de la langue et pacifie la voix des femmes qui communient entre elles à travers le
langage, les voix masculines se révélant alors simples échos de la quête et de
l’enquête personnelle. Il y a donc un vrai accueil de l’Autre mais les écueils du
Moi dessinent des seuils multiples à un lyrisme jubilatoire et parfois douloureux :
si l’Autre permet la gestation du Moi, l’altérité ne devient véritablement créative
que par la contestation pudique mais réelle de l’autorité culturelle. Tout ce qui est
rétif met Andrée Chédid en marche, en marge des courants officiels réducteurs,
au service de l’élan esthétique, entre héritage du masculin et spoliation par le
féminin, non ostentatoire mais ostensible pour lequel elle milite car c’est le
féminin qui est le symbole avéré de tous les commencements et de toutes les
éclosions dans son œuvre. Son affirmation identitaire s’inscrit dans la discrétion
d’un souffle, ni conflictuel ni encensé, car la réécriture concilie les sources et les
re-vivifie en inscrivant dans chaque œuvre la propre philosophie humaniste de
cette grande dame des Lettres, opérant sans amarres et surtout sans fanion.

  92  
L’autre de la poésie et l’autre de la femme renouvellent la tension
du poème : Sabine Macher, Valérie Rouzeau

Nathalie Riou

Comme on ne naît pas femme mais le devient, la poétesse, qui n’est que
mots, sera le devenir même : qui pourra alors la localiser ? Qui pourra se
prétendre sur le bord, immobile, dans et hors des différences ? Hors du langage,
du déjà humain, du déjà sexué, du déjà poème ? En plus le poème est pluriel, toute
question lui fait violence : quand Dominique Fourcade écrit « nous les poètes, les
meilleurs d’entre nous tout au moins, nous sommes des femmes »1, on reconnaît
avec lui de grands poètes, devenus grands d’avoir justement déconstruit les
relations de pouvoir. Aussi peine perdue de chercher dans le poème, qui vit le
transfert du réel et du sexe, une « écriture féminine », comparable comme dit
Monique Wittig aux « arts ménagers et à la cuisine »2. Mais en même temps pas
question de renoncer au réel, celui du transfert même : tout poème serait-il
transsexuel, cri des deux sexes confondus, toute voix poétique serait-elle « déjà »
culturelle et archiculturelle, quand nous lisons un poème écrit par une femme nous
ne lisons pas, pas tout à fait, ni au dehors ni au-dedans, un poème écrit par un
homme.
C’est donc avec mille précautions que je vais, pour éclairer ce « pas tout à
fait », lire deux poétesses : Sabine Macher, dont l’œuvre discrètement féministe
est devenue à partir du journal intime, et Valérie Rouzeau, dont l’œuvre, non
féministe, se détache de la figure d’une femme-enfant. Toutes deux, à leur corps
défendant et acceptant, ont donc grandi en débordant de deux vases clos par notre
société : le journal intime, genre mineur rarement publié, qui est repli sur soi, et le
babil de la femme-enfant, mineure, irresponsable.

Sabine Macher : une écriture en aplats, à la limite du profond et de la surface

Quelque dix siècles après Sei Shonagun, quarante ans après Les Gommes
ou Moderato cantabile… Sabine Macher publie un premier livre, Le Lit très bas,
en 1992 : il y a vingt ans aujourd’hui que l’on compte douze titres à son œuvre.
Elle approfondit ma question en ce que, d’origine allemande, quittant sa langue
maternelle ou paternelle, la langue des majuscules en tout cas, elle va – après deux
ans aux Etats-Unis – vivre, danser et écrire en France. Elle l’approfondit aussi en
ce que, partie donc du journal intime, son écriture va devenir en transformant ce
genre plutôt sexué et plutôt confiné. L’écriture du journal qui va au pas du jour
dans le cercle du foyer, qui est remisé au secret du secrétaire, apparaît en effet
passive, à l’opposé par exemple de la grande épopée héroïque, qui reconstruit les
faits et le temps de l’histoire. Mais, de même que le journal n’est pas que féminin,

1. Dominique Fourcade, Outrance utterance, Paris, P.O.L, 1990, p. 9.


2. Monique Wittig, La Pensée straight, « Le point de vue, universel ou particulier » (première
publication en anglais dans : Feminist Issues, vol. I, n°1, 1980), Paris, Editions Amsterdam, 2001,
p. 90.

  93  
il ne s’agit pas de limiter l’œuvre de Sabine Macher à une écriture du contre :
comme dans toute œuvre valable sans doute, les antagonismes se découvrent des
lieux de rencontre qui déplacent leur lieu et sens originels. Aussi partirai-je de ce
qui apparaît comme simplement féministe pour écouter ce qui dans son travail met
en question l’origine même des cloisons.

1. Le quatrième livre Une mouche gracieuse de profil, paru en 1997, a


quitté le journal intime, il est construit sur l’alternance irrégulière de trois types de
textes : la description des hôtels habités pendant les tournées de danse, les
portraits littéraires, écrits sur le vif pendant quarante-cinq minutes chez le modèle,
pas ou peu connu de l’auteure – et enfin les morceaux, rectangles typographiques
de cinq à dix lignes, qui décrivent le dessin d’un objet banal ou d’un insecte. Le
portrait le plus féministe est « Chez Laurent » : le modèle masculin se dénude et
va prendre son bain sous le regard scriptural de Sabine Macher. Le passif du
journal est ici radicalement récusé. Comme dans ces jeux féministes, on pourrait
renommer Sabine, puisqu’elle couche sur le papier Toulouse-Lautrec ou Ingres,
Henriette ou Jeanne Auguste... Ce serait cependant simplifier son travail qui
déplace plus qu’il ne retourne : le féminin qui ne peut que nécessairement hériter
du masculin ne serait qu’héritier s’il répondait par la seule inversion : non pas œil
pour œil, dent pour dent, mais regard et faim autres.La relation traditionnelle entre
le peintre et le modèle est discrètement défaite. Sabine Macher s’endort lors de la
première séance de pose avec Laura : le peintre attentif qui tout enregistre et tout
maîtrise est détrôné. Ou bien encore les modèles masculins ne sont ni pleins ni
académiques : Félix s’est coupé en se rasant, Karl est timide… C’est la position de
modèle qui est fragile, ce n’est pas le sexe. Ou bien encore la scène est
compliquée : Sabine Macher est chez un ami peintre Max et tous deux font le
portrait de Juliette, danseuse et modèle… Placé au milieu du livre, ce portrait sur
le vif était en fait le premier. En expérimentant la place du peintre qui pose son
chevalet chez le modèle, comme Toulouse-Lautrec alors exposé à Paris,
l’écrivaine apparaît comme tiers gênant, elle concentre l’artifice et le possible qui
sont au centre de la relation peintre-modèle : si regarder c’est être regardé et à la
fois préserver un secret, comme le montreraient, depuis le Fayoum, les regards de
nos musées, c’est aussi – c’est difficile à représenter – concevoir d’être regardé
par celui qu’on ne voit pas, par l’inconnu. Un portrait semble dire : le secret que je
vous montre un peu n’est pas sadique, pas un pouvoir, si ce secret donne sur le
secret de votre regard que je ne connais pas. Les regards ouvrent à l’inconnu de
l’ouverture.
C’est sans doute une des raisons pourquoi le premier modèle qui ouvre le
livre, Laura, dessine en même temps : « Elle me regarde qui la regarde, elle me
peint en train de l’écrire me peignant. » Jeu baroque des reflets : qui est l’objet,
qui est sujet, qui… ? La mobilité déconstruit la relation de pouvoir, autrefois
masculin, et en même temps poursuit l’approche de ce qu’on ne connaît pas.
Enfin l’alternance entre les descriptions des hôtels et les descriptions de
modèles chez eux est ambivalente. Inconnu des lieux publics et inconnu des êtres
dans leur lieu familier sont mitoyens : soit il y a gradation car plus ça va plus on
approche, soit ça se dégrade car plus ça va plus la ligne d’inconnu recule, ou bien
encore nivelle le mur d’un hôtel et le corps d’un être.
Ainsi, plus Sabine Macher démonte précautionneusement les relations de
force et de désir dans la mise en œuvre de l’art, plus elle met à nu le pouvoir de
l’homme sujet. Mais aussi, nuançant et décomposant, elle grandit et poursuit le

  94  
geste de l’art qui avance de se séparer sans cesse du pouvoir qu’il menace
d’établir. Elle prend et la place du peintre et celle du modèle, elle ouvre sur le
milieu indéterminable d’un échange de regards : la mouche gracieuse profile peut-
être la relation au lecteur, tiers qui dérange mais tiers qui ouvre.
Cette première lecture ouvre donc à la question : une écriture se
développe-t-elle essentiellement contre la retenue d’un genre où il faudrait croiser
les jambes, ou bien est-ce là aspectuel et provisoire ? Pour répondre, j’étudierai
comment l’être et le temps sont mis en œuvre.

2. Le journal intime est un haut lieu sentimental. La femme ne tenait pas


son journal comme le bourgeois son commerce : elle ne publiait pas, n’avait
quasiment que des passifs, la maîtrise qu’elle pouvait gagner par la réflexion était
toute relative et secondaire. Sabine Macher va déconstruire le sentimental et cette
secondarité de la maîtrise, en faisant avancer en même temps sur la page les
objets, les corps, les mots, les sentiments, les pensées. Et en publiant.
Tout d’abord il n’y a pas, pour elle, un monde, un et total, mais un pluriel
d‘objets. Parmi ses premiers mots :

Je voudrais comme ça passer dans les choses impitoyables et ressortir de l’autre côté. Entre nous,
à cause de toutes ces paroles, et regards et l’envie on se retrouve avec des paroles, des regards et
1
des sourires.

Dans le livre suivant :

2
je n’arrive pas à choisir, j’arrive dans les choses, j’y tombe, je m’en défends.

Traditionnellement les choses s’unifiaient en un monde qui réfléchissait


l’ego premier tandis qu’ici les choses restent des choses. Après le Nouveau
roman, Sabine Macher poursuit le chemin de sa marche propre : un mot vaut une
chose qui vaut un sentiment qui vaut un mot qui vaut une chose, ad infinitum…
Au début de Un temps à se jeter :

Le silence
Est sur cette pile de papier le téléphone ne sonne pas, et moi je ne sonne pas non plus
3
Chez les autres dans leur téléphone

La décomposition matérielle, ou métonymique, déréalise l’environnement


quotidien et met à niveau l’isolement et la solitude. Les images sont matérielles ou
logiques, non de ressemblance sentimentale ou métaphorique : l’air sans bruit,
c’est le silence sur la pile de papier… Les figures semblent se découper
discrètement depuis la minutie des choses. Sa poésie part de, plutôt qu’elle ne va
vers, son point zéro serait la tautologie : « Dehors c’est dehors./ Le froid monte du
sol./ Le jour dort encore dans le lit de l’homme plutôt blond. » 4

1
Sabine Macher, Le lit très bas, Paris, Maeght, 1992, p. 15.
2
Sabine Macher, Ne pas toucher, ne pas fondre, Paris, Maeght, 1993, p. 93.
3
Sabine Macher, Un temps à se jeter, Paris, Maeght, 1995, p. 9.
4
Op. cit., p. 27.

  95  
Ses titres sont aussi le plus souvent extraits du cours du livre qui lui-même
annonce souvent le projet du livre prochain : tout se touche dans la matière et le
temps. Et il y a ces notations récurrentes des carnets utilisés qui vont amener telles
règles d’écriture, ou le souci de la disposition typographique qui suffit parfois à
« faire » poème. Voici par exemple ce que devient le topos du chagrin d’amour :

je me suis coupé/les cheveux, le soir tard, tellement je sentais le monde basculer dans l’horreur.
1
même moi j’écris comme ça maintenant, « basculer dans l’horreur », c’est arrivé.

Puis à la fin du carnet d’a :


je sais quand je ne l’aime pas/ avant la fin du carnet/ un peu plus que la moitié/ après châlons-sur-
2
marne .

Le sentiment est ou langage ironique, ou coordonné dans l’espace-temps


de la physique : prépositions, alinéas et gestes articulent semblablement les
choses, les sentiments et les mots. Au bout de quoi n’est pas l’euphémisme ou
l’ancienne litote qui présupposait la matière comme un poids provisoire vers un
plus haut quasi indicible… : dire les choses pour dire plus le sentiment. Ici soit
tout se vaut et c’en est fini de la profondeur du journal égocentrique, soit tout se
touche, et un essentiel apparaît : le matérialisme n’est pas une évacuation mais
plutôt le maintien de l’humain dans les choses. Le sentiment n’est pas évacué
(optique objective) ou atténué en vue de l’idéal (optique classique), il est parmi les
choses. S’il y a une question que pose ce monde, c’est la cohabitation des dessus
et des dessous.
Le journal intime était aussi un haut lieu narcissique : comme celui de la
coiffeuse, c’est un miroir de l’intériorité qui semble compenser le peu de place au
dehors dans la vie active. Car c’est rare qu’il opère, comme pour Virginia Woolf,
un travail avec l’autre du langage et le réel d’une œuvre publiée. L’œuvre de
Sabine Macher part du miroir mais, comme on a dit, en mettant à même niveau
l’être, les choses et les mots ; le miroir dit l’extérieur et se dit lui-même comme
mot et objet. Les personnes ont ainsi souvent des pseudonymes très visibles :
souci de respecter la vie privée mais aussi de souligner l’arbitraire du nom, de dire
la plasticité des êtres et des angles de vue comme dans Adieu les langues de chats
où un personnage peut avoir plusieurs noms, tous drôles et imprononçables avec
leur suite de consonnes qui rappellent les numéros des billets de train. Contre
Narcisse également, il y a ces morceaux récurrents, entre fascination et répulsion,
qui évoquent cafards, mouches, araignées… L’insecte est le petit, le sale,
l’invertébré, presque sans chair, entre vif et rien :

j’écrase des pucerons entre les phrases que j’écris

C’est dans carnet d’a : temps et espace typographique (« entre les


phrases »), réel et ponctuation (pucerons comme des points) sont à niveau.
L’image traditionnelle du livre du monde n’est pas acquise, mais elle pourra peut-
être commencer après ces quelques points communs de dissection. Du coup ni le
livre du monde ni le monde du livre, ni la métaphore ni la matière ne se

1
Op. cit., p. 123.
2
Sabine Macher, himmel und erde, suivi de carnet d’a (1ère éd. 1999), Paris, Théâtre
Typographique rééd. augmentée 2005, non paginé.

  96  
confondent tout à fait, du coup le visage de Narcisse s’éloigne dans l’analyse du
miroir même comme matière donnant à voir d’autres matières. Le deuxième titre
Ne pas toucher ne pas fondre pourrait apparaître comme la clé de son art poétique,
son intentionnalité : les éléments se montrent avant ou sur le point du toucher
métonymique, avant ou sur le point de la fusion métaphorique. Narcisse oublie
son visage en apercevant des lentilles dans le miroir d’eau et le monde demeure
matière, comme imprimé en police « pattes de mouches ».
Cette écriture entomologique est proche des textes sur la photographie. En
effet décrire une photo, qui déjà désincarne et découpe le réel, entre vif et rien,
met en abyme le processus à l’œuvre dans le journal-miroir. La distinction entre
extériorité et intériorité est déconstruite : dans Ne pas toucher ne pas fondre, des
textes décrivent tour à tour des photos de famille, de soi-même, d’une personne
célèbre que l’on découvre être Madame de Sévigné, et on a parfois du mal à
distinguer photographie et portrait sur le vif. On retrouve donc, comme avec les
insectes, le ralenti d’un chassé-croisé légèrement dissymétrique : décrivant le
portrait photographique, on touche un peu à la profondeur d’un être, décrivant un
être, on cadre et fige déjà. Or à nouveau le monde de l’album ne se superpose pas
avec l’album du monde : si le recouvrement était exact, tout serait art, mort et
mélancolie narcissique.
Les livres de Sabine Macher oscillent entre moi et autrui : en 2003, le
livre Portraits inconnus met en vis-à-vis le portrait photographique d’un inconnu
et la photo d’un objet ou lieu contigu, puis un texte sur la rencontre d’une heure ;
l’objectivité manifeste de la photo croise la subjectivité latente du texte. Si on ne
peut dire naïvement la matière en raison du sens qui tend à tout s’approprier, la
relation est plus nouée encore avec autrui, qui est physique et sens. L’être est à
reconsidérer parmi les objets du monde, et à re-garder au cours de sa relation à
l’autre : peu est acquis, beaucoup à re-voir. La difficile pure réciproque avec
autrui – sa liberté garante de ma liberté – qui était interrogée dans le modèle qui
me dessine, l’est ici autrement : c’est moins un point de rencontre insaisissable
entre un « je vais vers » et un « il vient vers », entre lui et moi, qu’entre le regard
du sujet photographié, l’objet contigu, et le regard proche-distant du sujet de
l’écriture : intériorité aplatie ou affleurant à la surface de la page, qu’il y ait le
moins de séparation possible entre visuel et le scriptural, puis que le dedans
touche dehors : l’art poétique de Sabine Macher est un art du « voir dedanshors ».
Ces formes d’écriture sembleraient annoncer le dernier livre, Résidence
absolue, où le « je » de l’auteure peut devenir dans une même phrase « il » ou
« elle » :
1
Elle enlève deux affiches en face de mon lit qui n’est pas son lit
2
Ni il dort ni elle est réveillée

Le « il » est à la fois matière pronominale, mise en absence de soi (selon


l’analyse de Benveniste), mise en avant de l’autre, et mise au masculin de soi –
mais non pas, me semble-t-il comme si « il » ou « elle » indifféraient, plutôt
comme si aller à autrui était un inaccompli sans fin et nécessaire, équivalent à
l’inaccompli qui me fait aller vers un homme ou vers une femme depuis mon être
sexué. Mon rapport à l’autre qui vient vers… modifie mon rapport à moi-même.

1
Sabine Macher, Résidence absolue, Ed. Isabelle Sauvage, Coat Malguen, 2011, p. 21.
2
Op. cit., p. 76

  97  
Enfin l’œuvre de Sabine Macher semble maintenir l’inaccompli d’une phrase qui
démonte les forces de l’épopée archaïque pour aller vers une deuxième personne.

3. J’aborderai maintenant le journal en tant que haut lieu de contrainte


temporelle. Lié au rythme et aux tâches du quotidien, il suit le retour de chaque
jour et l’ordre chronologique : son différé est léger, sa marge de liberté étroite
mais son pouvoir de choisir immense ; il n’est pas reflet, plutôt morcellement et
grossissement des choses. C’est à partir de cette évidence que j’interprèterai les
règles que Sabine Macher ne va pas contredire mais déplacer en les mettant à
jour : soit, transformer le subir, passif unilatéral, non en maîtrise mais en agir,
réciproque et ambigu.
Dès Le lit très bas Sabine Macher associe divers cahiers de notes dans un
travail de distance et recomposition, et, dès les premières pages, les blancs sont
manifestes entre les paragraphes et entre les propositions :

Hier dans le café nous avons parlé de nos premières chambres : tout le monde avait envie de dire
comment c’était chez soi. Cela parce que nous sommes allés voir à la périphérie, sans s’approcher
trop, les cités.

1
La chaise buvard a été attaquée par le chat, je ne pense plus pouvoir la continuer.

La chaise buvard on comprend, car juste avant elle parle d’habiller une
chaise avec du papier mais le passage sur le café est flou : quand, où sommes-
nous ? Qui est « nous » ? Par ailleurs y a-t-il, au fil de ces notes, un ordre
chronologique ? Le journal traditionnel donnait l’illusion d’unifier et signifier le
jour en remplissant une page : ici les blancs sont visibles, montrant le geste de
choisir, ce qui n’est pas dit, le lacunaire de notre mémoire, de notre affection, de
notre compréhension du monde et d’autrui, l’hétérogène de notre pensée qui va du
coq à l’âne, du corps au cœur :

je me suis brûlé le poignet en le posant sur la tige en fer chaude du camping gaz (…) j’ai pensé à
2
mon père.

L’ajour et l’hétérogène défont les artifices du genre, sa fausse plénitude,


égocentrée, passive, signifiante. Et ce faisant, le plus simple et le plus plein des
genres devient labyrinthique et résonnant.
Certains livres élaborent des règles de composition qui vont accroître la
perception d’un temps discontinu et désordonné : par exemple dans Rien ne
manque au manque, les textes sont écrits dans un cadre temporel précis indiqué à
la fin ( « treize minutes le 24/2/97 de 11H05 à 11H17 ») ; il sont aussi numérotés
mais dans le désordre et certains chiffres apparaissent plusieurs fois ; on
comprend qu’il y a deux carnets, l’un du matin, l’autre du soir, peut-être est-ce là
une piste… Mais en fait il y a un troisième carnet qui brouille ces repères, il est
donc vain de chercher le secret d’un ordre car Sabine Macher, lançant un réel
coup de dés, a tressé ces trois carnets selon un ordre aléatoire. La contrainte est
donc forte : écritoire très cadré, carnet du matin, carnet du soir, des chiffres
partout, et à la fois dérisoire : règles et ordre sont introuvables. Le livre est bien la

1
Sabine Macher, Le lit très bas, Paris, Maeght, 1992, p. 11.
2
Op. cit., p. 15.

  98  
suite du premier livre Un lit très bas : les trous étant manifestes, l’hétérogène de
notre être-humain est accru par le jeté des trois carnets sur le tapis de jeu. Tour à
tour je subis le temps mais j’agis dans ma phrase, j’agis en construisant la règle
puis à nouveau je subis ce qui arrive.
En conclusion, les allées et venues de la contrainte et de la maitrise ne
s‘annulent pas : il s’agit de la part d’une femme qui se jette, depuis un genre sexué
contraint, de déplacer le jeu afin que le pouvoir ne reste pas en place, afin que la
nature qui nous a été assenée comme un fatum ne soit pas niée mais entendue
depuis le départ comme nôtre et autre. Nous pouvons jouer avec la physique du
temps, qui ne répondra pas et ne fléchira pas : et le jeu littéraire peut redoubler
l’asymétrie, car le lecteur peut ne pas ramasser la mise.
Or qu’une femme fasse bouger l’ordre du temps, de la nature, dans un
objet culturel, le genre du journal intime, dit discrètement qu’il y a chance pour
qu’il n’existe pas plus de nature femme que de fatum du temps. Le genre sexuel
serait alors un empaillage comme le genre littéraire, la femme, donnant à entendre
le temps, libérant les hommes et les femmes.

Valérie Rouzeau : la femme faite enfant fait un poème.

Il est plus délicat avec la poésie de Valérie Rouzeau de faire le lien entre
un devenir poétesse et un genre pas très carré : qu’est-ce que la poésie lyrique ?
En préservant un peu son imprécision, regardons-la comme texte proche de la
page, qui lie et délie son, sens et image, et qui dit des sentiments, souvent
personnels. Dans la tradition, une femme est souvent origine et horizon, cause et
but du poème d’un mal ou bien-aimé. Elle rappelle les modèles en peinture, deux
fois objets, et du regard du peintre et du spectateur : toi à qui je parle, tu seras
celle dont parle le poème au lecteur.
La lyrique cependant opère dès le début quelques sorties : la comtesse de
Die au XIIe siècle, Louise Labé au XVIe siècle etc ont fait entendre une autre
voix – et bien d’autres depuis. Aussi si la poésie de Valérie Rouzeau m’intéresse
ce n’est pas comme innovation féministe dans un genre majoritairement, comme
la majorité des genres, masculin mais plutôt comme voix poétique s’étant trouvée
à la rencontre d’un genre menacé de se figer et d’une parole d’enfant. Je poserai
donc comme hypothèse que les sept brefs recueils publiées à partir de 1989 (elle a
vingt-deux ans) obéissent plutôt à la tradition d’un genre, jusqu’à la parution en
1999 de Pas revoir, qui dit le deuil du père et qui fait seuil dans son œuvre (ce
sera dans le petit monde de l’édition poétique un best-seller) : elle a trouvé sa
voix, voix inouïe, de bizarre enfant lyrique.
Dans ses premiers recueils, thèmes et expression étaient donc de
convention. La rupture du vers rayait légèrement le miroir de narcisse :

La femme se penche sur son visage dans/ l’eau claire/ elle est vêtue de gris mais sa bouche trop/
1
rouge rompt l’harmonie mélancolique

Une oralité était audible qui tenait à l’enfance – cancre de Prévert, Zazie –
et le puéril n’était pas loin :

1
Valérie Rouzeau, A tire d’elle, Paris, La Bartavelle, 1989, p. 9.

  99  
S’il pleut je serai femme mouillée rêvant de toi/ je le dirai au ciel/ le dirai à maman/ m’en viendrai
1
t’aimer dans ta ville/ où tu m’attendras.

Un groupe de poèmes « À cause de l’automne », et un recueil en 1994 Patiences


disaient déjà la mort, celle de la grand-mère. Le journal, sentimental, égocentré, là
n’était pas loin :

Tout va mal ici j’ai trop fumé/ il n’y a plus de café/ plus de vin plus de merles/ et toi dans le ciel
2
dis où/ que j’embrasse.

Il y avait des ruptures de rythme et de sens mais, en 1992, ce n’était pas


neuf à notre oreille. C’est l’expérience de la mort du père – il exerçait le métier de
récupérateur – et aussi la rencontre d’autres poétiques heurtées (Jean-Pascal
Dubost, James Sacré aux éditions du Dé bleu) qui feront le tournant de Pas revoir.
Voici un poème, la fin donne le titre :

Miroir dis-moi voir c’est ma tête ?/ N’ai-je pas une grimace, une nouvelle ligne aussi à me barrer
le front ?/ Fais voir un peu ma figure : la figure orpheline ressemblante./ Renvoie-moi tout craché
mon visage si je bouge vivante./ Si je bouge encore plus tu ne vois plus du tout ma gueule de fille
3
frappante./ J’enlève mon visage de vivante, miroir./ Pas revoir.

Puis un peu plus loin ce début de poème :

Ça fait deux facile mon père et moi facile./ Je compte sur lui pour tomber d’accord avec moi./ Des
nuages nous passent au-dessus, des crapauds au loin chantent leur chant bien plus beau qu’eux./
Mon père ne dit mot nous sommes tous les deux mais je suis seule à avoir le vent dans les
4
cheveux et lui est le seul à ne pas ouvrir les yeux. (…)

Le regard psychanalytique verrait là la mise en parole d’un trauma,


l’indécidable entre mort du père-vie de soi, et mise à mort du père-mort de soi. Le
modeste, le rien étaient déjà dans le poème mais pas le désordre du récupérateur :
la mort du père et la vie-mort de soi prennent donc langue. Rétrospectivement,
l’enfance de ses poèmes antérieurs semble de convention : contes ou comptines en
sourdine, pensée spontanée en coq à l’âne, babil naïf et narcissique… Avec Pas
revoir elle lâche la main des femmes enfants ou fatales, Manon, Carmen, Lolita,
qui dans leur maison de poupée n’ont pas une chambre à soi. La rupture entre
dans la syntaxe : ce n’est plus de l’imprévu prévu par les règles, la borne du vers
qu’on renverse, l’enjambement. L’anacoluthe ou désarticulation est désormais sa
déliaison au monde. Le paradoxe de la poésie de Valérie Rouzeau est donc que,
n’étant pas féministe, elle va donner une parole de poème à la femme enfant.
Voici un dernier extrait d’un recueil de 2002 paru aux éditions Le temps
qu’il fait, Va où, (le dernier publié en 2009 dans cette maison s’intitule Quand je
me deux) – chaque poème réitère sans cesse la mise à mort de soi :

Je ne quiers plus qui m’a trouvée l’amour qui fait faire le poète
Plutôt me sonne encore les cloches rester digne dingue jusqu’au bout donc
Je perds le fil de mon histoire comme une ancienne corde à sauter

1
Valérie Rouzeau, Chantiers d’enfance, Paris, La Bartavelle éditeur & les éditions du Noroît,
1992, p. 57.
2
Op. cit., p. 24.
3
Valérie Rouzeau, Pas revoir, Paris, Le dé bleu, 1999, p. 28.
4
Op. cit., p. 37.

  100  
Les heures les saisons les années voilà et du plomb dans la tête s’il faut retomber sur ses
pieds
1
Digne dingue et sur toute la ligne donc

Les poèmes de ses vingt ans vagabondaient à l’école buissonnière,


ses phrases frondaient avec le lisse de la grammaire – sorte de babil découvrant le
langage comme une autre nourriture, un autre monde mais auquel on pouvait
rendre un peu. Les mots apparaissaient alors comme les aliments liés par la
syntaxe. Les rejets de ses premiers poèmes ne faisaient que souligner a contrario
ce qui est toujours déjà lié dans la syntaxe alors que maintenant sa nouvelle
poétique semble d’une enfant qui perd le père, qui ouvre les yeux, la bouche dans
une langue orpheline. C’est régressif : le poème remonte aux premières heures de
la langue, il ne peut revivre la première heure, mais il peut, démonter et re-monter
les pièces, la scène originaire peut-être pour un poème. Je distinguerai trois
figures du poème-enfant, qui ne parle pas, pas encore pleinement, qui remonte
vers une lallation (le la la la qui touche au ba ba du babil) où naît et se perd le
père.

Je ne quiers plus qui m’a trouvée l’amour qui fait faire le poète
Plutôt me sonne encore les cloches rester digne dingue jusqu’au bout donc

« Digne » de la morale, « dingue » de poète et « donc » logique : le vers


monte de la lallation des voyelles à toutes volées, ding ding dong. Le poème met
en tension non pas l’hésitation prolongée entre son et sens de Paul Valéry, la
projection de Jakobson etc. mais le passage dans l’ordre des mots : les mots
semblent jouer à saute-mouton en ce que le son saute au sens du mot qui suit et
qui est autre. Aussi il y a peu de rimes qui risqueraient de figer, qui pousseraient à
réfléchir avant de parler : « je ne quiers plus qui m’a trouvée ». Puis il y a une
deuxième figure, l’ouverture dans les mots rencontre des résistances qui attestent
comme du carbone l’époque du trauma : ce sont les expressions orales imagées,
redevenues objets et donc à démonter comme un « meccano », on découvre une
vis, un écrou… que «le plomb dans la tête » a un poids, que le miroir de Blanche-
neige peut réfléchir d’autres visages…

Enfin et surtout, en dernière figure, il y a la légère désarticulation : par


exemple ce début de poème dans Pas revoir :
2
Gerbes gerbes les mêmes qu’autant de courses gagnées mon père fleuri de la tête aux pieds.

On peut réduire le sens : « les mêmes gerbes que l’on gagne aux courses
cyclistes », on peut analyser une condensation « les mêmes qu’autant de courses
gagnées… », mais on ne peut donner l’équivalent assez rapide pour atteindre la
faute qui, dans le poème de Valérie Rouzeau, est en même temps réparation.
Ainsi ces trois figures, le son primitif, l’expression démontée,
l’agrammaticalité ont démantibulé la langue. C’est une décharge de ferrailleur et
c’est un chant neuf : la lallation joue avec les sons-sens à l’horizontal comme si

1
Valérie Rouzeau, Va où, Paris, Le temps qu’il fait, 2002, p. 15.
2
Valérie Rouzeau, Pas revoir, op. cit., p. 46.

  101  
les mots sortaient d’un jeu de cubes colorés, la destruction des expressions, figées
comme des tours, les rend au sable de la plage qui respire, la rupture grammaticale
réveille une possible grammaire primitive, chaos où on ne perd pas. Ce faisant une
femme-enfant qui écrivait des poésies est devenue poème.
Valérie Rouzeau ne tient pas de discours engagé féministe. De façon
dérangeante, en remontant au lieu infantilisant où une femme est dite
irresponsable, elle révèle une douleur qui met mal à l’aise, une voix de lucidité
dans un magma, une maîtrise qui souffre. Son poème nous ferait voir et entendre
une femme tenue par les pieds, comme un nouveau-né afin de dégager ses
poumons : elle cherche son souffle, nous haletons.

  102  
Chapitre III
Traversée des genres masculin/féminin

  103  
Orphée vs. Eurydice :
Quand Orphée devient une femme et qu’Eurydice se transforme
en poète…

Julie Dekens

Femme d’Orphée, morte à l’instant même où elle est mentionnée dans les
récits mythiques, Eurydice est souvent « occult[ée] »1, puisqu’au centre de la
narration se trouve le chantre de Thrace. De son passé, pas un mot, ou presque.
Les Géorgiques de Virgile et Les Métamorphoses d’Ovide la cantonnent à son
rôle d’« épouse »2 et elle apparaît accompagnée d’un « chœur de dryades »3, qui
devient une « troupe de Naïades »4 chez Ovide. Dans ce cadre, on peut se
demander ce que représente Eurydice : la femme, peut-être, l’être aimé,
probablement, comme dans La Légende des siècles de Victor Hugo où Orphée
s’exclame « J’aimerai cette femme appelée Eurydice, / Toujours, partout ! »5.
Mais est-elle seulement l’ombre, le support, le complément de son mari ?
Dans une « Confidence », Norge évoque le sort de la jeune femme :

La vérité, c’est qu’à dix pas de la sortie, Orphée n’eut plus le cœur de recommencer ce ménage
d’enfer ; Eurydice parlait déjà de vison. Orphée se retourna exprès. Oh, les autres femmes le
6
comprirent bien et mirent le poète en pièce.

Norge explique non sans humour le regard en arrière, le destin d’Eurydice


et la mort terrible d’Orphée, vengeance de femmes outragées et solidaires. Dans
ce court texte en prose, qui condense l’essence du mythe autour des deux amants,
la jeune femme se caractérise par sa légèreté et surtout sa faiblesse : son avenir
dépend de son mari, de ce mouvement de retournement qui la condamne à rester
aux Enfers et qu’il réalise intentionnellement. Or, si l’on s’intéresse aux
réécritures modernes dans un corpus plus large, ce texte est représentatif du sort
de cette figure féminine. Destinée à disparaître, elle ne semble pas à la première
lecture disposer d’une grande importance. Souvent réduite à la simple mention de
son nom ou encore à une périphrase indiquant le rapport qu’elle entretient avec
son époux, Eurydice n’est souvent – comme dans Figures d’égarées de Sylviane
Dupuis – que « l’épouse perdue d’Orphée »7. À la lecture des textes composés par
des poétesses, on peut se demander si cet état de fait se transforme. Ainsi, nous
nous intéresserons à un corpus réduit, en langue française, allemande et suédoise,

1
Arlette Boulomié, « La Résurgence du mythe d’Eurydice et ses métamorphoses dans l’œuvre
d’Anouilh, de Pascal Quignard, de Henri Bosco, de Marguerite Yourcenar, de Michèle Sarde et
Jean Loup Trassard », Loxias, 2, mis en ligne le 15 janvier 2004 : « Le mythe d’Eurydice a
souvent été occulté au bénéfice du mythe d’Orphée dans lequel Eurydice apparaît tardivement et
reste au second plan. ».
2
Virgile, Les Géorgiques, Paris, Les Belles Lettres, 1956, traduction personnelle, p. 73 :
« conjuge ». Ovid, Metamorphosen, Stuttgart, Reclam, 1994, Traduction personnelle, p. 510 :
“nupta”.
3
Virgile, op. cit., p. 73 : « chorus Dryadum ».
4
Ovid, op. cit., p. 510 : “naiadum turba”.
5
Victor Hugo, Œuvres complètes, Poésie III, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 435.
6
Norge, Œuvres poétiques, Paris, Seghers, 1978, p. 315.
7
Sylviane Dupuis, D’un lieu l’autre suivi de Creuser la nuit et de Figures d’égarées, Moudon,
Éditions Empreintes, Poche Poésie, 2000, p. 118.

  104  
trois régions linguistiques qui nous permettront d’évoquer le destin de cette figure
en Europe, avec l’Orphée de Marie-Jeanne Durry (1976)1, « Dire l’obscur »
d’Ingeborg Bachmann (1953)2, La Lyre de septembre d’Edith Södergran (1918)3
ou encore « Monologue dans l’Hadès » d’Ebba Lindqvist (1963)4. Tout d’abord,
nous analyserons la faiblesse du personnage féminin, puis nous étudierons
comment ces poétesses de langue française, allemande et suédoise entendent
devenir Orphée, pour enfin nous pencher sur la (nouvelle) voix d’Eurydice.

Faible Eurydice

Par sa désignation, le mythe d’Orphée passe sous silence la figure féminine.


En effet, le complément déterminatif du nom sous-entend l’épouse du chantre de
Thrace, comme si Eurydice était incluse dans la mention de son mari. La jeune
femme, entre présence et absence, opacité et transparence, ne se livre pas toujours
au lecteur puisque de nombreux auteurs réécrivent le mythe sans le personnage
féminin. En effet, dans les premières versions, elle n’existe même pas :

On chercherait vainement une allusion à Eurydice dans les archives de sa doctrine. L’Orphée
archaïque est agamos. Le premier aspect sous lequel il nous apparaît est celui d’un merveilleux
musicien thrace qui, sans autre arme que sa cithare, entraîne avec lui les bêtes féroces, les rochers
et les forêts […]. Eurydice n’en est pas moins absente de presque toutes les représentations où
l’on penserait la trouver. […] la légende d’Orphée et d’Eurydice est, en quelque sorte,
5
périphérique […].

Il n’existait donc pas de mythe d’Orphée et d’Eurydice, dans l’Antiquité. Le


couple ne se forme que bien plus tard et change totalement la portée du récit, à tel
point que l’on considère souvent aujourd’hui qu’Orphée ne peut exister sans son
épouse défunte. L’article « Orphée » du Dictionnaire des mythes littéraires va
même plus loin en précisant :

La structure du mythe d’Orphée devient claire si on veut bien ne pas l’amputer de ce premier
épisode. En effet, à bien des égards, la descente d’Orphée aux Enfers, à la recherche de l’Eurydice
6
perdue, recommence et redouble l’évocation de la mort.

Pour Pierre Brunel, il est question d’amputation, un terme au sémantisme


essentiel au regard des réécritures. Amputer, selon le TLFI, c’est, au sens figuré,
« enlever ou faire disparaître brutalement quelque chose qui est généralement
considéré comme ayant de la valeur ». La lecture de P. Brunel souligne à quel
point la connaissance du mythe s’est modifiée depuis l’Antiquité. Personnage qui
n’existait même pas, Eurydice semble devenue essentielle puisque la suppression
de cet épisode rendrait limpide la signification du mythe.
Pourtant, son absence dans La Lyre de septembre de Södergran, qui
représente le personnage masculin seul, n’empêche pas l’identification d’Orphée,

1
Marie-Jeanne Durry, Orphée, Paris, Flammarion, 1976.
2
Ingeborg Bachmann, Sämtliche Gedichte, München, Piper Verlag, 1978.
3
Edith Södergran, Samlade Dikter, Jakobstad, Wahlström och Wildstrand, 1982.
4
Ebba Lindqvist, citée par Margherita Midy, dans son article „Eurydike... och Orfeus“, in
Horisont, n°314, 1997, p. 83.
5
Jacques Heurgon, « Orphée et Eurydice avant Virgile », Mélanges d’archéologie et d’histoire T.
49, 1932, p. 6-7.
6
Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Editions du Rocher, 1988, p. 1097.

  105  
dont le nom constitue le titre d’un poème. Il enchante la nature – « Tigre,
panthère, puma suivent mes pas / jusqu’à mon rocher dans la forêt. »1 – mais il
n’y a aucune trace de celle qu’il aime. L’Orphée de Södergran ne puise donc pas
sa puissance dans le deuil et la perte de l’être aimé : le silence de la poétesse sur le
personnage féminin interroge la portée d’Eurydice. Le « je » poétique, féminin, se
confond avec Orphée, figure masculine : « Je change les serpents en anges. »2. On
peut alors se demander si Södergran ne considère pas avec Jean Heurgon qu’elle
n’est que « périphérique », donc qu’elle serait supprimable.
Dans son article sur Eurydice, P. Brunel précise :

Il est toujours difficile de dissocier les couples mythiques célèbres pour mettre en valeur un seul
des partenaires. A traiter Eurydice à part, on risque de la séparer plus que jamais d’Orphée, ce
jeune époux qui n’eut pas le temps d’en faire sa femme et qui traversa pour elle les ténèbres des
3
Enfers.

Pourtant, Södergran sépare Eurydice d’Orphée en la supprimant de sa


réécriture. Orphée peut donc exister sans son épouse. Le mythe rejoint dans ce cas
l’origine, l’Orphée agamos des premiers temps. Mais l’inverse est-il possible au
vingtième siècle, époque marquée par de nombreux bouleversements, notamment
sur la place de la femme dans la société européenne ?
Dans de très nombreuses réécritures, Eurydice est dépendante d’Orphée.
Peu de poètes mettent en lumière la jeune femme et préfèrent l’éclipser4. Pour
Jelena Ristic, elle ne serait d’ailleurs qu’un faire-valoir du personnage masculin :

Cette figure entretient elle-même un rapport problématique à la voix en tant que chant poétique,
puisqu’elle est la compagne morte et muette d’Orphée, symbole de la voix poétique masculine
5
dans la tradition occidentale, dont elle n’est que l’objet et le support.

Présente pour disparaître aux Enfers et motiver le chant, elle est la raison
pour laquelle Orphée tente de défier les dieux et de renverser l’ordre du monde6.
Ce qui semble intéresser à l’origine les textes antiques – Les Géorgiques de
Virgile ou encore Les Métamorphoses d’Ovide – c’est Orphée : de sa femme nous
ne savons rien, ou presque, sinon qu’elle est une nymphe victime du désir d’un
homme.
Eurydice est diminuée par le silence qui la caractérise, puisqu’elle est morte.
Dans l’Orphée de Durry,

[…] Tes lèvres sont scellées


7
Encore par le sceau rigide de la mort.

1
Edtih Södergran, op. cit., p. 89 : ”Tiger, panter, puma följa mina steg / till min klippas häll i
skogen.”.
2
Ibid., p. 89 : ”Jag förvandlar ormar till änglar.”.
3
Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes féminins, Paris, Editions du Rocher, 2002, p. 707.
4
On peut notamment citer l’Eurydice désormais de Muriel Stuckel (Paris, Voix d’encre, 2011),
mais nous avons là quitté le vingtième siècle pour entrer dans le suivant.
5
Jelena Ristic, « "Le sanglot d’Eurydice…" : du balbutiement à la voix féminine dans Si vivre est
tel et Ce Chant mon amour de Monique Laederach », Mnémosynes – La réinvention des mythes
chez les femmes écrivains, dir. Dominique Kunz Westerhoff, Genève, Editions Georg, 2008, p.
139.
6
Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes féminins, op. cit., p. 707.
7
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 54.

  106  
Eurydice est « un fantôme »1, qu’Orphée se plaint de ne pas percevoir :
« Je ne peux pas te voir, je ne peux pas, lumière. »2. Chez Bachmann – et de façon
plus radicale encore chez Södergran – il est d’autant plus tentant de parler de
fantôme que la jeune femme n’apparait pas explicitement. Cachée derrière
l’emploi des articles possessifs (« tes yeux », « ta couche », « ton cœur » à deux
reprises, « ton œil à jamais fermé »3) et des pronoms personnels de la deuxième
personne, Eurydice n’est jamais nommée. Le lecteur la devine, elle qui représente
l’envers d’un « je » s’affirmant à travers le personnage masculin : « comme
Orphée je joue »4. Bachmann orchestre ainsi habilement l’effacement progressif
d’Eurydice.
Chez Lindqvist, en revanche, la mort de la jeune femme n’est pas le fruit
d’une volonté extérieure. Elle ne subit pas sa disparition, mais y participe
activement :

[…] Je choisis de vivre dans l’Hadès.


Ce ne fut pas le serpent qui me choisit. Ce fut moi qui choisis le serpent.
Je le vis dans la prairie entre les fleurs. Je désirai le venin.
5
D’abord ici, au pays des ténèbres, j’ai la force de vivre.

Sa volonté est soulignée par l’utilisation de la première personne, répétée


sous forme de pronom ou d’article possessif, ainsi que par la répétition du verbe
« valde » (choisir). D’ailleurs, le poème s’ouvre et se referme sur ces mots :

Mais aucune vie ne peut plus m’attirer.

[…]

6
Aucune vie ne m’attire plus

La transition, d’une périphrase verbale autour du verbe locka (« kan locka


mig », en français peut m’attirer) au même verbe sans son support modal (« lockar
mig », m’attire), souligne l’impossible retour à la vie que réclame le personnage et
qui clôt le texte : « et je désire ne jamais revenir en arrière. »7. Eurydice se
caractérise par l’ombre et entend y rester. La négation totale – avec l’utilisation du
déterminant « inget » – appuie un refus absolu : Eurydice ne rejoindra pas la
lumière, qui lui est désormais étrangère. Elle est ombre. D’ailleurs, Durry évoque
elle aussi cette « ombre chérie »8, tout comme Bachmann qui morcèle le corps
d’Eurydice alors que celui-ci s’assombrit petit à petit :

Tes boucles furent métamorphosées


en cheveux d'ombre de la nuit,

1
Ibid., p. 67.
2
Ibid., p. 53.
3
Ingeborg Bachmann, op. cit., p. 42 : „deiner Augen“, „dein Lager“, „deinem Herzen“, „dein
tönendes Herz“, „Dein Antlitz“, „dein für immer geschlossenes Aug“.
4
Ibid., p. 42 : „Wie Orpheus spiel ich“.
5
Ebba Lindqvist, op. cit. : ” [...] Jag valde mitt liv i Hades. / Det var inte ormen, som valde mig.
Det var jag som valde ormen. / Jag såg den på ängen bland blommorna. Jag önskade giftet. / Först
här i skuggornas land orkade jag att leva.”.
6
Ibid. : ”Men inget liv kan locka mig mer. [...] Inget liv lockar mig mer”.
7
Ibid. : ”jag längtar aldrig tillbacka”.
8
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 71.

  107  
les flocons noirs des ténèbres
1
mangeaient ton visage.

La couleur noire est omniprésente et place le « tu » dans l’obscurité, à tel


point que la lumière n’est pas blanche ou jaune, mais bleue :

et ton œil à jamais fermé


me bleuit2

Eurydice est un personnage qui s’enfonce dans l’ombre, donc, avec toute la
symbolique que peuvent revêtir les ténèbres : figure féminine dans un mythe qui
célèbre la puissance de l’homme, elle plonge dans l’obscurité car elle échappe
sans cesse aux représentants de la gente masculine, Orphée son mari et Aristée qui
veut la violenter. Dans « Dire l’obscur », elle n’apparait qu’à travers les éléments
disparates de son corps, éclatés sur la page du poème (« tes yeux » v. 4 ; « ton
cœur » v. 9 ; « ton cœur qui résonne » v. 14 ; « tes boucles » v. 15 ; « ton visage »
v. 18 ; « ton œil à jamais fermé » v. 243). Lorsqu’elle est absente du texte, comme
dans « Orphée » de Södergran, elle échappe même au lecteur.
Sa mort la rend dépendante d’Orphée, qu’elle suit presque jusqu’à la surface
de la terre. Celui de Durry est ainsi tout à fait conscient qu’Eurydice marche dans
ses pas : « Ma trace perdue est suivie »4. Lindqvist insiste particulièrement sur cet
aspect, à l’ouverture et à la fermeture de son texte :
5
Qui avait dit que je voulais te suivre, Orphée ?

La question ouverte manifeste le refus de la jeune femme. Eurydice n’a


pas eu d’autre choix que d’accompagner celui dont elle voulait s’émanciper,
dessinant une hiérarchie où la femme n’est pas maîtresse d’elle-même face au
pouvoir de l’homme, comme dans l’Orphée de Durry où « Je t’obéis encor charme
qui m’as suivie »6. Victime du charme7, donc d’un pouvoir magique, Eurydice
n’est pas en mesure de faire un choix : elle suit Orphée sans le décider. Cet aspect
trouve une résonnance particulière dans les réécritures de notre corpus. Ainsi, le
chant (et non l’amour qu’elle éprouve pour lui) enferme l’Eurydice de Lindqvist
dans sa condition et la force à remonter avec lui jusqu’à la surface : « je suivais la
lyre et le chant »8. Son Eurydice ne peut pas lutter contre l’appel de la musique,
bien qu’elle ait « chois[i] de vivre dans l’Hadès »9 :

Notre amour était beau autrefois et jamais cela ne sera nié.

1
Ingeborg Bachmann, op. cit., p. 42: “Verwandelt ward deine Locke / ins Schattenhaar der Nacht,
/ der Finsternis schwarze Flocken / beschneiten dein Antlitz.“
2
Ibid., p. 42: “und mir blaut / dein für immer geschlossenes Aug.“
3
Ibid., p. 42 : „deiner Augen”, „deinem Herzen“, „dein tönendes Herz“, „deine Locke“, „dein für
immer geschlossenes Aug“.
4
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 17.
5
Ebba Lindqvist, op. cit. : « Vem hade sagt, att jag ville följa dig, Orfeus ? » (vers 1 et 43).
6
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 76.
7
On connaît l’étymologie latine de ce terme qui lit chant et enchantement (carmen).
8
Ebba Lindqvist, op. cit., ”följde jag lyran och sången”.
9
Ibid., ”Jag valde mitt liv i Hades.”.

  108  
Mais ce n’était pas ce que je suivais.1

Si Eurydice marche dans les traces de son mari, c’est bien par contrainte.
Le chant d’Orphée va à l’encontre de sa femme et de son corps mort, puisqu’elle
avance « tremblante, le teint blême, / Frissonnante de fatigue »2. Cette violence
faite à Eurydice, qui ne désire pas revenir à la surface, est ainsi orchestrée par la
mélodie d’Orphée, dont le chant occupe une place considérable dans le poème
avec l’anaphore de « Sången ». Ce dernier oppresse la figure féminine et se
positionne en « rival »3. Personnage à part entière, la mélodie d’Orphée est une
sérieuse concurrente d’Eurydice, qui la réduit alors à la suivre contre sa volonté.
Il est même des versions où la jeune femme n’existe que par le chant de son
mari, qui lui donne sa seule consistance. Dans Orphée de Durry, « la voix »,
avatar de la jeune femme, affirme : « Absente je dormais dans ton chant »4. Dans
« Dire l’obscur » de Bachmann, Eurydice est aussi ce « tu » difficile à saisir :

et de tes yeux, qui régissent le ciel,


5
je ne sais dire que l’obscur.

Dans ce vers qui reprend presqu’à l’identique le titre du poème, le


personnage féminin est placé au cœur du chant d’Orphée, avec l’utilisation du
verbe sagen (dire). Eurydice représente ici les ténèbres, elle est happée par elles et
le chant poétique, contenant les parties de son corps, lui permet d’exister. La chair
des mots rejoint le corps de la disparue.
Mais l’Eurydice enfermée dans le carmen n’est pas la véritable Eurydice, elle
est un spectre créé par la mélodie, notamment dans l’Orphée de Durry :

Et tu m’as dans ton chant, radieuse et riante,


Chimère qui ne peut jamais te décevoir.
Renonce et tu seras affranchi de tes chaînes,
6
Enfin pareil aux créateurs et libre d’eux.

La figure féminine lui échappe sans cesse et le regard en arrière lui volera
définitivement cet avatar poétique. Eurydice est circonscrite dans l’espace
délimité par Orphée et dans ces vers par l’utilisation de la préposition « dans »
ainsi que l’usage de l’apposition qui enferme entre virgules deux adjectifs
permettant de la qualifier. Réduite à un pronom complément, elle se définit elle-
même par le terme de « chimère », qui fait d’elle une illusion, un être fantastique,
quelque chose qui n’existe pas réellement. Ephémère par essence, elle est alors la
possession d’Orphée, mari et chanteur qui la recrée à son envie : « Ah rends-moi
ce qui fut mon bien ! »7. Pourtant, le chant n’est pas nécessairement synonyme

1
Ibid., ”skön var vår kärlek en gång, och aldrig skall den förnekas. / Men det var inte den jag
följde.”.
2
Ibid., ”Darrande bleck, / vacklande trött”.
3
Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Editions du Rocher, 1989, p. 1094 :
[parlant de la lyre] « La présence de cette rivale devrait décourager toute présence féminine. […]
Pour nous, Eurydice est pourtant devenue aussi indispensable que la lyre. ».
4
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 72.
5
Ingeborg Bachmann, op. cit., p. 42 : « und deiner Augen, die den Himmel verwalten, / weiß ich
nur Dunkles zu sagen.“.
6
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 76.
7
Ibid., p. 24.

  109  
d’enfermement. Si Eurydice est effectivement circonscrite dans les vers attribués à
Orphée, chez Durry, il semble toutefois que la jeune femme puisse s’émanciper de
cet emprisonnement initial. Sa prise de parole, à la première personne, est un
signe de ce mouvement. Eurydice n’est pas véritablement à lui (ou du moins ce
n’est plus le cas, comme l’indique l’utilisation du passé simple) et la jeune femme
déjoue les désirs de l’homme jusqu’à le tenter. Elle prie le chantre thrace à
l’impératif, afin de le pousser à la faute et permettre à son destin de se réaliser :

Retourne-toi mon bien-aimé, je suis prochaine,


Regarde-moi pour une extase surhumaine,
1
Pour me voir et me perdre et me posséder mieux.

En langue suédoise, l’épouse d’Orphée décide de ne plus être un simple


objet répondant à un désir de possession : elle se refuse à lui chez Lindqvist (bien
que ce rejet ne soit pas explicite et que l’interprétation de la question initiale soit
laissée au lecteur : « Qui avait dit que je voulais te suivre, Orphée ? »2) ou
simplement s’éclipse dans les textes de Södergran. Tout se cristallise dans le
dernier vers d’Orphée de Durry : « Rien n’était là. – Je meurs »3. Eurydice est
niée dans sa présence même : elle a échappé au poète comme au lecteur.
Pourtant, on peut se demander si le « rien » caractérise effectivement ce
personnage dans l’espace de la réécriture moderne et contemporaine. Il semble
toutefois que dans un premier mouvement analytique on peut considérer Eurydice
comme étant le pendant d’Orphée. D’un côté, celui-ci se caractérise par son
instrument : celui de Södergran « touche [s]a lyre »4, tandis que chez Lindqvist il
est question de « la lyre et (du) chant » et que l’Orphée de Bachmann « joue […]
sur les cordes de la vie la mort ». De l’autre côté, les réécritures esquissent une
Eurydice muette : dans « Dire l’obscur » de Bachmann, « la corde du silence »5
caractérise Eurydice, dans Orphée de Durry elle « ne me répon[d] pas »6. Mais ce
mutisme semble n’être qu’une illusion, car face à celui-ci monte chez Bachmann
le battement de ce « cœur qui résonne »7. Du silence de la jeune femme émerge le
son.
Dans le texte de Durry, l’opposition sonore entre les deux personnages
fonctionne selon le même principe :

[…] Ces vieux mots oubliés


8
Dansent d’amour en te touchant et pour toi chantent
[…]
9
Tu ne me réponds pas.

Durry met en présence deux forces a priori ambivalentes : Orphée qui se


caractérise par le chant et l’opulence (comme chez Lindqvist où le terme est
répété six fois), Eurydice par la négation d’un verbe de parole. La phrase du
1
Ibid., p. 76.
2
Ebba Lindqvist, op. cit..., ”Vem hade sagt, att jag ville följa dig, Orfeus ?” (vers 1 et 43).
3
Ingeborg Bachmann, op. cit.., p. 77.
4
Edith Södergran, op. cit., p. 89 : „Jag rör vid lyran.”.
5
Ingeborg Bachmann, op. cit., p. 42 : „Die Saite des Schweigens“.
6
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 54.
7
Ingeborg Bachmann, op. cit., p. 42 : „deinem Herzen schlief“.
8
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 53.
9
Ibid., p. 54.

  110  
chantre de Thrace accumule les adjectifs et coordonne deux propositions,
s’étendant un maximum sur le vers, comme le souligne l’utilisation du contre-
rejet. À cette prolixité, Eurydice répond par la sécheresse d’un silence impossible
à pénétrer. Elle seule semble ici avoir saisi les limites du langage, dont son époux
se plaint quelques vers plus loin :

Rien ne peint la douleur. Les mots sont immobiles,


1
Et la douleur écrase l’homme et le mutile.

Eurydice, qui a capté ce mystère parce qu’elle est morte une fois, est alors
indéchiffrable, même pour celui qui est descendu là où nul mortel ne revient en
vie :

Toi pâle et grave porteuse de science,


Dans quel espace et quelle différence !
Tu portes en toi les mots interdits,
2
Je ne saurai plus lire en ton silence.

Entre un toi silencieux et un moi mélodieux, « Deux faiblesses allant l’une


à l’autre appuyées »3, les deux personnages semblent complémentaires. Mieux
encore, le silence d’Eurydice est un autre moyen de communication
puisqu’Orphée « sai[t] qu’en [s]on silence une voix prend l’essor »4. L’apparente
faiblesse d’Eurydice serait alors un leurre, dont Orphée n’est en aucun cas dupe.
Les questions de hiérarchie, entre l’homme d’un côté et la femme de l’autre,
éclatent sous la puissance du silence d’Eurydice. Il est un langage à lui seul :

Je sais qu’en ton silence une voix prend l’essor


5
Et j’entends cette voix à travers ton silence.

Le chiasme lexical rend compte de la porosité des deux notions : le silence


est une forme de communication, à tel point que la voix dont il est question
émerge dans un premier temps dans un dialogue entre Orphée et ses voix, puis
dans un second avec « la voix » (le choix de l’article défini est essentiel), double
d’Eurydice. Cette voix serait-elle la transcription parlée d’un silence tout autant
révélateur ? Elle est en tout cas « écho d’un chant prodigue »6, basculant dans
l’envers du silence, la parole.
Si Eurydice est effectivement silencieuse dans nombre de réécritures, ce
mutisme n’est pourtant en aucun cas une faiblesse. Lorsque l’on se penche sur le
principe de mélodie et de musicalité, il apparaît que la poésie du vingtième siècle
s’intéresse particulièrement au silence, que l’on considère en général comme étant
l’envers du son7. Les réécritures du mythe d’Orphée poursuivent ces recherches :
le silence n’est plus considéré comme une limite, mais davantage comme une
nécessité. Pour que le chant existe doit perdurer le silence, trace de la respiration,

1
Ibid., p. 55.
2
Ibid., p. 58.
3
Ibid., p. 60.
4
Ibid., p. 61.
5
Ibid., p. 61.
6
Ibid., p. 72.
7
Le TLFI le définit notamment comme une « absence de bruit », se positionnant donc face à
quelque chose qu’il n’est pas.

  111  
inscrit dans l’espace poétique comme sur une partition. Eurydice, dans la grande
majorité des cas, participe à cette conception du son : elle incarne le silence, tout
comme Orphée est le son. Les deux amants semblent alors fonctionner comme
une paire de termes opposés.
Leurs rôles sont-ils alors si bien définis ? Si le silence n’est pas
véritablement un signe de faiblesse, que penser de la dépendance d’Eurydice à son
époux ? En effet, Orphée est l’enchanteur, elle est l’enchantée. Mais les
apparences sont trompeuses, encore une fois, car finalement celui qui semble être
suivi est aussi celui qui suit Eurydice jusqu’aux Enfers, comme le souligne « la
voix » de Durry :

Mais toi qui désirais ma vie et ma présence


Jusqu’à descendre aux lieux de l’amour interdit
[…] – mais toi qui descendis
1
Au-delà du silence avec ton chant tenace

La répétition du verbe descendre souligne le pouvoir de la jeune épouse,


cette attraction irrésistible qui pousse le chantre thrace à modifier l’ordre du
monde. La rime entre l’adjectif « interdit » et le verbe « descendis » met alors en
valeur le charme dont est victime Orphée à son tour. D’ailleurs, le texte de Durry
souligne ce renversement puisque ce dernier est aussi faible que sa femme, car il
est « Chanteur en proie à [s]a chanson »2. Devenu à son tour objet de la chasse,
victime de l’envoûtement, il n’est plus en position de force. Seul le chant possède
ici le pouvoir.
Et malgré l’inévitable échec, pourtant prévisible, Orphée tente tout de
même l’impossible. L’intervention de « la voix » se clôt sur ce constat triomphal,
avec une tournure exclamative :
3
Vainqueur sans lendemain tu ne peux rien contre le sort !

Le « sort », à la fois sortilège et destin, dépasse les deux amants. L’emploi


des deux négations totales « sans » et « rien » enferme alors Orphée dans
l’impossibilité de réussir, la même qui referme le recueil : « Rien n’était là. »4.
Pourtant, Eurydice n’est pas rien : elle est tout.

Devenir Orphée

Dans ce corpus de poétesses, Eurydice prend une nouvelle place au sein du


mythe. En effet, lorsque le « je » poétique est un homme, l’identification à Orphée
ne semble pas difficile. Les deux substances fusionnent et les auteurs s’accaparent
les pouvoirs du chant. Mais lorsque le « je » est une femme, comment
appréhender le mythe d’Orphée ? Le regard du poète est-il attiré par l’époux,
porteur de la lyre, ou bien par la femme, muette ? L’opposition fondamentale
entre les deux personnages, que nous venons d’analyser, entre force et faiblesse,
éclate.

1
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 74.
2
Ibid., p. 66.
3
Ibid., p. 75.
4
Ibid., p. 77.

  112  
Certains critiques écartent d’emblée la question du genre. Or il semble que
celle-ci puisse au moins soulever certaines interrogations. Ainsi, à propos du
premier vers de « Dire l’obscur » d’Ingeborg Bachmann, Eva-Maria Knittel
affirme :
Comme Orphée » : la comparaison revêt encore une autre importance. La question de la
représentation d’une identité masculine et féminine est peut-être oiseuse. […] Si le sexe joue un
1
rôle, c’est parce qu’il s’agit de déterminer à travers lequel le « je » lyrique se définit.

Refusant en partie l’interprétation qui attribuerait une trop grande


importance à la féminité d’Ingeborg Bachmann, E-M. Knittel écarte l’analyse du
labyrinthe générique de Bachmann qui, en s’associant à Orphée dès le premier
vers, interroge la place du « je » poétique féminin dans une tradition pourtant
dominée par la présence et la puissance masculine : « Comme Orphée je joue »2.
On peut pourtant se demander si cette configuration n’apporterait pas une
nouvelle compréhension du mythe, dans l’espace de la réécriture. En effet,
Françoise Rétif rapproche ce poème d’un fragment, « Portrait d’Anna Maria » :

En 1952, dans le poème « Dunkles zu sagen » (« De l’obscur à dire »), le moi de la poétesse se
compare explicitement à Orphée : « Comme Orphée je joue / sur les cordes de la vie la mort
[...] ». Dans le texte antérieur, si étonnant, du fragment d’Anna, l’héroïne est plus ambiguë
encore : Anna, en effet, comme Orphée, par deux fois victorieuse franchit le fleuve. Mais Anna
est également victime du serpent : Anna est Eurydice et Anna est Orphée. Ce dont elle a la
révélation, en devenant momentanément aveugle, c’est que l’obscurité peut être plus claire que le
jour (« das überhelle Dunkel »). Elle fait l’expérience de la nuit méridienne (« die mittägliche
Nacht »), de l’inversion des réalités : l’obscurité devient clarté, et la clarté obscurité. […] On voit
cependant que, dès ce premier traitement romanesque, le mythe, chez Bachmann, ou plus
précisément l’imbrication des traditions mythiques, sont étroitement liés à la recherche de
l’identité de la femme-écrivain confrontée aux héritages masculins. Que devient Orphée quand
3
c’est une femme qui écrit ?

Si l’interrogation de Bachmann, dès ce texte en prose, se tourne vers la


nature du « je » poétique, vers celui qui prend la place d’Orphée, père de la
poésie, dans l’espace poétique moderne et contemporain d’après-guerre, on peut
se demander si l’absence de nomination d’Eurydice dans « Dire l’obscur » n’est
pas riche en interprétations : dans cette perspective, le brouillage des genres
permet à Bachmann de s’approprier Orphée, sans pour autant en revendiquer la
masculinité ni entrer en concurrence avec ce dernier. Le dialogue entre les
pronoms de la première et de la deuxième personne incarnerait alors une tentative
pour la poétesse de créer sa propre façon de succéder à Orphée et d’échapper aux
modèles ancestraux qui placent le pouvoir dans les mains des seuls hommes.
De même, dès « Vierge moderne » (1916), Södergran soulève le problème
du genre du « je » lyrique, résolvant d’emblée la problématique du masculin et du
féminin : « Je ne suis pas une femme. Je suis neutre »4. Le « neutre » renvoie à

1
Eva-Maria Knittel, Orpheus im Horizont moderner Dichtungskonzeptionen, Münster, N°13 de
Germanistik, 1998, p. 171 : „“Wie Orpheus“: Der Vergleich zeigt noch eine weitere Auffälligkeit.
Die Frage nach darstellender männlicher und dargestellter weiblicher Identität ist hier vielleicht
müßig […]. Ob das Geschlecht eine Rolle spielt, ist aufgrund der Frage zu ermitteln, wodurch sich
das lyrische Ich bestimmt.“
2
Ingeborg Bachmann, op. cit., p. 42 : „Wie Orpheus spiel ich“.
3
Françoise Rétif, ”Entre ombre et lumière : Ingeborg Bachmann, Paul Celan et le mythe
d’Orphée », La revue des ressources, http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1411,
2009.
4
Edith Södergran, op. cit., p. 15 : ”Jag är ingen kvinna. Jag är ett neutrum.”.

  113  
cette différence que font les langues germaniques et que le français ignore avec le
terme homme, renvoyant à la fois à l’être masculin et à l’être humain en général :
entre man et människa, Mann et Mensch, le suédois et l’allemand sont plus précis.
Être neutre, ce serait donc revenir à l’humanité du « je » poétique, sans se soucier
du genre.
Dans « Orphée », Eurydice n’apparaît pas du tout : le poème ne reprend
pas l’épisode de la descente aux Enfers. En commençant avec le verbe förvandla
qui signifie changer, il s’intéresse au pouvoir de transformation de la mélodie
d’Orphée, sans la relier au chant d’amour ou de deuil : « Je change les serpents en
anges. »1. L’ensemble du recueil, construit autour du motif de la lyre, que l’on
retrouve dans le titre de l’ouvrage ainsi que dans celui de certains poèmes comme
« La Lyre des dieux »2 ou encore « Ma Lyre »3, célèbre la valeur du chant
poétique autour de cet instrument symbolique. Celui-ci s’érige en « riva[l] »4 de la
jeune femme, qui disparaît derrière la « bien-aimée lyre géante »5. La forme
dérivée du verbe äskla (aimer, adorer), « äsklade », souligne le rapport amoureux
du musicien et de sa lyre. Le « je » poétique s’accapare alors les attributs
d’Orphée, avec l’utilisation du déterminant possessif de la première personne, à
trois reprises dans le corps du poème et dans le titre. Edith Södergran serait-elle
devenue le chantre thrace ? Il semblerait qu’ici l’identification soit claire : « Je
suis Orphée »6. La poétique de Södergran puise ainsi sa force dans le
rapprochement effectué entre un « je » féminin et une figure masculine. Södergran
ne privilégie absolument pas le personnage d’Eurydice : elle recherche la
puissance du verbe, qui se situe dans La Lyre de septembre du côté d’Orphée.
Dans le recueil de Durry, la situation initiale est la même : Eurydice est
elle aussi absente, du moins dans les deux premières parties du recueil. Le « je »
poétique se confond cette fois aussi avec le personnage d’Orphée et il n’y a que
dans le dialogue final entre « la voix » – avatar d’Eurydice dans la dernière partie
– et Orphée que le chant d’Eurydice s’élève. Un profond déséquilibre entre les
figures masculine et féminine apparaît d’emblée.
Contrairement à celui de Södergran, le chant de Durry se centre autour de
l’épisode de la descente aux enfers, le premier vers s’adressant au dieu du
royaume des morts, « Maître, ô maître nocturne, maître »7, et le poème n’existe
que grâce à la disparition de la jeune femme : « C’est par tes yeux que je voyais le
monde »8. Le chant d’Orphée se concentre sur la jeune femme, qui devient alors le
medium de la production poétique : « Par toi ma vie éclatait en poèmes »9. La
présence d’Eurydice se joue dans l’utilisation de la préposition « par », soulignant
son rôle dans le texte. D’ailleurs, « la voix » précise, juste avant que le jeune
homme ne se retourne :

[…] abdique et chante

1
Ibid., p. 89 : ”Jag förvandlar ormar till änglar.”.
2
Ibid., p. 74: ”Gudarnas lyra”.
3
Ibid., p. 84 : ”Min Lyra”.
4
Pierre Brunel, Le Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit., p. 1094.
5
Ibid., p. 84: “min älskade jättelyra”.
6
Ibid., p. 89: “Jag är Orfeus.”.
7
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 13.
8
Ibid., p. 56.
9
Ibid., p. 56.

  114  
Le bonheur, la douleur que tes larmes inventent.1

La mélodie est ici une invention, pure création. Eurydice n’est ici présente
que parce qu’elle est absente, paradoxe qui soutient l’ensemble du texte. On
constate alors que le déséquilibre initial n’est en réalité pas si franc : après tout,
dans ce recueil, il est surtout question d’Eurydice, à travers Orphée.
Face à ces trois réécritures qui privilégient la voix d’Orphée monte celle
d’Eurydice dans la version proposée par Lindqvist où nous entendons le
« monologue » d’« Eurydice à Orphée »2, à la première personne, comme dans la
version virgilienne : le « je » poétique et la figure féminine se confondent.
Eurydice a la parole, elle qui souvent se tait. Nous y reviendrons par la suite. Ce
choix est essentiel car dans les autres versions, le « je » s’associe étroitement à
Orphée, qui n’existe que pour ce qu’il représente. Les poétesses rejoignent ainsi
les capacités d’Orphée, lui qui, dans les versions antiques du mythe, possède des
atouts qui le rapprochent des dieux, puisqu’il enchante le monde avec la lyre
d’Apollon. Son chant est carmen, à la fois musique et incantation.
Dans « Dire l’obscur » et Orphée, Bachmann et Durry associent le chantre
de Thrace à la musique et à ses pouvoirs supranaturels. Si chez Durry Orphée est
un « fou qui chantes »3, un « chanteur en proie à [s]a chanson »4, Bachmann
insiste sur le pouvoir de transformation du chant, en plaçant notamment le verbe
« verwandelt » (en français, métamorphosées) à l’initiale de ces vers :

Tes boucles furent métamorphosées


en cheveux d'ombre de la nuit5

Chez Södergran, Orphée incarne la liberté (symbolisée dans l’emploi


conjugué de l’auxiliaire modal « kan » qui exprime ici une vraie capacité et de
« vill » qui exprime la volonté) : son Orphée « peu[t] chanter comme [il] veu[t] »6,
marque de son absolue indépendance. Orphée est un être extraordinaire, capable
d’affronter les limites de l’existence, comme dans « Dire l’Obscur » de Bachmann
où il joue « sur les cordes de la vie la mort »7. L’association des deux
compléments au génitif et à l’accusatif, sans signe typographique pour les séparer,
met en valeur le pouvoir d’Orphée, reliant vie et mort, concepts qui se succèdent
ici dans l’ordre chronologique. Au cœur du chant se retrouvent ces deux éléments
: on peut se demander dans quelle mesure ce dernier ne serait pas tout simplement
la vie elle-même, lui qui contient « la beauté de la terre »8, « les ordonnances du
ciel »9, le corps d’Eurydice, un « œillet »10 et même la nuit. Le chant serait alors le
réceptacle du monde, conception liée à l’orphisme mais aussi au néo-platonisme
que l’on retrouve au vingtième siècle et que nous ne développerons pas ici.

1
Ibid., p. 77.
2
Ebba Lindqvist, op. cit. : ”Monolog [...] Eurydike till Orfeus”.
3
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 66.
4
Ibid.
5
Ingeborg Bachmann, op. cit., p. 42 : „Verwandelt ward deine Locke / ins Schattenhaar der
Nacht“.
6
Edith Södergran, op. cit., p. 89 : „kan sjunga hur jag vill”.
7
Ibid., p. 42 : „auf den Saiten des Lebens den Tod“.
8
Ibid., p. 42 : „die Schönheit der Erde“.
9
Ibid., p. 42 : „die den Himmel verwalten“.
10
Ibid., p. 42 : „die Nelke“.

  115  
On retrouve le même procédé dans le « Monologue dans l’Hadès » de
Lindqvist :

Le chant sur ce qu’il y a de plus beau dans la vie.1

L’énumération anaphorique de « Sången » souligne que le chant est un


réceptacle de l’univers dans son ensemble :

Le chant sur le soleil et les vents.


Le chant sur la mer et les vagues.
Le chant sur la beauté de la terre, quand le coquelicot fleurit au printemps.
Le chant sur tout ce que la terre donne, et plus encore,
tout ce qu’elle ne donne pas. Sur cela, qui est au-delà de la terre
sur ce qui est au-delà du cœur humain, et au-delà de l’amour.
Le chant sur ce qu’il y de plus beau dans la vie.
Le chant plus grand que l’amour et la mort.
Le chant plus grand que le chant. Oh, tout sur terre disparaîtra bientôt,
2
tout ce que j’oublierai, mais jamais le chant.

La liste d’éléments naturels appuie la dimension musicale de cette


anaphore, tout en renforçant l’image d’un chant qui tient de l’enchantement. On
peut comprendre aussi en ce sens l’énumération ternaire de Södergran : « Tigre,
panthère, puma »3, noms d’animaux au singulier qui donnent forme aux victimes
du chant. On notera que ces derniers sont considérés habituellement comme des
prédateurs. Le pouvoir d’Orphée inverse l’ordre du monde. Dans « Orphée »,
Södergran le dépeint tout-puissant, capable d’éveiller les roches à la vie, de tuer
des serpents en « une seconde »4 et d’entraîner de dangereux animaux sur ses
traces. Le chant les ingère et les transforme, comme au premier vers :
5
Je change les serpents en anges.

Le chant influence le cours du monde :

baisant sur la bouche les statues sans vie de la beauté, d’un blanc marmoréen
6
afin qu’elles ouvrent les yeux.

Sa mélodie crée le mouvement, elle est mouvement, s’incarnant dans des


verbes impliquant une transformation (förvandla qui signifie métamorphoser ; slå
upp, ouvrir) : à travers lui s’anime le monde, et les statues, symboles de l’art et par

1
Ebba Lindqvist, op. cit. : ”Sången om det som är skönare än livet.”.
2
Ibid. : ”Sången om solen och vindarna. / Sången om havet och vågorna. / Sången om jordens
ljuvlighet, när vallmon blommar om våren. / Sången om allt som jorden ger men ännu mera
/ allt vad den inte ger. Om det som är bortanför jorden, / om det som är bortanför människohjärtat
och bortanför kärleken. / Sången om det som är skönare än livet. / Sången förmer än kärleken och
döden. / Sången förmer än sången. - Å, allting på jorden skall snart försvinna, / allt skall jag
glömma, men aldrig sången.”.
3
Edith Södergran, op. cit., p. 89 : ”Tiger, panter, puma”.
4
Ibid., p. 89 : ”En sekund”.
5
Ibid., p. 89 : ”Jag förvandlar ormar till änglar.”.
6
Ibid., p. 89 : ”kyssande skönhetebs livlösa, marmorvita statyer på munnen / att de slå upp sina
ögon.”.

  116  
extension de la poésie, s’ouvrent alors à la vie. Le mythe met ainsi en valeur les
liens existant entre animé et inanimé, vie et mort.
De même, dans la réécriture de Durry, Orphée est aussi parfaitement conscient
de la puissance de son chant face à Hadès, lorsqu’il affirme, au présent de
l’indicatif : « Ton peuple exsangue m’appartient. »1. Le glissement de l’article
possessif de la deuxième personne au pronom personnel de la première symbolise
ce transfert des pouvoirs, du dieu à Orphée :

Il suffit d’une voix humaine,


Et l’hôte amer que tu reçois
Chasse l’oubli de tes domaines.2

Sa force naît ici dans son caractère humain et tout se tient dans l’utilisation
du verbe suffire, qui réduit les mérites d’Orphée : ses pouvoirs seraient donc tout
autant issus de la lyre donnée par Apollon que de sa substance propre. A la
demande impérative d’Orphée – « Rends-la-moi, Seigneur du destin ! »3 – répond
Hadès, confirmant sa puissance :

Tu l’auras tout entière, et sans qu’une parcelle


4
De son être te soit retenue.

Le pacte entre Orphée et Hadès est scellé autour de l’emploi du futur


simple : Eurydice pourra revoir le jour à la condition que son mari ne se retourne
pas. Dans ce cadre, le « je » poétique héritier d’Orphée – pourtant issu d’une voix
féminine – semble bien tirer du personnage masculin la force que lui confère son
chant : Durry devient un avatar du chantre thrace. Pourtant, face aux pouvoirs
d’Orphée s’éveille une voix, « la voix ». La poétesse ne plonge pas Eurydice dans
le silence : elle lui donne un nouvel espace d’expression.

La voix d’Eurydice

Du fond des âges monte un chant, la voix oubliée d’Eurydice que pourtant
Virgile laissait entendre dans Les Géorgiques. Son Eurydice demandait d’ailleurs
des comptes à celui qui avait transgressé la règle :

Quelle est, dit-elle, cette si grande folie qui m’a perdue, Orphée,
5
Malheureuse que je suis, et qui t’a perdu ?

Plus tard, chez Ovide, la question d’Eurydice à Orphée s’efface derrière


une transformation majeure : le discours direct du personnage féminin disparaît,
laissant la place à celui de son mari. Les réécritures suivent alors deux voies : il y
a celles, plus nombreuses lorsque l’on travaille sur un large corpus, qui
s’inscrivent dans la perspective ovidienne (dans le nôtre, il s’agit de Bachmann et

1
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 17.
2
Ibid., p. 18.
3
Ibid., p. 25.
4
Ibid., p. 48.
5
Virgile, op. cit., p. 74 : « Illa : "Quis et me" inquit "miseram et te perdidit, Orpheu, / qui tantus
furor ? […]" ».

  117  
Södergran) ; et les autres qui – comme Virgile – donnent la parole à la jeune
femme (ici, Lindqvist et Durry).
La nouvelle voix d’Eurydice est mise en valeur par ce silence, qui fait
figure d’arrière-plan, soulignant d’autant plus les textes laissant la parole à la
jeune femme. On ne peut pourtant guère penser que cette prise de parole serait liée
au sexe du poète reprenant le mythe. En effet, si Lindqvist est certes une femme
donnant la parole à une autre femme, avec toute la profondeur que ce geste puisse
avoir, les hommes accordent aussi la parole à Eurydice, bien que cela soit plus
rare. On peut toutefois penser à « Orphée. Eurydice. Hermès. » de Rainer Maria
Rilke qui centre le poème sur le personnage féminin, jusqu’à réduire Orphée à un
simple pronom prononcé par Hermès1.
Dans le texte de Lindqvist, la première personne est omniprésente. Pour
éviter toute confusion, d’ailleurs, la poétesse a jugé utile de préciser dès le titre,
entre parenthèses : « (Eurydice à Orphée) ». Etrange usage de ce signe
typographique, qui est censé apporter une information secondaire. Bien au
contraire, le sens de l’échange est essentiel : Eurydice s’adresse à Orphée et non
pas le contraire, comme dans la troisième section de l’Orphée de Durry : « Enfin à
moi rendue ! Ah, je te sens vivante ! »2. L’emploi des marques de discours
fonctionne ainsi à l’inverse, à l’image du premier vers, « Qui avait dit que je
voulais te suivre, Orphée ? »3, où Eurydice est en place de sujet et Orphée de
complément, l’un centre du procès, l’autre objet de celui-ci. La libéralisation de la
parole de la jeune femme passe donc par l’usage de la parenthèse, qui met en
valeur l’importante information qu’elle contient. De même, l’organisation
syntaxique de la phrase privilégie l’ordre prédéfini par la parenthèse : « je voulais
te suivre »4. Il s’agit de placer Eurydice d’abord, Orphée ensuite.
Si l’on observe le début et la fin du poème, la libération de la jeune femme
devient plus claire :

Qui avait dit que je voulais te suivre, Orphée ?


Pourquoi en étais-tu si sûr, au point de venir me chercher ici ?
De m’entraîner pas à pas en arrière ?
Notre amour était beau autrefois et jamais cela ne sera démenti.
Mais aucune vie ne peut plus m’attirer.
[…] Mais
qui avait dit que je voulais te suivre, Orphée ?
Aucune vie ne m’attire plus,
5
Et je désire ne jamais revenir en arrière.

Lindqvist reprend un certain nombre d’éléments à l’identique : la question


initiale adressée à Orphée, tout d’abord, puis le constat introduit par le
déterminant négatif « inget » (aucun) et enfin l’adverbe « tillbaka » (en arrière)
qui caractérise Orphée. La poétesse dessine une certaine continuité dans

1
Rainer Maria Rilke, „Orpheus. Eurydike. Hermes.“, Gedichte 1895 bis 1910, Frankfurt am
Main, Insel Verlag, p. 500 : „Er hat sich umgewendet.“
2
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 53.
3
Ebba Lindqvist, op. cit. : “Vem hade sagt, att jag ville följa dig, Orfeus?”.
4
Ibid. : “jag ville följa dig”.
5
Ibid. : “Vem hade sagt, att jag ville följa dig, Orfeus? / Varför var du så säker, att du sökte mig
här? / Att du tvang mig steg för steg tillbaka? / Skön var vår kärlek en gång, och aldrig skall den
förnekas. / Men inget liv kan locka mig mer. [...] Men / vem hade sagt, att jag ville följa dig,
Orfeus? / Inget liv lockar mig mer, / och jag längtar aldrig tillbaka.”.

  118  
l’utilisation de l’adverbe négatif « aldrig » (jamais), manifestant l’impossibilité.
Eurydice s’incarne dans ce terme : elle n’est plus et son avenir se situe au cœur de
la combinaison d’« aldrig » et « tillbaka ». Le regard en arrière est réservé à
Orphée, Eurydice, elle, le refuse : libérée d’Orphée, elle préfère la mort à cette vie
qu’elle a déjà consommée (« Autrefois j’ai vécu ma vie sur terre. »1).
De plus, entre les premiers et les derniers vers, une différence majeure
frappe le lecteur : au premier vers, le pronom sujet concerne Eurydice, le
complément Orphée : « jag ville följa dig »2. Aux deuxième et troisième vers, les
rôles s’inversent : « Varför var du så säker, att du sökte mig här? »3. En revanche,
dans la dernière partie du texte, Orphée s’efface un maximum. Le vers où le
pronom de la deuxième personne apparaissait n’est pas repris. Il ne reste
qu’Eurydice et sa volonté implacable : « Et je désire ne jamais revenir en
arrière »4.
Le jeu sur les tiroirs verbaux appuie cette représentation d’une Eurydice
libérée, dans les trois derniers vers : si, dans la question « Qui avait que je voulais
te suivre, Orphée ? »5, le « je » est encore victime du chant d’Orphée, le verbe
vouloir est bien utilisé au prétérit, marquant l’antériorité. Les verbes suivants,
« lockar » et « längtar » (attirer et désirer), sont quant à eux au présent et
renvoient ainsi à l’actuel. Lindqvist met en valeur le changement opéré entre les
deux points de la chronologie, entre une Eurydice soumise contre son gré à la
puissance du chant et une Eurydice plus forte, capable de s’opposer. Il est
d’ailleurs question de se rebeller contre un ordre des choses jugé purement
arbitraire : le début du vers, « Qui avait dit »6, renvoie à une autorité absente mais
pourtant omniprésente, qui fait de la figure féminine une suiveuse dans nombre de
réécritures.
Cette réflexion métapoétique, laissant entrevoir le poids de la tradition
depuis Ovide, ouvre le texte et le referme, car ne pas regarder « en arrière »7, c’est
aussi affirmer que Lindqvist – bien que consciente de son poids – entend s’en
libérer. Dans son article sur l’image de la femme dans l’œuvre de Lindqvist,
Charlotta Johansson explique :

« Monologue dans l’Hadès » est un poème sur la femme trahie et négligée par l’homme, mais il
est bien plus que cela puisqu’il est Orphée, le Poète. Le poème rend hommage au chant, mais je
8
dirais qu’il est en même temps une critique du poète, le poète orphique.

La voix d’Eurydice se confond de cette manière avec celle de la poétesse.


Eurydice et Lindqvist regardent dans la même direction : la voix de la jeune
femme se transforme en voie nouvelle, le choix d’une écriture poétique qui ne se
nourrit plus de cette conception de la poésie issue d’Orphée. Le mythe se
constitue donc en héritage, qui se doit d’être dépassé.

1
Ibid. : ”En gång har jag levat mitt liv på jorden.”.
2
Ibid. : « Je voulais te suivre ».
3
Ibid. : « Pourquoi étais-tu si sûr de me chercher ici ? ».
4
Ibid. : “Och jag längtar aldrig tillbaka”.
5
Ibid. : “Vem hade sagt, att jag ville följa dig, Orfeus?”.
6
Ibid. : “Vem hade sagt”.
7
Ibid. : “tillbaka”.
8
Charlotta Johansson, ”... Vem hade sagt att jag ville följa dig, Orfeus? – Kvinnobilden i Ebba
Lindqvists författarskap”, Feministiskt Perspektiv n° I, 1998, p. 41-44.

  119  
Si l’on se penche à présent sur la nature du discours d’Eurydice, on peut se
demander s’il est une parole de l’ordre du dire ou bien chant. Face à la mélodie
d’Orphée, cela est essentiel. Dans les deux textes qui nous intéressent, il est
toujours question de vers, ce qui porte à croire dans un premier temps qu’Eurydice
se tourne du côté de la musicalité poétique, comme son mari.
Dans le texte de Durry, Eurydice ne prend la parole au discours direct que
dans les dernières pages et encore, cachée derrière l’énigmatique désignation de
« la voix », entretenant à la fois le mystère et l’ambiguïté. Pour Orphée, ses vers
sont bien un chant :
Note claire du chant dans la gorge hésitante,
Femme qui redevient cette femme vivante,
1
Je t’adore et j’écoute en toi le chant natal .

Le chant est d’après le personnage masculin la raison qui permet à


Eurydice de retrouver son humanité (avec l’utilisation du préfixe répétitif).
Eurydice ne chante d’ailleurs pas n’importe quel chant, il s’agit d’une mélodie liée
à la création, voire à la procréation, comme l’indique l’adjectif « natal ». Cette
voix devenue audible n’est pas confondue avec celle du chantre de Thrace, elle en
est l’envers :

Moissonneur fou, le passé seul est ta moisson.

La métaphore agraire est frappée de stérilité par la mention du « passé »,


associé à l’adjectif « seul » qui réduit les capacités d’Orphée, tandis que la jeune
femme présente un chant pur, comme l’indiquent les adjectifs « claire » et
« natal ». Eurydice, celle qui morte ne peut plus enfanter, sera donc mère d’une
nouvelle voix.
Toutefois, cette voix n’est pas réellement indépendante de celle d’Orphée.
Dans ce texte, « la voix » insiste bien sur leur parenté. Eurydice est l’« Echo d’un
chant prodigue »2 et plus loin « ton double mortel »3, donc la réponse à celui de
son mari, à tel point que les deux personnages fusionnent, jusqu’à ce qu’on les
confonde :

Les bêtes me parlaient, je savais leur langage,


4
Je remontais en toi les fleuves et les âges.

Si Orphée et Eurydice sont dissociés sur le plan discursif, les deux amants
sont réunis dans l’usage de la préposition « en ». Le chant serait non un moyen de
voir l’épanouissement d’une voix personnelle, mais une instance d’union, jusqu’à
l’emploi de la quatrième personne :
5
Contemplons-nous pour la dernière fois.

1
Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 73.
2
Ibid., p. 72.
3
Ibid., p. 73.
4
Ibid., p. 73.
5
Ibid., p. 77.

  120  
L’impossible fusion des corps (« Rien n’était là. »1) est ainsi contrée par
celle des voix, le texte étant un entrelacement des deux figures, retrouvant par là
la réunion tant désirée, comme le souligne Orphée :
2
Je me retournerai, mais pour t’embrasser toute

Ce mouvement impliquant les corps est impossible car il pousserait les


protagonistes à se taire, puisque le charnel prendrait le pas sur la mélodie : Orphée
et Eurydice doivent rester séparés à jamais pour que résonnent par-delà les siècles
leurs plaintes.
Chez Lindqvist, la voix d’Eurydice ne laisse aucune place à Orphée. Pas
de discours direct pour le chantre de Thrace, écrasé par la présence de son épouse.
Les reproches s’accumulent, « Pourquoi en étais-tu si sûr, au point de venir me
chercher ici ? / De m’entraîner pas à pas en arrière ? »3, mais Orphée n’a aucun
espace pour y répondre. La plainte d’Eurydice évoque sans nostalgie le « pays du
soleil »4, un lieu où elle ne désire pas retourner. D’ailleurs, le texte ne parle pas de
chant, pour la jeune femme : « je te redirai, Orphée »5. Le verbe « säga » (dire)
change toute la portée de la réécriture, car face au chant d’Orphée s’élève alors la
parole d’Eurydice. Or parler, c’est certes avoir affaire au son, mais davantage
tourné vers une dimension communicative (et non pas exclusivement esthétique).
Dire, c’est ainsi se placer dans le réel.
Cette parole est hantée par le chant d’Orphée, sans être elle-même chant.
Celui d’Orphée est le seul chant possible, avec l’utilisation de l’article défini,
l’image même du chant pur, contenant toute la terre : « Le chant sur le soleil et les
vents. »6. Eurydice, elle, ne se situe pas véritablement du côté de la mélodie :
7
Mais aucun chant pour moi.

Le chant est nié par la jeune femme et si le texte maintient l’ambiguïté sur
la nature de ce chant, ainsi que son émetteur, on comprend qu’Eurydice le met à
distance. Le chant appartient aux autres, à celui qui l’a faite souffrir, qu’elle refuse
à présent de suivre. Au centre du texte, il est d’ailleurs remplacé par une autre
instance, qui peut nous évoquer l’interprétation de Durry (bien que les deux
auteurs ne soient aucunement en contact) : la vie.
La vie pose contre le mur. La vie exige une réponse.
8
La vie possède un mot acéré comme une lance qui, à force, transperce notre cœur.

Si Eurydice a choisi l’Hadès, c’est bien par respect pour l’existence et sa


chronologie, contrairement à Orphée qui entend vainement s’en libérer. En la

1
Ibid., p. 77.
2
Ibid., p. 77.
3
Ebba Lindqvist, op. cit. : ”Varför var du så säker, att du sökte mig här? / Att du tvang mig steg
för steg tillbaka?”.
4
Ibid. : ”i solens land”.
5
Ibid. : ”skall jag säga detsamma, Orfeus”.
6
Ibid. : ”Sången om solen och vindarna.”.
7
Ibid. : ”Men inget sång för mig.”.
8
Ibid. : ”Livet ställer mot väggen. Livet kräver ett gensvar. / Livet har spjutvassa ord, som
genomborrar vårt hjärta.”.

  121  
plaçant au cœur de ses préoccupations, Lindqvist en fait l’essence du personnage,
son Dasein. Le chant d’Orphée n’est alors dans cette perspective qu’une tentative
contre-nature. L’isotopie du corps souffrant, liée à la remontée des Enfers,
« tremblante, le teint blafard, / frissonnante de fatigue, je suivais la lyre et le
chant. »1, oppose les amants. Ils appartiennent désormais à deux règnes différents
et Eurydice ne tient pas à perturber le cours de la vie :

Une fois j’ai vécu ma vie sur terre.


[…]
Aucune vie ne m’attire plus,
2
et je désire ne jamais revenir en arrière.

Le chant d’Orphée regarde derrière, la voix d’Eurydice, centrée sur la vie,


regarde devant, vers la vie et la mort. C’est peut-être la raison qui explique pour
Lindqvist le silence de la jeune femme dans de nombreuses réécritures.

Ainsi, Eurydice est l’un des symboles de ce double mouvement qui


s’affirme au cours du vingtième siècle en poésie : d’un côté, elle représente
l’affermissement dans l’espace poétique européen de voix féminines et non
exclusivement masculines ; de l’autre elle rend manifeste la transition du chant à
la parole, comme atténuation.
Si l’on se contente de comparer Södergran et Lindqvist, finlandaises toutes
deux et appartenant au même domaine linguistique, une transition essentielle
apparaît. Semptemberlyran date de 1918, à l’aube du vingtième siècle, Löckar i
november de 1963. Quarante-cinq ans séparent les deux textes, une guerre
mondiale aussi. Si après le premier conflit Södergran affirme encore sa confiance
en Orphée et en les pouvoirs du carmen, la nature du chant a terriblement changé
après le deuxième. Certes, il est toujours opératoire, puisqu’Eurydice est
contrainte de suivre Orphée, mais la légèreté et l’enthousiasme ont disparu.
Si le poème reste, le chant se fissure. La voix perdure, mais le carmen
s’éteint progressivement. La poésie est toujours un chant, mais sa portée a changé.
La réécriture du mythe d’Orphée cristallise ces transformations. Affaibli, il n’en
reste pas moins chant, un chant concurrencé à mesure que le siècle avance par la
voix d’une instance jusqu’alors recluse le plus souvent dans l’ombre : Eurydice.

1
Ibid. : ”Darrande blek, / vacklande trött följde jag lyran och sången.”.
2
Ibid. : ”En gång har jag levat mitt liv på jorden. [...] Inget liv lockar mig mer, / och jag längtar
aldrig tillbaka.”.

  122  
La femme, le neutre, l’écriture
(à partir de Marie Étienne)

Marie Joqueviel-Bourjea
Le colloque Voi(es)x de l’autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles1 aura été
l’occasion de lire l’œuvre de Marie Étienne sous l’angle de ce que j’appelais la
« porosité » de ses écritures : œuvre « trans-gressive » en bien des façons, je
notais en introduction qu’ « à l’agressivité potentielle de tout manichéisme
(générique, formel…), elle substitu[ait] les vertus de la transgression, favoris[ait]
le passage d’un bord à un autre »2. La conclusion s’arrêtait sur l’idée qu’il ne
s’agissait jamais, pour l’auteur, d’opposer la femme à son Autre masculin, le mot
de la fin revenant à Hélène Cixous :

L’« autre » ici, le « différent »3, est ce qu’il reste, pour l’écrivain femme qu’elle [MÉ] est, à
inventer. Inventer un « neutre » qui ne le soit pas, puisque femme il y a… Envisager la différence
non comme une opposition mais comme l’épiphanie possible […] d’une forme métisse en
laquelle finisse par se dissoudre toute revendication d’appartenance générique : « la grâce des
genres, au lieu de le loi des genres » (Cixous4).5

Je souhaite, dans l’optique de cette « Traversée des genres » issue de la


rencontre de 2007, poursuivre la lecture, mais non la redoubler : l’analyse
proposée alors invite aujourd’hui à penser l’écriture « des femmes » en termes
plus généraux (sans toutefois se hasarder à « théoriser » ce qui ne saurait l’être),
l’œuvre de Marie Étienne servant de point de départ à une réflexion plus vaste, qui
trouvera des points d’appui auprès de Virginia Woolf et, plus près de nous,
d’Hélène Cixous (l’une comme l’autre constituant du reste des références chères à
l’auteur).
J’ai conscience, ce faisant, de ne pas soumettre de propositions nouvelles,
qui modifieraient radicalement le regard que nous portons sur l’écriture des
femmes ; mais il apparaît nécessaire de reprendre et clarifier certains aspects de la
question, en les confrontant notamment aux écritures poétiques contemporaines.
Le colloque de 2007 et les trois séminaires qui en sont issus ; le travail
considérable entrepris par Florence Trocmé sur le site de Poezibao ; la publication
récente de certains ouvrages critiques6 ; le choix même (embarrassant, d’un
certain point de vue) de la thématique 2010 du Printemps des Poètes, « Couleurs
femmes » : tous ces « signes », et bien d’autres, provenant du milieu universitaire
ou institutionnel, mais également d’initiatives personnelles, témoignent de
l’extraordinaire présence des femmes, jusqu’alors inédite en France, sur la scène
poétique.

1
Colloque organisé par le CELIS de l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand en novembre
2007, dont les Actes, coordonnés par Patricia Godi, sont parus en 2010.
2
Marie Joqueviel-Bourlea, « Marie Étienne : ‘’Entre le nombre et la nuit’’ », in : Voi(es)x de
l’autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècles, études réunies et présentées par Patricia Godi-
Tkatchouk, Clermont-Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal, page 470.
3
Cf. les expressions de l’auteur citées dans ce passage : « autre voie », « autre prose », « écriture
différente », « prose différente ».
4
Hélène Cixous, Entre l’écriture, Paris : éditions des femmes, 1986, p. 146.
5
Marie Joqueviel-Bourlea, ibid., p. 488-489.
6
Cf. par exemple le livre d’entretiens de l’universitaire canadien John C Stout : L’Énigme-poésie,
entretiens avec 21 poètes françaises, Amsterdam/New York : Rodopi, 2010.

  123  
À l’enquête initiée par Florence Trocmé en 2006 : « Pourquoi si peu de
femmes poètes de grande stature ? », Virginie Lalucq répondait en conclusion de
son propos (polémique donc stimulant) :

Mais l’histoire des femmes en littérature et particulièrement en poésie est neuve car il s’agit aussi
d’une question générationnelle : ce que vous mesurez aujourd’hui correspond à une réception
d’hier. Pour les générations actuelles, il n’est pas dit que cela se passera de la même façon ne
serait-ce parce que les femmes sont numériquement plus présentes et actives, dirigent des
collections, des revues, des institutions et que cela influe/influera à la fois sur le paysage poétique
et sur la réception des œuvres.1

Il me semble que la présence des femmes dans le paysage poétique actuel


(tant du point de vue de la création que de l’édition ou, plus largement, de la
médiation) est déjà extrêmement palpable, leur visibilité s’étant considérablement
accrue ces dix dernières années. Liliane Giraudon et Henri Deluy constataient en
1994, en introduction à l’anthologie Poésies en France depuis 1960 : 29 Femmes :
« quelque chose bouge dans le paysage… »2 Le paysage poétique, presque vingt
ans après ce constat novateur, a, de fait, bougé. Si les femmes demeuraient encore,
mais « pour l’instant », remarquaient judicieusement les deux anthologistes, « une
minorité »3, elles sont désormais nombreuses à être sorties de ce « ghetto »4 que le
travail anthologique des deux poètes visait justement à déconstruire.
Si les femmes se sont imposées dans le roman, le récit ou l’autobiographie,
ces trente ou quarante dernières années (dans le sillage de Marguerite Duras), il
aura fallu attendre plus longtemps pour que se fassent entendre et reconnaître
leurs voix dans le domaine, à la fois plus confidentiel et plus fermé (assurément
plus machiste en France), de la poésie. Patricia Godi-Tkatchouk souligne à juste
titre, dans son introduction aux Actes, qu’il existe « traditionnellement une
contradiction fondamentale dans nos sociétés entre le fait d’être femme et d’être
poète »5. Ce n’est pas un hasard si les études féministes se sont relativement peu
intéressées à la poésie des femmes, comparativement aux œuvres des
romancières : encore eût-il fallu que se détachent des noms de femmes poètes...
Mais il ne s’agit pas seulement de visibilité accrue pour les poètes femmes
d’aujourd’hui : certes, les œuvres – très différentes les unes des autres – des aînées
(Andrée Chédid, Marie-Claire Bancquart, Anne-Marie Albiach, Vénus Khoury-
Ghata, Marie Étienne, Esther Tellermann…) accèdent aujourd’hui à une
reconnaissance méritée ; mais des écritures singulières, exigeantes, apparaissent
en grand nombre (Sophie Loizeau, Valérie Rouzeau, Judith Chavanne, Isabelle
Garron, Sandra Moussempès…) – leur exigence étant d’autant plus forte qu’il
s’agit de poésie, c’est-à-dire de l’espace même où « ça travaille (dans) la langue ».
Il apparaît dès lors que l’espace littéraire où les femmes accèdent après avoir
traversé tous les autres (roman, récit, autobiographie…), est celui-là même qui
correspond le plus justement à ce que peut et ce que veut leur écriture : le « style »
ou l’ « écriture » de la femme, disait en 1977 Luce Irigaray, « met […] feu aux

1
Article à consulter en ligne sur le site de Poezibao :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/12/enqute_de_poezi.html#more
2
Poésies en France depuis 1960 : 29 Femmes, Une Anthologie, sous la direction de Liliane
Giraudou et Henri Deluy, Paris, Stock, « Versus », 1994, p. 15.
3
Ibid., p. 13.
4
Id.
5
Patricia Godi-Tkatchouk, « Introduction », in : Voi(es)x de l’autre : poètes femmes XIXe-XXIe
siècles, op. cit., p. 29.

  124  
mots fétiches, aux termes propres, aux formes bien construites. […]. [Il] résiste à,
et fait exploser, toute forme, figure, idée, concept, solidement établis. »1 Or
l’espace de la poésie est certainement le plus apte à accueillir ce travail explosif
dans/sur la langue. Et l’on peut gager que cette « traversée » de ce qui n’était pas
(encore) poésie n’aura fait qu’accroître un désir que les résistances culturelles ont
en outre renforcé. La femme est désormais « poète, elle aussi ! »2
Cette réflexion se reprend donc nécessairement à celles qui l’ont précédée
et qui, engageant une réflexion sur les « genres », se saisissaient en même temps
de leur « traversée », au moment même où naissait, dans les parages de 1968, la
génération des femmes dont les noms viennent d’être cités (Loizeau, Rouzeau,
Chavanne, Garron, Moussempès…) : comment aller plus loin qu’Hélène Cixous
qui livre en 1975, dans Le Rire de la méduse, des analyses définitives ? Elle
écrivait il y a quelque quarante ans que les poètes seuls faisaient
occasionnellement passer « de la femme »3 ; les « poètes seulement », ajoutait-
elle, « pas les romanciers solidaires de la représentation ». Mais encore : « Les
poètes parce que la poésie n’est que de prendre force dans l’inconscient et que
l’inconscient, l’autre contrée sans limites, est le lieu où survivent les refoulés : les
femmes ou, comme dirait Hoffmann, les fées. »4 Aujourd’hui, ce sont donc les
femmes elles-mêmes qui partent à la rencontre des fées…
Du reste, l’écriture d’Hélène Cixous est avant tout poétique : il est
étonnant que, s’en tenant aux mentions génériques de ses livres (roman, fiction,
essai, théâtre), la critique ne la considère pas d’abord comme un(e) poète. Le
travail sur la langue, lorsqu’il est « en vérité »5, ne peut qu’être (la) poésie
(quelles qu’en soient les formes). À cette « écriture neuve, insurgée »6,
qu’appelait de ses vœux – la pratiquant (pour) elle-même – Cixous « dans le
moment venu de [l]a libération » de la femme, les femmes en ce début de XXIe
siècle disent, enfin, « oui » : « Le féminin (les poètes le soupçonnèrent) affirme :
« […] and yes I said yes I will Yes ». Et oui, dit Molly en emportant Ulysse au-
delà de tout livre vers la nouvelle écriture, j’ai dit oui, je veux Oui. »7 Ce « Oui »
est celui-là même de la poésie, que les femmes aujourd’hui, dans l’espace
francophone, sont désormais nombreuses à articuler. Ainsi l’adhésion discrète que
module Judith Chavanne dès son premier recueil, Entre le silence et l’arbre
(1997) : « J’aime une fleur à l’insu »8 ; « Entre les roses et le silence / […] je
viens, je suis celle qui regarde »9 ; « j’ai aimé cependant revoir la racine coupée
du cèdre »10…

1
Luce Irigaray, « Pouvoir du discours, subordination du féminin », in : Ce sexe qui n’en est pas
un, Paris, Minuit, 1977, p. 74.
2
Arthur Rimbaud, « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et
par elle, l’homme, – jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi !
La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera
des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les
comprendrons ». Lettre à Paul Demeny, en date du 15 mai 1871.
3
Propos que met par ailleurs en question Virginie LALUCQ dans l’article sus-cité.
4
Hélène Cixous, Le Rire de la méduse [1975], in : Le Rire de la méduse et autres ironies, Paris,
Galilée, « Lignes fictives », 2010, p. 45-46.
5
Hélène Cixous, « Peinetures », in : Peinetures, Paris, Hermann, 2010, p. 30.
6
Hélène Cixous, Le Rire de la méduse, op. cit., id.
7
Ibid., p. 53.
8
Judith Chavanne, Entre le silence et l’arbre, Paris : Gallimard, « Blanche », 1997, p. 41.
9
Ibid., p. 84.
10
Ibid., p. 95.

  125  
*
On ne livrera pas ici les conclusions d’une recherche aboutie ; mais les
chemins empruntés par un questionnement vif, « en marche », que l’espace d’un
séminaire semble tout particulièrement apte à accueillir. Je situerai ma réflexion
dans le droit fil de cette troisième « génération » de la critique féministe que
pressent Patricia Godi en ce début de XXIe siècle, celle qui « se distingue de la
gynocritique en proposant notamment le dépassement de la dichotomie des genres
masculin/féminin, des notions de ‘’féminin’’, de ‘’féminité’’ […]. »1
(dépassement qu’Hélène Cixous prône néanmoins dès les années 1970). Cette
troisième phase, que préoccupent certainement moins (parce qu’elles ont été
posées en amont par la phase andro-centrique puis la gynocritique) les questions
d’ordre sociologique ou politique, sera peut-être, essentiellement, poétique. Car
seule la poésie offre un espace susceptible de résoudre des tensions qu’elle
maintient néanmoins : à l’utopie dialectique, elle préfère le creusement des
tensions dans la langue – c’est-à-dire sa traversée en poèmes.

La femme.

Cette réflexion prend sa source dans un constat paradoxal : l’écriture de


Marie Étienne est celle d’une femme défendant et revendiquant expressément –
dans l’œuvre2 comme ses entours critiques3 – sa place de femme, son « être-
féminin » ; elle travaille cependant à transgresser les frontières, sexuelles,
génériques, voire géographiques – « si ce n’est même [à] les supprimer »4, note
l’auteur à la suite d’Ingeborg Bachmann –, rêvant ainsi la possibilité d’une
« écriture supérieure, androgyne » (Jean-Claude Pinson5).
De fait, un double chantier s’ouvre à cette parole intimement subversive :
1°/ échapper à ce que l’auteur appelle la « dualité schématique des
6
sexes » ;
2°/ s’appliquer au « bariolage d’une forme hybride » (Pinson)7, entre
poésie et prose.
J’émets l’hypothèse, en effet, qu’existe un lien étroit entre le désir
d’échapper à l’assignation sexuelle et celui d’échapper à l’assignation textuelle –

1
Patricia Godi-Tkatchouk, « Introduction », op. cit., p. 23.
2
Par exemple : La « Scène de la vie en prose » intitulée « Le Visage partagé » (2009), dans Marie
Étienne, Le Livre des recels, Paris : José Corti, 2011, p. 311-313.
3
On lira, entre autres exemples, le texte de Marie Étienne qui tient lieu de « Postface » aux Actes
publiés par Patricia Godi-Tkatchouk, op. cit., p. 523-526 ; « Voyez-moi comme un gaz sans
frontières », sa contribution au n°8 « Poète, nom de femme… » de la revue Formes Poétiques
Contemporaines, en 2011, page 17 ; sa contribution aux Actes du colloque de l’Université de Bari
(Italie), titrée « Sommes-nous moins bonnes ? », in : Où va la poésie française au début du
troisième millénaire ?, Fasano (Italie) : Schena editore, 2002, p. 79.
4
Ingeborg Bachmann, que cite Marie Étienne dans Dormans, Paris : Flammarion, « Poésie »,
2006, « Fragments de fresque », page 213 : « Écrire, selon Bachmann, consisterait alors à briser ou
franchir ces frontières, si ce n’est même les supprimer. »
5
Jean-Claude Pinson, À Piatigorsk, sur la poésie, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2008, page 35.
6
Marie Étienne, Dormans, op. cit., p. 214.
7
Jean-Claude Pinson, id. L’expression est issue de ce passage : « Nietzsche a parlé d’une guerre
intestine de la poésie et de la prose. Mais, si, amoureuse et féconde, elle nourrit de son ardeur,
depuis Dante au moins, le rêve d’une écriture supérieure, androgyne, quel peut être, dans le
bariolage d’une forme hybride, l’apport propre du vers (pris dans un sens très large) ? »

  126  
en l’occurrence, assignation à résidence générique. Et la poésie (bien davantage
que le roman : Cixous le disait justement (trop) « solidaire de la représentation »)
est l’espace où s’éprouve et se ré-invente par excellence ce double désir. Marie
Étienne lie d’ailleurs les deux aspects de cette lutte contre l’enfermement (sexuel,
textuel) dans l’entretien qui ouvre le numéro que la revue Nu(e) lui a consacré en
2011 :

Et pour en revenir à la littérature (car c’est dans ce domaine que j’ai, moi, écrivain, à me montrer
le plus pleinement femme, oui, c’est en essayant de me hausser à la hauteur de l’excellence que je
démontrerai le pouvoir d’excellence des femmes) […], chaque livre de moi est un combat contre
l’enfermement. Et d’abord dans celui d’une forme.1

Tout écrivain se collette au fascisme de la langue naguère relevé par


Barthes dans sa Leçon ; mais c’est à son machisme (ainsi la fameuse règle
française concernant l’accord : « le masculin l’emporte sur le féminin »2) que se
heurte toute femme qui écrit. Virginia Woolf, commentant dans son article de
1929 « Hommes et femmes » la parole de la Bethsabée de Thomas Hardy3, « J’ai
des sentiments de femme mais pour les exprimer, je n’ai que le langage des
hommes », en appelle à la nécessaire expérimentation de formes nouvelles :
« Voilà l’énergie libérée. Mais quelles formes doit-elle prendre ? Expérimenter les
formes, rejeter toutes celles jugées impropres, en créer de plus satisfaisantes, voilà
la tâche à accomplir avant d’entrevoir la liberté ou la réussite. »4
Une femme qui écrit n’a cependant pas pour tâche d’opposer un
vocabulaire, une syntaxe, des formes ou des sujets que l’on supposerait
« féminins » à une tradition littéraire dont les hommes sont les garants (ce qui
reviendrait à reproduire en l’inversant le schéma, et encore faudrait-il s’entendre
sur les prérogatives respectives du « féminin » et du « masculin »). Revenant dans
Explorer l’incertain (2010) sur un de ses poèmes extraits du recueil de 1995
Énigmatiques, Marie-Claire Bancquart s’emporte avec raison contre le prétendu
« monde féminin » qu’une critique sourdement sexiste décèle dès lors que le
vocabulaire évoque, même de biais, cuisine ou tricotage :

Tomate très mûre, ouate, pelote / Blotties sur la paume. / La femme les caresse chaque soir. // Elle
sait la douceur de planter un doigt dans leur cœur, / Le prix du silence, et quelque chose encore : /
Un invisible / Soyeux, patient.

1
Marie Marie Joqueviel-Bourlea, Marie Étienne, « Le juste trait (conversation) », in : Nu(e), n°47,
p. 21-22.
2
Le propos est d’actualité : à l’initiative de L’égalité, c'est pas sorcier !, La Ligue de
l’enseignement, Le Monde selon les Femmes et Femmes Solidaires, circulait au début 2012 une
pétition intitulée « Que les hommes et les femmes soient belles ! », visant à ce que « dans la
langue, comme dans la vie, le masculin ne l’emporte plus sur le féminin ». Ainsi se présentait
l’argumentation : « La règle de grammaire apprise dès l’enfance sur les bancs de l’école façonne
un monde de représentations dans lequel le masculin est considéré comme supérieur au féminin.
En 1676, le père Bouhours, l’un des grammairiens qui a œuvré à ce que cette règle devienne
exclusive de toute autre, la justifiait ainsi : ‘’Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le
plus noble l’emporte.’’ » La pétition engageait « chacun-e à révolutionner les écrits, les correcteurs
d’orthographe et nos habitudes en appliquant la règle de proximité ! » La demande s’adressait
également à l’Académie française, afin qu’elle considère désormais comme « correcte cette règle
qui dé-hiérarchise le masculin et le féminin et permet à la langue une plus grande liberté
créatrice. »
3
Personnage de Loin de la foule bruyante [Far from the madding crowd].
4
Virginia Woolf, « Hommes et femmes » [1929], in : Les Fruits étranges et brillants de l’art,
Paris, éditions des femmes, 1983, p. 36-37.

  127  
Qu’on ne me parle pas une fois de plus de « monde féminin » dans ce poème ! J’écris « la
femme », parce que j’en suis une. Quant aux objets nommés, tous à cause de leur souplesse, je les
emploie à contresens de leur usage courant et utilitaire (cuisine, fard, tricot), puisque les caresser
ne sert à rien, et que planter un doigt dedans les abîme. Sauf pour qui aime pénétrer une matière
moelleuse avec sensualité. […] Ainsi la tomate et ses doux compagnons mènent-ils à un invisible
lui-même intouchable, « soyeux ». Mais énigmatique.1

Si entreprise « de femme » il y a, elle est à entendre autrement que comme


l’expression d’une minorité résolue à prendre le pouvoir (les femmes exclues de la
littérature contre les hommes qui en déterminent les canons). Le « féminin » ici
n’exclut en rien le « masculin » ; le choix des adjectifs se défie du reste du couple
homme/femme2, substituant à l’antagonisme des sexes la porosité de qualités
potentiellement migrantes : Cixous invoque Jean Genêt à la suite de Colette et
Marguerite Duras, en tant que sous son nom s’écrit « de la féminité »3, Kleist ou
Shakespeare encore, ces « fous de la vie »4 ; Marie Étienne en appelle à ceux
qu’elle nomme « les écrivains fragiles »5, ici Nerval ou Artaud, là Maïakovski.
Cixous remarque justement qu’il y a toujours eu des « exceptions », « êtres
incertains, poétiques » : admettre « la composante de l’autre sexe les rend à la fois
beaucoup plus riches, plusieurs, forts, et dans la mesure de cette mobilité, très
fragiles »6. Le « féminin » ainsi entendu œuvre à assouplir les frontières, à rendre
poreux les genres (sexuels, littéraires). Il se donne pour tâche de penser l’écriture
non comme conquête mais comme traversée.

Si l’on peut jouer de la métamorphose du « il » (masculin, impersonnel) en


« elle » afin de récupérer « ce qui a sombré dans le grand tout masculin »7, ainsi
que le fait Sophie Loizeau dans son recueil de 2009 La Femme lit, il s’agit
assurément d’aller au-delà du simple renversement (humoristique, provocateur,
potentiellement agressif). Car « démasculiniser » la langue (l’expression est de
Marie Étienne dans l’article qu’elle consacre à l’ouvrage de Sophie Loizeau8) ne
revient pas tant à la « féminiser » qu’à profiter du trouble (jusqu’à la folie) que
génère tout travail d’appropriation véritable : écrire « elle neige », « elle pleut » en

1
Marie-Claire Bancouart, Explorer l’incertain, Coaraze : L’Amourier, 2010, page 45.
2
Ainsi Hélène Cixous dans Sorties : « J’ai soin ici d’employer les qualificatifs de la différence
sexuelle, afin d’éviter la confusion homme/masculin, femme/féminin : car il y a des hommes qui
ne refoulent pas leur féminité, des femmes qui inscrivent plus ou moins fortement leur masculinité.
La différence ne se distribue pas, bien sûr, à partir des « sexes » déterminés socialement », in : Le
Rire de la méduse, op. cit., p. 104.
3
Hélène Cixous, Le Rire de la méduse, op. cit., note 1, p. 43.
4
Hélène Cixous, Sorties, op. cit, p. 138.
5
Cf. texte cité plus bas extrait de « Voyez-moi comme un gaz sans frontières ».
6
Hélène Cixous, ibid, p. 111.
7
Sophie Loizeau, La Femme lit, Paris, Flammarion, « Poésie », 2009, p. 77.
8
Marie Étienne, « Sophie Loizeau, La Femme lit », article inédit. En voici un extrait : « [E]lle
entreprend de repenser, au moins par petits bouts, la langue, de la démasculiniser, remplaçant par
exemple, dans l’expression ‘’on la lui arrache’’, le ‘’lui’’ par un ‘’la’’ : ‘’on la la arrache’’.
Provocation, évidemment, humour aussi, pas toujours des plus clairs, lors d’une première lecture,
mais la démarche se comprend : le fait de nommer permet à Sophie Loizeau de ne pas être privée
du monde, de ne pas en être évincée. Elle tâche de récupérer, avec ses forces et ses moyens, ‘’ce
qui a sombré dans le grand tout masculin’’ ; même si ‘’la langue telle que conçue par les hommes
se défend avec subtilité’’. Ainsi s’amuse-t-elle à remplacer le ‘’il’’ impersonnel par un
imperturbable ‘’elle’’ : ‘’Elle neige/ elle y a/ elle faut que j’aille’’. Le résultat est cocasse et
troublant ».

  128  
poésie, pour que quelque chose du monde s’offre sans rupture, autrement,
différemment – et non « elle neige » contre l’impersonnel « il neige » que nous
n’entendons plus. « Elle neige » pour que nous ré-entendions la langue, et le
monde avec elle. C’est du reste pari réussi pour Sophie Loizeau, qui s’en explique
« en poèmes » – ainsi deux textes successifs particulièrement éclairants :

(1) si les deux groupes nominaux sont de genres différents, l’adjectif attribut se met au féminin
pluriel, même chose concernant l’accord du participe passé
employé comme adjectif
les pronoms possessifs démonstratifs COD COI s’adaptent

certains noms puissants être / sexe / corps / désir s’ils sont d’une femme ont leur adjectif
au féminin. le reste de la construction suit le cas échéant

en découlent soi et on féminines au sens large


qui ne représentent plus seulement la locutrice elle-même, mais la locutrice et le groupe auquel
elle appartient et au-delà
une sororalité apparaît tout à coup dans la langue

substitution du sujet grammatical d’usage ; à ce poste cependant


elle non moins arbitraire
elle neige / elle y a / elle faut que j’aille troublante inhabituelle1

(2) l’usage a érodé il (neutralisation), elle résolument sexuelle on dirait

nous / vous / ils le masculin pluriel a submergé.


elles s’aiment encore pourtant. comment signifier que elles comprend
il alors qu’on subodore la présence de elle dans ils
rien ne prouve qu’elle s’agisse d’une femme et d’un homme – le contexte bien sûr.
et la coutume

la la prenant avec violence. Telle chose à cette femme


au fait, l’ exquis d’ambivalence

elle y a nécessité à ce que j’existe visiblement à l’intérieur du texte,


à m’emparer à mon tour de ma langue2

« [T]oute son corps lui est donnée », « mon désir sexuelle », « un lieu
soudain rétablit en moi le corps merveilleuse »3 : alors même que les expressions,
hors contexte, apparaissent dérisoires dans leur tentative de « récupérer »4 la
langue, insérées dans le flux des poèmes (heureusement dépris de toute
systématisation), elles participent, il est vrai, à inventer une « sororalité » (avec le
« corps merveilleux » rimbaldien pour frère, car c’est bien lui qui prédit à la
femme qu’elle sera poète, elle aussi…). Sororalité qui en passe, ainsi que l’avait
fort bien compris Cixous, par la récupération, pour la femme, de son corps : « en
s’écrivant, la femme fera retour à ce corps qu’on lui a plus que confisqué […]. À
censurer le corps on censure du même coup le souffle, la parole. / Écris-toi : il faut
que ton corps se fasse entendre »5. Il n’est en ce sens pas anodin que la
féminisation des qualificatifs s’attache au « corps » et au « désir », ceux de Diane
au bain dont les images parcourent l’ensemble du recueil, et qui, déjouant le

1
Sophie Loizeau, op.cit., p. 75.
2
Ibid., page 76.
3
Ibid., respectivement p. 30, 48 et 55.
4
Ibid., page 77.
5
Hélène Cixous, Le Rire de la méduse, op. cit., p. 45.

  129  
narcissisme de la « spéculation/spécularisation phallocentrique »1 d’une Jeune
Parque marquée par Teste, transforme le « Je me voyais me voir » en « je me
contemple jouir »2…

Marie-Claire Bancquart, dans sa préface à l’anthologie Couleurs femmes,


poèmes de 57 femmes, publiée dans le cadre du Printemps des Poètes 2010,
justifie le titre de l’ouvrage en même temps qu’elle fait part de ses doutes quant au
bien-fondé d’une écriture « féminine » – « dénomination que beaucoup de
femmes-poètes récusent »3 remarque à son tour l’éditeur [André Velter] du
volume « Poésie/Gallimard » Quelqu’un plus tard se souviendra de nous,
anthologie de quinze femmes-poètes parue à l’occasion de la même
manifestation :

[…] parler de « la poésie féminine », c’est aussitôt établir une différence, voire une opposition,
par rapport à la poésie des hommes. En sous-entendant d’ailleurs bien souvent que celle des
hommes est la vraie, la seule […] // Alors pourquoi pas une anthologie mixte ? Ce n’est certes pas
pour se proclamer en différence et opposition avec les hommes en général, et leur poésie en
particulier. […] Le propos de cette anthologie est simplement de diriger un projecteur sur
l’existence, sur la variété de la poésie francophone écrite par des femmes.4

La réflexion s’engageait justement sous les riches auspices de la


production poétique féminine contemporaine ; serait-ce à dire que « la liberté ou
la réussite » des femmes poètes est désormais acquise, et que celles-ci peuvent,
presque un siècle après la mise en garde de Virginia Woolf, considérer que la
tâche – quoique infinie – est accomplie ? : « ‘’Couleurs femmes’’ ? Non, il ne
s’agit pas d’oriflammes très haut brandis ! Mais de la palette si diverse
d’expressions, de rythmes, de vocabulaires qu’utilisent de nos jours les poètes
femmes francophones. »5 Virginia Woolf constatait en 1920 que « l’inspiration
poétique » restait encore à conquérir pour les romancières. « En tendant à une
certaine impersonnalité », projetait-elle, « l’existence des femmes favorisera
l’inspiration poétique. Leurs œuvres romanesques pèchent par prosaïsme. » Elle
poursuivait, affirmant neuf ans avant la publication d’Une chambre à soi,
l’absolue nécessité de l’indépendance matérielle des femmes : « L’approche
poétique n’est certes pas dégagée des contingences matérielles. Faute de temps
libre et faute d’indépendance matérielle, le poète ne pourrait se livrer à
l’observation désintéressée et impartiale. »6 Si « l’inspiration poétique » dont fait

1
Hélène Cixous, Sorties, op. cit, p. 129.
2
Sophie Loizeau, op. cit., p. 26. Voici le poème dans son entier (impossible toutefois de respecter
la mise en page) : « la rose pleine de diane épanouie au départ de l’ovaire // je me contemple jouir /
mon corps bande un muscle tel que l’abdominal dans la / situation où l’homme travaille avec fruit
// et il ne peut pas rompre, détacher sa figure la posture a beaucoup de puissance / j’ai entendu ses
grognements / un ton bas lointain de la gorge comment ce rauque l’a-t-il obtenu ».
3
« Note de l’éditeur », in : Quelqu’un plus tard se souviendra de nous, anthologie de quinze
femmes-poètes publiées en « Poésie/Gallimard » depuis les origines de la collection, Paris,
Gallimard, coll. « Poésie », 2010, p. 7.
4
Couleurs femmes, poèmes de 57 femmes, préface de Marie-Claire Bancouart, Pantin, Le Castor
Astral / Le nouvel Athanor & Le Printemps des poètes, février 2010, p. 7-8.
5
Ibid., p. 7.
6
Virginia Woolf, « Les femmes et la fiction », in : Les fruits étranges et brillants de l’art, op. cit.,
p. 18.

  130  
état Virginia Woolf est relative aux œuvres romanesques, nul doute qu’elle
concerne également les femmes poètes – et c’est cette « impersonnalité » qu’elles
semblent aujourd’hui avoir atteinte. « [I]l me semblait que j’attendais depuis des
siècles des femmes en nombre égal. Je croyais à la prédiction de Rimbaud,
naturellement », confie Hélène Cixous dans l’avant-propos qu’elle consacre en
2010 à la réédition du Rire de la méduse ; pour ajouter : « Mais quand donc
arrivera le futur ? »1 Je crois que le futur est en train d’arriver – et c’est tout
l’objet de ce propos.

Dans sa postface aux Fruits brillants et étranges de l’art de Virginia


Woolf, l’universitaire anglaise Michèle Barrett relevait en 1983 l’apparente
« contradiction » existant entre l’androgynie de l’artiste revendiquée par la
romancière et ses positions politiques, féministes :

Comme on le sait, pour Virginia Woolf, l’artiste est androgyne et son œuvre ne devrait pas trahir
ses positions, féministes ou non. Bien que dans certains de ses textes […] elle manifeste
amertume et colère devant l’oppression des femmes, elle juge nécessaire de garder sa sérénité et
son sens de l’humour, en art du moins.2

C’est ainsi qu’en « défendant l’androgynie de l’artiste, transcendant tous


problèmes politiques et sociaux, Virginia Woolf refuse les implications
matérialistes qu’elle avance dans Une chambre à soi »3. La sociologue et critique
littéraire soulevait il y a trente ans la question que je pose aujourd’hui, en des
termes voisins, s’agissant de l’œuvre de Marie Étienne (question qui concerne, par
delà une œuvre singulière, les poètes femmes en général – généralité ici
francophone). Mais c’est en terme de « conciliation », et non de « contradiction »4
que les choses sont à envisager : l’être-féminin et le devenir-neutre (nous
reviendrons sur cette expression). En effet, deux sphères différentes se côtoient,
distinctes quoique complémentaires : la sphère littéraire, artistique (poïétique) ; la
sphère sociale, politique (pragmatique). Si la seconde nourrit la première, elle ne
doit en aucun cas en orienter ou en brimer les développements. C’est la vieille
question de l’engagement en art : l’art est engagé en tant qu’art, mais s’il se met
au service d’une « cause » extérieure à soi, alors le risque est grand de s’oublier…
Virginia Woolf évoque, dans « Les Femmes et la fiction », l’ « intégrité » d’une
œuvre qui doit impérativement se garder de revendications sexistes : « Leur vision
[celle de certaines romancières], s’avérant excessivement masculine ou
excessivement féminine, perd de sa parfaite intégrité aussi, la première qualité
d’une œuvre artistique »5. Douze ans plus tard, elle revient dans son article
« Romancières » sur l’ « impérieux instinct » d’écrire qui s’éprouve nécessaire-
ment en deçà de toute différenciation sexuelle ; le désir de faire « œuvre
masculine » ou « féminine » est, par essence, déplacé – insensé :

1
Hélène Cixous, « Un effet d’épine rose », in : Le Rire de la méduse, op. cit., p. 26.
2
Michèle Barrett, postface à Les Fruits étranges et brillants de l’art, op. cit., p. 226.
3
Ibid., p. 228.
4
Michèle Barrett, parle même de « totale contradiction », ibid., p. 223.
5
Virginia Woolf, « Les Femmes et la fiction » [1920], in : Les Fruits étranges et brillants de l’art,
op. cit., p. 14.

  131  
Mais il est remarquable qu’en écrivant, elles [les romancières des XVIIIe et XIXe siècles]
n’avaient pas plus conscience de leur sexe que de la couleur de leurs yeux – preuve qu’elles
écrivaient poussées par un profond et impérieux instinct. Il ne manque pas de femmes désireuses
de faire œuvre masculine. Et si elles ont cédé la place à des femmes désireuses de faire œuvre
féminine, il n’y a pas lieu de s’en féliciter. Car tout désir orgueilleux ou honteux de souligner que
l’auteur est homme ou femme est, plus qu’irritant, superflu.1

Le désir d’œuvre n’est ni féminin ni masculin ; tout au plus pourrait-il se


reconnaître dans le « fémininmasculin »2 qu’écrit d’un seul tenant la Phénixie
d’Hélène Cixous dans Neutre, ouvrage de 1972, « il ou elle » que retrouve,
quelque quarante ans plus tard, sa lecture de l’Eau Vive (Agua Viva) de Clarice
Lispector :

« L’auteur » ici est nulle part et partout, l’auteur est chaque partie, chaque tout, l’auteur ne
construit pas, il ou elle reçoit et se mêle. Que l’auteur soit homme ou femme, on n’en sait rien ici
et c’est égal, l’auteur est dedans, l’auteur fait partie du cours du texte.3

Le neutre

La question est de savoir comment concilier la double postulation : l’être-


féminin et ce que j’appelle le devenir-neutre de l’écriture. En effet, ainsi que le
précise Marie Étienne dans sa postface au recueil de 2006, Dormans, si le
narrateur y apparaît « tantôt du féminin tantôt du masculin », ce n’est pas « par
incohérence, mais afin de sortir, en l’absence du neutre, de la dualité schématique
des sexes. »4 Le neutre absent, comment se départir, se débarrasser, du marquage
générique qui sépare et oppose ? L’alternance, à défaut de la simultanéité, s’offre
comme une voie possible : il faudrait pouvoir écrire androgyniquement depuis le
féminin et, simultanément, depuis le masculin. La simultanéité impraticable (c’est
le rêve du neutre, de ce neutre-là), opte pour l’alternative. Roland Barthes
constate, dans ses notes préparatoires à la dernière séance (3 juin 1978) du cours
sur Le Neutre au Collège de France (1977-1978) : « dans la langue française
(comme structure de morphèmes) : pas de Neutre. Cette carence peut être sentie
comme un manque, et c’est de là qu’il nous faut partir »5. C’est de ce manque,
aussi, que l’auteur se propose de partir.
Aussi évoquer un devenir-neutre de l’écriture implique que le neutre
n’existe pas : il est un devenir incessant de l’écriture, l’écriture elle-même comme
(en) devenir. L’infinitif importe tout autant que le substantif auquel il s’accole.
Ailleurs, dans Roi des cent cavaliers, recueil de 2002, Marie Étienne rêve, pour
l’écriture, d’un changement d’identité : « C’est pourquoi j’aimerais, pour
l’occasion, m’appeler d’autres noms. / Ou prendre un autre sexe. / ‘’Je suis un
homme.’’ / C’est ce que dit Isé, je suis un homme, Isé qui rit, qui aime son mari
comme on aime une femme »6. La référence à Partage de midi n’est pas anodine
s’agissant de Marie Étienne, dont l’expérience théâtrale accompagne au plus près
l’écriture en ses commencements. Le livre de 2000 qu’elle consacre à cette
1
Virginia Woolf , « Romancières » [1932], op. cit., p. 41.
2
Hélène Cixous, Neutre, Paris : des femmes, 1972, p. 78.
3
Hélène Cixous, « Faire voir le jamaisvu », in : Peinetures, op. cit., p. 72.
4
Marie Étienne, « Fragments de fresque », in : Dormans, op. cit., p. 213.
5
Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et
présenté par Thomas Clerc, Paris : Le Seuil / IMEC, « Traces écrites », 2002, p. 237.
6
Marie Étienne, Roi des cent cavaliers, Paris : Flammarion, « Poésie », p. 11.

  132  
expérience essentielle, Antoine Vitez. Le roman du théâtre, noue étroitement sa
propre parole à celle (en italiques) de l’homme de théâtre dont elle fut la
collaboratrice :

De même, le sexe cesse d’être une frontière, il passe du masculin au


féminin, par le jeu du théâtre.

Je suis un homme, je joue le rôle d’une femme, je montre tout le semblable.


Je suis un homme, je joue le rôle d’une femme, je montre que je suis tout à fait différent (Le 16
avril)1.

Hélène Cixous, évoquant le théâtre shakespearien, constate : « L’homme


s’y retourne en femme, la femme en homme »2. S’il ne s’agit pas d’évoquer le
personnage (de l’autre sexe) que peut incarner le comédien qui par essence se
travestit, mais l’adhésion toute shakespearienne à la vie/la mort (Derrida) hors
tout simulacre de séparation, il n’en reste pas moins que le théâtre œuvre, de
manière privilégiée, à déjouer les limites. Ce faisant, il travaille de/dans la
« différence sexuelle », entendue comme « vouloir du deux, mise en différé du un,
dynamisation à l’infini du plus d’un »3 – chez Vitez : le « semblable » comme le
« différent ». « Laissons l’élytre flotter entre masculin et féminin »4, avance
Derrida dans Éperons, les styles de Nietzsche. Car c’est bien « à la folle façon
nietzschéenne »5 qu’un Je en poésie peut advenir, s’inventer : il est alors « cette
matière personnelle, exubérante, gaie masculine féminine ou autre en laquelle Je
s’enchante et m’angoisse »6.
Marie Étienne, quant à elle, opte pour un « ni…ni… », qui n’œuvre pas
dans le négatif, mais ouvre à la possibilité d’un entendement autre du sujet de
l’écriture (et cet « autre » il faudrait l’écrire avec une majuscule), dans un passage
de son texte « Voyez-moi comme un gaz sans frontières », paru en 2011 dans le
n°8 de Formes Poétiques Contemporaines :

La solution peut-être…7
4 Janvier 2011

La solution peut-être est là : sortir de la binarité. Ni homme, tel qu’on l’entend, ni femme tel
qu’on l’entend. De là probablement vient ma difficulté à me donner un nom dans mes différents
textes.
Parfois les personnages dans lesquels je me cache sont vraiment féminins. Dans ce cas ils
s’appellent : Ava, Lara, Ise ou Lilian. Les participes passés, les pronoms personnels jouent leur
rôle habituel.
Parfois je cherche un nom ou un prénom qui ne soit pas identifiable : Bert, Bart, Cook. Qui me
renvoie, qui renvoie le lecteur à un individu sans marque sexuelle ou sans présupposé. Qui soit un
corollaire ou un correspondant d’acteurs, de personnages aimés au cinéma et au théâtre : les
comiques du muet, les clowns enfarinés ; dans la littérature : Bartleby de Melville, Monsieur
Monsieur de Jean Tardieu, ou Monsieur Plume d’Henri Michaux.

1
Marie Étienne, Antoine Vitez. Le roman du théâtre. 1975-1981, Paris, Balland, 2000, p. 67.
2
Hélène Cixous, Sorties, op. cit., p. 138.
3
Frédéric Regard, « AA ! », préface à la réédition de Hélène Cixous, Le Rire de la méduse, op. cit.,
p. 17.
4
Jacques Derrida, Éperons, les styles de Nietzsche, Paris : Flammarion, coll. « Champs »,
1978/2004, p. 29.
5
Hélène Cixous, Sorties, op. cit., p. 111.
6
Id.
7
Marie Étienne, « Voyez-moi comme un gaz sans frontières », op. cit., p. 28.

  133  
J’ajouterai, bizarrement, des écrivains fragiles, comme Gérard de Nerval. Ou Antonin Artaud,
dont Anne Carson écrit qu’« il sentait Dieu l’extraire de son propre con »1.
…/…

Le féminin, l’incertain, le fragile, par-delà tout marquage sexuel (ces


mêmes adjectifs qui informaient, quarante ans auparavant, la réflexion d’Hélène
Cixous). Mais c’est la littérature elle-même qui vient au secours de l’impraticable
binarité : Bartleby, Monsieur Monsieur, Plume, pour les personnages ; Nerval,
Artaud pour les écrivains. C’est ainsi la littérature qui autorise le féminin,
soutenant la poésie de ses fictions. Et ce sont (possiblement) des hommes, de
chair (Nerval, Artaud), de papier (Bartleby, Monsieur Monsieur, Plume) qui
accompagnent une femme (ici Marie Étienne) dans sa prise de parole. Il faut
« entendre » autrement « homme » et « femme », délocaliser les appartenances :

Bérénice : on la tue, je la tue, pour que naisse la meilleure, la probable, non léchée, incomprise,
rueuse dans les brancards. La pourfendue, l’iconoclaste. La sèche, la sanguine. L’inconsolée, la
réjouissante.
L’oiseau incomparable. Ni homme ni femme, l’Oiseau. C’est-à-dire le dessin.2

De quel neutre parle-t-on ?


Serait-ce un moyen, un outil, pour atteindre à quelque chose de/dans la
langue ; ou un état de fait ; plutôt une prise de conscience (subjective, forcément)
que « ça » parle (mieux) en deçà de ou par-delà toute différenciation générique,
sexuelle ? Ce qui reviendrait à dire que l’écrivain n’a aucune « prise » là dessus.
D’une certaine façon, le neutre se fabrique sans lui. Il y a neutre. Ou plutôt, le
neutre advient lorsqu’une écriture paradoxalement marquée se cherche (et donc se
trouve). Je pose que plus s’éprouve le féminin dans la langue, en l’occurrence
dans la poésie écrite par des femmes, plus le neutre advient (ne cesse d’advenir :
jamais il ne se fixe). Virginie Lalucq, dans la contribution sus-citée, posait le
débat en ces termes :

[É]crire au neutre au féminin serait-il possible ? (en tant que femme qui écrit et/ou en tant qu’on
écrive au genre grammatical féminin) puisque l’écriture dite blanche est en fait bien souvent une
écriture générale donc masculine. L’écriture dite neutre (générale) n’est-elle pas un fantasme, du
coup ? N’y aurait-il pas comme une légère confusion ? Rigoureusement, une écriture neutre
devrait être une écriture désactualisée, sans aucun marquage subjectif y compris du général (du
masculin) ? Peut-on écrire au féminin et être reçu universellement est toute la question, à mon
sens ?

Le neutre auquel s’attache ma réflexion – « mon Neutre »3, ainsi que le


dirait Barthes – ne relève pas d’une écriture « générale », « désactualisée » ; c’est
le paradoxe. Il s’agit d’un neutre nécessairement subjectif puisqu’il y a écriture.
« [É]crire au neutre au féminin » s’inventerait justement dans la poésie
contemporaine écrite par des femmes. Cependant le neutre a suffisamment été

1
Anne Carson, Verre, ironie et Dieu, traduit de l’anglais (Canada) par Claire Malroux, Paris, José
Corti, 2004.
2
Marie Étienne, Le Livre des recels, op. cit., p. 313. Quant au dessin, je me permets de renvoyer
au texte intitulé « Dessinécrire : ‘’un supplément de traits’’ », paru aux éditions L’Improviste en
2013 dans le collectif Marie Étienne : organiser l’indicible paru sous ma direction (p. 155-167).
3
Roland Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 32.

  134  
interrogé depuis Blanchot et Barthes pour que soit précisé ce que j’entends,
aujourd’hui, concernant la poésie écrite par des femmes, par un devenir-neutre
que corroborerait un être-féminin. Dans ce contexte, c’est le livre d’Hélène
Cixous, Neutre, publié en 1972, qui se trouve au point de départ de la réflexion.
Ainsi s’engage la quatrième de couverture : « Neutre est ne-uter, sujet sans
limite d’un sexe ou l’autre, ni l’un ni l’autre, ni le ni l’un-ni l’autre, singulier
pluriel, à la façon du phénix : c’est une phénixie »1. Retient ici ce qui se cherche
d’un « sujet sans limite » (cf. Marie Étienne : « Ni homme, tel qu’on l’entend, ni
femme tel qu’on l’entend »), « singulier pluriel » : la quête n’est pas d’un
« général » qui annulerait le singulier et dissoudrait le divers ; elle est celle de la
vie/la mort (le phénix) comme de l’un/l’autre dans la perpétuelle mise en doute
d’un Sujet intenable2 – de fait, nous sommes dans l’impossible maintenu de toute
écriture « vraie », non dans la rigueur d’une analyse grammaticale/littéraire
traquant les marques du subjectif. Citons ce passage significatif de Neutre, en ce
qu’il remarque un « féminin » qu’il révoque aussitôt (il y a et il n’y a pas
féminin) :

[N]on seulement [le texte] ne sait plus à quel Sujet se vouer, mais il ne distingue plus le sujet
comparant du Sujet comparé, […] le nom d’Achille parmi les femmes du sexe d’Achille et du
nom-de-femme, […] ; il ne sait plus s’il est persécuté ou persécuteur, ou s’il est persécutée. Le
féminin l’égare : sans doute est-il blessé, coupé, entaillé, mordu, piqué, égratigné, ou féminin ; il
perd du sang. […] Cependant rien ne prouve que le texte est femme. Le Sang est neutre.3

Dès lors, pourquoi s’interroger sur le neutre à partir de l’écriture des


femmes ? Le neutre, en tant que singulier/pluriel/poésie, ne concerne a priori pas
plus les femmes que les hommes. Et le problème se redouble du fait qu’a été posé
le paradoxe d’une écriture marquée (sexuellement comme génériquement : des
femmes écrivant une poésie ne pouvant être écrite que depuis elles, depuis leurs
corps : un homme ne saurait écrire La Femme lit, de Sophie Loizeau, ou Les
Soupirants, de Marie Étienne4 ; de même – certes pour moi, depuis ma propre
subjectivité – les poèmes, si différents pourtant, d’Isabelle Garron5 ou Judith
Chavanne6, respirent depuis un corps de femme) et travaillant dans le neutre. La
réponse se trouve dans la distinction opérée par Cixous, dans Sorties, entre deux
conceptions de la bisexualité. La citation suivante, empruntée au passage intitulé
« Elle est bisexuelle », sera l’occasion de préciser davantage ce qui s’entend ici
par « neutre » :

À revaloriser la notion de bisexualité pour l’arracher au sort qui lui est classiquement réservé, et
où elle est conceptualisée comme « neutre », en tant justement qu’elle viserait à parer à la
castration. Je distinguerai donc deux bisexualités […] :

1
Hélène Cixous, Neutre, op. cit., quatrième de couverture.
2
Barthes note, sous « Le désir de Neutre » : « on me dit :’’Vous ferez un livre avec ce cours sur le
Neutre ?’’ […] je réponds : Non, le Neutre, c’est l’invendable. Et je pense à ce mot de Bloy : ‘’Il
n’y a de parfaitement beau que ce qui est invisible et surtout inachetable.’’ -> ‘’Invisible’’ ? Je
dirai : ‘’intenable’’ --> il faut tenir treize semaines [c’est la durée du séminaire] sur l’intenable :
ensuite cela s’abolira. », ibid., p. 39.
3
Ibid., p. 62.
4
Marie Étienne, Les Soupirants, Fontaine-lès-Dijon : Virgile, 2005.
5
Isabelle Garron, Face devant contre, Paris : Flammarion, « Poésie », 2002 ; Qu’il faille, Paris,
Flammarion, « Poésie », 2007.
6
De Judith Chavannes, Outre Entre le silence et l’arbre, déjà cité, on peut lire Un seul
bruissement suivi de Les aînés, ceux qui les suivent, L’Isle-sur-la-Sorgue : Le bois d’orion, 2009.

  135  
1/ La bisexualité comme fantasme d’un être total qui vient à la place de la peur de la castration, et
voile la différence sexuelle dans la mesure où celle-ci est éprouvée comme marque d’une
séparation mythique, trace donc d’une sécabilité dangereuse et douloureuse. C’est
l’Hermaphrodite d’Ovide, moins bisexué qu’asexué, composé non pas des deux genres, mais de
deux moitiés. Fantasme donc d’unité. Deux en un, et encore même pas deux.
2/ À cette bisexualité fusionnelle, effaçante, qui veut conjurer la castration, j’oppose l’autre
bisexualité, celle dont chaque sujet non enfermé dans le faux théâtre de la représentation phallique
institue son univers érotique. Bisexualité, c’est-à-dire repérage en soi, individuellement, de la
présence, diversement manifeste et insistante selon chaque un ou une, des deux sexes, non-
exclusion de la différence ni d’un sexe, et à partir de cette « permission » que l’on se donne,
multiplication des effets d’inscription du désir, sur toutes les parties de mon corps et de l’autre
corps.
Or cette bisexualité en transes, qui n’annule pas les différences, mais les anime, les poursuit, les
ajoute, il se trouve qu’à présent, pour des raisons historico-culturelles, c’est la femme qui s’y
ouvre et en bénéficie : d’une certaine façon « la femme est bisexuelle ».1

Le neutre dont il est ici question n’est évidemment pas le neutre qui « voile
la différence sexuelle », mais bien le neutre non neutre, « en transes », de « l’autre
bisexualité ». Il s’agit de faire la différence entre un neutre qui neutralise, et ainsi
annule la différence ; et un neutre qui autorise. C’est ce neutre permissif, jouissif,
que je lis dans les œuvres des poètes femmes contemporaines. Un neutre qui
privilégie le « et l’un et/ou l’autre » plus que le « ni l’un ni l’autre » ; tel ce neutre
barthésien qui clôt le séminaire, sur un « coup de théâtre » que je pose au départ
de ma réflexion :

Ainsi le Neutre embrasse les deux sexes […]. Nous nous sommes appuyés souvent sur
la structure brondalienne : A/B / ni A ni B / et A et B 
Nous devons […] renverser le modèle structural : le Neutre, le Neutre dont nous avons
parlé, le Neutre étendu au discours (des textes, des conduites, des « motions »), ce n’est
pas Ni… Ni, c’est « à la fois », « en même temps » ou « qui entre en alternance » :  le
Neutre (renversement structural : notre coup de théâtre), ce serait le complexe : mais le
complexe indémêlable, insimplifiable : l’ « enchevêtrement amoureux » (Nietzsche) des
nuances, des contraires, des oscillations : insupportable à la doxa, délectable au sujet. 
Et donc le Neutre n’est pas ce qui annule les sexes, mais ce qui les combine, les tient
présents dans le sujet, en même temps, tour à tour, etc.2

Un neutre pluriel/le, encore, dont la symbolique n’est pas sans renouer


avec l’histoire de la langue ; la remarque de Barthes concernant la « ‘’débâcle du
neutre’’ dans les langues indo-européennes » va bien au-delà du simple constat
grammairien :

proximité des morphèmes masculins et neutres : le neutre est absorbé dans le masculin mais les
neutres pluriels (folia) --> féminin. Il s’agit donc de raisons morphologiques. Mais, comme
toujours, la forme emporte des rêves, des images de contenus, la forme (ici la langue) infléchit
l’idéologie latente, l’imaginal d’une langue […].3

Ce neutre pluriel/féminin/jouissif permet de concilier l’optique du Neutre


de 1972 et la remarque que livre Cixous dans sa conclusion de « Peinetures »,
introduction à l’ouvrage éponyme :

Dans les années soixante-dix, j’étais agacée par le fait que certaines personnes, des femmes que
par ailleurs j’aimais beaucoup, ne pouvaient accepter le passage, la traversée, la teinture par
l’autre. Il n’y avait pas de différences sexuelles, disaient-elles, on est neutre, et c’était réglé. Il est

1
Hélène Cixous, Sorties, op. cit., p. 112-113.
2
Roland Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 238-239.
3
Ibid., p. 235-236.

  136  
beaucoup plus simple de « régler » en neutralisant. Si, au contraire, on ne neutralise pas, alors on
est en vérité, et donc dans ces contradictions qui traversent la « vérité » : la transvérité.1

La « transvérité » serait percée philosophique de ce neutre non


neutralisant. « Percée », dans la mesure où ce neutre-là est toujours en travail,
« chercherie »2. Toujours à (ré)-inventer, il est en avant de l’écriture, et non donné
par la langue qui le mettrait à disposition. C’est pourquoi son espace est, de
manière privilégiée, celui du poème (quelque forme qu’il prenne). D’où les
tâtonnements, les interrogations réitérées de Marie Étienne quant à l’actualisation
d’un sujet en écriture ; ainsi la suite du passage intitulé « La solution peut-
être… », extrait du texte « Voyez-moi comme un gaz sans frontières »

La solution peut-être…3 (suite)


4 Janvier 2011

…/…
Réfléchissant à ma difficulté du je, j’écris dans mon journal : « J’ai dû jadis être une femme.
Depuis certains événements, je ne suis plus, ni homme, ni femme. Quelque chose comme on. »
La mère :
Tu as un cœur de pierre.
La fille :
Non, de marbre.
J’ai cessé d’hésiter entre le elle et il. Puisque ni l’un ni l’autre…
Le nous n’est pas possible. Inutile d’en parler. Un nous de majesté pourquoi ?
Le vous, dans son respect, est le contraire du moi.
Le tu s’est pratiqué beaucoup.
Le toi, alors ?
Ou bien le on d’Henri Michaux, « La Ralentie » ?
Il me faudrait plus neutre encore, ou plus anéanti, plus dégraissé, plus Rien. Récalcitrant et
obstiné dans la grisaille de son bureau.
Sortir des genres, littéraires, sexuels.
Hérodote écrivait : Les Égyptiennes urinent debout et les hommes accroupis.
Qu’est-ce que cette histoire de nature dont on nous rabat les oreilles ?
Circuler.
Demander :
Voyez-moi comme un gaz sans frontières, hors pays, un vêtement sans capitales, pantalons vides,
chapeau en l’air tout seul au-dessus du col blanc… car vous l’aurez compris, je ne suis qu’un
fantôme, un nuage, un passant. Mais un passant qui pèse.
Est-ce de Maïakovski, autre géant fragile ? Voilà qui y ressemble.

Il ne faudrait pas arguer du « ni homme ni femme » pour aller dans le sens


d’un neutre neutralisé/neutralisant : « ‘’J’ai dû jadis être une femme. Depuis
certains événements, je ne suis plus, ni homme, ni femme. Quelque chose comme
on’’ ». Car « quelque chose comme » existe, se propose comme visée : et c’est
bien le sujet dans la (trans)vérité de la poésie, c’est-à-dire dans le déplacement
permanent du « comme »4. Mais encore dans le « plus » qui va vers le « Rien » –
c’est-à-dire la Chose : « Il me faudrait plus neutre encore, ou plus anéanti, plus
dégraissé, plus Rien ». Le sujet œuvre à se défaire (au sens de « se débarrasser »)
pour être capable de traversée. Il se diffuse (c’est un gaz, un nuage) dans le (grâce
au) regard de l’autre (« Voyez-moi » et non « Je suis »).

1
Hélène Cixous, « Peinetures », in : Peinetures, op. cit., p. 30.
2
Hélène Cixous, clôt Le Rire de la méduse sur la « chercherie d’amour », op. cit., p. 68.
3
Marie Étienne, « Voyez-moi comme un gaz sans frontières », op. cit., p. 28.
4
Je renvoie aux analyses de Michel Deguy autour du « comme », par exemple dans La Poésie
n’est pas seule, court traité de poétique, Paris, Le Seuil, « Fiction & Cie », 1987.

  137  
Voici un extrait d’un échange récent avec Marie Étienne, à qui je
demandais pourquoi ce désir du neutre ? Il me semble très intéressant de noter
qu’il est lié, d’une part, au flottement dans la perception qu’a le sujet de sa propre
identité sexuelle (ce qui chez Cixous renverrait à « l’autre bisexualité ») ; d’autre
part à l’insatisfaction d’une femme quant au sort réservé aux femmes dans la
société (il s’agit donc bien, aussi, d’une femme qui parle). La question étant
toujours de n’être pas « enfermé(e) » :

Le 15 février 2012.
Il y a le féminin, le masculin, le neutre. Pour Virginia Woolf il y a au moins sept genres possibles.
Comment parler de soi, quand on est femme ? […]
Quand j’étais adolescente, je me voyais comme un garçon. Adulte, écrivain, et peu satisfaite du
sort des femmes, j’ai adopté dans certains cas le neutre. Je pensais que m’exprimer au féminin,
c’était me laisser enfermer dans une idée des femmes et de la féminité que je récusais. Dans le
neutre, au moins, on n’est pas enfermé. Un choix transitoire, en attendant de trouver mieux...

J’ai alors demandé à l’auteur de préciser ce qu’elle entendait par « j’ai


adopté dans certains cas le neutre » ; voici sa réponse :

Le 2 mars 2012.
Quand je dis que parfois j'ai écrit au neutre, je voulais dire que dans ce cas je ne me pensais ni
homme ni femme […]. En tout cas j’ai utilisé le masculin, bien obligée. Le masculin me vient
naturellement.

Il faut donc bien faire le distinguo entre la grammaire (qui, certes, peut être
« féminisée » ainsi que le fait Sophie Loizeau) et les présupposés du sujet de
l’écriture : ce n’est pas parce que l’accord se fait au masculin que le féminin est
évacué, et ce n’est pas non plus parce qu’un sujet grammatical est identifié que le
sujet « réel » (qui est ici tout aussi fantasmatique), lui, s’identifie. L’auteur n’est
pas le narrateur, ainsi que le rappelle Virginie Lalucq, mais l’auteur lui-même, qui
est-il/elle ? Un « complexe indémêlable, insimplifiable » (Barthes). Il me semble
que c’est aussi au lecteur (on passe du « je me voyais comme un garçon » de
l’adolescence au « Voyez-moi comme… » de l’écrivain adulte) à expérimenter ce
neutre, à le faire, pour lui, advenir, dans la jouissance d’un texte traversant
(« insupportable à la doxa, délectable au sujet », Barthes)…

L’écriture

Échapper à l’assignation sexuelle semble impliquer que le texte lui-même


échappe à l’assignation générique. Toutefois, ce travail désappropriant du texte
procède d’une démarche par essence poétique. Non que l’adjectif (potentiellement
flou) se révèle paresseusement apte à accueillir « tout et n’importe quoi » en
matière de travail formel, mais en ce qu’il dit quelque chose du colletage d’un
sujet à la langue en deçà de tout désir de récit, de fiction, d’argumentation. En ce
qu’il témoigne, également, d’un processus scriptural qui procède du-corps :
rythme, voix, souffle, entés à même la vie nocturne et faussement silencieuse des
organes. En ce qu’en lui travaillent, indissolublement liées, continuité et rupture.
L’hybridation des formes, qui participe pleinement de ce désir d’échapper
à résidence générique, n’est certes pas l’apanage des femmes qui publient de la
poésie aujourd’hui. Néanmoins, le travail sans concession (vis-à-vis de la langue,
de la culture, des représentations…) de bien des femmes poètes me paraît

  138  
cristalliser de manière exemplaire (de même les littératures d’expression française
au regard d’une utopique quoique dominante littérature franco-française) ce qui se
joue d’un sujet dans la langue (de poésie). Jean-Claude Pinson constate, dans son
essai de 2008 À Piatigorsk (prenant pour exemples des livres aussi différents que
L’Herbe des talus, de Jacques Réda, et Le Sujet monotype, de Dominique
Fourcade) que « [m]êlée à d’autres genres, se nourrissant d’une parenté, d’une
mitoyenneté retrouvée avec le spectre entier des formes et modalités qu’emprunte
la littérature, la poésie peut à nouveau, comme le récit (ou le roman), mais à sa
manière, raconter ; comme l’essai, mais à sa façon, méditer ». Alors « [l]e poète
de mètres (de formes) cesse alors d’être celui qui s’oppose au poète d’histoires ; il
est celui plutôt qui s’efforce de parvenir aux noces, comme dit Octavio Paz, de
l’intensité (poétique) et de l’extension (discursive, narrative) »1.
Intéressent au plus haut point, dans cette perspective métisse (préférons
l’adjectif à celui d’hybride), les réflexions qu’avance Marie Étienne dans le
dossier « Les Poètes et la prose » qu’elle coordonne en 2006 pour la revue Formes
Poétiques Contemporaines. De fait, ce que l’on pourrait appeler sa quête d’une
« troisième voie identitaire » (ni homme ni femme mais quelque chose comme)
rejoint celle d’une « écriture différente », « écriture d’un troisième type », dit-elle
encore (« ni fictions romanesques, ni livres de poèmes, mais tentative d’une autre
voie, d’un entre-genres »2, explique-t-elle dans la postface des Soupirants3), qui
cherche à être « prose d’apparence et poésie dans le souci d’une forme secrète,
capable tout autant de conter une histoire, entrer dans la peinture ou se réjouir
d’avoir une ‘’âme’’ […] »4. Cette « prose différente », [p]resque impossible à
mettre en œuvre », « aurait la longueur d’un roman et serait travaillée comme un
vers »5. On remarquera que le conditionnel est le temps de ce désir d’écriture, de
même que l’implique le « désir de neutre » (Barthes6) : « Il me faudrait plus
neutre encore… » Désir d’une troisième voie identitaire, d’une « écriture d’un
troisième type » – ce que Barthes nomme « le tertium », qu’il pose dès les
prémisses du séminaire :

D’où la pensée d’une création structurale qui défait, annule ou contrarie le binarisme implacable
du paradigme, par le recours à un troisième terme  le tertium : a/ en linguistique structurale,
Hjelmslev, Brøndal et phonéticiens : A/B  A + B (complexe) et ni A ni B : terme amorphe,
neutre (neutralisation phonologique) ou degré zéro. b/ En transposant au plan « éthique » :
comminations du monde à « choisir », à produire du sens, à entrer dans le conflit, à « prendre ses
responsabilités », etc.  tentation de lever, déjouer, esquiver le paradigme, ses comminations, ses
arrogances  exempter le sens  ce champ polymorphe d’esquive du conflit, du paradigme, du
conflit : le Neutre.7

1
Jean-Claude Pinson, À Piatigorsk, sur la poésie, op. cit., p. 33.
2
Marie Étienne, « Postface », in : Les Soupirants, op. cit., p. 103. La réflexion concerne avant tout
le « cycle » des « Couloirs de la prose », qui regroupe Éloge de la rupture (1993), Les Passants
intérieurs (2004) et Les Soupirants (2005).
3
La formulation est, symptomatiquement, identique : « ni… ni… mais », le « mais » introduisant
une perspective insue qui se cherche (« quelque chose comme » ; « tentative »).
4
Marie Étienne, « Essai sur l’’autre prose’’ », in : Formes Poétiques Contemporaines (4/2006),
Paris-Bruxelles : Les Impressions nouvelles, juin 2006, p.168.
5
Ibid., p.171.
6
En introduction au séminaire : « Ce cours : Le Neutre, ou plutôt : Le Désir de Neutre », Roland
Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 25.
7
Roland Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 31-32.

  139  
« [P]arvenir aux noces », pour Pinson (Paz) ; rêver la traversée en donnant
forme à son rêve, pour Marie Étienne :

La prose prétend tout embrasser, on pourrait, à ce titre, la dire horizontale, tautologique,


totalisante.
Pendant que l’autre, la poésie, procède par bonds, par fulgurances et par étapes. […] Du coup la
poésie rêve de prose, espérant qu’elle saurait réparer, recoudre les morceaux épars et surmonter le
schisme. […]
La grande affaire : réintroduire le continu, et pour cela bâtir un pont entre deux mondes, une
écriture d’un troisième type qui se contenterait du nécessaire (les mots, la construction), pour
traverser, se rendre ici (en poésie), et là (en prose).1

Il est à remarquer que si cette « tentative d’un entre-genres » n’est pas la


seule voie empruntée par l’auteur dans ses écritures (« La prose, la poésie, et par
ailleurs une écriture différente… »2), elle propose un horizon – tout autant
littéraire que philosophique – qui oriente l’ensemble du parcours.

*
Prenant acte des confusions auxquelles a pu se prêter la notion
d’ « écriture féminine », Frédéric Regard la cerne a minima, précisant toutefois
« qu’il ne peut exister de définition pour ce qui reste un événement toujours à
même de se réinitier » : « L’écriture féminine désigne un mode opératoire où se
sera marquée une économie signifiante ne jouant pas le jeu de la coupure »3. Sa
lecture introduit les réflexions fondamentales d’Hélène Cixous quant au
« ‘’propre’’ » paradoxal de la femme qui serait sa « capacité de se dé-proprier
sans calcul : corps sans fin, sans ‘’bout’’, sans ‘’parties’’ principales »4, dont la
libido cosmique appelle une écriture se poursuivant « sans jamais inscrire ou
discerner de contours, osant ces traversées vertigineuses d’autres, éphémères et
passionnés séjours en lui, elles, eux, qu’elle habite le temps de les regarder au plus
près de l’inconscient, dès leur lever, de les aimer au plus près de la pulsion, et
ensuite plus loin, tout imprégnée de ces brèves identificatoires embrassades, elle
va, et passe à l’infini »5.
Le propos est particulièrement intéressant dans le cadre d’une pensée du
poème : en effet, le vers, emblématique d’un rapport tensif à la langue (la prose
aussi étant susceptible d’être travaillée par un tel rapport), matérialise la rupture
(l’aller-à-la-ligne et, conséquemment, la métamorphose verticale, intensive, de
l’horizontalité de la syntaxe), mais ne procède de ni ne conduit à la coupure. Il
s’agit de maintenir une continuité que l’on creuse, dont on marque le rythme.
Aussi la tentative d’une « écriture d’un troisième type » s’inscrit-elle « dans
l’œil » de cette tension : d’un côté, la prose fabrique du « continu »6 ; de l’autre, le
vers prend le risque de la rupture.
Citons un poème de Judith Chavanne issu de Entre le silence et l’arbre. Le
recueil fait alterner vers et prose, sans pour autant que le lecteur, porté par une
parole traversante qui le conduit de poème en poème, accuse de différence

1
Ibid., p. 168.
2
Id.
3
Frédéric Regard, « AA ! », op. cit., p. 16.
4
Hélène Cixous, Le Rire de la méduse, op. cit., p. 60.
5
Ibid., p. 61.
6
Jean-Paul Goux, La Fabrique du continu, essai sur la prose, Seyssel, Champ Vallon, « Recueil »,
1999.

  140  
formelle (il ne s’en soucie qu’à l’analyse). Une même voix module ses phrases,
dont on peine parfois à cibler l’appartenance – vers ample (verset) ou prose ? :

Un vœu pour ce jour.

Autour, peut-être, on parlera du ciel plus haut que la veille,


on dira proche la saison plus clémente et claire,
on dira ma pâleur d’ailleurs moins blanche, une main, sans doute, s’avancera : l’air, dans son
geste, caressera ma faiblesse ; est-ce que la main, elle, osera ?
Puis la tentation du geste effacée par une parole nouvelle, on dira d’autres choses, que je perdrai,
toute à l’imminence…

Et je reverrai lentement la lumière monter avant le soleil, derrière la colline aux immenses
courbes profilées, aux formes épurées par leur ombre appuyée sur le jour déjà qui passe, du violet
au blanc, à peine.
Je verrai la lumière du monde décanter.1

Le poème répond, à sa façon très discrète (nous sommes avec Judith


Chavanne dans l’ordre de la modulation et non de la profération), à la vision
d’Hélène Cixous, qui insiste sur cette habitation provisoire des autres que l’on
aime en les regardant « au plus près », pour, « ensuite plus loin », réciproquement
habité de « ces brèves identificatoires embrassades », s’en aller, et « pass[er] à
l’infini ». Cette « teinture » (Cixous) par l’autre se perçoit d’ailleurs
symboliquement, chez Judith Chavanne, dans le frôlement silencieux de la
caresse, qui revient dans Un seul bruissement (recueil de douze ans postérieur au
premier), et qui, par delà les corps, articule une adhésion à « la lumière du
monde », – un « oui » qui a valeur de promesse :

Un passereau se pose, léger, en hiver sur la branche,


et c’est l’arbre entier à nouveau qu’on voit.

Quelqu’un glisse parfois une main dans votre dos,


il la place, doucement, sur votre épaule.
Dans ce geste, il n’y a pas de poids :
un frôlement de plumes,
un peu de l’amitié qui déborde les corps les plus réservés.

Il arrive aussi que l’un de nous réponde


oui à une demande anxieuse : rien de plus, que cela,

comme l’oiseau se juche et le léger toucher des doigts.2

Or l’oiseau et la caresse se trouvent à nouveau rassemblés dans ce que l’on


considérera comme un poème en prose à valeur auto-réflexive, titré « Oiseau
d’hiver », sur lequel se clôt Un seul bruissement ; citons le dernier paragraphe,
qu’ouvre et ferme un « comme », outil qui accuse la rupture en même temps qu’il
fabrique de la continuité (il rapproche tout en maintenant la séparation) :

Comme la poésie l’oiseau dirait-on se pose lorsque la durée est parvenue à maturité ; l’oiseau fait
frémir l’arbre comme si ses branches étaient les cordes d’un instrument ; il fait frémir l’hiver
morne de la grâce du temps. Un tintement sur fond de surdité, une note de bleu à l’équilibre sur
une branche ; il arrive de même que l’on entende ainsi un mot, à mi-chemin d’une échelle de
valeurs et de sons ; entendre alors est une infime pesée. Un autre toucher : un frôlement de l’ouïe

1
Judith Chavanne, Entre le silence et l’arbre, op. cit., p. 10.
2
Judith Chavanne, Un seul bruissement, op. cit., p. 66.

  141  
comme l’oiseau de son corps de plumes contre la branche ; rien de plus dans l’arbre ouvert et
dépouillé comme une paume, ni dans l’ouïe comme une balance ; qui éveille un jardin pourtant
qui s’ignorait, une parole qui patientait. Comme aussi lorsqu’un être effleure d’un autre la peau, à
peine…1

De même l’oiseau qui se pose avec légèreté sur la branche, la poésie frôle
l’ouïe, tel l’autre qui s’approche pour effleurer la peau : la chaîne des
comparaisons mime, dans ses glissements, le passage subtil du vers à la prose,
leurs variations délicates.

Marie Étienne pose très clairement, dans sa réflexion sur « l’autre prose »,
les deux termes de ce qui se joue (proprement : se trame) par delà
l’ « alternative » : « C’est dans la relation fragment-continuité, dans cette
alternative et dans ce jeu que se construit la poésie comme cette prose, dans
l’accentuation ou non de la rupture. »2 Mais il n’y a pas lieu de croire que la
relation ne s’éprouve qu’à travailler la tension vers/prose ; le vers seul produit
déjà l’alternative :

Écrire en poésie c’est faire le jeu, le choix de la rupture. L’endosser, l’aggraver (début de vers en
capitales, rejet du sens au vers suivant…) Courage et décision.
Paradoxalement c’est en même temps réintroduire le continu, pour l’écrivain qui le souhaite et le
lecteur qui imagine ce qui manque […].3

L’infinitif, « écrire », implique la communauté des poètes : le choix de la


rupture et le jeu qu’elle instaure avec la continuité intéresse toute poésie.
Cependant, le travail respiratoire auquel s’adossent les écritures des femmes
poètes contemporaines apparaît emblématique de la prise en compte de cette
« flexion » de la langue. Jean-Pierre Lemaire note justement, en quatrième de
couverture de Un seul bruissement : « On entre dans un poème de Judith
Chavanne comme dans un milieu nouveau, comme dans l’eau d’un lac : on y perd
d’abord pied, car la mesure des vers y est plus longue, leur rythme plus subtil que
celui de nos respirations ordinaires »4.
De manière très différente, Sophie Loizeau et Isabelle Garron nous invitent
à respirer autrement, dans le travail qui s’accomplit, notamment, autour de la
ponctuation et de la mise en espace. Les ruptures que leurs écritures induisent
dans la diction (ainsi l’usage très particulier du point chez Isabelle Garron ; ou du
vers troué par des espaces de Sophie Loizeau) s’accompagnent cependant,
simultanément, d’un maintien, voire d’une relance, du souffle : notons la
récurrence, dans La Femme lit, des parenthèses ouvertes et non refermées ; ou
celle des crochets orphelins de Qu’il faille : quelque chose s’ouvre qui ne se
referme pas, et loin d’accuser une rupture, le manque de cela qui refermerait
l’autre parole qui s’annonce (voix intérieure, annexe, décalée de la mise entre
parenthèse ou crochets) finit par la dissoudre dans un flux respiratoire qui
l’englobe, vaste creuset de voix que contribuent à densifier en les liant les suites
de poèmes. Sophie Loizeau insiste en deux poèmes sur la « tension » de son vers
(on sera sensible à la ponctuation) :

1
Ibid., p. 74.
2
Marie Étienne, « Essai sur l’’autre prose’’ », op. cit., p. 169.
3
Ibid., p. 170.
4
Jean-Pierre Lemaire, quatrième de couverture de Judith Chavanne, Un seul bruissement, op. cit.

  142  
(1) ces exaspérations (lâché / retenu du rythme qui sont les conséquences des
virgules. un peu du sens de ce qu’elle lit lui parvient
si je marque simultanément et lie entre eux les mots j’ai la sensation du vers – lue de cette façon

ma virgule montre une forte brisure du vers sans que je désire aucun retour à la ligne. où le vers
dans la phrase1

(2) nommer ne me prive pas du monde, ne m’évince pas


de la jouissance

le vers-fleuve somptueuse longe filée au cours du même souffle

absence de diane à l’arc solitude et sans arme dans le bois inouï


pas de virgule d’un seul tenant. autosuffisance de ce vers seul étale
en apparence mais dont c’est la tension2

Ce que commente Sophie Loizeau, c’est la fabrique respiratoire d’une


parole. L’exaspération du souffle dans le « lâché / retenu » que provoque la
virgule ; sa tenue, au contraire, dans le « vers-fleuve » qui tend son arc. Le
sentiment que formulait Hélène Cixous dans les années 1970 quant à la « féminité
dans l’écriture » semble ainsi miraculeusement s’accomplir dans les œuvres de ces
femmes :

La féminité dans l’écriture, je la sens passer d’abord par : un privilège de la voix : écriture et voix
se tressent, se trament et en s’échangeant, continuité de l’écriture/rythme de la voix, se coupent le
souffle, font haleter le texte ou le composent de suspens, de silences, l’aphonisent ou le déchirent
de cris.3

Donnons un dernier exemple, emprunté à l’œuvre de Marie Étienne, de


cette attention toute particulière portée au jeu rupture/continuité, non pas
(seulement) à l’intérieur du poème, mais dans le cadre d’une suite de vingt dizains
de décasyllabes intitulée « La Morelle », à lire dans le recueil de 1997, Anatolie4.
Il s’agit en effet de vingt poèmes distincts (un par page), néanmoins reliés par un
travail d’enchaînement visant à faire du dernier décasyllabe d’un poème le
premier du suivant, repris en italiques. Le système accuse ainsi le jeu
rupture/continuité, ré-introduisant du continu dans ce qui se donnait pour fin
(reproduisant à l’échelle du poème ce qui déjà se joue de vers à vers) ; voici les
trois premiers textes de la suite :

Je mets du temps à comprendre les choses


Cette nuit-là je me trouve tirée
Hors du sommeil par une voix d’enfant
Qui paraît loin de ma maison
Je m’a
Venture dans la totale obscurité
Longe la mer atteins un escalier
Légèrement convexe
Il tourne et monte
A une place immense sorte de toit
Du monde ou scène de théâtre j’aime
La vérité douteuse des décors

1
Sophie Loizeau, La Femme lit, op. cit., p. 74.
2
Ibid., page 78.
3
Hélène Cixous, Sorties, op. cit., p. 126-127.
4
Marie Étienne, « La Morelle », in : Anatolie, Paris, Flammarion, « Poésie », 1997, p. 23-44.

  143  
*

La vérité douteuse des décors


Où l’éclairage est parti avec
Rigueur par le technicien de service
L’air métallique est lourd à respirer
Est-ce le gris des dalles à l’horizon
Desquelles les maisons paraissent petites
Conçues par le même architecte construites
Par les mêmes maçons ?
Comment oser
Entrer pour vérifier
Vérifier quoi ?
Les portes sont fermées
Il faut pourtant

Les portes sont fermées


Il faut pourtant
Localiser la voix qui se déplace
Qui lance des appels de tous les points
Du paysage et qui ne répond pas
Quand j’interroge
Si c’est un jeu il est
Cruel
Je choisis l’immobilité
Peut-être ainsi nous rencontrerons-nous
Il faut à une horloge un centre fixe
Pendant que je deviens pierre pesante
(Rien qu’à trop croire on succombe debout)

Je reviendrai en conclusion sur ce qui du « neutre » a pu se penser en


terme d’ « écriture blanche » (Barthes, au premier chef, dès 1953 dans Le Degré
zéro de l’écriture). Virginie Lalucq, concevant difficilement, à la lecture d’Hélène
Cixous, « qu’une femme écrive ‘’à l’encre blanche’’ (avec le lait maternel) »,
relevait, non sans ironie, la charge problématique de l’expression : « l’écriture dite
blanche est en fait bien souvent une écriture générale donc masculine ».
L’expression paraît donc menacée d’un double écueil : soit elle se confond avec
une écriture neutralisante, qui annule les différences ; soit sa blancheur la tire du
côté d’une problématique maternité. Or de même que le neutre tel que cette
réflexion l’appréhende n’est pas neutre, une écriture blanche, dans ce contexte
paradoxal, est concevable à condition de l’entendre telle une voix blanche : une
voix n’est en effet « blanche » qu’à être profondément affectée… L’apparente
atonalité de la voix procède d’un surcroît d’affect qui l’altère ; et c’est cette
altération/altérité qui dans « mon neutre » importe. Cette écriture « à l’encre
blanche » procède donc d’une affection que porte la voix du texte. Barthes revient
en fin de son séminaire sur le « fascisme de la langue », pour conclure justement
sur l’ « affect » qui conduit au Neutre :

[L]a langue fait de ses manques notre Loi, elle nous soumet abusivement à ses manques […] : la
loi est loi et dura lex. Or le sed lex, le discours (la littérature) le « tourne », le dévie : c’est le
supplément, comme acte de suppléer :  littérature = liberté  devant la loi-manque du Neutre
(de la langue), le discours (au sens le plus large du terme : l’énonciation : littéraire, éthique,

  144  
pathétique, mythique) ouvre un champ infini, moiré, de nuances, de mythes, qui peuvent rendre le
Neutre, défaillant dans la langue, vivant ailleurs. Par quelle voie ? Je dirai d’un mot vague : la
voie de l’affect : le discours vient au Neutre par l’affect.1

C’est « le mot vague » de Barthes que s’efforce de circonscrire cette


réflexion…
Je propose cependant de « teinter » ce blanc, de le salir pour qu’il
apparaisse « en vérité » (Cixous) ; nous nous attacherons ainsi à penser une
« écriture kaki », soit une écriture de la poussière – celle qui finira par confondre
hommes et femmes. De nombreux passages de l’œuvre de Cixous nous y invitent,
et d’abord sa réflexion quant au travail plastique conduit par l’artiste Roni Horn à
partir de Agua Viva, de Clarice Lispector ; on notera que le commentaire se fait
poème :

Kaki est la couleur qui vient à Roni [Horn] pour peindre la longueur du chemin, l’air du temps
Cela s’impose à elle, naturellement.
Le vide blanc ne peut être que kaki
Khakee est arrivé à la langue anglaise en 1898
Venant de l’Inde, venant du hindi. Khaki, lorsque le mot était en Inde, était le nom de la couleur
de poussière
– Qu’est-ce que kaki ? ai-je demandé à Roni.
(C’était en novembre 2004 à Londres. Kaki avait fait tout le chemin depuis Old Delhi jusqu’à
Piccadilly Circus)
– Kaki is like white to me, it contains all colors doesn’t express one thing, includes everything dit
Roni.
– Tu es poussière et tu retourneras à la poussière dis-je.
D’abord Roni peint « le chemin » pour que la succession vivre et mourir et revivre puisse se faire
sentir jusque dans le carré de l’écran.
– Pourquoi l’écran est-il exactement carré ? (129,5 cm x 129,5 cm)
– Pour préserver le neutre, l’expressionless. Pour laisser la poussière être kaki sans intention.
Pour aimer le perdu et le trouver d’un amour d’égal à égal.
Pour ne pas ajouter, ne pas préférer, ne pas insister choisir privilégier interpréter – hiérarchiser
orner.
– Ce kaki n’est pas salissant : il se confond avec le sale naturel, qui n’est ni sale ni propre.
– La couleur kaki est poussière. C’est le non-lieu où tout va exister.2

S’attachant, dans le même livre, Peinetures, au travail d’un autre artiste,


Jeffrey Gibson, Cixous s’interroge sur le geste du jeune plasticien qui vise à
« mettre en œuvre la poussière » : « Une sorte de secret, qui serait contenu dans
cette poudre de terre, et qui excède le jeu du propre-impropre, du masculin /
féminin (quel est le sexe de la terre ?) qui n’appartient pas à la vérité comme
homoiosis, comme adéquation mais qui rend à l’inadéquation, à l’anormal sa
puissance. Déplacement sans rejet, sans dénégation »3. Or la terre des ancêtres de
Gibson, qui est cette terre dont il hérite pour la transmettre autrement, qui devient
œuvre, n’est pas sans faire écho avec ce que dit Cixous d’une terre à elle natale,
terre d’écriture, devenue écriture :

Ça s’écrit, ces commencements […] ça peut et doit s’écrire. Ni noir sur blanc ni blanc sur noir,
pas dans ce heurt du papier et du signe qui s’y grave, pas dans cette opposition des couleurs qui se
détachent l’une sur et contre l’autre. C’est ainsi :
Il y a un sol, c’est son sol – enfance, chair, sang brillant – ou fond. Un fond blanc, inoubliable,
oublié, et ce sol, recouvert d’une quantité infinie de strates, de couches, de feuilles de papier, c’est

1
Roland Barthes, Le Neutre, op. cit., p. 238.
2
Hélène Cixous, « Faire voir le jamaisvu », in : Peinetures, op. cit., p. 84-85.
3
Hélène Cixous, « Hériter/Inventer avec Jeffrey Gibson », ibid., p. 141.

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son soleil. Et rien ne peut l’éteindre. La lumière féminine ne vient pas d’en haut, ne tombe pas, ne
frappe pas, ne traverse pas. Elle irradie […].
[…] Qu’elle écrive !1

Le « ni… ni… » refuse une fois encore l’opposition (ici du noir et blanc)
pour s’ouvrir à un troisième terme : « le sol ». Terre, sol, poussière : couleur kaki,
« non-lieu où tout va exister ». Ou encore, avec Clarice Lispector relue par la
poète québécoise contemporaine Louise Warren qui cite très exactement ce
passage de La Passion selon G.H. dans ses Attachements (2010), « l’élément vital
qui unit les choses » :

Je suis en train d’essayer de te dire comment je suis arrivée au neutre et à l’inexpressif en moi. Je
ne sais pas si je comprends ce que je dis, je sens – et je me méfie de la sensibilité, car sentir n’est
qu’un des modèles d’être. Mais je traverserai cette chaleur humide et stupéfaite qui se gonfle de
néant et il faudra que je comprenne le neutre avec ma sensibilité.
Le neutre : je veux parler de l’élément vital qui unit les choses.2

« Préserver le neutre, l’expressionless », confie Roni Horn à Hélène


Cixous ; arriver « au neutre et à l’inexpressif en moi », souligne Louise Warren à
la lecture de Clarice Lispector ; tendre, pour la poésie écrite par des femmes, « à
une certaine impersonnalité », préconisait Virginia Woolf : l’histoire des femmes
poètes est en train de s’écrire…

1
Hélène Cixous, Sorties, op. cit., p. 119-120.
2
Clarice Lispector, La Passion selon G.H., que cite Louise Warren, in : Attachements.
Observation d’une bibliothèque, Montréal, L’Hexagone, 2010, p. 120.

  146  
Politique et poétique
Genre et écriture, une relation ambivalente

Claude Ber

Ambivalence

La relation entre genre et écriture est rien moins que simple et, il s’agit
davantage pour moi, en tant que poète et écrivain, d’en explorer les contradictions
que d’essayer de les réduire.
L’acte poétique vise moins à répondre qu’à questionner, moins à résoudre
des oppositions qu’à se laisser travailler par elles. Le déplacement des
représentations que le discours tente d’opérer démonstrativement, l’écriture le fait
par un travail de la langue qui interroge et s’interroge dans sa forme, quand de
nouvelles significations ne peuvent naître, à mon sens, que dans un mouvement
dans et par la langue.
C’est donc moins ici mon écriture qui s’expose, qu’une réflexion sur cette
action d’écrire prise dans le paradoxe d’un faire qui ne tient pas sa réalité de lui-
même, mais de la reconnaissance d’autrui et qui naît à un carrefour, où se croisent
la singularité individuelle, l’appartenance à une époque, une culture, une histoire
collective incluant celle des formes et une humanité commune présente à cet
horizon indéfini de l’adresse qui interroge autant qu’elle quête cette humanité en
devenir et en exigence qu’Anthelme nomme « l’espèce humaine ».
L’ambivalence de ma posture tient à celle d’une problématique croisant
deux ensembles distincts, le poétique et le politique, qui interfèrent sans se
recouvrir et entretiennent, comme l’a bien montré Hanna Arendt, des rapports
ambigus. Le poétique est à la fois dépendant et antagoniste du politique; il
suppose une Cité organisée qui en rende l’expression possible, mais il interroge à
son tour le politique, travaille le symbolique, les représentations que l’homme se
fait de lui-même, sa mémoire. Et il le fait d’autant mieux qu’il refuse de se plier à
d’autres injonctions que les siennes.

« La poésie des femmes » entre affirmation et assignation

La possibilité de devenir écrivain, la visibilité, la reconnaissance de la


création littéraire des femmes ne vont pas de soi ni partout ni depuis toujours. Des
inégalités de droit et de fait, des idéologies patriarcales ont confiné – et confinent
encore - les femmes au rôle de génitrices, dans une partition entre le « domus » et
« l’agora », entre l’intimité de la maison dévolue aux femmes et la Cité réservée
aux hommes, entre la procréation d’un côté et la création de l’autre. Leur poésie
demeure, à l’échelle planétaire, encore minoritaire et sa visibilité souvent moindre
avec des nuances importantes selon les sociétés.
Sans reprendre ici une « her/story » revendiquant sa place dans
une « his/story » qui l’en a généralement exclue, on ne peut la perdre de vue ni
ignorer que les représentations, qui ont confiné les femmes au trois K (Kinder,
Küche, Kirche, les enfants, la cuisine, l’église), pour le dire davantage sous forme
de slogan que d’analyse, sont tenaces et que leur incidence sur l’écriture des

  147  
femmes perdure. Cette dernière est encore, parfois, prise entre une nécessaire
affirmation et l’assignation qui en découle.
L’inscription de la « poésie des femmes » dans une histoire et des conditions
socio-politiques inégalitaires, fait aisément concevoir la nécessité pour elle de
s’affirmer en tant que telle. Certaines chercheuses ont pu même dire,
schématiquement, que, dans l’écriture, les femmes ont d’abord revendiqué d’être
(comme) des hommes puis le droit d’être des femmes.
Cette assertion mérite, cependant, d’être nuancée car il me semble qu’elles
ont d’abord revendiqué non d’être des mâles, mais des êtres humains à part entière
- et il est encore des lieux où elles ne le sont toujours pas - puis se sont affirmées
en tant que femmes et que le temps est venu pour elles d’aller au-delà de cette
référence au masculin pour s’affirmer pleinement en tant qu’écrivains, en tant que
poètes, en tant qu’artistes.
Dès l’entrée en nombre des écrivaines dans le champ littéraire, au cours des
XXe et XXIe siècles, apparaissent, d’ailleurs, deux postures distinctes. Les unes
revendiquent non seulement une spécificité féminine y compris dans un
infléchissement de la langue comme Monique Wittig, mais une invention de ce
féminin par et dans l’écriture telle qu’a pu l’entreprendre une Hélène Cixous.
D’autres, au contraire, prônent, comme Virginia Woolf, la nécessité pour les
femmes de parcourir l’entier territoire de l’écriture. Et une Clarice Lispector, par
exemple, refusa toujours l’utilisation du féminin d’écrivain, bien qu’il existe en
portugais, assurant « appartenir aux deux sexes ».
Je serais tentée de faire de même, me souvenant de la phrase de Michelet
« tout créateur a les deux sexes de l’esprit » avec ses connotations archétypales
conjuguant en chacun et chacune les anima et animus et autres yin/yang, si je ne
craignais la tendance à ne les comprendre qu’en opposition binaire conférant au
« masculin » et au « féminin » des attributs conventionnels plutôt que comme le
continuum d’un nuancier individuel plus subtil et plus mouvant qu’elles
représentent et, surtout, si cette introduction du « genre » dans l’écriture
n’entraînait pas nombre de questions tant d’un côté que de l’autre.

L’ambiguïté de toute catégorie

Toute catégorie à la fois se réfère à d’autres, assigne et induit


implicitement des spécificités. La catégorie de « poésie des femmes » devrait,
déjà, supposer une équivalente « poésie des hommes », qui n’existe pas en tant
que telle, mais se confond avec la poésie. Ce déséquilibre significatif est
semblable à celui qui apparaissait, lorsque, jeune professeur de philosophie, je
posais la question « l’homme est-il l’égal de la femme ? » à une époque où ce type
de formule était de mode. Aussitôt mon auditoire supposait le lapsus. Ce ne
pouvait être que « la femme est-elle l’égale de l’homme ? ». D’un point de vue
logique les deux questions étaient identiques, d’un point de vue historique et
socio-politique non. L’inversion valait rapide démonstration de la condition des
femmes. De même, inverser la catégorie de « poésie des femmes » en « poésie des
hommes » dit immédiatement le statut second de la première.
Que cette qualification soit mise en avant dans une intention politique de
visibilité, se conçoit quand, aujourd’hui encore, on constate, par exemple, une
surprenante absence de femmes au catalogue de poésie contemporaine de tel
éditeur français de référence alors que leur ample présence chez d’autres laisse à

  148  
penser que des critères socio-politiques interfèrent fortement avec les critères
esthétiques, qui, de toute façon, n’existent jamais indépendamment du contexte
socio-politique. La catégorisation « des femmes » a le mérite d’accroître une
visibilité encore socio-politiquement inégalitaire, mais, en même temps, elle place
la poésie des femmes hors de l’évidence, la définit davantage par rapport à un
référent masculin que par rapport au poétique et induit implicitement des
spécificités, elles-mêmes porteuses d’un risque d’assignation et de limitation.
De là les postures apparemment contradictoires chez les poètes femmes,
les femmes poètes, les poétesses, les poètes - et la prolifération des termes est à
son tour significative. Tant celles qui affirment, affichent et recherchent un
spécifiquement féminin que celles qui l’éprouvent comme une assignation
identitaire limitative de l’écriture sont prises dans la même double contrainte
inhérente à la notion même de spécificité qui affleure dès que l’on associe genre et
écriture.

Une spécificité problématique

A observer ce que peut recouvrir l’expression de « poésie féminine »,


auquel d’ailleurs celle de « poésie des femmes » substitue un pluriel bienvenu,
témoin de l’évolution de la réflexion, et qui gagnerait à s’étendre au premier
terme, que découvre-t-on ?
Certes des traces de la condition des femmes. L’écriture des femmes, leur
poésie fait résonner des perceptions, des expériences liés à leurs conditions, à leur
statut de « deuxième sexe » et participe, par son existence même, à la
déconstruction de représentations sociales où le mâle est le patron de l’humain au
double sens de modèle et de maître quand, en ce moment même, des intégrismes
religieux qui n’en sont pas à une contradiction près, déclarent à la fois la création
poétique apanage des hommes et l’accusent de féminiser leurs virils guerriers.
Que cette poésie écrite par des femmes introduise des thématiques, expose des
non dits, renouvelle des motifs peut légitimement amener à l’interroger en tant
que telle, mais cela n’induit pas une spécificité de l’écriture elle-même ni de la
posture de l’écrivain.
Et le risque demeure pour l’écrivaine de plier consciemment ou
inconsciemment son écriture à l’illustration du genre et de l’inféoder à des
représentations obsolètes comme à des attentes ou des visées extérieures à elle,
pour légitimes qu’elles soient. Car, au-delà de cette histoire qui la marque, du
déplacement et de l’enrichissement du regard qui peut en découler, de quoi parle-
t-on d’autre quand on parle d’une « poésie des femmes » que ce soit avec bonnes
ou mauvaises intentions ?
Au mieux s’y affirment des écritures et des poétiques de femmes, déjà
évoquées. Au pire réapparaît un essentialisme distribuant naturellement, et quasi
génétiquement, des qualités entre hommes et femmes. C’est en fonction de cette
répartition qu’une écriture sera reçue comme j’ai pu, parmi bien d’autres, en faire
l’expérience au début de mon travail quand l’ambivalence de mon prénom a valu
à mon écriture tantôt une « subtilité » nécessairement féminine tantôt une
« force » tout aussi nécessairement virile selon le sexe qui m’était attribué. Et
lorsqu’un grand éditeur avoue encore en 2001, qu’il n’imaginait pas qu’une
femme ait pu écrire tel livre, même si l’intention est laudative, et parce qu’elle

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l’est justement, elle en dit long sur les représentations a priori d’une écriture « de
femme » et sur les attentes implicites ou explicites qui pèsent sur elle.
Il serait inutile d’insister sur ces stéréotypes si leur récurrence n’était, elle,
insistante sous des formes insidieuses dans la réception des ouvrages écrits par des
femmes, dans lesquels certaines lectures ne retiennent que ce qu’elles ont
l’intention et l’idée préconçue d’y trouver, assignant alors à ces derniers les
mêmes domaines et les mêmes qualités que ceux qui sont conventionnellement
alloués aux femmes. Au niveau de sa réception, « la poésie des femmes » continue
encore, parfois, d’être prise, à des degrés divers, dans le « double bind » de
l’injonction paradoxale bien connue qui, implicitement, reproche autant aux
femmes de l’être et de l’être trop que de ne l’être pas ou pas assez, d’illustrer les
stéréotypes que de cesser de le faire et qui les accule, de toute façon, à
l’impossibilité d’être quoi que soit quand à rester dans le rôle de femelles, elles ne
sont rien que cela et à explorer territoires réservés aux hommes, elles sont
accusées de perdre on ne sait quelle féminité ou d’intégrer le discours du
dominant.
Dans les deux cas, l’écriture demeure assujettie à l’attente d’illustration d’un
éternel ou nouveau féminin, qui l’annexe à une intentionnalité extérieure à elle,
comme la difficulté aussi bien de dégager des constantes saisissables dans
l’écriture poétique des femmes que de définir ce « féminin » qui s’y exprimerait.
Plutôt que d’analyser les critères hasardeux de ce dernier, dont tous suscitent des
contre-exemples aussi nombreux que les exemples, rappelons simplement qu’au
jeu des pseudonymes et des écrits anonymés, il est, dans la grande majorité des
cas, impossible de démasquer l’auteur ou l’auteure et considérons surtout de plus
près les relations voire les confusions qui sous-tendent ces démarches de
catégorisation, notamment les relations entre l’écrivain et la personne, le corps et
le désir, le sexe et le genre.

L’écriture fait l’écrivain autant qu’il la fait

Que toute écriture soit indissociable de conditions de son émergence, d’une


expérience personnelle, d’une vision du monde, ne la réduit pas au témoignage ou
à la confession ni le sujet de l’écriture à une subjectivité sans médiation. Bien sûr,
on écrit avec du soi, mais ce soi est le matériau de l’écriture. Matériau qu’elle
métamorphose y compris même d’ailleurs dans ce qui se veut confession ou
témoignage quand la mise en écriture de ces derniers les constitue en objet
littéraire, aux antipodes de la transparence mirador d’une littérature-réalité
analogue à quelque télé-réalité.
On sait depuis belle lurette qu’une écriture ne calque ni la personne ni sa
biographie et que même si Proust, Woolf, Karen Blixen, Carson Mac Cullers,
Yourcenar, Musil ou Jélinek construisent leurs univers avec quelque chose d’eux,
ni les unes ni les uns ne sont inaptes à insuffler une part de soi à des personnages
masculins comme féminins. Et la poésie ne résonne pas moins de multiples voix à
moins de l’assimiler à une expression de soi naïve aux antipodes de sa réalité
littéraire et de l’usage spécifique de la langue qui la définit comme de négliger les
divers recoupements des appartenances identitaires du poète encore multipliées
par l’acte d’écrire, qui en actualise les potentialités, en transgresse les limites
individuelles, en imagine des possibles. C’est oublier à la fois la complexité
individuelle comme la part de l’imaginaire à l’œuvre dans le poétique au seul

  150  
profit de déterminismes, certes présents, mais que l’acte littéraire travaille dans et
par la langue.
Le je qui écrit, le sujet de l’écriture n’est pas une donnée fixe antérieure à
l’acte d’écrire. Il se saisit et se désaisit à la fois dans et par l’écriture. S’y
découvre, s’y métamorphose, s’y échappe aussi. « L’écriture travaille celui qui la
travaille », comme le rappelle Claude Simon, elle fait l’écrivain ou l’écrivaine
autant qu’ils la font dans un processus, un acte d’invention et de construction
complexe qui met en jeu conscient et inconscient, observation et invention,
sensation et réflexion, élan et recul... Le poétique n’est pas le reflet d’un réel,
d’ailleurs lui-même toujours perçu à travers des modes de lecture, mais un outil de
son déchiffrement, une manière de lui donner forme. L’écriture nous traduit, mais
elle nous invente surtout comme le rappelle la formule lapidaire de Marina
Tsvetaïeva : « être moderne c’est inventer son époque et non la refléter ».
C’est de manière analogue que se pose le rapport entre genre et écriture,
quand il ne s’agit pas de refléter un féminin antérieur et extérieur à l’acte d’écrire,
mais à la fois de l’inventer et d’en outrepasser les déterminations fussent-elles
avancées au nom de l’ancrage de l’écriture dans le corps, où se justifie aussi un
ancien ou nouveau « féminin » inexorablement lié à l’écriture des femmes.

Corps, désir, sexe et genre

Que l’expérience poétique s’enracine au plus profond du corps, dans la


sensation, l’émotion, l’expérience sensible où « les sens font sens en tous sens »
est une évidence pour tous les poètes, hommes comme femmes. Mais, déjà,
réduire l’expérience du corps à celle du sexe et du genre, c’est la restreindre face à
une vie, une mort, un rapport au monde, aux autres et à soi qui traversent les
déclinaisons de notre condition humaine. Même s’il existe des expériences
sexuelles et génitales propres à chacun des deux sexes, elles ne sont pas
univoques, mais multiples et variables selon les cultures et les individus. Nous
éprouvons et expérimentons chacun et chacune le monde et notre incarnation à
travers notre singularité comme dans une humanité plus large, dont la misogynie
précisément a privé les femmes. L’écriture, la poésie des femmes n’est ni
davantage vouée à l’exploration de leur génitalité ou de leurs sexualités – et le
pluriel s’impose- que celle des hommes. Elle n’en est pas non plus interdite.
C’est aussi oublier que le corps, lui non plus, n’est pas donné dans une
évidence naturelle, mais construit par un imaginaire individuel et collectif. Sans
nier sa naturalité, il est aussi le produit d’une histoire sociale incorporée, comme
l’a justement montré Bourdieu parmi d’autres ; il est marqué par des
représentations, des histoires et des expériences diverses dans une conscience de
soi et une relation au genre rien moins qu’univoque. La sexualité a une histoire
nous rappelle Foucault. Le corps est sexué, mais il n’est pas donné dans une
immédiateté transparente miraculeusement épargnée par les idéologies et les
représentations ; ces dernières instaurent un ordre symbolique qui le marque et le
genre. Les rapports du corps et du sujet, la perception par chacun de son genre, de
son identité « masculine » ou « féminine » sont liés à ces histoires collectives et
individuelles et dessinent des écarts et des transgressions qui empêchent de les
considérer de façon sommaire quand quelque « trouble dans le genre », pour
reprendre le titre de Judith Butler, a rendu les généralités d’autant plus sujettes à
caution.

  151  
Enfin, pour revenir au cœur du poétique, c’est dans le désir non dans les
organes que s’ancre l’écriture. Dans les plis de l’imaginaire et des fantasmes qui
s’inscrivent dans ceux de la chair. Pour les femmes comme pour les hommes, le
désir se distingue de la génitalité et de ses figures obligées dans une histoire du
désir humain qui dessine une série de figures non uniformes et où la régulation
sociale et ses assignations normatives à la fois nous limitent et nous font. Quels
sont les rapports entre sexe, sexualité, désir et genre ? Ces questions traversent, de
façon controversée d’ailleurs, les théories du genre et je suis obligée de les
évoquer au passage car comment parler des rapports entre poésie et genre féminin
quand les notions impliquées par ce lien soulèvent des interrogations à moins d’en
revenir à une essence femelle génétiquement immuable qui diffuserait dans la
poésie des femmes aussi sûrement que des phéromones!
Cette caricature est heureusement obsolète, mais certaines de ses copies plus
pastélisées, réapparaissent subrepticement lorsqu’il est question de l’écriture des
femmes, où un sexuel rabattu sur l’organique et donné comme naturel et univoque
redevient susceptible d’informer un désir qui, pourtant, de toujours, lui échappe
dans ses multiples modalités. Ce sont non des généralités, mais des individus
singuliers et divers qui écrivent et qui font l’expérience humaine à la fois unique
et partagée du désir inscrit dans un réel, lui-même physiologique, historique,
social, mais aussi dans un symbolique et dans un imaginaire.
Et ce n’est d’ailleurs que lorsque le désir devient dicible pour les femmes,
quand il accède à l’autorisation de se dire individuellement et collectivement dans
sa diversité, que les femmes accèdent largement à la démarche créatrice jusque là
interdite ou perçue comme transgressive par rapport à la vocation obligée de leur
sexe.
La création poétique des femmes se nourrit du désir de chacune dans le
pluriel d’expériences, où se dessinent des points communs mais aussi des
différences notables. Et ce, jusqu’au grand écart qui va faire une Hélène Cixous
explorer une féminité à inventer par et dans l’écriture ou une/un Pat Califia se
déclarer de sexe féminin et de genre masculin et récuser les catégories de genre.
Car c’est bien ce dernier que son lien avec l’écriture conduit, à son tour, à
interroger.
Il n’est pas question de développer, ici, une réflexion sur le genre à travers
sa propre histoire qui oscille entre une définition « expressive » et une définition
« performative » avec une Judith Butler par exemple, mais on est bien obligé
d’admettre que ses classifications en sont bousculées ; si sexe et genre en tant que
productions et catégories sociales se distinguent au point que se vivre de genre
féminin n’implique pas qu’on soit femelle pas plus que se vivre comme de genre
masculin n’implique qu’on soit mâle, la question d’une spécificité de l’écriture
des femmes s’en trouve singulièrement compliquée…On risquerait, à approfondir,
d’être acculé soit à multiplier les sous-catégories de poésie dans une surenchère
absurde soit à devoir décider de ce qu’est une « vraie » femme ou un « vrai »
homme avec, cette fois, les dangers autrement graves que recouvrent de tels
positionnements éthiquement et politiquement irrecevables.
C’est, certes, pousser l’argumentation à ses limites, mais ces dernières ont le
mérite de révéler un sous-texte qui est loin d’être clair ou innocent et qui est
nécessairement charrié par les notions même de différence ou de spécificité telles
qu’elles sont à l’œuvre dans le politique. Et le poétique n’en est pas exempt
lorsque leurs domaines se chevauchent. On a vu, dans la critique, doser le degré
de féminin ou de masculin chez des auteurs et auteures en référence à des

  152  
représentations qui, pour être archétypales, n’en étaient pas moins stéréotypées.
On a même vu, à la suite de Freud, y compris chez des théoriciennes en vue à une
certaine époque, annexer l’entier de la poésie au genre féminin, assertion qu’un
peu d’histoire littéraire rend rapidement incertaine.
Eclipsée, dans certaines sociétés, par la primauté croissante du roman, la
poésie y est passée du rang de genre majeur à celui de genre mineur et s’est de
plus en plus retirée de la Cité, dévolue au « masculin » et où elle régnait
antérieurement, vers ses marges et vers l’intime dévolu au « féminin ». Le poète
n’est pas soudainement devenu « féminin » après avoir été chantre des exploits
guerriers, c’est plutôt la place de la poésie qui est devenue « féminine » dans
certaines sociétés, c’est-à-dire, selon l’image traditionnelle, exclue de la Cité. Il
n’en est pas de même partout ni toujours ; lorsque la poésie reprend la dimension
politique qu’elle avait dans ses versions épiques originelles, elle redevient
éminemment « masculine » si l’on entend par là en prise directe avec le devenir de
la Cité telle celle d’un Darwich, d’un Adonis ou d’un Neruda. On ne fait, là, que
prendre les effets pour les causes. La poésie n’est ni masculine ni féminine, elle
occupe par rapport à la Cité une place tantôt plus « masculine » tantôt plus
« féminine » quand ces deux termes renvoient, encore, dans l’inconscient
collectif, à la partition patriarcale.
On pourrait continuer ainsi, longtemps, à traquer les clichés qui se logent
aussi bien dans des théorisations raffinées que dans de franches sottises telle celle
énoncée, récemment encore, par un poète contemporain, pourtant féru de
modernité, déclarant que les femmes écrivaient mieux de l’amour que les hommes
au mépris de la réalité des œuvres – des hommes en écrivent tout aussi bien
qu’elles et des femmes tout aussi mal qu’eux !- et confinant une nouvelle fois
l’écriture des femmes à une de leurs spécialités traditionnelles.
Tout cela montre bien, si besoin était, que les représentations ont la vie dure
et que le serpent de mer d’une écriture féminine poursuit les descendantes d’Eve
dans des paradis littéraires qui n’ont, hélas, rien d’édénique ! Loin des cercles
protégés d’une catégorisation plus nuancée ou plus subversive, il suffit de
consulter Google à poétesses ou poésie féminine pour voir déferler les
représentations sous leur forme la plus crue et apparaître un tombereau de poncifs,
depuis les habituelles généralités oiseuses sur la sensibilité ou l’intuition féminine
jusqu’aux assertions insultantes attribuant la poésie des femmes à un échec
sentimental et sexuel de veuves ou de frustrées et à des vaticinations tout aussi
aberrantes sur un avenir de la poésie déclinée à un féminin salvateur dans le
sempiternel mouvement d’abaissement et d’idéalisation qui fait des femmes le
pôle rédempteur ou le repoussoir d’un « genre » humain incapable de penser
l’unité de son espèce et les variations de ses singularités.
De quelque côté que l’on se tourne, l’écrivain femme, l’écrivaine, la poète
ou la poétesse, de quelque nom qu’on la nomme, est prise, explicitement ou
implicitement, dans des assignations, auxquelles échappe son homologue
masculin, doté, lui, de tout l’éventail des singularités, dans lesquelles s’est, de fait,
déclinée l’écriture des hommes. Il me semble temps pour les femmes de sortir du
sac catégoriel qui les regroupe en vrac pour accéder à la même potentialité de cet
éventail de singularités enfin désencombrées du devoir d’illustrer le fantasme d’un
féminin idéalisé ou repoussoir comme du jeu de rôles qui les définit non dans leur
relation au poétique, mais toujours dans le rapport biaisé à une altérité qu’il serait
temps de penser réciproque et en référence à des identités plurielles et dynamiques
et non plus confinées dans des oppositions binaires réductrices.

  153  
Singularité/singularités

Plus les conditions politiques et sociales permettent le développement de


l’écriture et de la poésie des femmes, plus apparaissent des singularités et des
affinités esthétiques qui traversent le genre plutôt que des constantes de ce dernier.
Dès lors plutôt que sur les notions de différence, de spécificité ou de lien
générique, qui ont eu une incidence indéniable sur l’histoire de l’écriture des
femmes, c’est celle de singularité qui me paraît, aujourd’hui, plus efficiente car
elle a un triple mérite.
Celui d’abord d’être la plus pertinente dans le domaine artistique, où
s’expriment des individualités singulières, dans ce paradoxe de la possibilité de
rendre leurs singularités partageables car l’écriture n’existe que d’échapper à
celui et à celle qui l’a faite et de susciter des interprétations multiples qui
outrepassent les intentions conscientes de l’auteur comme ses déterminations en
tant qu’individu.
Celui, ensuite, de ne pas écarter ni imposer un lien entre genre et écriture, de
l’inclure dans une approche sans faire de lui un déterminisme car son importance
et ses marques sont variables selon les écrivaines, les contextes, les choix
esthétiques et les types d’ouvrages. A l’autofiction ou au roman réaliste qui
prennent en compte la dimension autobiographique, le champ social, et avec lui la
condition des femmes, elles seront plus présentes, du moins thématiquement, que
dans la méditation mystique d’une Simone Weil, la pensée philosophique d’une
Hanna Arendt, l’expérimentation romanesque d’une Nathalie Sarraute ou la
poésie d’une Nelly Sachs ancrée dans la mémoire de la Shoa ; elles seront, de la
même manière, plus notables dans un ouvrage qui explore la sexualité féminine ou
qui revendique explicitement une féminisation de la langue - seul cas où l’écriture
est volontairement stigmatisée - que dans le Frankenstein de Marie Shelley,
l’univers du Nils Holgersson de Selma Lagerlöf, Les Mémoires d’Hadrien d’une
Yourcenar ou dans les fictions épiques et réalistes d’une Tony Morrisson qui, tout
en étant engagée pour des droits égaux, refusait catégoriquement qu’on qualifiât
son travail de « féministe » au prétexte qu’elle privilégiait les personnages
féminins, dont une longue lignée peuple la littérature des hommes comme des
femmes.
Le mérite, enfin, de recentrer le débat d’une part sur les « sujets de
l’écriture » non assimilables à la personne dans la conscience que toute écriture
résonne de multiples voix qui ne se confondent pas avec l’individu, d’autre part
sur l’expérience singulière de ce sujet de l’écriture, dont je ne suis pas sûre qu’elle
soit identique du seul fait d’être de même sexe et/ou de même genre. Ressent-on
son corps comme univoquement et constamment genré lorsqu’on écrit ? Sentant,
ressentant, désirant bien évidemment, mais inscrit dans un genre stable, lisse,
défini, je n’en suis pas sûre. Peut-être parce que j’ai une représentation plus
performative qu’expressive du genre, mais, plus au ras de mon expérience, parce
que je ne ressens pas mon genre de manière identique dans tous mes actes. Mon
corps est-il genré lorsque je me gratte le bras, lorsque je bois un verre d’eau,
lorsque je respire ? S’éprouve-t-on comme « femme » ou « homme », dans ce que
cela signifie un corps sexué et genré constamment ou bien discontinument ?
D’une manière uniforme et stable dans une expérience d’adéquation totale du
genre et du soi ou bien y-a-t-il des discontinuités, des ruptures, des trous, des
écarts, des variations? Dans tous les cas, écrire est moins pour moi un déploiement

  154  
du genre qu’un processus d’adhérences et de désadhérences successives, de
territorialisation et de déterritorialisation, pour reprendre les termes de Deleuze,
l’expérience d’une identité mouvante surgissant dans et de l’action d’écrire et
s’élaborant en elle. A écrire « je » n’est pas assimilable au seul moi, il est non
seulement « un autre » mais plusieurs. Et il est surtout risqué…

Le poétique, une identité risquée

Il faut alors revenir à l’essentiel de l’expérience poétique comme


désappropriation plus qu’appropriation dans un processus, un faire dans et avec la
langue qui déconstruit en même temps qu’il construit et qui s’expérimente
davantage comme une aventure, un risque que comme l’expression directe d’un
moi d’autant moins saisissable que notre identité n’est pas fixe, mais poreuse et
dynamique. On écrit depuis sa propre histoire, mais aussi dans celle de la poésie et
de ses formes, depuis le profond de soi, mais aussi de ce qui le traverse, dans une
écoute où notre propre voix résonne de celle des autres et du monde ; l’identité du
« poète » ou de la « poétesse » n’est pas une donnée, mais le résultat aléatoire
d’un parcours.
La poète comme le poète sont identiquement amenés à une interrogation de
ce que parler veut dire comme à la quête d’une langue à la fois singulière et
commune. A chacune et à chacun de défaire et de faire à sa manière, avec, contre,
peu importe, sachant qu’ils ne font pas sans ni dans l’inconscience de ce qu’ils
font quand écrire est toujours chercher une langue à l’intérieur d’une langue
toujours étrangère. Et ce dans une aventure d’écrire rien moins qu’assurée dans le
double risque, d’un côté, de la langue usée et inerte du déjà dit et, de l’autre, d’un
jargon de modes passagères, comme le furent ceux des Précieuses, des Incoyables
ou des Décadents.
Dans une vision du poétique qui ne saurait être ni normative ni essentialiste,
toutes les postures sont concevables aussi bien, pour les unes, la volonté d’y
inscrire un spécifiquement féminin qu’elles y expérimentent comme tel que, pour
d’autres, le refus d’assujettir préférentiellement leur écriture à une détermination
perçue au même titre que d’autres marques identitaires. Le risque est égal pour les
deux et sans certitude de littérairement aboutir. A assumer l’entier de ce risque et
à ne se priver d’aucun possible, l’écriture des femmes échappe alors à la double
contrainte entre affirmation et assignation et se retrouve en même posture que
celle des hommes, ni autre ni identique, là n’est plus la question, mais dans
l’évidence de l’écriture, dans l’éventail de tous ses possibles, dans son défi, dans
sa question.
Après les inévitables étapes de l’accession des femmes à l’écriture, le temps
me semble venu pour cette dernière - c’est le leitmotiv de cette intervention - de se
revendiquer d’abord et essentiellement comme écriture. A leur poésie de se situer
avant tout par rapport au poétique. Il devient, à mon sens, moins important de
considérer comment le genre travaille l’écriture qu’à l’inverse, comment l’écriture
(des femmes, mais aussi des hommes car la problématique du genre concerne les
deux) travaille le réel et ses représentations.

Le poétique comme catalyseur plutôt que dépôt de significations

  155  
Si l’on considère le poétique pour ce qu’il est fondamentalement, un travail
du langage, et son objet, le poème, moins comme dépôt de significations que
comme une « œuvre ouverte » productrice de significations, la question du rapport
avec le genre en est aussi déplacée.
Que le genre y soit générateur de thèmes ou de formes n’est pas exclu, mais
il ne l’est pas plus que d’autres singularités. Et surtout il n’est pas antithétique de
la possibilité à laquelle toute œuvre doit pouvoir prétendre, et peu importe, à ce
stade, qu’elle l’atteigne ou pas, de toucher la sensibilité humaine à travers ses
singularités, sexe et genre compris. Car c’est là une des caractéristiques de
l’œuvre d’art et de l’écriture trop rarement soulignée par le politique.
Dans le geste artistique et littéraire, dans le « poïetique » s’illustrent le
spécifique et son dépassement. Ce qu’il y a de propre à une culture, à un sexe, à
un genre, à une histoire, à un individu peut s’y exposer sans relever pour autant
d’un identitaire opposable à une humanité commune, relevant seulement de la
multiplicité des expressions de cette dernière. Nos ouvrages, dont le poème,
reflètent la diversité de l’espèce humaine et du monde qui nous entoure, celle de
manières de vivre, de penser, de sentir qui sont, alors, données à percevoir à
travers cette expérience unique que chacun fait de lui-même et d’une condition
humaine toujours improbable dans un corps inscrit dans un genre, des lieux, une
histoire.
Ouvrages et savoirs s’échangent aussi dans l’élargissement de cette même
expérience humaine, qui n’est limitée à aucune de ses données, mais les conjugue
multiplement. Chacun peut y être singulier (y être, bis repetita, d’une culture
comme de plusieurs, d’une langue transmise ou choisie, d’un genre comme aussi
bien transgenre, d’un héritage privilégié ou de legs cosmopolites, d’une
communauté ou d’un exil etc etc dans une combinatoire illimitée) sans y perdre
une humanité non pas définie a priori mais dans son interdépendance et son
mouvement, son appel, et participer de l’invention de cette humanité sans être
réduit à une catégorie universaliste abstraite.
L’acte d’écrire constitue le sujet de l’écriture, qui se qualifie dans son
écriture et par elle, au risque, bien sûr, de demeurer dans le néant, mais ancrant en
elle sa qualification. Ce n’est pas une identité générique a priori qui qualifie
l’écriture des femmes, mais les écrits des femmes qui, à terme, les qualifieront et
qualifieront, au-delà d’elles, plus largement, une humanité enfin pensée dans la
multiplicité de ses déclinaisons.

« La tâche de renouveler un monde commun »

La tâche d’inventer, « La tâche de renouveler un monde commun»,


qu’Hanna Arendt assigne à chaque génération est au cœur de la démarche
poétique. Elle est aussi bien l’enjeu de l’écriture des femmes que de celle des
hommes. « La poésie des femmes » ne peut y prendre place pleinement qu’à
condition d’échapper à la seule vocation d’exploration d’un « féminin »
générique, dont j’ai tenté de souligner autant le pluriel que les ambiguïtés, qu’à
condition d’exister avant tout en tant que démarche poétique, libérée des visées
illustratives comme des attentes. Autant des stéréotypes éculés que des injonctions
qui en espèrent un engagement au service de la cause politique des femmes. Si
elle sert cette cause, et elle le fait autant que l’engagement politique et les deux ne

  156  
sont pas exclusifs, c’est d’abord dans et par la liberté d’un engagement dans le
poétique, dont chaque créatrice module les singularités selon la sienne.
Plus le nombre d’ouvrages de femmes s’accroît, plus la singularité de
chacun d’eux contribue à déconstruire les images préconçues de «la » femme
fantasmée ou espérée et plus les contextes culturels, les choix esthétiques, les
particularités individuelles l’emportent sur les traits génériques et font résonner
des voix de femmes distinctes qui prennent enfin place dans le concert, jusqu’à
nos jours trop unanime, des voix humaines scandant notre histoire. Là, telle
explore les tréfonds de son corps et de ses désirs, telle autre fait résonner le destin
d’un peuple, telle autre s’aventure dans une écriture de l’être, chacune s’engageant
comme Akmathova, Tvétaïeva, Ingeborg Bachman ou Sylvia Plath dans des
créations poétiques dont la spécificité est moins unanimement marquée par leur
genre que par des personnalités singulières, des postures et des questionnements
proprement poétiques, dont aucun n’est propriété exclusive d’un des deux sexes.
À se déployer, l’écriture des femmes rejoint alors celle des hommes, de ceux
qui sont aussi leurs compagnons de route en poésie et auxquels les lient des
affinités esthétiques et humaines qui traversent les genres ; elle sort enfin de
l’impasse du « même ou autre » qui, au final, revient toujours à la même référence
au masculin plus qu’au poétique. Cette problématique est, à terme, à dépasser
pour que les œuvres des femmes cessent d’être prisonnières de cette référence,
dans laquelle elles se débattent encore trop souvent, et s’inscrivent enfin
d’évidence dans les possibles du poétique comme dans le réel de notre histoire.

Forclusion

Clore ce propos débouche davantage sur une forclusion que sur une
conclusion. Parce que le cadre restreint d’une communication conduit à le
schématiser, mais aussi parce que s’y est perdu sinon le droit de dire, du moins ma
manière de le faire. Aussi importante que soit la réflexion théorique, l’ouvrage
poétique dit ce qui ne peut se dire autrement qu’à travers lui. C’est cet autrement
là, cette spécificité de l’écriture, que je tiens, au final, à rappeler.
C’est revendiquer pour l’écriture non une pure gratuité dans quelque
empyrée détachée des contingences mais une autonomie. Notamment pour celle
des femmes encore entravée par des représentations et des attentes. C’est, dans
tous les cas, dans une dépendance réciproque, où, à la fois, l’évolution sociale et
politique et les mutations des représentations qui en découlent influent sur
l’écriture et où cette dernière est susceptible à son tour d’influer sur les
représentations, que se joue, pour moi, non seulement une invention du féminin
comme du masculin d’ailleurs dans l’écriture émergeant dans notre pensée et
notre vision de nous-mêmes mais, plus largement, une émancipation de l’écriture
par rapport à ces déterminations alors ni plus ni moins déterminantes que d’autres
dans le cadre des multiples singularités qui traversent le poétique quand son
apport est précisément un inattendu qui subvertit les clichés, se glisse entre les
interstices des discours dominants, fait levier dans les fissures du politique et y
introduit sa propre parole. L’art, la littérature, le poème ne changent pas le monde,
mais ils contribuent à sa lecture et à son invention.
C’est conscience politique qui me conduit à adhérer sans hésiter à des
manifestations, publications et études autour de la poésie et de l’écriture des

  157  
femmes car elles ont le mérite de contribuer, ici, à un équilibre encore incertain,
ailleurs, à une égalité de droits et de condition loin d’être complètement et partout
acquise. Mais cet engagement politique sans réserve n’occulte pas les ambiguïtés
que toute catégorisation comporte dans un tiraillement entre le poétique et le
politique, que je ne peux ni ne veux d’ailleurs réduire.
Est-ce à dire, au final, que je considère mon écriture comme hors genre,
traversant les genres ou englobant les deux ? Tout mon propos a tenté de déplacer
la question, dont la pertinence m’apparaît essentiellement historique, et à
émanciper l’écriture des femmes de visées démonstratives et illustratives, y
compris même lorsque ces visées sont revendiquées par l’auteur qui n’écrit pas
nécessairement ce qu’il veut ou croit écrire. Car c’est hors de l’intention que le
poétique agit. Avec ou malgré elle, mais pas selon elle. Même si l’écriture résonne
des échos du monde, même si elle est nécessairement marquée par une époque
comme par les traits individuels de son auteur, c’est parce qu’elle va ailleurs que
là où les mots sont déjà allés, qu’elle apporte sa contribution spécifique à une
histoire dans laquelle elle est englobée, mais dont elle n’est pas prisonnière.
En tant que poète et en tant que femme (et non en tant que poète-femme,
chimère bicéphale qui incarne seulement, ici et maintenant, une des multiples
tensions entre le poétique et le politique), les deux me concernent, se recoupent
parfois, mais ne se confondent pas. Mon impératif, en tant que femme, est la
reconnaissance de la pleine et entière humanité des femmes en refusant de
manière plus large encore, d’annexer cette humanité comme sa capacité
« poïetique » à une quelconque de ses multiples déclinaisons, sexe, genre, couleur
de peau, mœurs, croyances, préférences sexuelles etc. Mon travail, en tant que
poète est d’écrire hors toute assignation et de contribuer - sans évidemment avoir
la certitude d’y parvenir - par cette action elle-même à l’émergence d’une
représentation de l’humain par lui-même conçue en d’autres termes que
discriminateurs et hégémoniques à l’horizon d’une humanité qui, comme
l’écrivait Jaurès, n’existe qu’à peine et dont seule la pluralité d’une parole sur
elle-même, plus rhizomatique que distribuée en opposition sommaires, est
susceptible de dessiner de nouvelles cartographies.
Le faire littéraire se nourrit des tensions qui le traversent et résout en lui et
par lui les contradictions qui le tiraillent tout autrement qu’en cherchant à les
réduire. Qu’on soit ou qu’on se nomme écrivain ou écrivaine, poète ou poétesse,
c’est dans et par sa propre spécificité que l’écriture, participe pleinement de cet
effort de clarté par lequel, parfois, je la désigne.

  158  
Voix des hommes/Voix des femmes

Sylvie Durbec

Ponctuation/frontière ?

La voix des hommes/la voix des femmes : c’était là le titre que le recueil
qui vient d’être publié aux éditions Jacques Brémond devait porter. Il mettait
clairement l’accent sur ce que je m’efforçais de voir, d’entendre et sur lequel je
voulais écrire. Existait-il une voix des femmes et une voix des hommes ? Avec ce
signe de ponctuation, un slash ou barre oblique qui dit ici la proximité mais aussi
la spécificité des voix masculines et féminines, s’établit une sorte de frontière
typographique1, comme une première étape dans la réponse à trouver. La voix,
écrivait Freud, ce « nombril des rêves », est bien cette expression du corps que le
poète cherche à inscrire dans son texte et dans le titre même, je le voulais présent.
Pas de point d’interrogation ici. Nous sommes non pas en face d’une question
théorique mais à l’ouverture d’un recueil, une partition poétique où la voix doit
tenir son rôle. Etre à la juste place.
Nombril du poème, la voix !
Le poète Philip Larkin évoque, lorsqu’il parle de comment naît un poème,
l’idée qui est à son origine et qui va devoir trouver sa forme et ensuite son lecteur.
Pour moi, les choses ne se passent pas ainsi.
Ce qui est au début, à l’origine de ce qui sera peut-être un poème, qui va
me conduire vers ce centre d’inconnu dont a parlé Lacan à propos de la création
artistique, c’est souvent deux ou trois mots, voire un seul, ou une situation, une
image entrevue, sonore ou visuelle, mais très rarement une idée. Et ces mots ont
partie liée avec la voix, voix intérieure, voix du corps, voix du sujet.
Celle du père invitant sa fille à monter avec lui sur un bateau, au départ de
Marseille à cause du mot IF, nom d’une île et aussi d’un arbre qui poussait dans
notre jardin, mais aussi mot anglais signifiant la supposition:

Mon père m'emmena avec lui sur la mer un jour de tempête.


Aucun bateau sauf le nôtre ne partait ce jour-là.
Aucun, sauf celui minuscule où nous embarquâmes bravement parce que mon père me l'avait
promis.
De ce que je vis et connus, le sel et le froid, le vivant de l'amer,
mon père fut l'homme-fée.
Je crois que ce fut sa façon de me faire naître avec lui.
Ensemble et seuls dans le bateau avec un capitaine que la tempête excitait
car aucun autre voyageur ne fut assez fou pour rejoindre If avec nous.
2
La fille, le père et le capitaine !

Je ne veux pas dire par là que la poésie n’a rien à faire avec les idées. Il
s’agit simplement de réfléchir à une manière d’écrire de la poésie et un titre
comme celui que j’avais choisi insiste sur cette nécessité. Il y a pourtant là, de

1
L’usage de ce signe plutôt réservé à l’informatique apparaît aussi dans d’autres champs et en
poésie également. Il sert à indiquer l’alternative (et/ou) ou encore l’abréviation.
2
Sylvie Durbec, Marseille éclats et quartiers, éditions Jacques Brémond, 2009.

  159  
manière sous-jacente, une interrogation sur laquelle je reviendrai, touchant la
nature sexuée de la voix, ou l’identité de la voix elle-même. Mais cette « idée »
est venue après avoir écouté des hommes chanter.
Il n’est pas étonnant que lisant le poète Yann Miralles, je trouve chez lui
une résonance particulière avec ce qu’a ouvert en moi l’inconnu de la Huppe, à
savoir le questionnement sur la voix, son origine, son ancrage même dans une
terre, un pays, un corps. Chaque poème a une origine différente. Dans le cas de la
Huppe, le chant du flamenco, le « cante jondo », comme pour Miralles, a
interrogé pour moi la voix poétique. A l’écoute du chant gitan, de la voix du
chanteur, j’ai vu /entendu nettement qu’elle provenait du ventre/centre : c’est le
sens du mot « jondura », terme musical appartenant au flamenco qu’a choisi
d’ailleurs le poète Yann Miralles pour son premier recueil.
Ce ventre d’où monte la voix, ce mot même de ventre, a une connotation
féminine comme le chanteur et sa voix, comme le torero et sa danse, même si le
chanteur est un homme, ce qui était le cas, nous approchons là d’un mystère
passionnant qui est celui de cette culture du sud, emplie de contradictions, entre
soleil et noirceur et voix, celles du Romancero gitan de Lorca mais aussi du fado
portugais interprété par hommes ou femmes, et qui m’a tout de suite requise.
Quand j’écris, est-ce une voix venue de mon sexe qui parle, de ce ventre dont
sortent aussi bien les voix, les corps, qu’ils soient masculins ou féminins, et/ou de
ce centre inconnu d’où naît la voix poétique?
Le mot matrice en français a progressivement dérivé de son sens premier,
le latin matrix, lié à l’anatomie du corps féminin, désignant l’utérus, pour devenir
un mot technique dans les domaines de l’imprimerie, de l’administration ou
encore des mathématiques. Il est donné comme un usage vieilli et pourtant c’est
ce mot que ma mère utilisait et en quelque sorte m’a donné, pour désigner le
ventre maternel et gynécologique. Il est amusant de noter que ce mot dans
l’Afrique francophone désigne les organes sexuels de la femme. A l’évidence, le
mot utérus a une connotation plus scientifique et médicale et évacue en quelque
sorte la référence explicite à la mère. C’est d’ailleurs Ambroise Paré qui
l’introduit dans le vocabulaire médical.

Ce questionnement de l’identité féminine de la voix est du reste au centre


de cette journée consacrée à la poésie au féminin. Voilà posé en quelque sorte
mon point de départ, en l’occurrence ce qui a permis l’écriture de La Huppe de
Virginia, initialement nommée la voix des hommes/la voix des femmes : des voix
entendues, et un signe de ponctuation.

Poursuite du silence

Car, pour qu’il y ait musique et chant, il faut d’abord le silence, celui de la
fille muette devant l’adulte et la voix de sa mère :

…avançant…murmurant….marmonnant…en une langue inconnue…


elle…abordant un continent aveugle…dans la maison incertaine de la voix…où il ne reste
rien…bourdonnante abeille aux yeux bleus… résiste à l’effacement du

  160  
paysage…elle…avance…dans l’indécision des nuages …avance…vers la fin de la page ou son
1
commencement…chuchotant…incertaine abeille aux yeux si bleus…avance…

Extrait d’un autoportrait en muette qui rejoint ce qu’écrit Claude Cahun à


propos du silence originel, auquel elle a fait face en usant de stratagèmes variés
dont le masque et le déguisement, comme une faille par laquelle se glisser.
N’écrit-elle pas : « Le noyau de silence dans lequel j’ai longtemps végété n’était
pas sans fissure. J’ai toujours su tourner l’obstacle, même celui des noms
propres… »2
Il est remarquable que le déguisement ait accompagné l’écriture pour elle,
comme la photographie de ses différents travestissements et collages qu’elle a
pratiqués comme autant de prises de parole muette.
Ici je pense à Baubô qui fit rire Démeter, la mère à la poursuite de la fille,
en montrant son sexe devenu bouche, vulve parlante, triangle du pubis devenu
bouche comme dans le célèbre tableau de Magritte, au titre étrange (Le Viol). La
réponse à ce geste, c’est la libération du rire. Mais aussi une forme de silence !
Un silence presque de l’ordre de la sidération, devant la puissance
féminine, pour aller vers la découverte de ce qui fait vivre après la perte. Je
reviendrai plus loin sur le changement de titre et aussi sur sa féminisation et
l’apparition du personnage de la petite Virginia. Ventre/sexe/bouche, sont-ils si
éloignés l’un de l’autre ?
Et voilà que le texte se met à parler et à progresser d’abord dans un
mouvement vertical, comme s’il lui fallait monter dans la page telle la voix du
ventre dans le corps du chanteur et peu à peu avancer vers ce qui est inconnu, ce
que je ne connais pas, ce que je re-trouve sans l’avoir jamais connu, un pays de la
voix qui questionne l’identité (pas seulement la mienne) et aussi trouver un
chemin d’horizontalité, une manière rhizomatique de faire proliférer l’écriture
dans la page3.
L’acte de langage devenu acte d’écriture prend alors son origine dans une
fracture ou mieux une béance qui permet d’accompagner la voix et lui donner
langue et expression. Cette voix doit chercher un chemin pour sortir de la bouche
et du babil tel que le décrivent des poètes comme Cummings, Stein, Joyce ou
Giorgio Caproni, ce « petel » dont parle Andrea Zanzotto, babil enfantin dont il
va falloir se défaire et s’accommoder à la fois en l’in-corp-orant à sa propre
langue, afin de parvenir à traduire ce mouvement vers l’inconnu qui nous fait
passer par la langue maternelle pour tenter d’aborder une écriture à soi, une parole
dans la voix, tout en laissant place à celle de l’autre, celle de la mère comme de
tout autre, puisque comme le dit la poète Claude Favre « les mots ne mentent pas,
ce sont les humains qui mentent. » et ainsi trouver une vraie manière de dire la
voix poétique.

Ponctuation couture/suture des différentes voix

1
Sylvie Durbec, La huppe de Virginia, « La voix des hommes/ La voix des femmes », éditions
Jacques Brémond, 2011, p. 37.
2
Claude Cahun, Confidences au miroir, in Ecrits, Paris, jmplace éditeur, 2002, p. 585.
3
Voir les belles pages consacrées à l’horizontalité et à la verticalité de l’espace et du temps par
Guela Griniova chez les peuples du Nord, in Eloge des Voyages insensés de Vassili Golovanov,
éditions Verdier, 2010.

  161  
Pour le poète, la typographie reste un outil à explorer, voire à réinventer,
comme l’a fait Julien Blaine1 avec le point de poésie ou Edith Azam avec les deux
points. Si le poète aujourd’hui peut éliminer la ponctuation, il peut aussi s’en
servir et en modifier les usages. Peu à peu, le slash qui séparait la voix des
hommes de la voix des femmes, devient plus qu’un signe d’opposition ou de
différenciation, de moins en moins une frontière mais plutôt une sorte de jointure,
coudre, recoudre, découdre, coudre encore, voix aux corps, corps aux voix, voix
au poème et réunir en quelque sorte ce qui s’opposait. D’où une figure récurrente
dans ce que j’écris : la couturière et mon intérêt pour l’action de coudre, activité le
plus souvent féminine et qui se rattache à des souvenirs d’enfance où ma mère me
conduisait chez une vieille italienne habitant notre quartier à Marseille, qui me
faisait des robes et à qui j’avais demandé de me faire une robe à volants pour
danser le flamenco, déjà ce mélange des langues et des cultures ! Comme cette
robe n’a jamais existé, j’ai beaucoup écrit pour tenter de m’en fabriquer une, avec
des mots troués comme une robe à volants et à pois !
Mon point de départ aura été triple :
- d’abord la voix du chanteur gitan, entendue, aimée, ressentie comme la
voix montant d’un corps et plus précisément d’un ventre,
- ensuite la voix maternelle, non pas seulement la langue bien entendu,
mais la voix connue depuis l’enfance à son tour menacée d’extinction, atteinte
dans sa matérialité et sa vivacité, vieille Virginia, bribes qu’il fallait tenter de faire
tenir ensemble,
- la voix de l’enfant, fille et garçon, Virginia petite, garçon épouvanté à
l’idée de muer, de perdre la voix d’enfance.

À ces orientations s’en est ajoutée une autre, pas vraiment prévue au
départ, même si en écoutant le chant gitan, la langue s’était glissée déjà dans
l’écriture de la voix avec l’utilisation de l’espagnol que ce soit chez Lorca (te
quiero verde) ou dans le flamenco traditionnel, orientation qui débouche aussi sur
la voix des langues, qu’elles soient suisses ou italiennes ou encore finlandaises ou
tunisiennes, comme si, sous la langue se dessinait une voix spécifique que le
poème essayait de mettre à jour, de faire entendre.
Peut-être parce que depuis l’enfance, confrontée très tôt à la voix
maternelle et à sa langue, nous les avons confondues pour découvrir qu’elles
pouvaient en de certaines occasions être dissociées et que de cette séparation
pouvait naître quelque chose qui aurait à voir avec l’écriture poétique comme
tentative de dire ce trouble, cette béance en soi entre voix et langue maternelles.
Traduire depuis l’enfance consistait à mettre en français la parole
maternelle qui usait à la fois d’un lexique idiomatique marseillais mais aussi
personnel ! Il a fallu très tôt apprendre la traduction d’un certain français à un
autre et découvrir que la langue maternelle était un tapis troué. Je voudrais
rappeler le sous-titre de la première partie du recueil : poème bilingue.
L’opposition peut se résoudre par la traduction ? Peut-être… C’est ce qu’on voit
dans la deuxième partie avec les lexiques.

Comme le souvenir de la voix, la langue et la parole sont trouées. Il faut


donc repriser tout ça pour que le poème existe.

1
Voir de Julien Blaine, Reprenons la ponctuation à zéro, éditions Nèpe, 1980.

  162  
Voix des hommes ? Voix des femmes ?
À la recherche du souffle exact

Requise par l’écriture depuis très longtemps, aux prises avec la difficulté
de dire le silence, plus précisément celui de la relation des mères et des filles, je
me suis retrouvée face à une difficulté nouvelle, celle de tenter de dire la voix
dans ce qu’elle a de masculin, et dans ce qu’elle a de féminin. D’une part, le
chanteur gitan et Lorca :

du profond des entrailles


la voix des hommes vient
d’un point invisible et têtu
d’un lieu invisible et trapu
la voix des hommes vient

2
d’un point rude et trapu
comme le son d’une corne
la voix des hommes vient
voilà qu’elle s’annonce
la voix des hommes le soir

3
la voix des hommes vient
de l’invisible entaille
qu’un géant découpa vivante
dans le cuir des corps couchés
cri poussé avant de s’enfuir1

Ce qui s’annonce là et par sa disposition typographique comme par les


mots utilisés, c’est la survenue du masculin dans la voix et donc dans l’écriture
poétique, à l’occasion de l’écoute d’un chant donc dans un redoublement poétique
où à la recherche du lieu exact d’où vient la voix s’ajoute évidemment la question
de la nature de cette voix. D’autre part, la voix des femmes que tout
naturellement, le ventre a fait venir.

est-ce que l’on sait ce qui monte là


certains ont un mot pour le dire
d’autres savent l’écrire et d’autres
encore se taisent croyant y parvenir

et d’autres plus loin aux yeux serrés clos
sur le rire espèrent et s’en enchantent
comme au musée d’un tableau retrouvé2

1
Sylvie Durbec, La huppe de Virginia…, op. cit., p. 12.
2
Ibid., p. 11.

  163  
La poésie n’a pas pour but de répondre. Et la mienne moins que toute
autre. Mais en ouvrant ce cheminement, la question a permis de poursuivre ce qui
avait été donné : des voix, cris et chants emmêlés comme les corps.
Pourtant le livre a changé de titre. Comme si dans ce cheminement vers un
centre dont le poète ne sait rien, la rencontre avec les deux Virginia et la huppe lui
avait enseigné quelque chose. La voix présence/absence d’une part, mais aussi la
trace d’une matérialité féminine, d’une identité qui, même si elle va se perdant
peu à peu, résonne encore aux oreilles des vivants. Or l’écriture poétique a cette
particularité de dépendre du souffle, souffle du poète mais aussi de ceux qui
l’accompagnent et de leurs mots soufflés.
C’est ce qu’enseigne à sa manière la huppe à Virginia en lui faisant
dresser l’oreille, non seulement au chant mais surtout à son impossibilité et tout
ensemble sa nécessité :

s’efforçant s’essayant à proférer une vérité de la voix et de la langue arrêtée une fois pour toutes à
venir me croyant encore leur enfant parce que nouvelle née c’est-à-dire pas encore entendue dans
le cercle ou bien pas encore aperçue et pas même vue et d’ailleurs que voir que les autres auraient
qualifié d’invisible une réflexion car la voix ce que d’autres nommeraient le sujet en lieu et place
de pensée ne peut être que surface réfléchissante où prendre appui disant prendre place mais sans
savoir où se mettre comme dans la réunion familiale l’enfant trop grandi ne sait où glisser son
corps ses fesses et surtout les mots dont il a l’usage mais dont il sait l’inconvenance c’est-à-dire
qu’ils ne pourraient venir s’asseoir au sein de la famille et toujours ouvrant avec violence
mâchoire à broyer la voix lui luttant pour tout de même installer sa présence invisible comme moi
le fais sans en connaître vraiment l’enjeu si ce n’est que j’ai besoin de la voix sans corde ni fil /
1
juste

Juste la voix.
La voix de la mère s’éloigne mais s’entend encore par bribes comme si
tout d’elle n’était plus que fragmenté et l’enfant a le travail de recoller, de
retrouver un sens à cette mise en pièces qui précède la mise en bière. D’où la voix
des hommes, la voix des femmes. La direction à prendre n’est pas donnée
d’avance, il faut la chercher :

…vers quelle porte…

…vers quel jardin…

…vers quel enfant se mettre en chemin…

…quelle route….

…choses à faire…

…dans le fond là où se cache…

…dans le fond du jardin s’essayant…

…à deviner où part le souffle…

…d’où il vient…
2
…où disparaît ce lien…

1
Ibid., p. 14.
2
Ibid., p. 21.

  164  
Voix de l’animal, des langues, des poètes aimés, de la Suisse

C’est bien de la voix d’une femme qu’il s’agit, celle de la mère qui
s’éloigne déjà, dans le fond. Du tableau, de la pièce, de la page. Mère vivante, fille
muette ? Mère morte, fille parlante ? Et ce lien résiste aussi dans la voix que le
poète re-trouve : voix de la petite enfant emportée dans la barque d’os en un
« enfantin sommeil » (Philippe Jacottet).
Alors l’oiseau – une huppe- ouvre la voie/voix et l’enfant s’efforce de
suivre le chemin ouvert dans la langue et le paysage de la langue, paysage
maternel où l’eau déborde des fontaines et de la mer toute proche, toujours.
Alors, le recueil prendra ce titre : la Huppe de Virginia, comme pour
signifier que quelque chose a été trouvé, quelque chose de fragile mais qui a une
voix de fille, une voix à dire, celle de la petite Virginia. Mais aussi, en écho, la
voix de la vieille Virginia. Celle qui meurt à la fin de tout poème et permet son
commencement. Et un pays aussi, une Suisse des douleurs mais aussi du retour in
patria, Suisse de mots et de voix mêlés.

Traduire, donc, d’une voix à l’autre, de l’homme à la femme, de la mère à


l’enfant, de l’oiseau au poète. Il s’agit de faire exister ce qui n’existe pas en se
souvenant des paroles de Yannis Ritsos , « ce qui n’existe pas existe », retourner à
l’endroit où l’on n’a jamais été. Huppe, Virginia : féminin. Renard. Masculin ?

Pour preuve, ces poèmes écrits à partir de la voix de poètes comme


Leopardi, Pessoa, James Sacré, Celan ou encore Metz. Ou bien ces
dictionnaires/lexiques qui jalonnent la deuxième partie. Donner voix. Donner
corps, donner sexe. Interroger la langue. D’un pays à l’autre, d’une langue à
l’autre, d’un sexe à l’autre :

à mon tour
je me demande pourquoi
c’est plutôt le pain chaud
et le renard de Jean Follain
et je me demande aussi à cause
que James Sacré l’utilise
ce que de ce verbe bander je peux faire moi
et s’il existe une langue pour l’homme/la femme
pour dire cette chose-là qui s’écrit deux fois
enfermée dans le silence des solitudes
si je ne peux pas utiliser le verbe bander sauf
à utiliser mes muscles pour descendre les escaliers
et les remonter mais pour aimer je ne sais que tendre
1
cuisses et ventre vers lui l’amoureux qui bande

La réponse est dans le poème et dans l’interrogation sur le lexique même.


Encore une fois le recours à la barre oblique pour dire cette proximité mais aussi
cette difficulté en face de la langue et de verbe choisi ici parce qu’écrit et entendu
dans la voix du poète James Sacré, d’où une discussion entre nous sur les mots et
le sexe qu’on leur prête, ce qui renvoie également à un autre débat avec le poète
anglo-saxon Denis Hirson sur le genre des mots en français, nous avions

1
Ibid., p. 76.

  165  
longuement discuté à propos du sexe des arbres, toujours masculin en français,
toujours féminin en portugais !
Le travestissement n’empêche pas l’expression et la recherche de la vérité,
voir Claude Cahun et ce qu’elle en a fait. Il procède de l’élaboration d’une langue
et d’une voix personnelles.

Ponctuer le poème

Depuis Apollinaire, la poésie peut jouer avec la présence ou l’absence de


ces signes de sens comme panneaux de signalisation sur les routes, parfois on les
élimine, parfois on les conserve, parfois ils deviennent importuns ou au contraire
font en quelque sorte le poème.
J’ai évoqué ce slash découvert en écrivant un précédent recueil dont le titre
Prendre place renvoie à l’évidente difficulté de se sentir présent dans un lieu, en
l’occurrence le camp de concentration de Douadic, dans le centre de la France. Ce
slash a permis des juxtapositions mais aussi, à l’intérieur du même poème,
l’écriture d’un autre poème, cousu à lui par cette barre oblique. Pour moi
expérimentation d’une triple lecture d’un même poème, qu’a permis l’emploi de
ce signe.

comment ce maintenant/ commence


je n’en sais plus rien/ de ce main tenant
ou la main se tient devant/ et toute la pluie
commence un maintenant/ un hier s’achève
pour devenir un présent/ seule la pluie rêve
non plus maintenant/ mais un achèvement
comment se maintient la main/ tout est en train
au moment de tomber/ et comment faire
je me retiens à rien/pour glisser à terre
et je chute loin/c’est la question du jardin
aux petites alices/à poser aux présents
je tenais la main/seuls les enfants
et tout a fui/très loin du présent
seule la pluie/ritournelle à la nuit
répond en silence/Alice et la sand
1
claquettes mouillées/se font des baisers

La ponctuation devient alors l’écriture même : les points de suspension


présents dans l’autoportrait en muette ou dans le texte final, la fille, ouvrent un
espace vide, et, entre la voix et le poème s’écrivant, mais cette béance s’anime
d’un souffle comme le point d’interrogation redouble la question posée :

qu’en est-il du problème de la ponctuation


quand la porte de la chambre grince si fort ?

ou

on ne saurait dire qui s’est le plus dépouillé


1
Ulysse, Leopardi ou nous trois ensemble ?

1
Sylvie Durbec, Prendre place, éditions Collodion, 2010, p. 34.

  166  
Mais la ponctuation c’est aussi des noms, des mots comme autant de
cailloux blancs sur la route de la petite Virginia. Ou une manière de jouer avec la
construction d’un recueil comme une suite/poursuite à l’intérieur de voix et de
paysages linguistiques. La Suisse, un pays curieux, est aussi un pays où trois
langues cohabitent et d’où est originaire la famille de ma mère. Et il se trouve que
c’est le pays qui a donné naissance à trois personnages hors du commun, trois
artistes au cœur de l’écriture pour moi, Robert Walser, Louis Soutter, Gustave
Roud.
Et pour conclure sur cet aspect, je prendrai comme exemple de ce que
représente pour moi la ponctuation le petit poème de la voix en plaine, le titre déjà
annonçant la couleur, tandis que son sous-titre renvoie à l’écriture comme
traduction, c’est-à-dire avant tout comme trace de lecture, ici d’un poète
immensément aimé, Gustave Roud, suisse francophone je le souligne et lui-même
traducteur de Trakl et Holderlin. Ici la ponctuation est absente du court poème
évoquant un texte de Gustave Roud2 mais en face de lui, sous forme de lexique
explicatif, une série de phrases qui semblent didactiques et ponctuées en tant que
telles, mais ne sont qu’un redoublement en une autre langue, en quelque sorte, du
premier poème et surtout un hommage à l’écriture de Gustave Roud :

sauvagement
pauvres
3
roc et corde

et en face :

premier mot : c’est un adverbe, sauvagement, et la voix à s’exercer y trouvera matière.


Ensuite, un adjectif : pauvre, car de plaine à plainte, il n’y a qu’une lettre et c’est d’une voix
4
pauvre que la présence en nous s’exercera.

Textes en miroir l’un de l’autre, où l’humour tempère l’énigme du poème


et joue avec la difficile approche des écritures poétiques. Pas d’ironie, mais bien
un jeu. Celui de trouver la voix juste.

Pour conclure ? Voix des femmes ? Des hommes, du père, de la mère ?

Nous sommes loin des réponses, seul peut-être ce changement de titre


apporte-t-il une réponse, la huppe est la voix qu’a choisie Virginia et par
conséquent celle que je choisis. Maintenant, il convient de dire sa dette, je me
souviens des mots de Rose Ausländer :

Je n’oublie pas
la maison paternelle

1
Sylvie Durbec, La Huppe de Virginia…, op. cit., p. 74-75.
2
Gustave Roud, in Essai pour un paradis suivi du Petit traité de la marche en plaine, L'âge
d’homme, 1997.
3
Sylvie Durbec, La huppe de Virginia…, op. cit., p. 88.
4
Ibid., p. 89.

  167  
la voix de ma mère
le premier baiser
les montagnes de la Bucovine
1
l’exode de la Première Guerre mondiale

Dette à la langue maternelle, aussi écorchée soit-elle, loin de toute pureté,


mais bien au contraire idiomatique et traversée de rumeurs intimes, à la voix
maternelle qui éveille l’enfant au monde, aux langues entendues sans être
forcément comprises mais aimées, à la voix paternelle qui donne l’accès aux
livres, aux poètes lus et à leurs pays d’écriture, Suisse de Roud, France et Etats-
Unis pour James Sacré, la langue italienne tant aimée, celle de Leopardi,
Campana, Caproni, Zanzotto et tant d’autres.

Il faut poursuivre en faisant danser le noir/sur un thème d’enfance.


Le dernier mot : avance.
Les lectures seront dédiées à ma mère, la grande disparue qui m’a légué
une langue et à mon père, autre grand disparu, qui m’a légué les couleurs du
poème.

1
Rose Ausländer, « Dans la chimère des mots » IV, trad. François Mathieu, Revue Fario n° 10,
été-automne 2011.

  168  
Anthologie
Les poèmes rassemblés dans cette anthologie sont tirés des lectures qui
ont accompagné les trois journées du séminaire « Poésie au féminin », qui s’est
déroulé à la Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand d’avril 2011 à
avril 2012. La plupart de ces textes ont été lus par les poètes présentes à
l’occasion de ces journées : Camille Aubaude, Claude Ber, Sylvie Durbec,
Marilyn Hacker, Françoise Urban-Menninger. Marie Etienne avait confié, quant à
elle, la lecture de ses poèmes à Marie Joqueviel-Bourjeat. La présence de ces
textes dans la deuxième partie des actes du séminaire témoigne de l’esprit de
rencontre et d’échanges entre chercheurs et poètes animant les recherches sur les
poètes femmes au sein du CELIS. Que soient remerciées chaleureusement les
poètes de nous les avoir confiés.

Camille Aubaude
Docteur ès lettres, auteure de plusieurs essais sur Le Mythe d’Isis et Gérard
de Nerval, et d’un essai sur Les Femmes de Lettres, paru aux éditions Dunod en
1993, elle a publié de nombreux recueils de poésie parmi lesquels Lacunaire
(1981), Isis 1-7 (1995), Anankê ou la Fatalité (2000). Elle s’est tournée vers le
récit au milieu des années 1990, en écrivant La Maison des Pages (2002), un récit
initiatique. Ses proses poétiques sur des mythes féminins ont été recueillies dans
Ivresses d’Égypte (2003). Ses ballades et ses rondeaux sont publiés dans des
revues et des anthologies, et dans les recueils L’Heure de transparence (livre
d’artiste, 2006), Poèmes d’Amboise (2007), La Sphynge (2009), Chants d’ivresse
en Egypte (2009), Poèmes satiriques (2010), L’Ambroisie (2012), Le Messie en
liesse (2012). En 2013 a paru Voyage en Orient, récit et poèmes. Camille
Aubaude est régulièrement invitée à des festivals de poésie, et se rend surtout en
Amérique du Sud, au Festival de Poésie de Lima (FIPLIMA). Nombre de ses
poèmes ont été traduits en espagnol.

Ode à Isis

Sorcière aux joues grandioses, unique Isis


Fille de Gloire et Gaia, enfanteuse d’Idéal
Je prie ton Nom, aux myriades de louanges
Je prie ta Majesté d’un ciel sans limite
d’absorber les divinités vertigineuses
de l’Enfer.

Je prie pour ta Maison imprégnée de fleurs


résonnant des trilles des oiseaux sublimes
quand l’aube illumine la musique divine.
Je prie sans rompre ton secret ni régner
sur ton cœur haty au sang éparpillé
en moi-même.

  169  
Écoute ! Égypte le chant de mon âme.
Nourris les peuples inépuisables des villes,
les mémoires de nos pays aux déserts que parcourent
les Adoratrices de leurs voix franches et sonores :
elles dansent le paradis intérieur du lieu
de ta Naissance.

Je prie la Navigatrice aux yeux sombres


la Lorelei aux ailes déployées sur la double Couronne,
à la chevelure noire, au serpent dressé
sur son front, fulgurances qui viennent
de la croix ansée accueillant
le flux des corps.

Je prie ton Verbe fécondant les rives du Nil


ouvertes au son lunaire du sistre vert
de venir régner en sa parure de lin et d’or
sur les souffrances aux tristes richesses
des bannies de liesse !

Ô Femme de Feu, réponds et sois avec moi !


Vis au pays où pâlissent les visages des assoiffés
sous leur armure et sous leur masque,
affronte les vaisseaux hypocrites des hommes
raidis par l’assaut de l’ultime tentation
la Mort.
© Le Messie en liesse, L’Ours blanc éd., 2012

La Paria

À Marie Trintignant, battue à mort

Sous Sarkozy, sous Hollande


posséder une chambre pour gagner sa vie
est une action honnie :
il y a trop de sans-logis.

La Pauvresse qui en a un
se retrouve sur le chemin.
Son travail ne vaut rien,
selon la valeur des nantis.

Un vicieux de bonne figure


voulut ainsi faire périr une femme.
Il promit, outragea et trahit,
et la petite chambre, la viola.

  170  
Il mit sa salive, son urine
sur les murs peints par les mains
de la femme qu’il prétendit
être « raciste ». Les gens le crurent.

Le colosse savait faire du tapage.


Exilé d’Afrique pour profiter,
il feignit d’être la victime :
il avait belle figure,
les bonnes gens le crurent.

La femme fut incarcérée,


puis déposée sur un banc
sous lequel elle tomba
face au port de Plaisance.

Sa vie brisée n’existe pas :


ils voilent la voix d’une femme,
au cœur de l’enfer de roses fanées
dont nous avons toutes l’habitude.
Paris vomit les meilleures d’entre nous.
Il faut qu’elles partent, si non, périr.

Théo, un homme d’Alep,


ne crut pas les paroles du démon.
Il lui demanda de jeter
au ciel un couteau acéré.

« Les dieux seront tes juges !


Le ciel est pur et le couteau
tombera sur elle, si elle ment,
ou sur toi, si tu mens ».

Le hâbleur eut un rire atroce.


Il pensait à l’argent qu’il volait
à la femme depuis cinq ans,
son œil torve caché derrière une caméra.

Il cracha sur Théo : « Ah ! toi, le traître,


Tu te mêles de quoi ?
Je porte plainte au commissariat,
les flics sont mes potes. »

Les braves gens se dirent


que la situation était glauque.
Ils prirent peur. Leur cœur

  171  
se serra. Théo s’avança :

« Ta propriétaire a eu sous le cou


un couteau. En voici un autre, dit-il.
Je vais le lancer au ciel.
Il retombera sur le méchant,
puisque tu accuses
celle que tu souilles,
celle qui t’aide,
avec tendresse et amour ».

Les gens commencèrent à réfléchir.


Le couteau s’est envolé
loin des voisins, et des artisans
qui défendaient le monstre.
Hélas ! l’homme aime à bafouer
la femme sublime, celle qui parle
sans honte, et voyage, jalousée
par les femmes domestiquées
dont elle est la cible,
ah ! vous, les braves gens...

Le couteau vola longtemps.


Les hommes voyaient la chasuble des anges,
cousue d’étoiles brillant pour la Déesse
qui ouvre la cage de la plus faible
de nos sœurs, Muriel Cerf, Renée Vivien,
Marceline, Louise Labé, Marie de France,
Isis, qui inspire le Chant des Mères…
Le couteau ne revenait pas.

Le silence de la femme s’amplifiait


brûlant d’ardeur pour la Vérité,
alors que l’agresseur paradait
fantôme simiesque sur l’abîme
du corps dont il ampute les désirs
pour me murer dans le silence.

Parce que la femme est la proie !


Parce qu’elle ne parle pas…
Si elle boit la liqueur du cortex
de l’Univers, elle est tuée.
Parce que ces mâles-là, gynécides enragés,
nous tuent chaque seconde, ah ! oui
ils baisent et balisent
la Matrice des Trépassées.
Ô Marie ! je déclame en silence

  172  
le Chant d’Adieu
de ton martyr, le dernier !

Tout à coup, le couteau tomba !


Fer de Soleil de la Fureur divine,
il frappa le palabreur.
La foule le vit et le ciel fut de verre
Ah ! le Ciel tout simplement riait.

Voler une piaule à Paris est plus facile


que voler une bourse. Si le matin,
tu la vends, l’Etat interdit
de l’acheter le soir.
Arrêtés, cadenas, serruriers, scellés,
l’abri de la Pauvresse est contrôlé
par le système
qui s’approprie son Paradis.

Violer une femme est admis.


Si elle parle, elle est bannie.
Dans le métro, arrachez ! je vous prie,
le voile de nos sœurs,
et la blême pub des oppresseurs :
« Dans ce film, on ne tue pas une femme,
rien que des animaux » (vue en janvier 2013).

Que fait l’État Providence ?


Il est l’instrument de la violence,
il crée la pénurie pour que les faibles se déchirent.
La pénurie du blé, et il y eut la Révolution,
La pénurie de logement, et les femmes,
à l’honneur noyé de silence
réclament Justice, pas les promesses bafouées
d’aveugles grimaçant.

Gouverner n’est pas attiser les conflits


pour régner sur la boue déliquescente
d’une culture éternelle
prostituée au commerce.
C’est chasser les ténèbres,
lever l’anathême offert au chaos :
Voir la réalité.

© Maison des Pages, Innombrables morts, inédit


Prix "Voix de femmes" 2013

  173  
Claude Ber

A publié une dizaine d’ouvrages, principalement en poésie et théâtre, dont


Lieu des Epars (1979), La Mort n’est jamais comme (2004, 2011), Orphée Market
(2005), La Prima Donna suivi de L’Auteur du texte (2006), Sinon la
Transparence (2008), Le nombre le nom (2009), Vues de vaches (2009),
L’inachevé de soi (2010), Monologue du preneur de son pour sept figures suivi de
Indianos (2012). Elle est présente dans de nombreuses revues et anthologies et
participe aussi à des ouvrages collectifs. Elle donne de multiples lectures en
France et à l’Etranger. Agrégée de lettres, elle est chargée de cours à Sciences Po
et codirige la collection de poésie accents graves/accents aigus aux Editions de
l’Amandier. Elle est présidente de Carrefour des Ecritures, des Rencontres
européennes E. Encelot, du Jury Forum Femmes Méditerranée. Elle publié un
recueil d’essais et conférences aux éditions Chèvre feuille étoilée, Aux dires de
l’écrit (2012) et la revue Nu(e) que dirigent Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio
lui consacre un volume coordonné par Joëlle Gardes qui rassemblent des textes de
l’auteure et plus d’une vingtaine de contributions. Les textes qui suivent sont tirés
du recueil La Mort n’est jamais comme qui a reçu le Prix international Ivan Goll.

ainsi des bribes

ainsi des bribes


reste de
et mon langage - ou le poème - de même
tendu aux temps doubles du passé et de l'avenir
retranché du présent
de même que moi retranchée, tranchée deux fois
demeurant aux trous ouverts de la bouche du sexe et de la tombe

ainsi des moments de croyance à la lisière de la certitude


dans l'intimidation douloureuse de la pensée
d'une parole faisant péché de la pensée
moi disant dedans entêtée acharnée
Gedankenistfrei Gedankenistfrei Gedankenistfrei
tel un mantra pour que ne soit aucunement jamais débusquée ma pensée
je pensais
retranchée, tranchée deux fois pour que ne soit empêchée ma pensée

ainsi tel un apaisement dans l'hystérie de l'arasement de la pensée


parlant muet parlant silence pensant silence
sans chercher à trancher
de toute façon retranchée, tranchée deux fois
sans coutelas pour tailler découper diviser
- à peine un terreau de lèvres ébréchées -
moi qui suis de toute façon retranchée, tranchée deux fois
laissant être ce qui est multiplement dans l'indivis de la pensée
moi tranchée retranchée tant de fois soustraite

  174  
de moi de tant soustraite
je parle sans parce que pas de
là bas où rien et encore trop ce rien
comme chantant obstinément à voix absente
en mots réduits à l'ordre du silence
les joignant nous joignant
en ce qui balbutie

Découpe 1

Le petit, le minuscule indécis d'exister. Qui s'effraye du spectacle de sa


destruction. Dans l'arche muette des aimés disparus, une pierre absente. Et un
magnolia. L'arrière du mutisme. Dans son murmure ou sa faconde. Identiquement
hors jeu et hors joue. Dans l'outrepassé de la bouche. Tel un basculement venu des
bords. L'incurvé d'un espace inadmissible. Une trappe dans le front. D'où sortent
des histoires d'idiot du village et des moineaux. Le socratique taon d'Athènes. La
vigilance. Un bric-à-brac bouffon de fin de millénaire. Comme dégorgent les
escargots entre les grilles d'un panier à salade rouillé, le jus du langage.

Découpe 2

L'odeur de parfum et de sueur. Des mots chuchotés. Le touffu du temps.


Puis son dépouillement. L'escalator chenille profond sous le hall de la gare. Sa
lenteur cérémonieuse porte la cavalcade des voyageurs pressés avec l'emphase
d'une procession. Le ralenti les fige estompés et flous sur les parois de plaques
métalliques. Fresque lointaine qui s'interrompt par pauses. Par durées d'acier
étincelantes et vides. Une évidence dans la disparition. L'absence de drame et de
douleur. Un glissé cinématographique sur l'écran immobile du temps. En
sandwich entre le piétinement agité du dessus et d'en bas. Dans un retrait
contemplatif. L'apesanteur. La fascination des anges et des aéronefs. Le luxe d'une
ascension pour rien. Sans ciel ni chute. L'innocence métaphysique de l'escalator.

Découpe 5

Avec le pull je plie un corps absent. Un corps vêtu d'absence.


Virtuellement possible. Dans l'intimité de son odeur entre les mailles. Présence
tricotée par mes mains qui arrachent machinalement les brins de peluche à l'usure
des coudes et des poignets. Je picore du bout des doigts de la disparition.

Découpe 14

Contre la baie à croisillons battent les branches d'un arbre fleur dont j'ai
oublié le nom. Comme j'oublie la cruauté du temps passé. L'étonnement du peu de
temps qui reste. Le vent casse d'un coup contre la vitre. Où il rabat un fraisil

  175  
d'orage. Le soir tombe dans le lever du jour. Je ramasse le linge. Son odeur de
menthe mâchée fait icône dans la quincaille des années. Eclairant la nuit de mes
mains. Le corps qui sent et sait demande miséricorde pour le commencement
d'une fin qui commence et ne ressemble pas à ce qu'on appelait commencement.
Veste roulée sur la tête en turban de voyante maarani, je guette au fond d'une
bassine de pluie le marc de la nuit qui s'y dépose pour que le jour ramène à ma
porte un avenir glissé derrière moi.

un effort de clarté

un effort de clarté j'ai fait


j'ai toujours fait un effort de clarté
labourant foulant la langue de mon piétinement
épelant à ce labeur de labour le poème
dans l'aller retour de la langue d'un bout à bout d'elle-même
fouillant l'ornière
par une de ces prémonitions donnant sens à l'insensé - mémoire d'un futur et
anticipation du passé plus que de l'avenir -
au fond du sillage sillonné de mots dont je ne sais le son qu'en glossolalie de langues
brisées déchiffrées déchirées de ce recreusement
par cet aveuglement paradoxalement phare de vigie - mais phare de bambou cassants
craquants et de paille dans un ouvert de terre noire -
j'ai fait un effort de clarté comme
sachant qu'il allait falloir aller dans la plus grande nuit
qu'il allait falloir accompagner la traversée de la plus grande nuit
et séjourner dans le nul séjour de cette nuit qui n'est pas le contraire ou le revers du
jour ni même une claque de nuit contre la lumière du jour
mais la sorte de jour de là-bas où c'est jour-nuit quand aucun des deux n'a plus cours
et ne sont rien ni en eux-mêmes ni l'un par rapport à l'autre - et même cela encore trop dit
pour là-bas où se soustrait tout de tout -
là-bas où tout est trop et trop peu
trop le loin trop la douleur
- mais de toute façon toujours trop n'importe quelle douleur -
cela j'ai appris là-bas
la douleur toujours trop
l'obscurité toujours trop
alors j'ai fait un effort de clarté

un primitif effort de clarté j'ai fait


dans ce lieu du non-jour-non-nuit- non-tout
m'efforçant modestement
apprenant dans l'humilité et l'humiliation de la folie
l' effort à faire pour
simplement la possibilité encore de mots comme jour ou nuit
et de ce jour - ou de ce non-jour -
je n'ai cessé de lessiver la peau du palimpseste
pour chercher un en dessous des lettres lavées

  176  
pour recueillir comme
un dé de rosée à l'acide de la parole
plissant les yeux afin que filtre une dague de jour à la prunelle et que se dessine, là-
bas, au point de fuite du trompe-l'oeil
un lointain de la langue qui fait signe

alors j'ai fait un effort de clarté


fouissant tête baissée
piochant sillons tunnels cheminées galeries puits de mine pour extraire
où quand la clarté?
forant jusqu'à faire levier à force d'enfouissement dressant l'empire des mots hors de
terre
pour libérer dans un envol de lamproies vers un dessin de galaxies insoupçonnées
des mots sachant pouvant
des mots faisant fusées explosant langue dans la bouche
et bang !
dans la tête ou la poitrine un trou de guérison

et parfois c'est ainsi et parfois non


mais de toute façon pied à pied avancer évider clouter
mettre des clous comme
plantant des morts droits en terre
morts enfoncés continûment
qui clouent la terre de leur têtes
dépassant de la terre comme des clous
et sous les mots qui creusent je sens la tête cloutée des morts
et la tête cloutée de mort de la folie
profond dans l'obscurité qui me creuse en retour
malgré tous mes efforts de clarté
d'extrême clarté

Découpe 43

Parfois un corset emprisonne la vue. Comme un effet d'optique, une


errance de l'oeil trop bas guetteur. Der tolleMensch. Qui dit la mort de Dieu et va
chantant le requiem aeternam Deo. Derrière la lucarne de la salle de bain, trop
haute pour le coup d'oeil paysagiste, trop basse pour la version visionnaire du ciel,
un rectangle de rien. Le même pas blanc d'un dehors pris à sa moitié dans
l'intervalle de l'air. Dans l'entre-deux des divagations. Du sans image à son
énigme. Pour une vigie si vaste se débarrasser du regard et déposer à la conque
des lobes la capture des yeux fermés. Le devenir. Le corps variable. Dyonisos
écartelé aux mille morts de l'existence. La danse de l'amante qui lui redonne corps
dans sa pirouette vitale. L'oeuvre d'art inachevée de vivre. Un câble tendu. Le
clinamen des particules papillotant sur la rétine. Le sel de la vie qui picote à
l'ourlet sanguin de la paupière. Le consentement au réel dans une coulée de
shampoing à l'arc du sourcil et la confirmation de l'existence à l'appel des mots
qui l'inventent.

  177  
Découpe 46
Sur la passerelle qui enjambe le circulaire, une palpitation. Du remuement
sensible. Qui bruit dans l'enfeuillement des arbres soudain hauts et touffus par
dessus la rambarde d'aluminium. Hier encore des esquisses de branches sur un a-
plat de gris. Puis d'un coup le volume. Une érection de hauts-reliefs et de figures
de proues. Un gonflement de montgolfière dans l'ébouriffé d'une chevelure. C'est
un instant organique. Dans sa salve de sève printanière. La verge dressée. L'afflux
sanguin. Le cabrement des reins. Mais là déjà, une réduction de l'inconnu au
connu. Un corrigé de la surprise. La peau à l'immédiat d'exister. Dans le court-
circuit de la sensation. Mais de cela qui a lieu je ne saurai rien. C'est du non
répertorié. Du moi qui se sépare du mot. Du dérobé à la langue qui se dérobe. La
fente vide de l'imprimante où la feuille écrite a glissé et qui garde dans sa rainure
le possible et l'impossible mis à l'encre.

lemomort

j'ai tant mâché ta mort dans mes mots que je radote de mot en mort de mort en mot
lemotmort-lemortmot-lemormort-lemotmot-lemotmort
et ce bégaiement
je le dédie à nos jeux pour que tu joues encore
ou que le jeu de la parole fasse chiffre magique sur ta bouche muette

tu ne prononces plus le mot mort


c'est la mort qui te prononce
et dit ton corps pour moi à présent inconcevable
comme si dire
(que tes yeux ne veillent plus intacts sous tes paupières)
(que se défait ton regard en pourriture)
comme si dire
(que peut exister cette stupéfaction d'une charogne de main à la place de ta main)
était aussi absurde que de marmonner
desmotsmorts-desmortsmots-desmomos-desmomors

la mort fait de la langue entière un charabia


quand ne sont plus imaginées mort et folie
quand elles sont
se rêve au cauchemar une langue capable de couvrir de fleurs le désert de la folie et
de la mort comme
les pauvres rêvent de gagner au loto
lemomort se défait et pourrit dans ma bouche
lemotmort-lemomor-lemomo-leormo-lemoor
décortiqué lettre à lettre surgirait-il à l'or de la mandorle désossée de ses restes
résurrection et renaissance?

Toi qui n'est nulle part ailleurs que dans le froid de la mort est-ce que tu sais si...
Moi j'en suis - mais nous sommes tant à gratter la terre jusqu'au sang -
à gratter la langue jusqu'au sang

  178  
pour tenter d'en arracher quelque chose
un manteau une image
un semblant de festoiement
qui recouvre
ces corps froids que nous a faits la mort
ces mots morts que nous a faits la vie

Textes tirés de La Mort n’est jamais comme (l’Amandier, 2011)


(Prix international Ivan Goll)

  179  
Sylvie Durbec

Ecrivain, poète, traductrice, publiée depuis plus d’une dizaine d’années


(Grandir, Fayard, Dumerchez, Gramont-Ritter, Cousu main etc… et traduite en
italien, Fughe, aux éditions Joker). Elle est l’auteure, avec une amie écrivaine
finlandaise, d’une correspondance à deux voix, La lézarde et le caillou, publiée en
2006 aux éditions Gramont-Ritter. Elle a reçu, en octobre 2008, le prix Jean
Follain pour un texte publié en 2009 chez l’éditeur Jacques Brémond, Marseille,
éclats et quartiers. Elle participe depuis septembre 2008 à l’aventure de la Petite
Librairie des Champs, structure associative au service de la poésie et de la petite
édition. En 2010, elle a publié La Huppe de Virginia, chez l’éditeur Jacques
Brémond. Les textes qui suivent sont tirés du recueil Dans le remuement de la
terre (Jacques Brémond, 1991) et de Bosseigne et son fauteuil, un récit inédit.

PATRIE PORTATIVE POUR UNE SANS PATRIE

je voudrais commencer
je veux que ça commence
je veux le commencement
je ne veux pas l’origine
je veux initier le verger
commencer à écrire pour
que le jardin s’ordonne
où s’écrit le quinconce
commencer par le bout
d’un des côtés du carré
et ensuite y aller de mon 5
comme d’autres de leur 7
il me faut restaurer le jardin
l’hortus conclusus où ma mère
se meurt au début de l’histoire
je voudrais que ça se fasse
que ça se vive ce début
pour que ça commence
je ne veux pas l’origine
seulement le début
je veux que ça commence
hic et nunc aman ha breman
c’est le moment le lieu de

Tiré de Dans le remuement de la terre (Jacques Brémond, 1991)

  180  
METTRE A FRUITS UNE ECONOMIE DES SENTIMENTS

m’a dit le poète james sacré


et je rajoute
répondre à la question : comment être l’enfant de deux pères
réponse :
choisir un mot
en langue de l’étranger
heimatlos
puis se tenir à la lisière des sentiments
devant le jardin en friche
et aussi
dans le jardin défriché
ensuite écrire une drôle de phrase en silence
l’écriture c’est par moments
perros disait la vie c’est par moments
je ne savais pas qu’un livre servait à tuer le temps
mais écrire oui je le savais depuis Flaubert
avec les mots on peut mentir ou dire la vérité

« Ici je n’aurai pu approcher la langue qui se perd de jour en jour. Des


bribes, traces éparses et rares, accrochées aux cafés ou sur les places de marché
le matin.

Mais ce bleu si rare pour ces terres


(…) m’enchante.

D’autres bleus naquirent alors… »

Tiré de Dans le remuement de la terre (Jacques Brémond, 1991)

Bosseigne et son fauteuil (récit inédit, extrait)

Toujours Marseille manquera, dis-je


Toujours.
Oui, répond Bosseigne d'une voix distraite.
Manquera, tout.
Tu parles comme Pessoa, maintenant.
Trop d'honneur, Bosseigne, trop.

Je revenais de Marseille. Prise à la fois dans une joie et un désespoir. Où


était dans la ville ma famille morte? Je ne savais pas comment expliquer à mon
parent cette envie de parler et de me taire en même temps, parler de tout ce qui
manquait à dire de cette ville si vivante où marcher avait été la seule manière
pour moi de l'habiter. J'avais ressenti, y retournant, une joie exubérante à la

  181  
traverser, à en être traversée de part en part, le corps redevenu dans cet exercice
d'une étonnante souplesse. Comme l'esprit, lui-même revigoré par la lumière d'été.
Comme la traversée de la Méditerranée tandis que le ferry boat vous emmène d'un
bord à l'autre du Lacydon.

Et maintenant que tu n'y vis plus, elle te manque, conclut Bosseigne.


Ce n'est pas ça.
Comme ta mère. Elle est morte et elle te manque, c'est simple.
Ce n'est pas ça.
Tu te répètes, c'est ennuyeux.
C'est la connaissance que j'en ai. De cette ville.
Tu la connais bien, c'est la ville de tes parents, de tes grands-parents, de
ton origine.
Je me sentais hier en pleine possession de moi-même et de Marseille, et
puis non. Me manquait la perception de sa globalité. Même son histoire, entre
l'incendie des Nouvelles Galeries et la rafle du Panier, entre la Peste de 1721 et le
Chevalier Roze, tout est troué, manquant et la mer plus que tout autre, si belle à
mes pieds depuis le Fort St Jean.
Eclats, c'est ce que tu veux dire. Eclats de ville, comme des souvenirs
éclatés.
Oui. Bribes et débris. Ces deux mots si ressemblants. Et dans cette ville je
n'ai plus aucun parent.
Moi non plus.
Tous morts.
Ou partis pour certains, comme nous.
Marseille est bien vivante. Place des Moulins ou Jean Jaurès, cours Julien,
vieux rêve d'y revenir.
Vieux, donc à oublier.
J'ai regardé ces noms, tout ce que j'ai su par mon père et par ma mère, les
Mauvestis, la rue Caisserie, Pierre Puget, la montée des Accoules, les Rois Mages,
jusqu'au mot de panier et je me suis rendu compte qu'ils avaient imprimé en moi
tous leurs caractères d'imprimerie. C'est avec eux que j'écris. Une recomposition
des lettres si tu veux pour tenter une description de l'état de la ville et le nôtre
ensemble. Mais à quel titre? Je me demande quelle est la légitimité d'une telle
entreprise. Ce que je ressens est si puissant et en même temps ce que je peux en
dire, si faible.

Si comme moi, tu rédigeais une thèse, tu verrais combien ce sentiment est


normal et nécessaire.

Nous avons arrêté là notre conversation. La chaleur arrivait. Il fallait


mettre les volets "en cabane" et se réfugier à l'intérieur.

Oh, je ne t'ai pas dit.


Quoi donc?
Sur le parking, dans la poussière, j'ai trouvé une petite âme.
Marseillaise?
Je ne sais pas. Regarde.

  182  
Et j'ai ouvert la main.
La petite âme s'est envolée, cigale du matin, nous entraînant plus loin.
En Chine.
En Asie des Douleurs.
A Marseille, au Panier en 1943.
Puis en 1945.
Boulevard de la Libération.
Mains serrées sur le ventre.
La pancia en italien.
Et là, j'ai terminé le café de Bosseigne et nous nous sommes séparés.
Jusqu'au soir.

  183  
Marie Étienne

A passé la plus grande partie de sa jeunesse en Asie du Sud-Est et en


Afrique noire. Elle s’est ensuite installée à Paris et a été pendant dix ans la
collaboratrice d’Antoine Vitez. Membre d’Action Poétique, elle collabore à la
Quinzaine Littéraire depuis 1985. Poète et essayiste, ses plus récentes
publications comptent des recueils de poésie, Roi des cent cavaliers (Flammarion,
2002), Les Passants intérieurs (Virgile, 2004), Dormans (Flammarion, 2006),
Anatolie (Flammarion, 2008), Le Livre des recels : Supplément aux voyages 1972-
1992 (Flammarion, 2011), des récits, L'Inconnue de la Loire (La Table Ronde,
2004), Les soupirants (Virgile, 2005), Haute Lice (Flammarion, 2011). La revue
Nu(e) que dirigent Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio lui consacre un volume
coordonné par Marie Joqueviel-Bourjeat (2013). Marie Etienne nous confie ici un
texte inédit dont le titre est un vers tiré du Lai de Guigemar de la poète du Moyen
Age (XIIe siècle) Marie de France.

L’amour est plaie au noir du corps


(extrait)

« … dénombrable en
tes veines »
il dit l’ardeur
vers ce
corps séparé
l’arc et
l’ombre mais il
n’éprou
ve rien cela
est son
secret immense
sur le
mur sans doute
autour
de lui le temps
compact
qui annihile
tous les
efforts déchets
souliers
boueux tableaux
de guerre
l’inondation
cassées la tâche
les larmes
sont innombrables
on a
la permission

  184  
d’en rire
pour l’heure marchant
ils ont
la conviction
d’être un
instant du monde
ou ses
âmes dansantes
« j’aime à
tenir ton cou »
plus loin
l’île mouillée
version
inclinée de
la ville
glisse tenue
par les
berges qu’habitent
des hom
mes agressifs
voix soir
baissés dessous
les feuilles
par goût de son
désir
elle s’amincit
au point
qu’on y voit au
travers
et devenue
sommeil
et perte elle touche
jusqu’à
son abstraction
il lui
écrit sous sa
dictée
elle clame « toi
ma ter
re toi le bleu
tu m’as
frappé au front
j’attends
dormante » plus clo
se de
s’offrir elle creuse
pour lui

  185  
son gîte chaud
de nuit
et durement
serré
alors il met
ses jambes
de part et d’au
tre d’elle
et cherche à di
viser
ce qu’il a ré
uni
de sorte qu’elle
demande
et triomphale
n’a plus
cœur au limites
il sait
la déranger
comme un
œil dans la nuit
il sait
la déverser
sur les
terrains qu’il a
choisis
et patiemment
attendre
elle a la tête
aux pieds
et les pieds qui
s’exaltent
elle n’a que fai
re de
ses mains pour prendre
elle prend
alors s’arrache
l’accueille
droit et revan
che juste
avec une
partie
de sa raison
trouvée

  186  
couchée matière
et noire
dans le devant
de cet
te course quand elle
ouvre
les yeux le lit
est à
l’envers tandis
qu’il dort
posé léger
entre
les draps la nuit
finie
elle prend le temps
de la
recompose
morceau
après morceau
avec
de la lenteur

………

(1983-2013)

  187  
Marilyn Hacker

Née aux Etats-Unis, elle est l’auteure d’une douzaine de recueils de


poésie, parmi lesquels The Terrible Children (1967), Highway Sandwiches
(1970), Presentation Piece (1974), Separations (1976), Taking Notice (1980),
Assumptions (1985), Love, Death, and the Changing of the Seasons (1995), Going
Back to the River (1990), The Hang-Glider’s Daughter : Selected Poems (1990),
Winter Numbers (1994), First Cities: Collected Early Poems 1960-1979 (2003),
Desesperanto: Poems, 1999-2002 (2003), Essays on Departure: New and
Selected Poems (2006). Elle a reçu de nombreux prix de poésie aux Etats-Unis et
en France. Elle est également traductrice de la poésie française contemporaine, de
Guy Goffette, Hédi Kaddour, Vénus Khoury-Ghata, et Claire Malroux. Elle
partage son temps entre Paris et New York, où elle est professeure de littérature
anglo-américaine et de traduction littéraire à la City University of New York. La
Rue palimpseste, une édition bilingue avec des traductions de la poète Claire
Malroux, également traductrice d’Emily Dickinson, a paru aux éditions La
Différence en 2004. Le recueil de poèmes Names, paru en 2010 aux éditions
Norton, s’est vu décerner le National Book Award. Les textes proposés dans cette
anthologie sont principalement tirés de ce livre. Ils sont traduits par les poètes
Jean Migrenne et Jacques Demarq.

AN ABSENT FRIEND

Perched on a high stool, the auburn sybil


eats Fig Newtons, elbows on the sink,
the other lively hand exhorting. Think
through these words to silences. Think to refill
the teapot. The water’s come to a boil.
It’s four A.M. Tea steeps. We pour, we drink
it milky, volley talk, talk, link
lines read out loud from some book on the pile
accumulated on the scarred oak table
to some felicity of memory.
The black cat hums like a fridge. The three
daughters are asleep in different rooms.
Through the steamed window on the garden comes
pearl dawnlight, lovely and unremarkable.

Lovely and unremarkable, the clutter


of mugs and books, the almost-empty Fig
Newtons box, thick dishes in a big
tin tray, the knife still standing in the butter,
change like the color of river water
in the delicate shift to day. Thin fog
veils the hedges where a neighbor dog
makes rounds. “Go to bed. It doesn’t matter
about the washing-up. Take this book along.”

  188  
Whatever it was we said that night is gone,
framed like a photograph nobody took.
Stretched out on a camp cot with the book,
I think that we will talk all night again
there, or another where, but I am wrong.

LOINTAINE AMIE

La Sibylle châtain perché comme au comptoir,


les coudes sur l’évier, croque des Figolu ;
l’autre main est éloquente. On veut percevoir
des silences sous les mots. Mais il n’y a plus
de thé. La casserole se met à bouillir.
Quatre heures du mat’. Ça infuse, on verse, on le boit
au lait ; nos phrases fusent, filent ; on fait dire
la réplique, par des vers lus à haute voix
dans les livres empilés sur la table au bois
scarifié, à quelque précieux souvenir.
Le chat noir ronronne comme un frigo. Nos trois
filles dorment dans leurs chambres. On voit venir,
à travers la fenêtre embuée du jardin,
si banal, et si beau, tout nacré, le matin.

Banals et beaux, ces bols, ces livres qu’on délaisse,


épars, ce paquet de Figolu presque vide,
ce plateau de fer blanc et sa faïence épaisse,
ce  couteau  que  tient  un  beurre  encore  solide,  
qui changent tous de couleur comme la rivière
dans la mue délicate du jour qui caresse
d’ouate les haies où patrouille en propriétaire
le chien d’un voisin. « Va te coucher. Et laisse
la vaisselle. Tiens, tu pourras lire à ta guise. »
Rien n’existe plus de toutes ces choses dites,
comme une photo que personne n’aurait prise.
Sur mon lit de camp, j’ai le livre et je médite,
je me dis qu’on aura toute la nuit encore
pour discuter, là-bas, ou ailleurs. Mais j’ai tort.

Traduction de Jean Migrenne

  189  
GLOSE

And I grew up in patterned tranquility


In the cool nursery of the new century.
And the voice of man was not dear to me,
But the voice of the wind I could understand.
Anna Akhmatova «Willow »
translated by Judith Hemschmeyer

A sibilant wind presaged a latish spring.


Bare birches leaned and whispered over the gravel path.
Only the river ever left. Still, someone would bring
back a new sailor middy to wear in the photograph
of the four of us. Sit still, stop fidgeting.
--Like the still-leafless trees with their facility
for lyric prologue and its gossipy aftermath.
I liked to make up stories. I liked to sing :
I was encouraged to cultivate that ability.
And I grew up in patterned tranquility.

In the single room, with a greasy stain like a scar


from the gas-fire’s fumes, when any guest might be a threat
(and any threat was a guest-- from the past or the future)
at any hour of the night, I would put the tea things out
though there were scrap-leaves of tea, but no sugar,
or a lump or two of sugar but no tea.
Two matches, a hoarded cigarette :
my day’s page ashed on its bier in a bed-sitter.
No godmother had presaged such white nights to me
in the cool nursery of the young century.

The human voice distorted itself in speeches,


a rhetoric that locked locks and ticked off losses.
Our words were bare as that stand of winter birches
while poetasters sugared the party bosses’
edicts (the only sugar they could purchase)
with servile metaphor and simile.
The effects were mortal, however complex the causes.
When they beat their child beyond this thin wall, his screeches,
wails and pleas were the gibberish of history,
and the voice of man was not dear to me.

Men and women, I mean. Those high-pitched voices—


how I wanted them to shut up. They sound too much
like me. Little machines for evading choices,
little animals, selling their minds for touch.
The young widow’s voice is just hers, as she memorizes
the words we read and burn, nights when we read and
burn with the words unsaid, hers and mine, as we watch

  190  
and are watched, and the river reflects what spies. Is
the winter trees’ rustling a code to the winter land ?
But the voice of the wind I could understand.

Tiré de Names: Poems (Norton, 2010)

GLOSE
Et j’ai grandi dans une tranquillité encadrée
dans la nursery fraîche du siècle qui
commence
et la voix des hommes n’était pas chère à
mon cœur.
Mais la voix du vent je pouvais la
comprendre.
Anna Akhmatova « Le saule »

Un vent siffleur présageait d’un printemps tardif.


Des bouleaux nus s’inclinaient murmurant sur l’allée de gravier.
Seule la rivière s’en allait. Mais quelqu’un rapporterait
un maillot marin neuf pour la photographie
de nous quatre. Reste assis, cesse de te trémousser.
— Comme les arbres sans feuille encore avec leur tendance
au prologue lyrique et à ses retombées prolixes.
J’aimais inventer des histoires. J’aimais chanter :
On m’avait encouragé à cultiver ce talent.
Et j’ai grandi dans une tranquillité encadrée.

Dans la pièce unique, avec une tache grasse telle une balafre
des fumées du gaz, lorsque aucun hôte n’était une menace
(et aucune menace invitée — du futur ou du passé)
à toute heure de la nuit, je sortais les tasses
même s’il ne restait que des miettes de thé, mais pas
de sucre ou bien quelques morceaux et plus de thé.
Deux allumettes, une cigarette gardée de la veille :
ma page du jour incinérée dans mon meublé.
Nulle marraine n’avait présagé de telles nuits blanches
dans la nursery fraîche du siècle qui commence.

La voix humaine se déformait dans les discours,


une rhétorique verrouillant tout, cochant les pertes.
Nos mots aussi nus que ce bouquet de bouleaux l’hiver
tandis que des poétaillons passaient du miel autour
des politicards (le seul miel qu’ils pouvaient avoir)

  191  
avec des métaphores serviles et autres éloges.
Les effets étaient mortels, quelles qu’en soient les causes.
Quand ils battaient leur fils derrière le mur, ses pleurs,
plaintes, suppliques étaient le baragouin de l’histoire,
et la voix des hommes n’était pas chère à mon cœur.

Hommes et femmes je veux dire. Ces voix haut perchées —


comme j’aurais voulu les faire taire. Elles sont trop pareilles
à la mienne. Petites machines qui évitent de s’engager,
petits animaux, vendant leur esprit pour une caresse.
La voix de la jeune veuve n’est que la sienne, lorsqu’elle mémorise
les mots qu’on lit et brûle, la nuit lorsqu’il faut qu’on lise
et brûle avec le non-dit, le sien ou le mien, comme on
regarde et qu’on est observé, et la rivière reflète l’espion.
Est-ce un code pour le paysage d’hiver que le bruit des branches ?
Mais la voix du vent je pouvais la comprendre.

Traduction de Jacques Demarq

  192  
Françoise Urban-Menninger

Auteure d’une quinzaine de recueils de poésie, A hauteur de vague et de


parole (1980), Sur les bords de ma rime (1982), Les confidences des abeilles
(1994), Le temps immobile (1996), Lignes d’eau (1997), L’âme éclose (1997),
L’or intérieur (1997), Les heures bleues (1998), Encres marines (1999),
Fragments d’âme (2001), Le château de vers (2003), Le rire des mandarines
(2004), L’heure du jardin (2005), L’arbre aux bras nus (2006), La draperie des
jours (2008), Chair de mémoire en (2010), De l’autre côté des mots (2012).
Egalement auteure de deux recueils de nouvelles, Les heures bleues (Editinter,
1998), La Belle Dame (Editinter, 2009), elle a publié nombre d’articles dans les
revues littéraires Exigence-Littérature, Transversalles, Le Pan Poétique des muses
auxquelles elle collabore.

le corps de ma mère

le corps de ma mère
se décompose sous terre
mais sur le terreau du poème
son âme jardine
entre les lignes

elle ouvre des boutons de rose


entre les guillemets
recouvre de lierre les points de suspension
fait éclore des chapeaux d’azur
pour surligner les accents

le poème devient alors ce jardin


entre le bleu du ciel
et le verbe sous ma peau
où ma mère déroule à l’infini
son rosaire de lumière

Tiré de Sur les bords de l’infini (inédit)

derrière les mots

ma mère est derrière les mots


dans le chant des oiseaux
dans le murmure de l’eau
les paroles dans les arbres
les syllabes de l’air
le souffle du vent

  193  
ma mère me parle
jusque dans mes silences
elle tisse dans le poème
la trame de mes vers
et ajoure dans le ciel
la clarté de mes nuits

Tiré de Sur les bords de l’infini (inédit)

les roses de ma vie

seule une journée de printemps


a le pouvoir de suspendre le temps
la fleur de pissenlit
saupoudre d’or les prairies
où court toujours le furet
du bois joli
qui m’a tant fait rêver

à la claire fontaine
l’eau est restée si claire
qu’elle est devenue cette lumière
qui coule dans mon poème
et dans les jardins où les lilas sont fleuris
c’est encore ma mère aujourd’hui
qui taille les roses de ma vie

Tiré de Sur les bords de l’infini (inédit)

roseraie

roses anciennes
vos parfums
parfois me reviennent

bouquets défunts
pétales de mémoire
au velouté de moire

épines de douleur
à la pointe de mon coeur
où sourcent mes pleurs

roses si bien nommées

  194  
parmi les fleurs aimées
seules vous me revenez

le visage inchangé
les lèvres embaumées
l'haleine parfumée

roses aussi blanches


qu'une neige de silence
quand le ciel s'épanche

roses à la voix de rossignol


vous chantez votre envol
dans ce lieu inconnu

où l'âme tombe des nues


où le poème en ballerines roses
ouvre son bouton de rose

roses de mes vers


à visage découvert
vous donnez à la mort

ses lettres d'or


coulées dans le fourreau
où les mots sont ma peau

roses rouges du souvenir


vous me faites sourire
et même parfois fleurir

sur cette terre d'ennui


où le rouge est un cri
qui signe ma poésie

roses de toutes mes saisons


et de ma déraison
vous êtes mon blason

sous votre empire


j'écris comme on soupire
pour le meilleur et pour le pire

sur vos lèvres sanguines


ma rime enfantine
a perdu ses épines

  195  
il ne reste que cet hymne
pour dire l'assassine
couleur purpurine

Tiré de L’heure du jardin, Strasbourg, IREG, 2005.

  196  
Les auteures

Camille Aubaude (présentation dans l’anthologie)

Claude Ber (présentation dans l’anthologie)

Olga Blinova : attachée temporaire d’enseignement et de recherche au


département d’études slaves de l’université Paris VIII. Docteur en études slaves
de l’université de Strasbourg, elle est auteur de la thèse « L’androgynie dans
l’œuvre poétique de Zinaïda Guippius », ainsi que d’une série d’articles sur la vie
et l’œuvre de Zinaïda Guippius. Actuellement, elle prépare pour la publication les
actes du colloque international « Zinaïda Guippius. Poésie et philosophie du
genre ». Ses dernières publications sont : « L’émigration dans l’œuvre de fiction
de Zinaïda Guippius. Entre l’inacceptable et l’irréalisable », Figures de l’émigré
russe en France au XIXe et XXe siècle. Fiction et réalité, Amsterdam/New York,
2012 ; « L’homosexualité dans l’œuvre de Zinaïda Guippius avant et après
l’émigration », Ecrire ailleurs au féminin, Monde slave, XXe siècle, Paris, 2013.

Caroline Crépiat : doctorante en littérature française à l’université de


Clermont II et membre du CELIS. Elle prépare une thèse intitulée « Le Sujet
lyrique chez les poètes de la revue du Chat Noir (1882-1897) », sous la direction
de Pascale Auraix-Jonchière. Elle a écrit plusieurs articles sur le Chat Noir, autour
de thématiques variées comme la fantaisie, l'argent, l'érotisme ou la scatologie.
Elle participe également au dépouillement de la revue du Chat Noir pour PRELIA
(Petites REvues de Littérature et d’Art).
Julie Dekens : lectrice de l'université de Zurich, agrégée de lettres
modernes et doctorante sous les directions de P. Labarthe (Zurich) et J-Y. Masson
(Paris IV-La Sorbonne), rédige actuellement une thèse sur la figure d'Orphée dans
la création poétique moderne et contemporaine de langue allemande, française et
suédoise, dont quelques réflexions ont déjà été publiées : « Sur la trace
européenne du chantre de Thrace », dans la revue Trans- (Paris, France) ou
encore « Eurydice, celle qui ne dit mot… » dans Ne pas dire – Pour une étude du
non-dit dans la littérature et la culture européennes. CV en ligne
: http://www.rose.uzh.ch/seminar/personen/dekens.html)

Sylvie Durbec : (présentation dans l’anthologie)

Marie Etienne : (présentation dans l’anthologie)

Elvira Fente : titulaire d’une Licence en Journalisme (univ. Saint-Jacques


de Compostelle), diplômée en Anthropologie Sociale (univ. Saint-Jacques de
Compostelle), a soutenu une thèse de Doctorat en Études de Genre à l’université
de Paris VIII. Chercheure au Département d´Histoire Contemporaine de l´univ.
Complutense de Madrid (genre et migration), elle est l’auteure de l’ouvrage Parir
a liberdade. O movemento feminista en Galicia (Accoucher la liberté. Le
mouvement féministe en Galice), (Santiago de Compostela, Alvarellos Editora,
2010). Sa thèse consacrée à María Xosé Queizán sera prochainement publiée en
Galice.

  197  
Patricia Godi-Tkatchouk : maître de conférences à l’université Blaise
Pascal - Clermont II, sa recherche porte sur la poésie américaine et les poètes
femmes. Ses publications abordent la question de la poésie au féminin (situation
des poètes femmes, rapport à la tradition, irruption d’une subjectivité féminine en
poésie, poésie féministe…) et s’appuient sur la critique féministe et/ou féminine,
littéraire et psychanalytique, en France et aux Etats-Unis. A publié des travaux
consacrés notamment à Sylvia Plath, Adrienne Rich, Anne Sexton : une traduction
d’Ariel de Sylvia Plath (PUBP, 2004), un essai biographique, Sylvia Plath Mourir
pour vivre (Aden, 2007) ; éditrice du collectif Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes
XIXe-XXIe siècles (PUBP, 2010), a établi avec Gallimard l’édition du volume
Œuvres de Sylvia Plath, coll. « Quarto » (2011).

Nicole Grépat : maître de conférences en Littérature française et comparée,


agrégée de Lettres Modernes, conseillère littéraire pour l’espace Andrée Chedid
d’Issy les Moulineaux. Ses recherches sont consacrées à trois domaines en étroite
corrélation : la littérature de jeunesse, l’écriture des femmes et les textes de la
francophonie, celle en particulier du Maghreb et du Machrek. Spécialiste
d’Andrée Chedid, elle appartient au Centre de Recherches Textes et
Francophonies de l’Université de Cergy Pontoise, dirigé par Violaine Houdart
Mérot.

Marilyn Hacker (présentation dans l’anthologie)

Patricia Izquierdo : agrégée de lettres modernes et docteur es lettres,


PRAG à l’Université de Lorraine, elle a publié en 2009 Devenir poétesse à la
Belle Epoque chez l’Harmattan, et en 2012 les Actes du colloque Genre, Arts,
Société :1900-1945 aux éditions Inverses. Elle est en lien depuis 2006 avec le
laboratoire de recherche LIRE (Lyon 2, projet « Genre et culture »). Elle est aussi
l’auteure de nombreux articles et communications destinés à promouvoir l’écriture
des femmes. Elle a créé en 2007 l’Association des Amis de Lucie Delarue-
Mardrus, dont elle est l’actuelle présidente (voir le site http://www.amisldm.org.).

Marie Joqueviel-Bourjea : maître de Conférences Habilité en Littérature


française du XXe siècle à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Spécialiste de
poésie moderne et contemporaine, elle a soutenu en 2002 une thèse de doctorat
sur l’œuvre de Jacques Réda (dont la version remaniée est publiée en 2006 aux
éditions L’Harmattan : Jacques Réda, la dépossession heureuse – habiter « quand
même »). Elle a par ailleurs consacré de nombreuses études aux œuvres de Paul
Valéry, Odilon-Jean Périer, Georges Perros, Nicolas Bouvier, Louis-René des
Forêts, Jean Grosjean, Lorand Gaspar, Marie Étienne, Marie-Claire Bancquart,
Frédéric Jacques Temple, Pierre Dhainaut, René Depestre... Elle s’intéresse
également à la peinture, et aux rapports qu’entretiennent poésie et peinture à la
Modernité. Outre la première monographie sur Jacques Réda, elle a publié : Faut-
il oublier Valéry ? (L’Harmattan, 2006, Études valéryennes n°100, sous sa
direction) ; en collaboration avec Serge Bourjea : Paul Valéry, Cahier 43 (Fata
Morgana, 2006, transcription et édition critique d’un inédit) ; Choses tues : le
trait, la trace, l’empreinte (Poésie & Peinture) (Presses Universitaires de la
Méditerranée, 2008, actes sous sa direction) ; revue Nu(e) n°47, consacré à Marie

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Étienne (2011, sous sa direction) ; Marie Étienne, organiser l’indicible (éditions
L’Improviste, 2013, actes sous sa direction).

Nathalie Riou : agrégée de lettres modernes, après une thèse soutenue en


2008 sur le pourquoi de l’obscur dans la poésie de René Char, croise dans sa
recherche les questions sur la lyrique, la phénoménologie et le féminisme. A
publié des articles dans les revues Europe, French Forum, et prépare actuellement
un ouvrage sur la poésie écrite par les femmes du XVIe siècle à nos jours. Ecrit
par ailleurs de la poésie en recueil (Brise, Encres vives, 2001 ; Eclats de jusant,
Editinter, 2003) et plus récemment en revue (Le Nouveau Recueil, Diérèse,
N4728…).

Monique Tesan Tra-Lou : auteure d’une thèse de doctorat soutenue à Paris


7 sous la direction de Geneviève Fabre, sur le thème mythe et fiction (une étude
comparée du roman, de la poésie, du théâtre, de la musique -jazz et blues- et de la
sculpture) chez les auteurs américains Rudolph Fisher, Nella Larsen et Toni
Morrison. Ses dernières publications portent sur « inceste et confusion des
sens », signes ouverts: incision et infibulation; « image et imagologie chez
Edwide Danticat et V.S Naipaul ». A ces articles, s'ajoute un roman-Ethnies et
racines- publié chez Cultures Croisées à Roissy-en Brie en 2005. En instance de
publication, sont deux articles sur théâtre-et l'éco-logie; et littérature et cinéma.
Egalement achevé, mais non encore publié, un deuxième roman. Après avoir
enseigné en France, enseigne actuellement à l'université de Cocody-Abidjan.

Françoise Urban-Menninger (présentation dans l’anthologie)

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