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I- Le Chemin de la vie
Bibliographie :
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Descartes est un auteur difficile, et rien n’est plus paradoxal que cette difficulté.
Le philosophe débutant croit volontiers que les auteurs les plus ardus sont ceux qui
sont, en première lecture, les plus obscurs. S'il se lance par exemple dans La
Phénoménologie de l'Esprit, il sera d'emblée rebuté par le style singulier de Hegel et
renoncera peut-être à décrypter ce logogryphe. Il aurait tort pourtant de ne pas insister
car, l'obstacle du langage une fois passé, il découvrira une immense philosophie, et
s'y sentira vite chez lui. Descartes est d'une difficulté supérieure : ce n'est pas
l'obscurité de son style qui fait obstacle, c'est son extrême clarté. Le lecteur qui ouvre
pour la première fois le Discours de la méthode a le sentiment réconfortant, mais
parfaitement illusoire, de tout comprendre. Descartes nous prévient lui-même dans la
préface aux Méditations : « Je crains qu’il n’y ait encore guère personne qui ait
entièrement pris le sens des choses que j’ai écrites, ce que je ne juge pas néanmoins
être arrivé à cause de l’obscurité de mes paroles, mais plutôt à cause que, paraissant
assez faciles, on ne s’arrête pas à considérer tout ce qu’elles contiennent ». C’est en
raison de sa parfaite facilité que Descartes est difficile. Lui seul nous permet de
comprendre que le plus simple, en philosophie, est toujours et nécessairement le plus
difficile. On sait que la philosophie cartésienne se fonde sur un certain sentiment
d’évidence, une intuition spirituelle, la clarté d’un certain regard intérieur qui illumine
l’âme attentive à sa seule aperception. Mais il faut aussitôt ajouter que rien n’est moins
évident que l’évidence cartésienne. Nos esprits sont en effet encombrés de préjugés,
de savoirs ou prétendus tels qui nous viennent des autres et ne sont pas issus de notre
propre fonds, et qui nous font préférer, par précipitation (manque d’attention, de
patience spéculative) et prévention (les préjugés nous font imaginer ce que nous
ignorons), l’obscur indistinct au clair et distinct, et le complexe mêlé au pur et simple.
L’évidence selon Descartes n’est jamais immédiate (c’est au contraire toujours l’erreur
qui vient d'abord à l'esprit : il n’y a pas de vérités premières, il n’y a que des erreurs
premières), elle est le fruit d’une longue et méthodique attention métaphysique qui
conduit l’esprit vers l’intuition de sa propre existence, vers une sorte d’illumination
originaire qui lui fournit un point fixe, un point d’Archimède (« Archimède, pour tirer le
globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un
point qui fut fixe et assuré. Aussi j’aurais droit de concevoir de hautes espérances, si
je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et
indubitable » : Méd. III) grâce auquel je peux me sauver de la dépression du doute,
rétablir mon appui, « pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette
vie » (Disc. I).
Parce que toute sa métaphysique se fonde sur l’intuition, non sur la déduction,
sur la pureté du regard de l’esprit prenant conscience de lui-même, et non sur
l’enchaînement mécanique des propositions, Descartes, on le devine, n’est guère
cartésien. C’est ainsi que nous lisons, dans le Trésor de la langue française : « un
esprit cartésien : un esprit sec, trop systématique, par opposition à un esprit intuitif »
(art. « Cartésien »). C’est là en effet le sens courant de l’adjectif, exemple patent de
prévention et de précipitation. L’intuition est au contraire chez Descartes l’unique
source de l’expérience de vérité, et la déduction n’est jamais l’entraînement
systématique des conséquences, mais bien davantage une succession d’évidences
qui s’enchaînent dans la lumière spirituelle qui naît de l’attention de l’esprit pour lui-
même. La déduction cartésienne n’est en fin de compte qu’une intuition recommencée
et toujours accrue. Ainsi ce qui nous empêche de comprendre Descartes, c’est
précisément le Descartes que nous croyons connaître, un esprit étroitement rationnel,
sèchement déductif. Pour nous corriger de ce défaut, nous aborderons Descartes de
façon radicalement opposée, non toutefois par l’intuition intellectuelle du « je pense »
(il faudra attendre la deuxième leçon, « Le doute, révélateur du je pense », pour nous
élever à ce point d’évidence), mais l’intuition de l’imagination, qui n’est pas toujours
confuse puisque l’imagination est une faculté très nécessaire dans la connaissance
mathématique, mais qui cependant peut l’être, quand elle se laisse guider par
l’impression sensible. Parmi les imaginations fallacieuses, les plus séduisantes, celles
qui laissent l’esprit le plus désarmé, sont celles des rêves (l’hypothèse du rêve,
« Veillé-je ou si je dors ? » (1), est un moment essentiel du doute méthodique). C’est
donc d’un rêve que nous partirons, le rêve qu’un Descartes fort peu cartésien nous
confie lui-même comme étant à l’origine de son aventure métaphysique, un rêve
auquel lui-même reconnaît une part de vérité. Le rêve en effet s’apparente à
l’inspiration des poètes, et Descartes nous confie qu’adolescent, lors de ses études au
Collège de la Flèche, il était « amoureux de la poésie », lui qui reconnaît par ailleurs
(Olympica, AT X 179 et Cogitationes privatae, AT, X 217) « s’émerveiller de voir qu’il
se peut que les pensées les plus lourdes de sens se trouvent dans les écrits des
poètes plutôt que dans ceux des philosophes » (2). Ce rêve, nous avons quelque
raison de penser que Descartes le fit pendant la nuit du 10 au 11 novembre 1619 (3),
c'est-à-dire pendant cette retraite en plein hiver, dans un village d’Allemagne « où, ne
trouvant aucune conversation qui me divertît, je demeurais tout le jour enfermé seul
dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir seul de mes pensées » (Disc. II). Le
Discours de la méthode fera de ce moment de sa vie (il a alors 23 ans) la scène
primitive de sa vocation philosophique. N’est-il pas étonnant que le plus cartésien des
philosophes invoque un rêve, non un raisonnement, à la source de la conversion qui
le conduisit à la philosophie ? Il est vrai qu’il s’agit là, du moins en apparence, d’une
origine biographique et personnelle du cheminement de Descartes, et non méthodique
ni métaphysique.
Ce rêve, le voici tel qu’il nous est rapporté par Adrien Baillet dans sa
volumineuse Vie de Monsieur Descartes : « Dans ce dernier songe, il trouva un livre
sur la table, sans savoir qui l’y avait mis. Il l’ouvrit, et voyant que c’était un Dictionnaire,
il en fut ravi, dans l’espérance qu’il pourrait lui être fort utile. Dans le même instant, il
rencontra un autre livre sous la main, qui ne lui était pas moins nouveau, ne sachant
d’où il lui était venu. Il trouva que c’était un recueil des poésies de différents auteurs,
intitulé Corpus poetarum. Il eut la curiosité d’y vouloir lire quelque chose ; et à
l’ouverture du livre, il tomba sur le vers : Quod vitae sectabor iter ? Au même moment,
il aperçut un homme qu’il ne connaissait pas, mais qui lui présenta une pièce de vers,
commençant par Est et Non, et qui la lui vantait comme une pièce excellente. M.
Descartes lui dit qu’il savait ce que c’était, et que cette pièce était parmi
les Idylles d’Ausone qui se trouvait dans le gros recueil des poètes qui était sur sa
table. Il voulut la montrer lui-même à cet homme, et il se mit à feuilleter le livre, dont il
se vantait de connaître parfaitement l’ordre et l’économie. Pendant qu’il cherchait
l’endroit, l’homme lui demanda où il avait pris ce livre, et M. Descartes lui répondit qu’il
ne pouvait lui dire comment il l’avait eu ; mais qu’un moment auparavant, il en avait
manié encore un autre, qui venait de disparaître, sans savoir qui le lui avait apporté,
ni qui le lui avait repris. Il n’avait pas achevé, qu’il revit paraître le livre au bout de la
table. Mais il trouva que ce Dictionnaire n’était plus entier comme il l’avait vu la
première fois. Cependant il en vint aux poésies d’Ausone dans le recueil des poètes
qu’il feuilletait ; et ne pouvant trouver la pièce qui commence par Est et Non, il dit à cet
homme qu’il en connaissait une du même poète encore plus belle que celle-là et qui
commençait par Quod vitae sectabor iter ?(4) La personne le pria de la lui montrer, et
M. Descartes se mettait en devoir de la chercher, lorsqu’il tomba sur divers petits
portraits gravés en taille-douce : ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau, mais qu’il
n’était pas de la même impression que celui qu’il connaissait. Il en était là, lorsque les
livres et l’homme disparurent, et s’effacèrent de son imagination sans néanmoins le
réveiller. Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que doutant si ce qu’il venait de
voir était songe ou vision, non seulement il décida, en dormant, que c’était un songe,
mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quitta. Il jugea que le
Dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble ;
et que le Recueil de poésies intitulé Corpus poetarum, marquait en particulier et d'une
manière plus distincte, la Philosophie et la Sagesse jointes ensemble. Car il ne croyait
pas qu’on dût s’étonner si fort de voir que les Poètes, même ceux qui ne font que
niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées, et mieux exprimées
que celles qui se trouvent dans les écrits des Philosophes. Il attribuait cette merveille
à la divinité de l’enthousiasme, et à la force de l’imagination, qui fait sortir les semences
de la sagesse (qui se trouvent dans l’esprit de tous les hommes, comme les étincelles
de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant
même, que ne peut faire la Raison des Philosophes » (AT X 183-184).
Pour Descartes lui-même, le métaphysicien de la pensée attentive à elle-même,
il se peut donc qu’une pensée rêveuse s’élève, comme dans les limbes, jusque vers
la conscience d’elle-même : « Il décida, en dormant, que c’était un songe, et il en fit
encore l’interprétation avant que le sommeil ne le quittât ». « Personne, écrit encore
Pascal, n'a d'assurance, hors de la foi, s'il veille ou s'il dort, vu que durant le sommeil
on croit veiller aussi fermement que nous faisons. Comme on rêve souvent qu'on rêve,
entassant un songe sur l'autre » (L 131). Il y a donc des degrés de conscience qui
continûment s’élèvent depuis l’inconscience du sommeil, en passant par le rêve qui
sait qu'il rêve, jusqu’à l’absolue clarté et distinction du cogito. Le « Dictionnaire »
signifie « toutes les sciences ramassées ensemble », précise le rêveur herméneute.
« Ensemble » signifie qu’elles sont disposées en un certain ordre qui permet aisément
de retrouver chacune d’elles quand on le désire. C’est là en effet l’un des tout premiers
impératifs de la méthode que de trouver la raison d’une suite, pour en disposer les
termes de telle façon que chacun d’eux soit immédiatement repérable et que l’ordre
qui les rassemble tous soit immédiatement intelligible : « Toute la méthode, écrit
Descartes dans la cinquième des Règles pour la direction de l’esprit(1628), consiste
dans l’ordre et la disposition des choses vers lesquelles il faut tourner le regard de
l’esprit pour découvrir quelque vérité » (52). La disposition logique des termes d’un
problème est le fil d’Ariane qui guide l’esprit perdu dans le labyrinthe des
vraisemblances fallacieuses : « Cette règle, ajoute en effet Descartes, doit être non
moins suivie par qui veut entrer dans la connaissance des choses, que le fil de Thésée
par qui veut entrer dans le labyrinthe » (52). Descartes, quelques lignes après le texte
du rêve que nous venons de citer, interprète lui-même cette énigmatique et introuvable
poésie d’Ausone intitulée Est et Non : « Par la pièce de vers Est et Non, qui est le Oui
et le Non de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances
humaines et les sciences profanes », soit le critère de vérité qui guide le héros vers
l’issue du labyrinthe. En vérité, l’Est et Non fait songer au Sic et Non, titre d’un traité
médiéval de Pierre Abélard, qui progresse dans la connaissance par une série de
questions auxquelles on ne peut répondre que par oui ou par non, l’analyse étant à
chaque pas confrontée à un carrefour qui la met en demeure de choisir son chemin, à
la façon de la dispute médiévale qui met l’interlocuteur en demeure de répondre aux
questions successives pour mieux le contraindre à reconnaître la vérité de la thèse
que l’on défend. Une succession indéfinie de carrefours fait exactement un labyrinthe,
et l’esprit qui part à la recherche de la vérité se noie dans une infinité de difficultés,
comme s’il devait résoudre une énigme sans cesse renaissante. C’est pourquoi la
méthode scolastique, qui gouverne la pensée médiévale, est vaine et stérile. Dans La
Recherche de la vérité, Eudoxe enseigne en effet : « Si je demandais à Epistémon lui-
même ce qu’est l’homme, et s’il me répondait comme on a coutume de le faire dans
les écoles que l’homme est un animal raisonnable, et si en outre, pour expliquer ces
deux termes qui ne sont pas moins obscurs que le premier, il nous conduisait par tous
ces degrés qu’on nomme métaphysiques, certes nous serions engagés dans un
labyrinthe dont nous ne pourrions plus jamais sortir […] vous voyez sur le champ que
les questions s’augmentent et se multiplient comme les rameaux d’un arbre
généalogique ; et que pour finir il est assez évident que toutes ces belles questions se
termineraient en une pure battologie [radotage, vain bavardage], qui n’éclairerait rien
et nous laisserait dans notre ignorance primitive ». Ce à quoi Epistémon, avocat du
savoir médiéval, répond aussitôt : « Je suis très fâché de vous voir mépriser à ce point
le fameux arbre de Porphyre, qui fut toujours un objet d’admiration pour les savants »
(892). La scolastique nommait « arbre de Porphyre » (parce qu’il se trouve pour la
première fois dans l’Isagoge de Porphyre) la série complète des dichotomies qui
aboutit à la définition d’un terme. C’est ainsi que, pour définir l’homme, on part de la
notion de substance, qui est incorporelle ou corporelle, et en ce cas elle est un corps ;
le corps est inanimé ou animé, et en ce cas il est un vivant ; le vivant est non-sensible
ou sensible, et en ce cas il est animal ; l’animal est non raisonnable ou raisonnable, et
en ce cas il est homme, c'est-à-dire une substance corporelle, animée, sensible et
raisonnable. Dans son rêve, Descartes attribue la formule Est et Non à Pythagore. Il
se trouve qu’une antique tradition, très vivante à la renaissance, attribuait à Pythagore
l’invention de la lettre Y, dont on faisait le symbole de la vie, qui suit une route
commune pendant l’enfance et l’adolescence (jusqu’à seize ans), et doit choisir
ensuite entre deux routes, l’une agréable mais qui aboutit à un précipice – le chemin
du plaisir – l’autre rude et pénible, mais qui aboutit au sommet où l’on peut goûter un
repos éternel – le chemin de la vertu (5). L’apologue d’Hercule à la croisée des
chemins, hésitant entre une courtisane qui veut l’entraîner vers le pays de la volupté,
et une vestale qui lui indique l’austère chemin de la vertu, cette fable qui remonte au
sophiste Prodicos (dont on dit aussi qu’il fut le maître de Socrate) est souvent
représentée à la renaissance comme à l’âge classique (6). Elle s’oppose à la figure
médiévale de la roue de Fortune, qui alternativement élève puis abaisse les hommes
malgré eux : l’homme des temps nouveaux n’est plus cette marionnette que manipule
la roue du destin, il est, comme Hercule, responsable de ses choix, il résiste aux coups
de Fortune et choisit son chemin par l’énergie de sa seule virtù. Le vers de l’Idylle
d’Ausone auquel fait allusion le rêve de Descartes, Quod vitae sectabor iter ?, signifie :
« Quel chemin de vie vais-je suivre ? ». A vingt-trois ans, le jeune Descartes se sent
lui-même à la croisée des chemins. Ne nous confie-t-il pas, dans le Discours, « sitôt
que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs », qu’il ressentit le
désarroi d’un voyageur égaré dans un double labyrinthe, le labyrinthe matériel du
monde (pourquoi aller ici plutôt que là, et où établir sa maison ?) et le labyrinthe
spirituel de la connaissance (quelle boussole peut guider celui qui entreprend de
chercher la vérité ?). Trouver sa route, morale et pratique, parmi les différents peuples
et coutumes, toutes sans doute aussi sensées ou peu sensées les unes que les
autres (7) ; et trouver sa route spéculative et théorique parmi l’enchevêtrement des
sciences (qui du moins se disent telles) qui font l’orgueil des doctes. Car, ajoute encore
Descartes, « j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec
le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie » (Disc.
I, 131). Or, il se trouve que pour tracer l’itinéraire de toute une vie (iter vitae), le jeune
cavalier, tel du moins qu’il se représente à lui-même sur l’écran du rêve, ne dispose
que d’un « Dictionnaire », ouvrage sans doute incertain puisqu’il se révèle incomplet
quand Descartes entreprend de le consulter : « il trouva que ce Dictionnaire n’était
plus entier comme il l’avait vu la première fois ». Il faut savoir ici qu’à l’époque de
Descartes, la rédaction d’un dictionnaire est encore un projet relativement récent : le
premier grand dictionnaire de la langue française est celui de Robert Estienne,
dictionnaire français-latin (Descartes ne rêve-t-il pas à la fois en français et en latin ?)
publié en 1538. Le Dictionnaire de la renaissance s’oppose à la Somme médiévale,
système général et organisé de tous les savoirs accumulés au cours des siècles, qu’on
nomme encore « miroir » (miroir de la nature, de la science, de la morale et miroir
historial qui résume le plan de la rédemption divine), miroir totalisant qui résume en
son cercle, à la façon d’un œil de sorcière, la totalité du savoir. La Somme fait ainsi un
tout ordonné, reliant les thèmes qui la composent selon une complexe architecture
symbolique, elle-même déterminée par les lois de l’analogie et de la ressemblance,
qui multiplient à l’infini les jeux de miroir dans le miroir lui-même. Le Dictionnaire met
à bas la cathédrale spirituelle du savoir médiéval, et lui substitue l’ordre arbitraire de
l’alphabet. Il répond en quelque sorte à l’impératif de la méthode qui veut que chaque
terme soit rangé en un ordre clair et distinct, de façon qu’on puisse trouver
immédiatement celui qui nous intéresse. Pourtant, parce que l’ordre de l’alphabet est
lui-même sans raison, c'est-à-dire sans autre raison que l’usage hérité de la coutume,
le Dictionnaire ne peut jamais être assuré de former un tout bien complet, un système
bien solidaire : il n’est qu’un inventaire dressé au hasard, la série discontinue des
fragments de savoir collectés par les hommes de la renaissance parmi les décombres
de la science médiévale. Aussi doit-il recourir à l’argument d’autorité : les portraits
gravés en taille-douce sur la luxueuse édition que compulse le rêveur sont les maîtres
et les modèles – hommes illustres, héros et sages antiques – auxquels s’en remet une
pensée encore immature, incapable de se conduire par elle-même, sans le secours
d’autrui. Pour que nous puissions tracer, par l’autonomie de notre seule raison, notre
chemin dans la vie (Quod vitae sectabor iter ?), il nous faut donc entreprendre de
reconstruire le système organique du savoir, qu’il nous faut concevoir non selon la
collection discrète de l’ordre alphabétique, mais comme un arbre dont toutes les
branches sont diversement disposées sur un tronc commun : « Ainsi toute la
philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysiques, le tronc est
la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences,
qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale »
(lettre-préface aux Principes). Il faut substituer à l’arbre généalogique de Porphyre,
suite vaine d’embranchements purement formels, l’arbre vivant de la science selon la
série de ses engendrements. A l’arbitraire du Dictionnaire, il faut répondre par le
système de l’Encyclopédie (mot qui apparaît également au XVIe siècle, chez Rabelais,
en 1532, et qui désigne le « cercle » des sciences, du grec kuklos, cercle). A la
cathédrale conceptuelle de la Somme médiévale, rigide et totalisante, s'oppose la
vitalité d'un arbre dont la croissance est infinie, qui ne cesse de s'élever de la terre au
ciel, et qui engendre, par la seule vertu de sa sève, l'ordre de ses raisons.
1637 : Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la
vérité dans les sciences. Ce petit texte, appelé à une extraordinaire célébrité, puisqu’il
est devenu en quelque sorte le manifeste de la rationalité des modernes, ce petit texte
qui s’adresse à tous les esprits justes et non seulement aux doctes, ce petit texte
rédigé en français, non en latin, pour être compris de tous ceux qui cherchent
naïvement, c'est-à-dire sans préjugés, la vérité, « un livre où j’ai voulu que les femmes
mêmes pussent entendre quelque chose » (lettre au P. Vatier du 22-2-1638), entend
tracer, sous la seule autorité de la raison soutenue par la seule vertu de la volonté,
l’itinéraire de toute une vie. Dans « méthode », il y a hodos, qui signifie en grec « la
route ». Et s’il faut un « discours », c’est en ce sens où nous n’avons pas la science
infuse, pas même de connaissance révélée (du moins dans la mesure où celle-ci ne
concerne pas la philosophie), et qu’il nous faut donc un chemin, c'est-à-dire une série
de détours, une « discursivité », pour atteindre la vérité. Et si Descartes entreprend ce
projet, c’est pour « marcher avec assurance dans cette vie », c'est-à-dire « bien
conduire sa raison », dans le champ de la connaissance sans doute, mais plus encore
dans la vie pratique, dans la suite des choix moraux devant lesquels nous place notre
histoire ; et c’est encore pour « chercher la vérité dans les sciences », et trouver l’issue
du labyrinthe dans lequel l’arbre de Porphyre de la scolastique médiévale nous a
égarés durablement. Penser, pour Descartes, c’est toujours cheminer, se résoudre à
prendre une voie plutôt qu’une autre, et toujours avancer, bravement et avec
résolution, pour croître en savoir comme en sagesse, en intelligence comme en vertu :
« Je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être
rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considérations
et des maximes dont j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j’ai moyen
d’augmenter par degrés ma connaissance, et de l’élever peu à peu au plus haut point
auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre
d’atteindre » (Disc. I, 126-127). Le Discours de la méthode entreprend de décrire, en
philosophe et non seulement en biographe, le chemin d’une vie entièrement consacrée
à la recherche de la vérité, l’itinéraire d’un cavalier voyageur et philosophe. Ce n’est
pas en vérité la première fois qu’un penseur recourt à la première personne, et
le Discours a dans les Confessions d’Augustin un illustre précédent. Mais tandis que
le « je » de l’évêque d’Hippone rapporte le récit d’une conversion, qui est une
expérience infiniment intime et personnelle, que seul peut comprendre un Dieu qui
sonde les cœurs et les reins (aussi Augustin s’adresse-t-il à Dieu, non aux hommes),
le cavalier tourangeau rapporte un itinéraire qu’il doit à ses seules sagacité (intuition)
et perspicacité (déduction) : aussi Descartes s’adresse-t-il aux hommes, non à Dieu,
tant il espère que l’expérience qui fut la sienne, loin d’être intimement personnelle,
ensevelie dans le secret d’une âme (comme est la conversion d’Augustin), est au
contraire parfaitement universalisable, du moins auprès de ceux qui font preuve de bon
sens, ou « lumière naturelle », « qui est la chose du monde la mieux partagée », même
s’il est bien vrai que beaucoup ne savent pas jouir de ce trésor spirituel qui nous est
imparti, mais dont il est possible d’apprendre à user avec prudence mais
détermination, comme précisément le discours cartésien est susceptible de le faire.
Augustin parle d’un lui-même qui est si profondément enseveli dans le secret de son
âme qu’il n’en saurait avoir une connaissance bien claire ni distincte ; Descartes
rapporte l’aventure d’un moi qui prétend à l’universalité, qui peut parfaitement accéder
à une connaissance claire de lui-même, et dont l’itinéraire peut aider ses semblables
à tracer à leur tour leur chemin dans le labyrinthe qui doit les conduire à la vraie
connaissance. Si bien que le cavalier Descartes réussit, dans le Discours, à raconter
sa vie sans jamais parler de lui-même, sans jamais se mettre en avant comme un
« moi » distinct des autres, ce « moi » imaginaire dont l’âge classique en général, et
Pascal en particulier, démontreront qu’il n’est qu’un masque façonné par l’amour-
propre. Tel est le dessein du Discours, et chacun peut s’y essayer sur le matériau de
sa propre vie : se raconter sans jamais se dire, éliminer de sa vie tous les idiotismes
qui la font irréductiblement individuelle, et la réduire à l’épure d’un parcours tout
intellectuel, au cheminement d’un esprit en recherche de la vérité. C’est ainsi par
exemple, qu’au lieu de raconter les scènes de notre enfance, nous pouvons réfléchir
en philosophe sur ce que c’est que l’enfance, et plus encore la sortie de l’enfance, et
traduire ainsi notre expérience personnelle dans la forme universelle d’une
progression spirituelle qui nous a menés où nous en sommes. Il est vrai que les
hommes sont ordinairement moins ambitieux, et se contentent de se laisser vivre,
plutôt que de conduire toujours leur vie vers la vérité et la connaissance. Pourtant,
toute vie est bien l’histoire d’un esprit, qui commence dans les illusions, qui s’éprouve
dans les désillusions et s’émerveille dans les rencontres ou les découvertes, selon une
méthode (qui est la raison de l’itinéraire) qu’il lui appartient de formuler, tant du moins
qu’il est vivant et qu’il n’a pas renoncé à chercher. Ce que nous lirons donc, dans
le Discours, ce n’est pas la vie de René Descartes, né en 1596 à La Haye, en Touraine,
et mort de froid et d’ennui à Stockholm en 1650 ; c’est le voyage spéculatif comme
géographique d’un esprit philosophe qui s’élève, de l’aliénation de l’enfance jusqu’à
l’autonomie de la maturité, par la force de sa seule raison. Les six chapitres du discours
de la méthode ne relatent pas l’histoire de René Descartes, mais seulement l’histoire
de son esprit, l’aventure d’une intelligence qui n’a pas hésité à partir seule à la
conquête de la vérité : « Au reste, Monsieur, lui écrit son ami Guez de Balzac le 30
mars 1628, souvenez-vous, s’il vous plaît, de l’Histoire de votre esprit. Elle est
attendue de tous nos amis, et vous l’avez promise en présence du Père Clitophon,
qu’on appelle, en langue vulgaire, Monsieur de Gersan. Il y aura plaisir à lire vos
diverses aventures dans la moyenne et dans la plus haute région de l’air, à considérer
vos prouesses contre les Géants de l’Ecole, le chemin que vous avez tenu »
(Gilson, Commentaire, 98).
Le chevalier Descartes, ainsi muni de règles par provision, prend la route, tel
Don Quichotte pour la conquête de Dulcinée, pour la conquête de la Vérité. Celui qui
n’a pas éprouvé le besoin de savoir, au moins une fois, s’il y a seulement une seule
chose qui soit vraie dans sa vie, qui ne saurait se résigner aux mensonges dont se
contentent ceux qui font semblant de vivre, n’a pas vocation à devenir philosophe. Aux
livres du Collège, décevants et désormais répudiés, Descartes substitue alors « le
grand livre du monde » : « Me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle
qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai
le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des
gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à
m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à
faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j’en pusse tirer quelque
profit » (Disc. I, 131). Cette seconde aventure – empirique et sceptique (le voyageur
passe et ne se fixe pas), comme la première, celle du Collège, fut livresque et
dogmatique – se conclut sur un semblable échec, la désillusion du voyage succédant
à la désillusion du savoir : toutes les opinions se valent, et sur la scène du monde les
hommes ne jouent guère que des comédies que l’absence du vrai rend dérisoires,
apprenant ainsi au voyageur à se défaire de toutes ses certitudes plus qu’à en acquérir
de nouvelles : « En toutes les neuf années suivantes je ne fis autre chose que rouler
çà et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les
comédies qui s’y jouent ; et, faisant particulièrement réflexion en chaque matière sur
ce qui la pouvait rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je
déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser
auparavant » (Disc. III, 144-145). Descartes en est alors au point où se trouvait le
Montaigne du livre III des Essais, rédigé au retour du voyage d’Allemagne et d’Italie.
C’est alors que survient l’événement fondateur et la scène primitive qui vont changer
le cours de cette vie errante. Pendant l’hiver 1619, dans un village d’Allemagne (on ne
sait lequel) (9) où Descartes, ne connaissant pas la langue, vit dans un parfait et
bienheureux isolement, le philosophe fait le point, revient en lui-même, fait l’expérience
intime et métaphysique de la clarté mentale au sein de laquelle il aperçoit ses propres
pensées, et décide de bâtir une science nouvelle sur ce « fonds qui est tout à moi ».
Scène de conversion philosophique, qui est au cœur et à la racine de tout l’œuvre
comme de toute la vie du penseur, événement spirituel qu’il importe d’avoir vécu « une
fois en sa vie » (semel in vita), et auquel il importe de demeurer toujours fidèle dans la
suite du voyage. Descartes désormais connaît la puissance de penser qui est en lui,
sa pensée a rencontré le point d’évidence qui lui permet de prendre appui sur elle-
même, recueillie en son intériorité, à la façon de ce solitaire lové sur le siège d’un poêle
qui donne chaleur et « contentement » à tout l’intérieur, tandis qu’à l’extérieur le monde
est comme annulé sous le linceul de la neige, à la façon du doute qui a réduit à néant
tous les préjugés et les fausses sciences qui encombraient jusque-là les appartements
de l’esprit. Armé de cette certitude intime, de cette force intérieure, de cette confiance
retrouvée, le cavalier Descartes peut se remettre en route (il n’a encore que vingt-trois
ans), éprouver cette science nouvelle dont il sent en lui la semence par neuf années
supplémentaires d’un voyage qui ne sera plus l’errance d’un sceptique déboussolé,
mais l’expérience féconde d’un homme qui possède un trésor et entend le soumettre
à l’épreuve des faits, comme on authentifie l’or à l’épreuve de la coupelle. Une fois
accompli cet affermissement du savoir, et thésaurisé les vérités qui suivent
indubitablement de l’évidence première, le voyageur peut enfin mettre un terme à cette
vie nomade, et s’établir en un lieu de retraite où il lui sera loisible de se consacrer tout
entier, et jusqu’à sa mort, à l’édification de la science nouvelle. A la France, où la
pensée plie sous le joug de l’arbitraire monarchique, Descartes préfère la
Hollande (10), qu’une longue guerre d’indépendance a fait qu’on peut y jouir des fruits
de la paix, et dont l’intense activité commerciale permet au philosophe de
vivre incognito au milieu d’une foule laborieuse et toujours affairée : « … me retirer ici,
en un pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres, que les armées
qu’on y entretient ne semblent servir qu’à faire qu’on y jouisse des fruits de la paix
avec d’autant plus de sûreté, et où, parmi la foule d’un grand peuple fort actif, et plus
soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d’autrui, sans manquer
d’aucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, j’ai pu vivre
aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés » (fin de Disc. III). Une
lettre célèbre à Guez de Balzac, envoyée d’Amsterdam le 5 mai 1631, fait l’éloge de
cette vie cachée dans la grande cité et tout entière dévouée à la méditation
philosophique comme à la construction de l’œuvre. Avant de la citer longuement,
rappelons qu’en cette même année de 1631, un peintre de Leyde vite devenu célèbre,
s’installe également à Amsterdam : il s’agit de Rembrandt van oude Rijn, « du vieux
Rhin ». Nous aurons en effet l’occasion de voir qu’il y a plus d’une affinité entre le
peintre et le philosophe. Mais revenons à la lettre de Guez de Balzac : « En cette
grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la
marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer
toute ma vie sans jamais être vu de personne. Je me vais promener tous les jours
parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous
sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y
vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y
paissent. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même
plaisir, que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois
que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y aie
manque d’aucune chose. Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers,
et à être dans l’abondance jusques aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien
autant, à voir venir ici des vaisseaux, qui nous apportent abondamment tout ce que
produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en l’Europe ? Quel autre lieu pourrait-
on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les
curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu’en celui-ci ? Quel
autre pays où l’on puisse jouir d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins
d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied pour nous garder, où les
empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connues, et où il soit
demeuré plus de reste de l’innocence de nos aïeux ? […] Que si vous craignez les
hivers du septentrion, dites-moi quelles ombres, quel éventail, quelles fontaines vous
pourraient si bien préserver à Rome des incommodités de la chaleur, comme un poêle
et un grand feu vous exempteront ici du froid » (942-943). C’est ainsi que la vie du
voyageur se conclut par la vie du reclus volontaire, l’errance du nomade par la
contemplation sédentaire, le philosophe étant déterminé à ne connaître désormais
d’autre pays que celui qui se trouve en lui-même, à arpenter sa propre pensée comme
il arpentait autrefois l’Europe, à cultiver le trésor de son esprit, à l’exclusion de tout
autre, et à s’enrichir d’un savoir qui est « tout à lui ».
NOTES
2- « Mirum videri possit, quare graves sententiae in scriptis poetarum, magis quam
philosophorum ».
7- « Et encore qu’il y en ait peut-être [des opinions] d’aussi bien sensés parmi les
Perses ou les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus utile était de me
régler selon ceux avec lesquels j’aurais à vivre » Discours III.
8- « Ut comoedi, moniti ne in fronte appareat pudor, personam induunt: sic ego, hoc
mundi theatrum conscensurus, in quo hactenus spectator exsisti, larvatus prodeo »
(AT, X 213).
9- Ce n’est pas tout à fait exact et diverses hypothèses ont été forgées à ce propos :
« On situe généralement ce poêle à Ulm. Mais Baillet, qui parlait dans la Vie des bords
du Danube, a précisé dans l’Abrégé que, durant l’hiver 1619-1620, Descartes était
dans la principauté catholique de Neuburg parfois appelée “Jeune Palatinat” ; située
sur la frontière nord de la Bavière, elle était alliée à son duc (le prince Wolfgang
Wilhelm avait épousé la fille de ce dernier, et il n’y avait pas alors de troupes). En
1618, on avait achevé la nouvelle église, dédiée à la Vierge, et un couvent de Jésuites
était en construction » : Geneviève Rodis-Lewis, Descartes, biographie, 1995, p. 61.
II- Le doute, révélateur du « je pense »
« Jamais mon dessein ne s’est
étendu plus avant que de tâcher à réformer
mes propres pensées, et de bâtir dans un
fonds qui est tout à moi »
Voici atteint le point le plus extrême du doute : on ne saurait aller plus loin, par
méthode, c'est-à-dire par arguments raisonnés. Le héros métaphysique, après avoir
subi les épreuves successives du doute hyperbolique, se retrouve donc plongé dans
des ténèbres impénétrables, sans qu’il n’aperçoive nulle part la moindre lumière, la
moindre étoile susceptible de le guider pour aller plus avant. La volonté, qui est en
nous le désir infini de la vérité, avait au commencement de l’entreprise des Méditations
pris l’initiative du doute ; la voici maintenant déprimée, déchue dans un néant dont rien
ne semble pouvoir la sortir, vouée à une éternelle incertitude, frustrée à jamais de la
vérité qu’elle recherche pourtant passionnément.
Aux yeux de celui qui veut bien considérer attentivement cette énigmatique
image, il apparaît évidemment que la cellule de méditation où le jeune Rembrandt
aperçoit le philosophe n’est pas un lieu matériel, localisable dans l’espace où vivent et
se déplacent les hommes, mais plutôt quelque chose comme un appartement de
l’âme, le sanctuaire très intime où se conçoivent les idées, et la pièce qu’illumine
doucement une lumière rayonnante serait sans doute moins voûtée si elle ne figurait
la voûte du crâne, sous laquelle notre âme est en débat avec elle-même. L’escalier en
spirale est là pour nous signifier que nous nous trouvons au point le plus intérieur du
labyrinthe cérébral, dans l’ultime sanctuaire qui fait de nous non des automates sans
âme, mais des hommes que la pensée illumine. Encore n’est-il pas certain qu’il soit
ultime, puisqu’une porte close, juste dans le dos du philosophe qui ne la voit pas,
indique qu’il y a un autre escalier qui descend plus profondément encore, et comme
dans la cave, ou la crypte de la méditation, tel l’inconnaissable inconscient qui gît sous
le cercle de la conscience. Une vieille servante, en inférieur droit, qui incarne le poids
du passé, la charge des souvenirs, tisonne une vague cuisine qui mijote dans l’âtre.
C’est ainsi que, dans la pénombre périphérique du cercle de la conscience, les
officines de la mémoire cuisent lentement les plats du souvenir, dont les effluves
parviennent jusqu’à nous. Le philosophe s’en désintéresse : tassé sur lui-même, il
n’est attentif qu’à la pensée qui naît en lui, et dont il éprouve le rayonnement et la
puissance (8). On remarquera toutefois – nous le notons pour nous en souvenir, car il
est trop tôt encore pour le comprendre – que la lumière ne provient pas du philosophe
lui-même, mais de cette grande croisée qui semble donner sur un brasier d'une
invraisemblable incandescence, comme si l’idée qui vient à l’esprit ne provenait pas
de l’esprit lui-même, mais d'une puissance qui le transcende et lui communique cette
illumination.
NOTES
Il serait pourtant bien possible que cette extrême détresse spéculative, qui n’est
pas pure hypothèse, mais retentit aussi pratiquement sur le sens de ma vie, soit la
condition de ma rédemption. Selon la loi de la conversion chrétienne qui veut que la
conversion n’advienne qu’au plus profond de l’angoisse, que la résurrection du fils de
Dieu passe par le blasphème de l’abandon absolu (« Mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné ? »), que l’espérance n’appartienne qu’aux désespérés, et qu’il faut avoir
touché le fond pour trouver le sol sur lequel il est possible d’impulser un nouvel élan,
le doute hyperbolique du premier temps de la méditation pourrait bien être la condition
de l’événement spirituel qui rétablira la certitude et me sauvera de l’abîme du faux. Le
doute cartésien fonctionne en effet comme une ascèse méthodique, le dépouillement
progressif, comme par obéissance à un vœu de pauvreté radicale, de toutes les idées
auxquelles j’accordais jusque-là crédit, et qui encombraient inutilement, puisqu’elles
n’étaient pas fondées en vérité, l’espace intérieur de ma conscience. Le doute détache
ainsi progressivement la pensée de toutes les idées, de tous les objets intellectuels
qui accaparaient jusque là son attention, et la mettant pour ainsi dire à nu, la privant
de tout vêtement d’emprunt, la contraint à faire retour sur elle-même, et par ce
mouvement « d’animadversion », à se considérer selon sa vraie nature, pure et simple,
dans sa clarté première. J’ai pu douter de mon corps, de la réalité du monde extérieur,
des vérités mathématiques, dans la mesure où ces objets mentaux se proposaient de
l’extérieur, selon la progression du doute méthodique, à ma pensée. Mais en faisant
ainsi le vide, en vidant l’appartement intérieur de mon âme les meubles, provenant de
divers héritages, qui l’encombrent, je donne le jour à la pure clarté, débarrassée de
tout obstacle qui la dissimule à ses propres yeux, qui règne en mon esprit, quand son
attention ne se porte sur rien qui lui est extérieur, mais seulement sur lui-même, sur
sa pure et simple existence. Car tel est le miracle : c’est quand nul objet ne vient
offusquer le regard de ma pensée, qu’elle peut enfin s’apercevoir elle-même, par une
intuition immédiate, et jouir pleinement de son être. C’est ainsi qu’il faut avoir tout perdu
pour connaître ce qu’on ne pourra jamais perdre, ou bien encore que, dans la liturgie
des « leçons de ténèbres », qui sont à l’âge classique l’occasion d’un inoubliable chant,
il faut avoir éteint un à un tous les cierges qui éclairent le sanctuaire pour que se
découvre aux yeux de l’esprit la lumière toute spirituelle qui illumine mon intériorité
méditante, intériorité vivante qui est le modèle et la vérité de tous les sanctuaires qui
ne sont construits que de pierres mortes. Le doute n’a réussi à montrer que le lien
fragile, et toujours aisément falsifiable, qui unit la pensée à son objet, à l’idée qu’elle
considère ; mais il est sans effet pour le regard que la pensée, privée de tout objet qui
lui serait extérieur, tourne maintenant vers elle-même. L’illumination métaphysique du
« je pense » est en fait l’auto-illumination de la pensée par elle-même, qui se rend ainsi
sensible à elle-même sa toute-puissance, ce qui me fait prendre conscience que le
« je pense » est toujours aussi, et en même temps, un « je pense que je pense ». Je
touche là l’évidence la plus intime, que nul ne saurait m’ôter, puisque c’est de l’essence
même de mon être, et plus encore de la vérité de l’être en tant que tel, que je suis
devenu, par la conversion du cogito, conscient. La coprésence de la pensée à elle-
même est ici absolue, il n’y a là nul vide où un Malin Génie pourrait insinuer ses
manigances : le « je pense » est l’intuition immédiate et directe de la pensée par la
pensée, il est le saisissement intérieur d’une âme qui, par un acte d’attention
métaphysique, se rend sensible à sa propre lumière. Et c’est pourquoi le « je pense »
est absolument premier, une évidence que ne précède aucune démonstration, et qu’il
ne saurait être compris comme la conclusion d’un syllogisme. On pourrait en effet
croire, par une intelligence qui demeurerait extérieure au texte de Descartes, alors qu’il
faut le lire de l’intérieur, c'est-à-dire en participant à l’aventure spéculative qui nous est
proposée, que pour conclure « donc je suis », il faut au préalable avoir posé deux
prémisses, la majeure : « Tout ce qui pense est », puis la mineure : « Or, je pense ».
Bien au contraire dit Descartes, c’est d’un seul coup d’œil, par une unique intuition,
que je prends soudain conscience de la lumière de l’esprit qui illumine mon intérieur :
« Quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c’est une
première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme ; et lorsque quelqu'un dit : Je pense,
donc je suis, ou j’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la
force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi ; il la voit par une
simple inspection de l’esprit. Comme il paraît de ce que, s’il la déduisait par le
syllogisme, il aurait dû auparavant connaître cette majeure : Tout ce qui pense est, ou
existe. Mais au contraire elle lui est enseignée de ce qu’il sent en lui-même qu’il ne se
peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe » (Secondes Réponses). L’ergo de l’ergo sum
n’est donc pas la préposition de la consécution, le cogito n’ergote pas, il n’est que la
mise à jour de l’être au cœur même de la conscience de soi. Le cogito ergo sum du
Discours de la méthode devient, dans les Méditations, le cri de triomphe de l’esprit qui
sait pouvoir s’assurer en lui-même et trouver dans sa propre clarté le point
d’Archimède qu’il cherchait auparavant vainement auprès de ce qui lui était extérieur,
l’opinion des autres ou la réalité du monde : ego sum, ego existo. Et si cette évidence
intime, et absolument originaire, nous avait échappé jusqu’à présent, c’est
précisément parce qu’elle était recouverte et étouffée par le fatras des leçons que nous
dictaient nos maîtres, des opinions non fondées que nous répétions comme des
perroquets, de tout le bazar des idées que nous avions reçues par héritage, et que
nous n’avions pas su faire encore véritablement nôtres. Il n’y a rien de si difficile, selon
Descartes, pour l’esprit, que de s’élever à l’évidence de lui-même, et l’on doit dire que,
pour l’exercice métaphysique, à l’inverse de ce qu’il en est pour les sciences positives,
le plus difficile est toujours le plus évident, et rien n’est plus brouillé aux yeux de l’âme
que le plus pur et le plus simple. Qu’on essaie donc : l’habitude de la diversion
quotidienne tourne le regard de notre esprit vers les objets qu’il rencontre dans le
monde. C’est ainsi que je pense cette rose, cette femme, ce qui tombe sous mes yeux ;
mais il est infiniment plus difficile de penser simplement que je pense, purement et
simplement, de considérer la vie de l’esprit qui me nourrit intérieurement, sans fixer
mon attention sur aucun autre objet qui le divertirait de sa pure intériorité. Il y faut une
extrême attention, et l’entraînement d'un véritable exercice spirituel, pour corriger la
mauvaise habitude d’un esprit extraverti, distrait de lui-même et à chaque instant porté
sur des objets qui lui sont étrangers, et le convertir à l’introversion, à cette autosaisie
de l’âme qui est l’acte propre de la méditation métaphysique. Il est aussi difficile à la
pensée de s’apercevoir elle-même que de voir un miroir : on ne le voit jamais, mais
seulement les choses qui viennent s’y réfléchir. La pensée se laisse ainsi absorber par
l’idée, elle s’oublie par la considération de l’objet qui l’accapare. Il en est ainsi encore
de la lumière pour les yeux de chair : nous croyons voir des corps, nous ne voyons en
vérité que la lumière qui est réfléchie par eux. C’est ainsi que, doutant, nous pensions
les objets que le doute proposait à notre attention, et par là étions divertis de penser
notre pensée même, cette lumière intelligible, et l’acte de douter. Lorsque Descartes
(né en 1596) pose les principes métaphysiques, c'est-à-dire absolument premiers, de
l’ère moderne, qui prend racine en cette indestructible confiance de l’esprit envers lui-
même qui se nomme « raison », il s’est installé à Amsterdam, mettant fin au voyage
du doute et se consacrant tout entier à l’édification de l’œuvre. Il a alors pour voisin
Rembrandt (né en 1606), de dix ans son cadet, Rembrandt qu’il a fort bien pu connaître
par leur ami commun, Constantin Huyghens, père de Christian, le physicien,
correspondant du philosophe et admirateur du peintre (le peintre lui a offert le Samson
aveuglé par les Philistins qui se trouve aujourd’hui au musée de Francfort), Rembrandt
établi dans une maison cossue d’Amsterdam (aujourd’hui le musée Rembrandt)
depuis 1639, trois ans avant la publication des Méditations. Chacun connaît le
Philosophe méditant du Louvre (1631), que nous évoquions dans la leçon précédente :
la chambre du philosophe est un appartement de l’âme, au cœur le plus secret du
labyrinthe cérébral (ce qu’exprime l’escalier en spirale qui suggère qu’on ne parvient
à la cellule de méditation qu’après une longue descente au centre de l’intériorité), le
philosophe, tassé sur lui-même, attentif à la seule vie intérieure de l’esprit, est au foyer
du halo spirituel qui rayonne dans l’habitacle : il médite la lumière qui le fait pensant. Il
intuitionne en lui l’incompréhensible évidence de l’être.
Dans le premier texte, non publié, qu’il écrivit pour lui-même, en lequel il fait en
quelque sorte le point sur l’itinéraire de sa propre méthode, les Règles pour la direction
de l’esprit (1628), Descartes avouait son admiration pour ces métiers qui exigent, non
seulement une grande adresse, mais plus encore une grande attention, et dont
l’apparente simplicité est l’image et comme l’allégorie de l’infinie simplicité comme de
l’infinie pureté de l’esprit s’apercevant lui-même : « Il faut approfondir tout d’abord les
arts les moins importants et les plus simples, ceux surtout où l’ordre règne davantage,
comme sont ceux des artisans qui font de la toile ou des tapis, ou ceux des femmes
qui brodent ou font de la dentelle, ainsi que toutes les combinaisons de nombres et
toutes les opérations qui se rapportent à l’arithmétique, et autres choses semblables :
tous ces arts exercent admirablement l’esprit, pourvu que nous ne les apprenions pas
des autres, mais que nous les découvrions par nous-mêmes » (Règle X). Cette parfaite
clarté et distinction, l’attention de l’esprit tout entier concentré sur l’acte qui définit son
essence propre, le fait de s’apercevoir soi-même, d’être le propre miroir de soi-même,
qui est l’expérience spirituelle par laquelle je m’élève à l’intelligence de l’être, et qui fait
tout le contenu du cogito, n’exclut pourtant nullement la possibilité d’un inconscient.
Descartes sait bien que, par delà la parfaite évidence de la présence de la pensée à
elle-même, il y a quantité de représentations qui demeurent dans les ténèbres de la
mémoire, bien des pensées que le présent et l’intérêt refoulent, et qu’une âme
singulière est un abîme sans fond. Tel n’est pas cependant l’objet du cogito, mais
l’unique saisie de la pensée par elle-même, en tant précisément qu’elle est cette
substance capable de s’autosaisir dans le sentiment de l’évidence. La bêtise du miroir,
c’est de toujours réfléchir les objets qui se trouvent devant lui ; si le miroir avait assez
d’esprit pour se réfléchir lui-même, pour réfléchir par lui-même, avant de nous renvoyer
l’image des choses extérieures, il ne serait plus miroir, mais substance pensante. C'est
alors que, s’illuminant de sa propre lumière, il proférerait ces mots inouïs : « je pense ».
Il s’ensuit ces trois pensées, qui sont comme incluses dans la distincte clarté
du cogito : la première me fait comprendre combien l’âme est plus évidemment connue
que le corps. Il s’opère ici, par le fait de la conversion métaphysique, une complète
révolution du point de vue : avant l’exercice spirituel du doute, la pensée, divertie d’elle-
même, se précipitait spontanément vers les objets sensibles dont l’évidence lui
paraissait telle qu’il était chimérique et même extravagant d’entreprendre d’en douter.
Aussi, se méconnaissant elle-même, semblait-elle très énigmatique à ses propres
yeux, il lui arrivait même de douter de son existence, et de penser qu’elle n’était qu’un
corps, par exemple lorsqu’elle imaginait que ce n’était pas elle, la pensée, qui pense,
mais le cerveau auquel elle attribuait bien confusément le pouvoir de produire de la
pensée. Mais désormais, s’étant pliée à l’exercice de la patience métaphysique, c’est
inversement toutes les choses du monde extérieur, c'est-à-dire toutes les choses
qu’elle ne connaît que par l’entremise des sens – dont mon corps fait aussi partie –
qui lui paraissent hypothétiques, tant il est vrai qu’elle ne saurait dire si elle veille ou si
elle dort ; tandis qu’inversement, la pensée, qui lui semblait si problématique, est
devenue maintenant pour elle-même la suprême évidence, et l’unique substance qui
résiste à l’entreprise destructrice du doute. Pour connaître mon corps, il me faudra
pratiquer de savantes dissections anatomiques, comme on le voit sur la leçon
d’anatomie que préside le docteur Tulp, sur le fameux tableau de Rembrandt qui est
au Mauritshuis (1634) ; tandis que pour connaître l’essence de l’âme, point n’est
besoin de cette longue exploration, il suffit de l’illumination métaphysique du cogito
pour qu’aussitôt elle me soit révélée en une unique et indivisible évidence. D’où
l’intitulé de la méditation seconde (celle du cogito) : « De la nature de l’esprit humain ;
et qu’il est plus aisé à connaître que le corps ». La seconde pensée que le cogito
m’inspire, c’est que l’esprit dont il fait apparaître l’essence est sans commune mesure
avec ce que je croyais être l’esprit avant de m’embarquer dans l’aventure
métaphysique. Je pensais en effet que l’âme était une sorte de souffle vital, qui donnait
au corps sa cohésion et sa composition (puisque la mort, qui dissocie l’âme du corps,
abandonne ce dernier à la décomposition), et que cette étrange substance avait la
force de mouvoir mes membres comme mes organes ; je pense désormais que l’âme
est tout entière contenue dans le seul acte de s’apercevoir elle-même, par cette
conversion en son intériorité que Descartes nomme « attention », et que cet acte de
la réflexion métaphysique est sans commune mesure avec les propriétés qui sont
celles des corps, et avec la première d’entre elles, qui est le fait d’être étendue, d’une
extension mesurable et déterminée, alors qu’il m’est impossible d’imaginer l’étendue
d’une âme, et qu’il est évidemment absurde de croire que la supériorité d’une « grande
âme » sur une âme « petite » est susceptible de se laisser mesurer dans l’espace
objectif. Ce pourquoi il m’apparaît désormais avec évidence que l’âme, n’ayant aucune
commune mesure avec le corps, c'est-à-dire la substance pensante avec la substance
étendue, il est rigoureusement impossible, ou du moins impensable, que l’âme puisse
mouvoir le corps : elle ne fait qu’accompagner les mouvements du corps en les élevant
à la conscience d’eux-mêmes, comme un miroir intelligible qui redouble la sphère de
l’activité physique en l’idée toute spirituelle de cette même activité. Quant au corps, il
me faut reconnaître qu’il est maintenant parfaitement capable de se mouvoir par lui-
même, sans le secours d’une âme, comme on le voit dans les automates, prodiges de
la technique moderne qu’on met au point en même temps qu’on sait fabriquer de
savantes horloges, capables de se mouvoir par elles-mêmes et cependant certes
dépourvues d’âme. C’est ainsi que l’animal, cet automate dont Dieu est l’artisan, peut
parfaitement se mouvoir par lui-même sans qu’il soit nécessaire de supposer en lui
l’activité d’une âme, c'est-à-dire la réflexion de la conscience de soi. Ce qui ne signifie
pas véritablement que les animaux ne pensent pas, si toutefois on ne veut entendre
par ce mot que le fait de calculer ou de tirer des conséquences (le renard est capable
de déduire, de ce que le corbeau ouvre un large bec, que sa proie tombera et qu’il se
saisira du fromage), mais du moins qu’il ne pensent pas à la rigueur, ce qui signifie
qu’ils ne pensent jamais qu’ils pensent, c'est-à-dire qu’ils n’aperçoivent jamais, avec
une entière évidence, la clarté intérieure qui nous fait pensant. Ce qui revient à dire
que l’animal vit constamment dans l’approximation et la préconscience qui illuminent
obscurément le théâtre de nos rêves, et que l’homme seul, sujet du « je pense », est
un animal qui s’éveille. Il suffit pour cela de considérer un chien, qui est l’animal qui
nous est le plus familier : toujours accaparé par la sensation présente, affolé
perpétuellement par ce qui est sur le point de survenir, aliéné au maître qu’il idolâtre,
il est incapable de se retrouver lui-même dans l’évidence intime de sa propre pensée,
et toujours hors de lui-même, ne s’appartient pas mais aux autres qui le fascinent.
Quant à la troisième pensée que le cogito m’inspire, qui est aussi la plus difficile et
peut-être la plus métaphysique, elle a rapport une nouvelle fois à ce renversement de
perspective qu’entraîne avec elle la conversion métaphysique et la répudiation de
l’opinion commune. Avant de me mettre en peine de penser véritablement, je croyais,
ou j’imaginais que l’être se trouvait du côté des choses extérieures, et que l’existence
de mon âme, ou de ma pensée, était quelque chose de douteux, que j’imaginais tantôt
comme un souffle vital, tantôt comme une vapeur produite par le sang, ce qu’on
nommait à l’époque de Descartes les « esprits animaux », qui correspond à peu près
à ce qu’on nomme aujourd'hui l’influx nerveux, toutes choses dont disputaient les
savants et à propos desquelles il ne semblait pas qu’un plein accord soit réalisé parmi
les doctes. Inversement, je refuse maintenant aux choses du monde extérieur la
dignité de l’existence, puisque rien ne s’oppose au soupçon du rêve, et que le monde
n’a peut-être pas d’existence au-delà de la représentation que j’en ai. En revanche, le
cogito a délivré aux yeux de mon esprit l’unique et véritable sens du verbe « être » :
ce qui est en effet, ce ne sont pas les choses que je perçois par l’entremise de mes
sens, mais mon esprit qui se perçoit lui-même immédiatement, sans s’entremettre
avec un quelconque auxiliaire qui ne serait pas lui-même. Seul est en vérité cela que
je peux concevoir avec la même clarté et évidence qui me sont apparues par la
révélation du cogito. L’évidence métaphysique est l’unique test de l’être. Ce n’est pas
par les sens que j’ai l’idée du verbe « être » – cet auxiliaire de toutes les langues, sans
lequel je ne pourrais pas parler, ce qui est le propre de l’homme, sujet de la pensée –
mais seulement par l’évidence que ma pensée a d’elle-même dans l’acte de la
réflexion. C’est pourquoi les animaux, qui pensent sans penser qu’ils pensent, vivent
comme en rêve, dans l’ignorance de l’être, soumis aux métamorphoses perpétuelles
d’une apparence toujours mouvante, où rien ne tient. Je sais désormais que je ne peux
être assuré de l’existence que de ce que je peux penser avec autant de clarté et de
distinction que je pense ma pensée elle-même. Et comme il n’est, en ce point de ma
méditation, que la pensée qui s’apparaît ainsi à elle-même dans le jour de la clarté et
de la distinction, je dois conclure que je suis, en tant que je pense, et que tout autre
existence qui n’est pas moi est douteuse, peut-être une simple illusion sans
consistance.
Que trouve-t-on alors, quand on scrute ainsi les appartements de l’âme ? Tout
un fatras d’idées, qui ne sont certes pas issues de l’âme même – seul le cogito peut
se flatter d’une telle proximité – mais qui nous viennent de diverses sources, qui nous
ont été léguées par divers héritages. C’est donc en fonction de leur origine que
Descartes tente maintenant de les classer. Certaines peuvent être dites innées, en ce
sens qu’elles sont issues de l’intimité de notre âme même. De toutes les idées qui sont
innées en mon âme, c'est-à-dire issues du plus intime d’elle-même, nées de sa plus
pure intériorité, il n’en est pas de plus innée que le cogito lui-même, puisqu’il définit
l’essence de ma pensée, et qu’il est en quelque sorte son être le plus propre. Il est
pourtant d’autres idées qui semblent innées en mon esprit, comme par exemple
l’étendue, ou le temps, ou le nombre, qui, loin de provenir de l’expérience, semblent
au contraire être à son fondement, puisqu’il ne m’est pas possible de penser à un
corps quelconque, sans le penser comme étendu, occupant un volume déterminé dans
l’espace, et que c’est même là ce qui fait à mes yeux l’essence de la corporéité, qu’il
y ait en effet des corps extérieurs, ou qu’ils ne soient que les images de mon rêve. Il
ne s’ensuit pas que l’étendue m’apprenne grand-chose de nouveau, puisqu’elle ne
vaut que pour cette substance qui n’est pas pensante, que je peux nommer la
substance matérielle, mais à laquelle il m’est impossible d’accorder la moindre véracité
puisqu’elle se distingue par essence de la substance pensante, seul fondement du
vrai. De même le temps, et le nombre qui le mesure, appartiennent à la seule
expérience métaphysique, sans qu’il soit besoin de consulter le monde extérieur,
puisque je me souviens bien avoir progressé le long d’un itinéraire spirituel, depuis la
nuit du doute jusqu’au point d’évidence du cogito. Il y a donc un temps métaphysique
qui scande les moments de la recherche de la vérité, qui est indépendant du temps de
l’expérience sensible, et qui est donc issu de la vie et de l’histoire de mon esprit, non
du monde qui me l’aurait suggéré. Pourtant le temps comme le nombre sont
maintenant bloqués, puisque la pensée ne parvient pas à trouver une issue et à passer
outre, contrainte qu’elle se trouve de stationner dans le cogito. Il semble donc que le
nombre du temps n’aille pas plus loin que la méditation seconde, c'est-à-dire que
l’évidence du cogito, et qu’il dépend d’une nouvelle évidence que le temps puisse à
nouveau ouvrir une brèche par où la progression sera possible. Parmi ces idées
innées, que je tire de l’activité propre de ma pensée, je trouve encore toutes les
propositions de l’arithmétique comme de la géométrie. Je ne saurais pour autant leur
transférer le même degré d’évidence que celui qui appartient au cogito, seul
indubitable, car toutes ces idées qui ne procèdent que de la spontanéité de ma pure
pensée tombent sous le coup du Malin Génie, dont on se souvient qu’il est capable de
faire que je me trompe quand j’avance que deux et deux font quatre. En fait d’idées
innées, il n’y a que le cogito qui échappe à son empire, et me voici donc revenu à mon
point de départ. Parmi les idées que je trouve dans l’appartement intérieur de la
conscience de soi, il en est encore, de beaucoup les plus nombreuses, qui m’ont été
suggérées par l’expérience sensible, c'est-à-dire qui ont été rencontrées dans ce que
je nomme « le monde », et qui est peut-être un rêve (comme par exemple que je suis
auprès du feu, en train d’écrire, ou que je suis tout nu dedans mon lit). Sur ces idées,
dites adventices en ce sens qu’elles dépendent d’une rencontre, d’un événement qui
m’est extérieur, je ne puis rien fonder de ferme ni de constant, puisque c’est
précisément leur extériorité à l’égard du cogito, unique source de véracité, qui définit
leur trait propre. Il est enfin une troisième sorte d’idées qui meublent mon intérieur, qui
sont les images forgées par mon imagination, comme par exemple l’hippogriffe
chevauché par Astolphe dans le Roland furieux de l’Arioste, ou la sirène qui tente
Ulysse sur le chemin d’Ithaque. Ces idées sont factices, c'est-à-dire fabriquées par ma
fantaisie, et l’on peut penser en ce sens qu’elles sont issues de l’activité propre de
mon esprit, et susceptibles par là d’être vraies. Elles ont toutefois trop de
ressemblance, remarque Descartes, avec les idées sensibles, pour être considérées
comme de pures productions de notre faculté de penser : la sirène est la composition
pleine d’esprit, mais la composition tout de même, de la femme et du poisson ; quant
à l’hippogriffe, il procède du cheval et du griffon, le griffon lui-même est composé de
l’aigle et du lion. Il semble donc que l’opération de l’imagination ne consiste qu’en
l’association plus ou moins composite des restes diurnes de la sensation, qu’elle soit
donc davantage reproductrice que véritablement créatrice, et qu’il faille donc renoncer
à déceler en elle le même degré d’évidence qui éclaire nos seules idées innées. C’est
ainsi que tout le mobilier de notre intérieur spirituel peut être révoqué en doute, et que
le Robinson du cogito se retrouve à nouveau seul avec lui-même, cherchant
désespérément, dans l’enclos de sa conscience, une issue qui ouvrirait l’évidence sur
un autre que sa propre pensée, en tant qu’elle s’aperçoit elle-même.
4- « Le soleil est la cause de la lumière qui procède de lui, et Dieu est la cause
de toutes les choses créées, non seulement en ce qui dépend de leur production, mais
en ce qui concerne leur conservation ou leur durée dans l’être. C’est pourquoi il doit
toujours agir sur son effet d’une même façon pour le conserver dans le premier être
qu’il lui a donné » (Cinquièmes Réponses, Pléiade 492).
V- Fonder la science nouvelle
« Me résolvant de ne chercher plus d’autre
science que celle qui se pourrait trouver en moi-
même, ou bien dans le grand livre du monde… »
Avant d’aller plus outre, faisons le point. Nous avons en premier lieu trouvé
le point de départ de toute progression méthodique, le point fixe qui nous sauve de la
noyade dans l’eau profonde du doute : l’indissoluble coprésence, en nous, de la
pensée à elle-même nous fournit ce point d’Archimède sur lequel nous pouvons
désormais, sans craindre d’être trompés, prendre appui. Plus encore, l’examen attentif
de ce point d’évidence nous a permis de comprendre que la lumière qui éclaire ainsi
notre esprit en tant qu’il est conscient de lui-même, ne saurait venir de notre esprit lui-
même, mais d’une puissance qui le dépasse infiniment, et que Descartes nomme Dieu.
Le cogito n’est donc nullement l’effet de l’esprit s’éclairant lui-même (il se serait donné
alors une science infinie, et non seulement la forme, encore vide de savoir, du
sentiment métaphysique de l’évidence), mais plutôt le rayon divin qui vient se réfracter
dans le prisme de l’intériorité de la créature attentive. « Preuve par les effets » : le
cogito est l’effet de l’activité qui prend sa source en Dieu, et cet effet se manifeste
doublement. En premier lieu, je nomme Dieu l’infinité actualisée de la science, dont
l’élément premier (le cogito), à la fois pauvre (puisque vide de tout savoir) et riche
(puisque me sauvant du doute hyperbolique), fait signe à mon attention dans
l’évidence très intime de l’expérience métaphysique ; en second lieu, je nomme Dieu
l’activité infinie qui me sauve – le temps d’une réflexion – de l’écoulement continu du
temps, et me recrée dans la durée du présent, création continue et continuellement
renouvelée sans laquelle le cogito ne serait qu’un « je pense que j’ai pensé », et non
un « je pense que je pense ». Ainsi, en un premier sens, la preuve par les effets me
rend sensible l’infinité divine par la clarté toute spéculative qui infiltre en mon intérieur
la lumière naturelle de la conscience de soi (infinité d’attention) ; en un second sens,
la preuve par les effets me fait connaître l’infinité divine par l’impulsion créatrice qui, à
chaque instant, me sauve du néant et me soulève dans l’être, m’entretenant ainsi dans
l’élan de l’existence (infinité de création). De cette double preuve, qui me fait éprouver
très intérieurement la vie de Dieu par la double infinité qui le manifeste à ma pensée
attentive au secret de son intérieur, je peux déjà savoir que la créature que je suis, en
tant que je suis une chose qui pense, peut se connaître elle-même par l’entendement
(aperception de l’esprit par lui-même : « je suis ») et par la volonté (impulsion
dynamique qui me recrée continûment : « j’existe »). Disposant désormais du point
origine de la méthode, l’alpha du cogito, et du but vers lequel l’essai de l’existence en
moi doit se porter indéfiniment en vue d’enrichir et d’intensifier l’évidence première et
encore vide du cogito, l’oméga divin de la méthode, je peux désormais tracer un
chemin, du « je pense » à Dieu, qui me permet de quitter l’île du cogito et de participer
toujours davantage à l’infinité actuelle de l’exister en enrichissant les lumières qui me
font connaissant, en donnant toujours plus de poids à cette existence qui m’est
donnée, mais encore vide de tout contenu, dans l’évidence première du cogito. Je
peux en effet sans crainte m’aventurer sur cette route puisque je sais désormais, non
pas que Dieu n’est pas trompeur, mais qu’il est la lumière même de l’évidence,
l’intensité toute spirituelle de la vérité se manifestant. S’il se peut pourtant que je me
trompe, c’est que l’infinité de l’exister qui est en Dieu n’est qu’en puissance en moi, et
que la volonté se distinguant de l’entendement, c'est-à-dire le désir d’être infiniment
de l’être saisi par l’attention actuelle de mon esprit, je peux me porter vers des
connaissances dont je désire l’acquisition, mais que mon esprit est cependant
incapable, au point de la méthode où il se trouve encore, de fonder en évidence. Je
dois donc apprendre à discipliner la marche de la volonté aux clartés de
l’entendement, méthodiquement, c'est-à-dire en suivant l’ordre des raisons qui ne
manque aucun maillon dans la chaîne des évidences, et me garder également des
emportements de la volonté, toujours précipitée dans son désir d’être davantage,
comme de la contemplation trop sereine de l’entendement, quand elle en demeure à
l’admiration de l’évidence acquise, et en oublie de se porter toujours vers un
accroissement de ses connaissances.
Tournons donc nos regards maintenant vers cette énigmatique idée de l’étendue,
qui est en moi claire et distincte – il s’agit selon Descartes de l’espace euclidien, défini
par le repère orthonormé de ses trois dimensions, espace géométrique produit par la
seule puissance de mon esprit et nullement tiré de l’expérience sensible – et qui
semble m’indiquer une voie qui me détourne de la pensée elle-même, et par
conséquent de la pure spéculation métaphysique. En effet, le cogito épurant l’idée de
mon existence, m’a permis de comprendre que je suis chose pensante, c'est-à-dire
l’acte tout spirituel de la pensée réfléchissant sur elle-même, et qu’en ce sens mon
existence est incommensurable à l’idée de l’étendue, qui vaut sans doute pour le
morceau de cire, s’il existe, mais non pour la pure pensée s’apercevant elle-même.
On peut se demander en conséquence quelle est l’utilité en moi de l’idée innée de
l’étendue, qui est radicalement étrangère à mon être métaphysique, comme la
substance pensante est radicalement étrangère à la substance étendue (si toutefois il
existe quelque part quelque chose de tel). Je remarque pourtant, me familiarisant avec
l’appartement spirituel dont le cogito m’a ouvert la porte, que mon esprit peut, ou bien
se considérer lui-même, se tourner vers lui-même, et il est alors entendement pur, et
pure pensée : telle est l’activité de l’esprit qui a été mobilisé pour le moment par
l’attention métaphysique ; ou bien se tourner vers l’idée de l’étendue, et je dirai alors
non qu’il pense, mais plutôt qu’il imagine, si tant est que l’imagination, dont je peux
éprouver dans la seule intériorité de ma pensée l’action effective, est le pouvoir assez
étrange que je possède de représenter l’idée par une figure tracée dans l’espace. Il
est vrai que l’imagination peut être empirique ou pure : elle est empirique quand elle
se contente d’associer des images qui lui viennent des sens, comme par exemple
quand elle invente Pégase, en associant le cheval à l’oiseau, ou la sirène, en associant
la femme au poisson ; elle ne fait alors que compliquer l’incertain, puisque je ne
saurais, du moins pour le moment, accorder le moindre degré de véracité aux
impressions de mes sens. Mais il existe encore une autre forme d’imagination,
purement spirituelle, qui réussit à tracer dans l’étendue géométrique des cercles, des
carrés que je ne rencontre certes jamais, du moins avec cette exactitude toute
mentale, parmi les images que me fournissent mes sens ; pour qui en douterait, il me
suffit de penser aux polyèdres complexes que la mathématique est capable de
construire dans l’espace euclidien, fruits du seul génie de l’intelligence pure, et qui ne
doivent évidemment rien aux formes approximatives perçues par les sens. Par cette
seconde imagination, qu’on pourrait dire intellectuelle (alors que la première est encore
sensible), je fais l’expérience en moi d’une puissance nouvelle de mon esprit, à
laquelle l’entendement se considérant lui-même dans l’évidence du cogito ne pouvait
encore accéder. J’éprouve encore que cette expérience est susceptible de progrès,
car l’imagination géométrique apprend bientôt à affûter son regard et à dépasser le
simple tracé des figures élémentaires dans l’espace euclidien. Elle réussit par exemple
à algébriser les figures (une ellipse n’est pas une forme ovoïde, mais une équation
telle que , a et b étant le grand et le petit axe de l’ellipse) et à déterminer ainsi
avec une précision toute mathématique ses propriétés, ou ses points d’intersection
avec une autre figure géométrique ; elle réussit plus encore, revenant à l’opération
fondamentale de l’imagination qui traduit l’idée de l’entendement dans l’espace des
coordonnées cartésiennes, à représenter l’équation sous la forme d’un graphique, et
comprenant alors qu’une équation du second degré est plus qu’un simple calcul : la
figure d’une parabole. C’est ainsi que je comprends maintenant, non seulement qu’il y
a en moi cette idée énigmatique de l’étendue (à quoi sert-elle, puisqu’elle ne sert de
rien pour penser l’évidence du cogito ?), mais que je peux construire en cette étendue
toute mentale qui est innée en mon esprit, une infinité de figures qui peuvent être
déterminées avec une parfaite clarté et distinction, et enrichir ma pensée de l’infinité
de toute la connaissance géométrique. Ce que j’éprouve alors en ce progrès, c’est la
puissance sans doute infinie (elle est infinie actuellement, puisqu’elle est capable
d’engendrer une connaissance claire et distincte) d’accroître dans le trésor de mon
esprit les connaissances purement mathématiques (je la devine infinie
potentiellement, ou virtuellement, tant j’éprouve que son degré de complexité
croissante est susceptible d’un enrichissement dont je ne saurais sans doute jamais
venir à bout), et cette puissance n’est pas sans m’inspirer un légitime étonnement :
partant des figures les plus simples, des nombres les plus élémentaires, les
composant progressivement par des opérations elles-mêmes élémentaires, nous voici
bientôt devant l’énigme des nombres irrationnels (la diagonale du carré), des nombres
transcendants (le rapport du diamètre à la circonférence), de la loi de continuité des
sections coniques qui obtient, par variation d’une même équation, la formule du cercle,
de l’ellipse, de la parabole et enfin de l’hyperbole… D’où provient donc cette
extraordinaire fécondité ? Faisant l’expérience, par les seules facultés de mon esprit,
de l’invention mathématique, je fais bien l’expérience d'une connaissance effective,
qui diffère radicalement, par exemple, des combinatoires que le jeu, convention établie
par les hommes, rend possibles. Si grand soit le nombre des parties d’échecs
possibles, il n’est néanmoins pas infini, et la preuve en est qu’une machine, qui ne
pense pas, peut en venir à bout et vaincre le plus grand des maîtres d’échecs, qui
pense. Dans le domaine du fini, où il suffit de dénombrer sans qu’il soit nécessaire de
créer, l’automate peut être supérieur à la chose pensante. En revanche, je comprends
bien qu’il est impossible de dresser la liste exhaustive de toutes les connaissances
géométriques qu’il est possible de concevoir, et qu’en cette partie l’esprit n’a pas
affaire à une combinatoire nécessairement finie, mais avec un infini véritable que seule
sa puissance peut sonder, dont son intelligence seule peut tirer de nouvelles
connaissances. D’où vient sans doute qu’il y a une joie propre de la découverte
mathématique, ou même de la solution d’un problème simple, tandis que l’habileté aux
échecs fatigue et abrutit l’esprit en un jeu de stratégies qui varie plus qu’il n’invente,
tant il est vrai qu’il n’y a de création véritable que dans l’infini, et non dans le fini. Ainsi
je commence de comprendre que, par le développement de la connaissance
mathématique, mon esprit, par ses seules facultés, en tant qu’il est perpétuellement
soutenu par la cause créatrice qui se trouve en Dieu, est en mesure d’accroître son
savoir, non dans un domaine borné, mais au contrarie dans l’infinité des
connaissances possibles, qui sont comme l’accroissement en moi de cette lumière
naturelle dont le cogito marque le point-source. L’intelligence de la créature est ainsi
susceptible d’un éclairement sans fin. Ce par quoi je fais à nouveau l’expérience
métaphysique de la puissance divine, non seulement par l’effet d’une cause infiniment
éminente et lointaine, à moi perceptible par le rayon d’incidence du cogito, mais plus
intimement encore, par l’incompréhensible et pourtant parfaitement clair et distinct
accroissement en moi de la connaissance mathématique, qui est, à l’inverse de la
connaissance métaphysique, connaissance de l’entendement pur, une connaissance
de l’entendement tourné vers l’idée de l’étendue qui est en lui, donc une science de
l’imagination, certes pure et non empirique. Et c’est parce que pour Descartes la
mathématique est essentiellement une science d’imagination éclairée par
l’entendement qu’il se méfie de l’abstraction excessive de l’écriture algébrique, et n’est
pas peu fier de l’invention de la géométrie analytique (à laquelle il consacre l’un des
trois essais dont le Discours de la méthode est l’introduction), et des coordonnées
dites justement « cartésiennes » qui permettent de représenter en une courbe
exactement déterminée l’équation établie par le pur calcul. Par l’enrichissement de la
connaissance mathématique, j’éprouve pour ainsi dire immédiatement, et non plus par
la médiation qui va de la cause à l’effet, la puissance créatrice qui n’est actuelle qu’en
Dieu, et ne s’exprime qu’en puissance dans la créature. Ainsi peut-on dire que, d’une
certaine façon, ce n’est pas Pythagore qui découvre la proportion qui unit les trois
côtés d’un triangle rectangle, c’est l’activité infinie de l’esprit, qui est la vie de Dieu
même, qui s’accomplit dans l’esprit de Pythagore lorsque l’idée claire et distincte du
théorème surgit dans le cercle de sa conscience. Ainsi peut-on parler d’une nouvelle
« preuve » (mais il s’agit plutôt d’une épreuve, ou d’un essai, c'est-à-dire d’une
expérience intimement vécue dans l’attention toute métaphysique de l’esprit à la force
qui l’anime de l’intérieur). Le progrès de la connaissance mathématique est
l’épanouissement en l’esprit de la créature de la puissance infinie qui est active en
Dieu. Je comprends alors que Dieu n’existe pas, il est plutôt l’existence elle-même en
son infinie puissance, il est l’activité créatrice dont toute existence procède, puisque
depuis la conversion métaphysique nous savons que n’existe véritablement que ce
que je peux concevoir clairement et distinctement, et nullement ce qui s’impose
fallacieusement à mes sens. On nomme « preuve ontologique » de l’existence de Dieu
celle qui infère l’existence de l’essence même : il suffit en effet de poser Dieu selon sa
définition adéquate – un être tout parfait et tout puissant – pour en conclure aussitôt
qu’il existe nécessairement. Ne doit-on pas concéder en effet à un être tout puissant
la puissance minimale de se donner à lui-même l’existence ? Et un Dieu qui ne serait
pas en mesure d’accéder à la pure et simple existence, à laquelle participe par
exemple le plus humble caillou, serait véritablement un bien piètre Dieu, et ne serait
donc pas un Dieu du tout. Sous cette forme purement logique, comme le démontrera
Kant dans la première Critique, la preuve ne convainc guère : elle ne montre en effet
que cela, que la définition d’un être tout-puissant implique en effet l’existence, et qu’il
y aurait contradiction à imaginer un Dieu qui ne serait pas en mesure de se donner à
lui-même une existence. Toutefois, ce qui est non contradictoire est possible, mais
nullement réel. Pour poser la réalité de Dieu, il faut selon Kant faire l’expérience directe
et immédiate de la puissance d’exister qui est en lui, ce qui selon le philosophe
allemand est rigoureusement impossible. Or, c’est précisément cette expérience que
nous faisons, selon Descartes, lorsque nous éprouvons en nous l’activité et la
fécondité infinies des essences mathématiques : la puissance de Dieu s’explique dans
l’âme de sa créature au fur et à mesure que croît son savoir, et c’est par le progrès de
la science que nous faisons l’expérience du Dieu vivant qui nous porte dans
l’existence. La preuve ontologique, telle que l’interprète Descartes, est donc une
expérience métaphysique de la vie de Dieu qui s’accomplit en nous, par
l’accroissement de la lumière. Ce qui me conduit, une fois encore, à adorer l’activité
de ce Dieu tout-puissant qui fait éclore en moi la joie de savoir, et thésaurise
progressivement, dans l’appartement intérieur de ma pensée, l’or spirituel de toutes
les connaissances que je puise dans l’abîme insondable et lumineux que découvre la
pensée en son intérieur, en se faisant attentive à elle-même, et à la lumière toute
spirituelle qui la fait vivante, et créatrice.
Il faut pourtant aller plus loin, et porter nos pas plus avant. Car il se peut toujours
que je rêve, et il est certain que le seul développement de la science mathématique,
si grandiose soit-il, ne saurait à lui seul me contenter, et que je ressens en moi non
seulement le désir d’accroître le trésor des essences géométriques, mais encore de
connaître des existences telles que mes sens me donnent le sentiment de les
percevoir, et parmi tous les objets que les sens me font connaître, mes semblables
que je juge bien désirables, tellement que je demeurerais insatisfait tant que je n’aurais
pas réussi à me porter, au-delà du cercle de ma pure pensée, à leur rencontre. Je
remarque à ce propos l’étrangeté de cette idée de l’étendue, qui est parfaitement
étrangère à la chose pensante que je suis, mais qui n’est cependant nullement fictive,
mais contient au contraire la possibilité d’une extension infinie de mes connaissances.
Pourquoi Dieu a-t-il donc insinué en mon esprit cette ouverture sur le domaine
inépuisable des pures essences, et que signifie en moi l’intentionnalité de
l’imagination, qui détourne le regard de l’entendement de l’entendement lui-même,
seul pourtant capable de saisir l’évidence de l’être, et le tourne vers l’étendue, pourtant
incommensurable à l’évidence métaphysique qui me livre la vérité de mon existence
? D’autant que je remarque que, si l’entendement se considère lui-même par un acte
d’inspection par lequel il découvre le pouvoir qui est le sien de s’apercevoir lui-même,
en revanche l’acte propre de l’imagination est plutôt un acte de contention, c'est-à-dire
un effort que doit dépenser l’esprit pour se tourner vers ce qui n’est pas sa propre
évidence (Furetière définit en 1690 la contention comme une « forte application
d’esprit »). Si j’en reste à l’imagination simple (non à l’imagination dont la puissance
s’est accrue par sa transposition dans l’espace des coordonnées de la géométrie
analytique), je dois bien reconnaître que cette vertu de mon esprit s’épuise bien vite,
comme si l’intelligence s’enlisait rapidement en un terrain qui lui est étranger, et en
lequel elle ne sait pas immédiatement se reconnaître : c’est ainsi que je peux bien, par
un simple effort d’imagination, me représenter un carré, un pentagone, un hexagone…
peut-être davantage en m’exerçant à ce discernement, mais que je ne saurais
certainement pas me représenter un chiliogone, qui est un polygone régulier composé
d’un millier de côtés. La myopie de l’imagination se brouille ainsi bien rapidement,
tandis que l’extrême perspicacité de l’entendement porte au contraire sur l’infini,
puisqu’il peut calculer la limite vers laquelle tend le nombre transcendant π, compris
entre le périmètre d’un polygone exinscrit et celui d’un polygone inscrit à un même
cercle quand on fait croître indéfiniment le nombre de leurs côtés. Cette contention
que mon esprit éprouve, quand il entreprend d’imaginer, est le signe qu’il rencontre la
résistance d’un être qui n’est pas purement spirituel, qu’il affronte là une modalité de
l’existence qui lui est tout à fait étrangère. Je me souviens alors que je désire retrouver
le monde sensible, qui m’apportait autrefois, avant que ne commence l’aventure
métaphysique, nombre de satisfactions, mais dont je me suis privé depuis l’épreuve
du doute hyperbolique ; je me souviens encore que l’essence de ce monde matériel
est précisément cette idée de l’étendue qui impose présentement à mon imagination
cette contention d’esprit qui me semble indiquer qu’il y a là une autre substance que
la substance pensante, qui pour le moment est seule mienne, une substance que je
peux dire étendue et qui m’indique en quelque sorte son existence par l’activité de
l’imagination dont le Créateur a doté mon esprit. C'est un fait en effet que j’éprouvais
invinciblement, en ces temps pré-philosophiques où j’accordais aveuglément crédit
aux impressions de mes sens, le besoin de référer l’image sensible à l’existence réelle
d’un objet qui en serait la cause, et que je croyais résolument être en droit d’inférer,
de ce que la cire se manifestait diversement dans le spectre de mes cinq sens, qu’elle
existait réellement. D’où me venait donc cette conviction que la correction
métaphysique a mise en doute ? Et puisque Dieu seul me donne l’existence, comment
se pourrait-il qu’une inclination aussi fortement inscrite en ma nature soit tout à fait
fausse ? Je fais en effet l’expérience non douteuse que les impressions des sens, que
je disais pour cette raison « adventices », se présentent à ma conscience sans que
ma volonté puisse prétendre maîtriser ce flux de la sensation, et par conséquent
comme s’il provenait d’une puissance qui m’est étrangère. C'est ainsi que je fais
naturellement la distinction entre les imaginations produites par mon esprit et les
impressions qui me sont données par les sens. On ne voit donc pas comment on
pourrait disculper Dieu d’être trompeur, lui qui a réglé en moi la vivacité de l’impression
sensible de telle façon que j’en transporte naturellement la cause à l’extérieur de moi,
si tel n’était pas le cas en effet. Quant à savoir ce qui fait signe par l’impression sensible
du côté de l’étendue, il apparaît que ce ne saurait être Dieu lui-même, qui s’est rendu
sensible à mon esprit par l’intuition toute métaphysique, c'est-à-dire relevant de
l’activité de l’entendement seul, sans le secours des sens, ni même celui de
l’imagination (le Dieu cartésien est proprement inimaginable), et qui dérouterait ainsi
mon esprit en se faisant connaître directement par une autre voie, radicalement
distincte de la première comme est distincte l’étendue de la pensée. Il faut donc que
ce qui fasse signe à la porte de l’appartement de ma pensée par le choc des
empreintes sensibles soit ce que je nommais le monde, et il doit en être ainsi si Dieu
n’est pas trompeur, ce dont je suis depuis quelque temps parfaitement assuré. Il y a
donc bien un monde de l’autre côté de l’écran où se projettent les images sensibles,
et la représentation que j’en ai est essentiellement distincte des images du rêve, bien
que je ne sois pas encore en mesure de penser cette distinction.
La question n’est donc plus de savoir si un monde existe, mais plutôt de savoir
quel il est, et comment il m’est possible d’en connaître l’essence, à moi qui n’en perçoit
l’existence que par l’entremise d’une sensation dont j’ai souvent éprouvé la fausseté.
Tout ce que j’en sais pour le moment, c'est que Dieu serait trompeur si les impressions
des sens étaient sans commune mesure avec la réalité objective du monde dont ces
représentation sont issues, et qu’il doit bien y avoir un chemin, une « méthode », qui
permette de remonter de l’effet à sa cause et du fleuve à sa source, c'est-à-dire
d’inférer de l’afflux des sensations la vérité des objets dont elles sont les effets : « je
crois pouvoir conclure que j’ai en moi les moyens de les connaître avec exactitude »
(Méd. VI, p. 325). La tâche n’est pourtant pas aisée, tant est complexe et embrouillé
le grand nombre des sensations qui, à chaque instant, viennent assaillir mon esprit.
Pour mieux me guider en ce labyrinthe, il est nécessaire d’opérer ici quelque
distinction.
Considérons en premier lieu les corps extérieurs que je rencontre par mes sens
dans le monde. Je dois bien reconnaître qu’il y a une grande différence entre l’image
sensible telle qu’elle s’imprime dans mon âme et la réalité de ces corps extérieurs :
c’est ainsi par exemple que les astronomes m’assurent que le soleil est plusieurs fois
plus gros que la terre, alors que je le vois aussi petit qu’une orange, ou bien encore
que je crois voir le soleil tourner autour de la terre alors que les astronomes
m’apprennent, depuis Copernic, que c’est inversement la terre qui tourne autour du
soleil. J’ai par ailleurs expérimenté en moi combien les sens me trompent souvent, et
les exemples le démontrant ne me manquaient pas quand j’entreprenais, lors du
commencement du doute, à remettre en question ma croyance encore infondée en
l’existence d’un monde à l’image de celui que me présentaient mes sens. Comment
faire, désormais, pour traduire le message des sens et l’interpréter correctement de
façon que j’en puisse déduire ce qui existe réellement à la source de l’impression que
mes sens reçoivent ? Ce qui revient à induire, de l’image que nous en avons, l’être
même dont l’image est l’image. Or, je ne connais qu’un seul et unique sens de l’être,
qui est la clarté et l’évidence de la pensée s’intuitionnant elle-même. Du monde
matériel, je ne sais, avec clarté et distinction, comme l’analyse du morceau de cire me
l’a appris, qu’une seule chose, à savoir que son essence est l’étendue, c'est-à-dire
l’idée en moi de l’espace euclidien conçu comme l’ensemble des relations de
distances, toutes également mesurables dans le système des coordonnées
cartésiennes. Ainsi peut-être mathématisée ce que je nomme la nature, et par là même
enfin dépouillée de toutes les forces occultes, sympathies ou répulsions, imitations ou
ressemblances, magie des influences et des confluences astrales, que l’imagination
confuse des Anciens avait inopportunément transportée dans la rêverie du cosmos.
Pour connaître ce qui est en effet véritablement dans le monde, il me suffira désormais
de transférer l’évidence de l’existence inscrite au cœur des idées claires et distinctes
dans les phénomènes de la nature qui se font connaître à mon âme par l’entremise
des impressions sensibles. Ce qui suppose d’envisager les corps dans le monde
comme un système d’interactions objectives – dont la loi fondamentale et unique est
celle, universelle, des chocs des corps, en conformité avec le principe de la
conservation de la quantité de mouvement – et non comme des impressions qui se
réfèrent nécessairement au corps sensible du spectateur, et non au monde lui-même.
Telle est en effet la cause de l’erreur vers laquelle m’inclinent mes sens : ils rapportent
le monde au corps percevant, dont ils font le centre du monde de la représentation
sensible (monde dans lequel le soleil tourne autour de moi) et non au monde lui-même
(en lequel je tourne autour du soleil), et traduisent le monde en un théâtre perspectif
qui loge toujours le moi au centre. Pour connaître ce qui est en effet, et non seulement
ce qui paraît à mes sens, il me faut donc reconstruire le système des interactions
physiques dans les coordonnées de la géométrie à partir des idées claires et distinctes
qui sont en mon entendement, et que la science m’a appris à discerner dans l’idée
innée de l’étendue, qui est l’essence du monde matériel. Ainsi l’intelligence
mathématique réussira-t-elle à corriger la vérité de l’être qui se représente à moi par
l’image déformée des sens, et à rétablir l’illusion de l’apparence dans l’évidence tout
intellectuelle de la réalité objective. Il n’est pas de meilleur exemple, pour s’en
convaincre, que de se référer à la loi fondamentale de la physique mathématique telle
que Galilée l’a fondée au début du siècle, à savoir la loi de la chute libre des « graves ».
L’ancienne physique, celle d’Aristote, construisait cette loi en se référant à l’évidence
sensible, et non à l’évidence de l’idée claire et distincte qui n’apparaît qu’à
l’entendement attentif à sa seule lumière. Elle posait donc en principe que la vitesse
des corps tombant en chute libre dépend en premier lieu de leurs poids, puisque tout
le monde voit bien qu’un corps tombe d’autant plus vite qu’il est plus lourd ; elle
corrigeait toutefois cette première affirmation en ajoutant que cette vitesse peut être
plus ou moins contrariée par la résistance du milieu en lequel il est plongé, car tout le
monde sent bien que l’on court plus vite dans l’air que dans l’eau. On en déduisait que
l’espace parcouru par un corps en chute libre était en fonction directe du poids de ce
corps, et inversement proportionnel à la résistance du milieu. Cette équation avait une
telle force de conviction, que nul ne s’est préoccupé, pendant des siècles, de la vérifier
expérimentalement, ce qui aurait aussitôt conduit à sa réfutation. Il est aisément
vérifiable en effet qu’un corps d’un poids donné ne tombe pas deux fois moins vite
qu’un autre corps deux fois plus pesant. La loi demeure donc indéterminée. Si, à
l’inverse, je ne considère que les idées claires et distinctes, je pose que l’espace
parcouru par un corps en chute libre est fonction de sa vitesse et du temps mis à le
parcourir. C’est là la définition même de l’idée de vitesse (relation de l’espace au
temps), et il n’est besoin d’aucune expérience pour l’établir, il suffit de suivre la voie
indiquée par les évidences mathématiques. Cependant, la chute des graves
dépendant d’une force qui s’exerce continûment sur les corps, sa vitesse varie
continuellement, elle est continuellement accélérée. Il est vrai qu’on peut demander
d’où nous savons que la variation de vitesse est continue, et Descartes répond à cela
que la volonté de Dieu est nécessairement constante, car on ne saurait concevoir un
dieu inconstant, et que Dieu ne saurait introduire des variations sans cause dans le
monde sans faire de ce monde un chaos incompréhensible, ce qui est contradictoire
avec sa volonté de donner à sa créature intelligente les moyens de connaître ce qui
est en vérité, si du moins cette créature avance sur le chemin de la méthode, sans
croire aveuglément les impressions de ses sens. Ce postulat admis, il est alors très
facile de construire la loi, en posant une vitesse nulle au départ de la chute, et en
calculant que la vitesse moyenne est égale à la moitié de la somme de la vitesse
d’origine (ici supposée nulle) et de la vitesse v au terme arbitrairement choisi de sa
chute, soit . L’espace parcouru est donc égal à la vitesse moyenne que multiplie le
temps mis à le parcourir, soit , où v varie constamment en fonction du temps,
soit v= γt, où γ est un coefficient d’accélération de la vitesse nommé « force de
gravitation ». On en déduit, sans qu’il soit besoin d’observer le moindre corps tomber,
c'est-à-dire de se fier au témoignage des sens, que : , ce que l’expérimentation
bien conduite saura vérifier rigoureusement. Loi paradoxale pour les sens, puisqu’elle
ne fait pas intervenir le poids, et démontre que tous les corps tombent selon une seule
et même équation mathématique, au surplus fort abstraite puisque pure proportion
entre l’espace et le carré du temps, indépendamment de leur poids, alors que tout le
monde, c'est-à-dire tous les esprits qui se laissent abuser par les sens, est persuadé
du contraire. On se souvient de Valéry : « Il fallait être Newton pour apercevoir que la
lune tombe sur la terre, quand chacun voit qu’elle ne tombe pas ». On demandera
encore la cause de l’erreur de l’imagination sensible non corrigée par l’imagination
mathématique, et on en verra la raison en ceci que l’expérience est rapportée par les
sens à l’impression que le corps propre en éprouve. Chacun sait en effet qu’il est plus
désagréable de recevoir sur le crâne un corps pesant qu’un corps très léger. Aussi
imagine-t-on que le corps pesant tombe plus vite que le corps plus léger, projetant
dans le corps dont on observe la chute l’impression de douleur que le choc nous ferait
ressentir, alors que les graves obéissent également, qu’ils soient lourds ou légers, à
une unique et universelle loi en laquelle leur poids n’intervient pas (il faut dire, plus
exactement, que la masse des graves est quantité négligeable quand on la rapporte à
la masse de la terre, le coefficient de gravitation γ intégrant ces deux paramètres, ce
que Descartes ne pouvait encore savoir).
Avant de partir en un tel voyage, il est bon de se donner par provision des
règles de conduite qui nous éviteront de nous perdre en route, ou de gâter par
imprudence les bienfaits dont Dieu nous a fait grâce, et dont il nous faut apprendre à
pleinement jouir. Car l’étendue, en son indéfini, est pour l’esprit, dont la puissance est
infinie, un redoutable inconnu où l’esprit s’expose au risque de se perdre, ou de
rencontrer des obstacles qui le mettront en péril. La morale provisoire (Discours III)
définira donc des maximes de la prudence, qui incitent moins le cavalier Descartes à
se porter vers le monde qu’elles ne retiennent l’enthousiasme qui est le sien quand il
sent naître en lui le désir du voyage. Il importe ici moins d’agir que de se retenir d’agir,
et la première morale de Descartes est une morale du dégagement plutôt que de
l’engagement, un ensemble de préceptes de l’entendement pour se protéger du
danger plutôt qu’une leçon venue du cœur qui nous porterait à la rencontre de nos
semblables. Il s’agit moins de faire se conjoindre le Moi et le Monde, que d’éviter tout
contact, ou conflit, qui serait également dommageable pour l’un comme pour l’autre.
Morale minimale donc, qui évite le mal plutôt qu’elle ne fait le bien, et qui s’en tient au
moindre mal faute de connaître encore le chemin de la véritable béatitude. Pourtant
cette morale provisoire, toute de protection et de préservation, poursuit un but
métaphysique bien précis : il s’agit de trouver un asile – ce sera la ville affairée et
commerçante d’Amsterdam – pour penser librement, et entamer ce long parcours
métaphysique dont Descartes a tracé le plan, et qui dessine pour les temps futurs le
chemin où doit progresser l’humanité. Si donc les maximes de la morale provisoire
semblent parfois d’une sagesse bien étroite, il faut toujours se rappeler que ce
conformisme apparent est le masque sous lequel se dissimule celui qui entreprend de
faire connaître à ses semblables une révolution sans précédent dans l’ordre du savoir,
comme dans celui de la moralité. Les plus grands réformateurs, remarque souvent
Descartes, ne sont pas nécessairement les esprits brouillons qui font le plus de bruit,
mais d’humbles et silencieux penseurs qui, dans la paix de leur chambre, construisent
patiemment la pensée qui bouleversera l’avenir.
Une autre morale, non pas celle du commençant qui souhaite surtout se
préserver des dangers du monde pour mener à bien l’œuvre de sa vie, mais celle du
sage qui détient le secret de la sagesse et est résolu d’en jouir le plus qu’il peut en
cette vie, est désormais possible. Cédant à l’invitation du corps qui l’oriente vers les
autres et vers le monde, l’âme peut se porter sans crainte à la rencontre des autres,
et parmi toutes les merveilles qui l’attendent en ce monde, vers la merveille des
merveilles, mon semblable, également pensant comme moi et digne, pour cet infini qui
rayonne en son âme comme en la mienne, du même respect et de la même estime
que ceux dont je reconnais digne la pensée en moi, qui est un effet de l’activité
créatrice qui est en Dieu. Il s’agit alors, non plus d’une morale par provision, mais de
« la plus haute et la plus parfaite morale, qui présuppose une entière connaissance
des autres sciences, [et qui] est le dernier degré de la sagesse » (566), figurée, dans
la lettre qui sert de préface aux Principes de la philosophie, par la plus haute branche
de l’arbre de la philosophie, dont les racines sont la métaphysique (source de
l’épanouissement des connaissances mathématiques), le tronc la physique, et les
deux autres branches, inférieures à la morale, la mécanique (qui m’apprend à devenir
comme maître et possesseur de la terre) et la médecine (qui m’apprend à accroître en
moi le feu de la santé et à reculer autant qu’il est possible la menace de la mort). Et
de même qu’on sait que c’est la plus haute branche qui porte le plus de fruits, on
comprend que toute la philosophie de Descartes culmine dans cette sagesse de la
béatitude, qui est contentement de son intérieur, sagesse qui consiste principalement
dans le bon et droit usage des passions. Car il ne s’agit nullement ici pour Descartes
de se donner des règles qui sauraient museler et refreiner l’emportement passionnel,
mais au contraire de l’accepter comme une expérience de la joie, et de l’accroissement
de l’exister qui est en nous. Les passions ne sont nullement pour Descartes un trouble
qui aveugle l’âme, mais au contraire une ouverture au monde et aux autres qui
l’agrandit et la rend plus magnanime. C’est en ce sens que toutes les passions sont
bonnes par elles-mêmes, dans la mesure où elles participent à cette expansion de
l’âme qui est la source de toute béatitude, au lieu que la passion qui exorbite l’âme, lui
fait oublier le droit qui est le sien de penser par elle-même et de conserver son libre
jugement, la décentre du foyer rayonnant qui lui donne la joie, et la livre malheureuse
aux hasards des circonstances, aux aléas de la fortune. Il appartient à l’âme, dans ce
voyage au Pays du Tendre qu’est l’expérience passionnelle, de ne pas se laisser
offusquer par le choc de la rencontre, de ne jamais oublier les droits qui font sa dignité
inaliénable, et de toujours considérer, avec toute la gravité dont la pensée est capable
envers elle-même, l’objet sur lequel vient ainsi se fixer son désir : « Et maintenant que
nous connaissons toutes les passions, conclut Descartes son traité, nous avons
beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n’avions auparavant ; car nous
voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avons rien à éviter
que leur mauvais usages ou leurs excès » (art. 211, p. 793-94). Et dans une lettre au
marquis de Newcasttle (mars ou avril 48), Descartes confessera : « la philosophie que
je cultive n’est pas si barbare ni si farouche qu’elle rejette l’usage des passions ; au
contraire, c’est en lui seul que je mets toute la douceur et la félicité de cette vie » (1298-
99). Car, écrit encore Descartes, « je ne suis point de ces philosophes cruels [il s’agit
des Stoïciens], qui veulent que leur sage soit insensible » (à Elisabeth, 18-5-45), et
Zénon, fondateur de l’école stoïcienne, « a représenté cette vertu si sévère et si
ennemie de la volupté, en faisant tous les vices égaux, qu’il n’y a eu, ce me semble,
que des mélancoliques, ou des esprits entièrement détachés du corps, qui aient pu
être de ses sectateurs » (18-5-45, 1199). Et puisque la passion définit l’orientation de
notre mise au monde – sans cette violence, nous n’aurions peut-être jamais quitté le
terrain purement intellectuel des certitudes métaphysiques – c’est par elle seule qu’il
nous est donné de jouir de notre nature purement humaine, c'est-à-dire de l’union de
notre âme avec notre corps qui est le lieu véritable où, en tant qu’homme, nous devons
exercer la liberté de notre volonté. Une vie sans passion, enseigne donc Descartes,
est une vide et pauvre vie, passée sur la terre sans en goûter le fruit : « Les hommes
que les passions peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur
en cette vie […] La sagesse est principalement utile en ce point, qu’elle enseigne à
s’en rendre tellement maître et à les ménager avec tant d’adresse, que les maux
qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous » (art.
212, le dernier des Passions de l’âme) ; tellement que « ce sont ordinairement les
meilleurs esprits dont les passions sont plus violentes et agissent plus fort sur leurs
corps » (à Elisabeth, juin 45, p. 1189). Les âmes vulgaires et basses, frileuses et
renfermées, se gardent du risque de la passion, tandis que les âmes vraiment
généreuses s’y livrent tout entière, trouvant là l’occasion de jouir plus encore de la
puissance d’exister dont elles sont la vivante émanation.
Si toutes les passions sont également bonnes de leur nature, à tel point qu’il
n’en existe pas qui ne réponde, d’une façon ou d’une autre, à quelque fin (il n’y a guère
que la peur et la lâcheté que Descartes soit en peine de justifier : il est vrai que la
lâcheté parfois ralentit l’ardeur et tempère l’aveuglement de la témérité, mais la peur
est résolument inutile et toujours mauvaise, ce pourquoi elle n’est pas une passion,
mais seulement un excès de lâcheté : art. 174-175), toutefois, si leur usage peut être
quelquefois fort profitable à l’agrandissement de l’âme, il peut être aussi fort nuisible,
et doit être alors fermement condamné. En règle générale, toute passion expansive,
et qui réchauffe le cœur, est bonne, et toute passion contractile, et qui refroidit le sang,
est mauvaise. Cependant, parmi toutes les passions, qui s’engendrent les unes les
autres selon notre progrès au Pays du Tendre, c'est-à-dire selon la profondeur de notre
expérience passionnelle, suivant un scénario dont la première rencontre marque le
point origine, et dont nous tracerons l’itinéraire, il en est une, plus fondamentale que
les autres, qui donne à la vie passionnelle le poids qui la rétablit en son centre, la
gravité d’une joie qui ne se laisse pas destituer par le hasard des circonstances. Cette
passion a nom la générosité. Il s’agit en vérité d’une étrange passion, car on ne peut
pas dire qu’elle soit vraiment passive, conséquence d’un choc subi à la suite de la
rencontre d’un corps extérieur, d’une âme incarnée qui n’est pas la nôtre, mais au
contraire passion que ressent l’âme quand elle ressent l’activité propre qui est en elle.
En ce sens, on peut dire que la générosité est l’affection de l’âme passionnée par l’effet
de sa propre activité. En effet, c’est seulement en tant qu’elle considère l’infinité de la
volonté qui est en elle, infinité qui est en puissance dans la créature, et qui n’est en
acte seulement qu’en Dieu, infinité potentielle donc qui ouvre devant l’âme le chemin
d’une progression que rien ne peut en droit limiter, et donc lui promet l’accroissement
sans fin du sentiment d’exister qui est en elle, de l’être qui à chaque instant la sauve
du néant et, à nouveau, la recrée, c’est en considérant la résolution de vouloir être
toujours davantage (ce qui est l’essence du vouloir), que l’âme éprouve en son sein le
feu de la générosité : « Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme
s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement
partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre
disposition de ses volontés […] et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et
constante résolution d’en bien user, c'est-à-dire de ne jamais manquer de volonté pour
entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures ; ce qui est
suivre parfaitement la vertu » (art. 153). Vertu qu’il faut ici comprendre dans le sens
de virtus, force d’âme déterminée à ne jamais se laisser détourner du chemin qui
conduit à l’expansion permanente de son être. C’est ainsi que le généreux cartésien
se définit par rapport à lui-même plus que par sa relation aux autres : est généreuse
l’âme rayonnante et vivante, secrètement animée par la joie grave et profonde de
sentir en soi le déploiement de l’infini qui trouve sa source en Dieu Créateur. Une telle
force donne à l’âme son équilibre, et lui permet de conserver son assiette en toutes
circonstances. C’est pourquoi le généreux est celui qui sait pourquoi il est en droit de
s’estimer lui-même, à savoir l’infinité de la liberté, bien avant de savoir pourquoi il lui
faut aussi estimer les autres. Car le fondement de la vertu, qui est générosité,
commence selon Descartes par soi, et non par les autres, à l’inverse de ceux qui
s’ignorent eux-mêmes et veulent toujours intervenir dans les stratégies qu’ils
supposent devoir faire le bonheur des autres, faisant presque toujours le malheur de
ceux qu’ils déclarent publiquement vouloir aider. La morale de Descartes est tout
entière fondée sur ce renversement, qui veut que le meilleur moyen de rendre heureux
les autres, c’est encore d’être heureux soi-même, et que seul sait estimer les autres
celui qui sait la raison légitime pour laquelle il est d’abord en droit de s’estimer lui-
même, et qui n’est autre que l’infinité de la liberté qui renouvelle sans fin l’élan de la
volonté : « Je ne remarque en nous une seule chose qui nous puisse donner juste
raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous
avons sur nos volontés » (art. 152). C’est pourquoi nous serons bien inspirés de ne
pas nous abandonner à ceux qui entreprennent de faire notre bonheur malgré nous,
et prétendent guider à notre place le gouvernement de notre existence, et que toujours
nous leur rappellerons que nous sommes les seuls et uniques maîtres quant au choix
de l’itinéraire qui doit nous conduire à la béatitude. La générosité, qui est aussi
grandeur d’âme ou magnanimité, nous conduit sur le chemin de la vie par le respect
de la liberté qui est en nous, et dont nous sommes les seuls à devoir disposer. Elle
nous porte vers le monde, sans crainte ni méfiance, et sans les misérables calculs qui
contraignent toujours les choix des petites âmes. Vertu de grand seigneur, qui sait ce
qu’il doit accepter en sa créance, et congédier sans retour, comme il sait celui qui est
digne de son amitié, et celui auquel il ne doit en aucun cas la lui accorder. Toujours
ouvert aux autres, mais ne leur reconnaissant jamais le droit d’empiéter sur son entière
liberté, le généreux, porté par sa force d’âme à faire de grandes choses, est accueillant
et courtois avec ceux que le hasard met sur son chemin : « Ceux qui sont généreux
en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne
rien entreprendre dont ils ne se sentent capables ; et parce qu’ils n’estiment rien de
plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser leur propre intérêt
[mais il ne s’agit ici que de l’intérêt matériel, non spirituel], pour ce sujet ils sont toujours
parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun » (art. 156). Cet homme
rayonnant, dont la marche est assurée et le regard lucide, donne à l’âme l’équilibre qui
lui permet de demeurer toujours elle-même tout en s’ouvrant sans réserve à la passion
des autres.
C’est alors qu’éclairés par la lumière qui brille dans les âmes généreuses, nous
pouvons commencer notre voyage au « Pays du Tendre », que traverse le « Fleuve
Inclination », duquel divergent les deux affluents de la « Reconnaissance » et de
« l’Estime », entre la « Mer d’Inimitié » et le « Lac d’indifférence », et qui conduit par
degrés vers la « Mer dangereuse » et les « Terres inconnues » (dans Clélie, Histoire
romaine, première partie, de Mademoiselle de Scudéry, 1654). En ce périple, les âmes
vicieuses se perdront, les généreuses accroîtront leur richesse. Descartes a son idée
sur la topographie des lieux, et la dessine à sa façon. Les passions en effet
s’engendrent les unes les autres selon un ordre invariable et nécessaire, puis se
combinent à l’infini selon les diverses expériences que chacun éprouve selon les
circonstances. La première des passions, qui saisit l’âme lorsque, unie au corps, elle
découvre le monde, est l’admiration, car si l’union substantielle incline l’esprit vers les
phénomènes sensibles, ce n’est pas par une fatalité due à quelque péché originel,
mais parce que l’esprit trouvera son bien dans la diversité infinité des choses
naturelles, et qu’il n’épuisera jamais les raisons qui le conduisent à admirer toutes les
merveilles de la nature (art. 53). Le monde des sens intéresse l’âme, et l’admiration
qu’elle éprouve en le découvrant est le signe de son émerveillement. Parce que
l’admiration est la première des passions, elle ne saurait avoir de contraire, mais
seulement une forme excessive, qui est l’étonnement, stupéfaction hébétée qui
méduse l’esprit, « ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statue »
(art. 73, p. 729), tel le badaud qui demeure bouche bée devant le tour du charlatan, le
choc passionnel faisant obstacle alors au progrès de l’intelligence, alors
que l’admiration véritable est au contraire un puissant motif qui nous porte à connaître,
et à chercher de nouvelles vérités. C’est ainsi qu’un excès d’étonnement laisse dans
l’âme une empreinte excessive, qui fait un effet d’hypnose, et loin de nous inciter à
connaître, nous porte seulement à adorer stupidement. Aussi faut-il alors parler
d’idolâtrie plutôt que d’amour, comme ce fut le cas de Descartes enfant impressionné
par l’étrange beauté d’une fille affligée d’un regard louche : « Lorsque j’étais enfant,
confie Descartes à Chanut (6-6-47), j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu
louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau,
quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi
pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des
personnes louches, je me sentais plus enclins à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour
cela seul qu’elles avaient ce défaut » (1277).