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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Réapprendre à lire : deux des langages de l'allégorie au XVIIe


siècle
Georges Couton

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Couton Georges. Réapprendre à lire : deux des langages de l'allégorie au XVIIe siècle. In: Cahiers de l'Association
internationale des études francaises, 1976, n°28. pp. 81-101 ;

doi : 10.3406/caief.1976.1108

http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1976_num_28_1_1108

Document généré le 31/05/2016


RÉAPPRENDRE A LIRE :

DEUX DES LANGAGES DE L'ALLÉGORIE

AU XVII SIÈCLE

Communication de M. Georges COUTON

{Lyon)
au XXVIIe Congrès de l'Association, le 28 juillet 1975.

Les réflexions que je voudrais présenter me paraissent


valoir tout autant pour bien des œuvres écrites que pour
des œuvres peintes, dessinées, sculptées : les arts de la
littérature et les arts plastiques utilisent au xvne siècle
le même vocabulaire et l'agencent avec la même rhétorique.
L'ambivalence du mot image est significative.
Du langage de l'image, le xvne siècle — et il n'est pas le
premier ; mais il faut se borner et ne pas chercher tous les
tenants et les aboutissants — a fait l'usage le plus large,
le plus ingénieux et parfois le plus déroutant. Nous l'avions
un peu oublié. Nous sommes mieux à même de le comprendre
depuis quelques années : parce que la vertu des signes, leur
variété, leur abondance est mise en valeur par une
rhétorique nouvelle, la sémiologie ; parce qu'il devient évident
que nous sommes entrés dans une civilisation qui est plus
encore celle de l'image que celle du mot. Caricature, cinéma,
bande dessinée, dessin publicitaire nous sensibilisent à
l'image et nous rappellent qu'elle ne se regarde pas
seulement, mais qu'elle se lit.
Mon plan sera très simple :
— Le langage de l'idéogramme ou prosopopée ;
— Le langage de l'antonomase ou typologie ;
— Conclusion.
6
82 GEORGES COUTON

Je voudrais lire d'abord un texte très connu, les premiers


vers de Cinna :
Impatients désirs d'une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire ;
Durant quelques moments souffrez que je respire.

La rhétorique a trouvé des noms pour toutes les formes


de l'expression ; cherchons le nom de cette forme-là, qui
nous déroute un peu. Ces vers contiennent d'abord une
généalogie : « La Mort » de Toranius [ « mon père »] a
engendré les Désirs de Vengeance. Ces désirs sont aussi les
Enfants du Ressentiment [ = des souvenirs douloureux]
d'Emilie. Les sentiments d'Emilie sont personnifiés ; elle
assiste à leurs démêlés, qui se passent en elle ; elle est
témoin et théâtre à la fois d'un combat, d'une psychoma-
chie. Les « impatients Désirs » adressent leurs reproches à
la Mémoire (v. 10) d'Emilie qui s'arme de sa Haine (v. 14)
contre la Rage d'Auguste (v. 14).
Cette personnification des sentiments qui agissent et
qui parlent est une figure de style ; elle fait partie des
figures d'imagination, la personnification ou prosopopée.
Dans l'usage, le mot prosopopée désigne plutôt un discours
d'une certaine étendue, fait par un « être de raison »
personnifié. Employons donc le mot personnification en
attendant mieux.
Qui s'adressera à un dictionnaire pour traduire ce
langage, qu'il utilise un dictionnaire du xvne siècle, le Fure-
tière par exemple, ou du nôtre, n'en tirera pas grand
secours. Il existe un autre dictionnaire, moins accessible
par malheur, mais qui a été fort répandu pendant plusieurs
siècles : c'est l'Iconologie de César Ripa (ire édition : 1593 ;
ire édition avec figures : 1603. Au catalogue de la B.N. :
8 éditions italiennes ; 4 françaises de 1636 à 1698 ; une
traduction anglaise ; une hollandaise ; une espagnole en
1866 encore. Et la liste n'est certainement pas complète).
LANGAGES DE i/ ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE 83

J'ai entre les mains la traduction faite par


l'académicien Baudoin (éd. de 1644). Le titre est très intéressant :
Iconologie ou explication nouvelle de plusieurs images,
emblèmes et autres figures hiéroglyphiques des Vertus, des
Arts, des Sciences, des causes naturelles, des humeurs
différentes et des passions humaines. Œuvre augmentée d'une
seconde partie, nécessaire à toutes sortes d'esprits et
particulièrement à ceux qui aspirent à être ou sont en effet orateurs,
poètes, sculpteurs, peintres, ingénieurs, autheurs de médailles,
de devises, de ballets et de poèmes dramatiques, tirés des
recherches de César Ripa, morahsées par J. Baudoin, Paris,
1644, in-folio.
Feuilletons cette Iconologie. Nous allons rencontrer à
peu près tous ces êtres de raison que nous avons pu voir
évoluer dans Cinna, et beaucoup d'autres encore : 440
notions environ sont proposées ; pour chacune, une vignette
simple, une manière de médaille. Elles sont groupées à 6
par page ; dans les pages suivantes, un commentaire, assez
copieux, donne les explications, le sens des images, des gestes,
des couleurs. J'abrège ce commentaire assez prolixe. Quatre
cent quarante mots ; cela fait déjà un riche vocabulaire ;
dix-neuf mots, par exemple, pour les variétés de l'amour.
N'a-t-on pas dit que le vocabulaire de Racine était de
quelque trois cents mots ?
Impatients désirs d'une illustre vengeance. La Vengeance,
transcrite par Ripa, II, 175 : une femme irritée ; à la main
droite un poignard nu ; elle se mord un doigt de la main
gauche ; devant elle, un lion « furieux pour avoir été percé
d'une flèche ».
Enfants impétueux de mon ressentiment. Le Ressentiment
est le souvenir qu'on garde des bons comme des mauvais
procédés. Il n'est pas dans Ripa ; cherchons un synonyme :
voici la Mémoire : une femme à deux visages, livre et plume
à la main ; à ses pieds, un chien noir.
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément. La
Douleur ? — Un homme qui passe, mélancolique, vêtu de noir ;
à la main, un flambeau qui vient de s'éteindre et fume
encore.
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Ce langage, nous le trouverions en bien des endroits. A


ne chercher que chez Corneille, et au hasard, dans Serto-
rius (1), dans Rodogune, etc.. et pas uniquement en vers :
tout aussi bien l'avis au lecteur de Nicomède. Je voudrais
citer au moins ce dernier texte :
La tendresse et les passions, qui doivent être l'âme des
tragédies, n'ont aucune part en celle-ci ; la grandeur de
courage y règne seule, et regarde son malheur d'un œil si
dédaigneux qu'il n'en saurait arracher une plainte. Elle y
est combattue par la politique, et n'oppose à ses artifices
qu'une prudence généreuse, qui marche à visage découvert,
qui prévoit le péril sans s'émouvoir, et ne veut point d'autre
appui que celui de sa vertu et de l'amour qu'elle imprime
dans les cœurs de tous les Peuples.

En quelles occasions s'emploie ce langage, il nous


emmènerait trop loin de le chercher. Bornons-nous, pour
l'instant, à constater qu'un vocabulaire et une imagerie à peu
près encyclopédiques ont été constitués, permettant de
traduire les réalités morales, physiologiques,
psychologiques, astronomiques, les âges de la vie, les parties du
monde, les solstices et les equinoxes, les béatitudes et les
amours. Avec quatre cent quarante notions abstraites et
concrètes, on dit bien des choses.
Nous cherchions un nom pour désigner ce langage ; Ripa
nous aide à le trouver. Nous nous étions arrêtés à
personnification. Le titre de Baudoin oriente vers l'idée
d'hiéroglyphe. Je propose un mot plus moderne : l'Iconologie de
Ripa est un dictionnaire d'idéogrammes ; les textes que
j'ai cités sont écrits avec des idéogrammes. L'idéogramme
est ainsi le langage commun aux arts plastiques et aux
arts de l'écriture. Baudoin a employé dans sa Préface un
mot très significatif : « L'image est une rhétorique muette. »
Pas si muette ; ou à la manière de ces muets qui gesticulent
avec une inlassable volubilité.
Pour exprimer des idées simples, la possession d'un
vocabulaire peut suffire. Dès que la pensée devient
complexe, il faut utiliser plusieurs idéogrammes, les organiser,

(1) Sertorius, v. 1-26, très caractéristiques.


LANGAGES DE L* ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE 85

composer un discours, prévoir des gestes et des


mouvements, assouplir les vignettes un peu raides de Ripa. Il ne
s'agit plus seulement de vocabulaire mais de syntaxe, de
rhétorique ; un tableau est à construire, avec sa dynamique,
du genre « La vengeance poursuivant le crime ». On
pourrait imaginer comment un peintre ou un dessinateur du
xvne siècle agencerait les idéogrammes que nous avons
trouvés dans Cinna ou dans Nicomède. Je voudrais
chercher ailleurs des exemples de ces « discours » qui utilisent
les idéogrammes. J'en donnerai quatre.
En 1664, Corneille est au sommet de sa gloire. Cela se
traduit en librairie par une édition prestigieuse, deux
volumes in-folio ; le format des grands auteurs anciens.
Une telle édition exige un frontispice. Il faut le regarder ;
mais il faut aussi le lire. De ce buste du poète sur un socle
entouré de déesses ailées, tandis que sur le sol gît un
personnage qui tient un livre, une lecture morale est possible.
Grâce à Ripa, nous traduisons : La Renommée (Ripa,
II, 80) proclame la Gloire (Ripa I, 104) du Poète ; la
Poésie (Ripa I, 152) et la Comédie (R. II, 149) le
couronnent ; elles ont comme attributs un clairon et un masque,
signifiant l'un l'harmonie, l'autre l'imitation. La Poésie
foule au pied l'Envie, qui a vainement écrit.
Une lecture « polémique » vient compléter la lecture
« morale ». C'est Tallemant des Réaux qui en fournit la
clef : « Corneille, dans un in-folio qu'il a fait imprimer depuis
cette querelle, s'est fait mettre en taille-douce, foulant
l'Envie sous ses pieds. Ils disent que cette Envie a le visage
de l'abbé d'Aubignac » (2).
L'abbé d'Aubignac, homme actif, avait fondé l'Académie
des allégoriques. Il était alors engagé dans une lutte
violente avec P. Corneille : les libelles succédaient aux libelles :
Remarques sur Softhonisbe, sur Sertorius, sur Œdipe,
Dissertation servant de réponse aux calomnies de M.
Corneille. Corneille écrivait moins, ne daignait pas nommer
l'abbé et se contentait d'allusions... Je ne sais pas si l'Envie

(г) Tallemant des Réaux, éd. Pléiade, II, 906.


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a véritablement les traits de l'abbé d'Aubignac. Mais que


Corneille ait répondu par un frontispice allégorique aux
libelles de l'abbé ne paraît point du tout invraisemblable.
Le frontispice, au reste, n'est pas sans rappeler une
construction allégorique de Cinna :
Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire,
[que ] par sa propre main mon père massacré,
Du trône où je le vois fait le premier degré...
(Cinna, v. 9-1 1).

Je passerai plus rapidement sur le deuxième exemple.


Au xvne siècle, on attribuait à Cébès, disciple de Socrate,
un Tableau, qui est un récit de la naissance, de la vie, de la
mort des hommes. Ce Tableau, traduit par Gilles Boileau,
a eu au moins cinq éditions au xvne siècle. Il a été repris
par Gomberville dans son Théâtre moral de la vie humaine
qui eut plusieurs éditions. A la traduction était jointe une
planche magnifique, sa transcription graphique : une
montagne, en manière de tour de Babel, les humains en
font l'ascension guidés par le Génie qui leur montre le
chemin de la Vie heureuse, mais guettés par l'Imposture
qui leur communique l'Erreur et l'Ignorance. Beaucoup
d'hommes vont suivre la Fausse Doctrine ; « on les appelle
poètes, orateurs, dialecticiens, musiciens, arithméticiens,
géomètres, astrologues, voluptueux, péripatéticiens,
critiques... ». Seuls ceux qui, aidés par Patience et Continence,
auront pris le chemin de la Véritable Doctrine arriveront
à la demeure des Bienheureux où Vertu et Félicité ont établi
leur séjour.
Avec ce Tableau de Cébès, les idéogrammes traduisent en
une longue allégorie un itinéraire spirituel qui dure toute
une vie, et cela sous les deux formes, littéraire et graphique,
avec des mots et des images.

En 1654, les Jésuites publient un Almanach, devenu


sans doute rare. Mais les Jansénistes, qui ont répliqué
vertement par les Enluminures du fameux Almanach des
Jésuites de Le Maître de Sacy, ont reproduit la gravure
incriminée. Leurs attributs, et pour plus de clarté, leurs
LANGAGES DE L'ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE 87

noms permettent d'identifier les personnages et de lire cette


« rhétorique muette ».
Au centre, le Pape, inspiré du Saint Esprit, tient dans
la main droite un sceptre flamboyant, dans la gauche un
livre, sans aucun doute des Évangiles. La Religion (main
droite, un calice rayonnant, main gauche, une grande
croix), la Puissance de l'Église (casque, clefs à la main)
entourent le Pape. Deux docteurs et un évêque l'assistent.
Le Pape a le visage tourné vers le roi, à sa droite, sur son
trône, sous un dais ; le Roi est assisté de la Concorde, du
Zèle Divin ; il étend son sceptre sur la Piété, pour la
protéger ; la Justice, à ses pieds, transperce la Tromperie,
qui tient un masque. Derrière le Roi, trois docteurs, en
qui il ne sera pas aventureux de reconnaître Messieurs du
Conseil de Conscience. Le côté gauche est occupé par la
débandade des ennemis de la Piété : la Tromperie,
l'Ignorance à oreilles d'âne ; le Jansénisme en costume
ecclésiastique tient à la main VAugustinus ; il a des ailes
membraneuses, comme celles des chauves-souris, diaboliques.
L'Erreur se met les doigts dans les yeux, pour ne pas voir
le livre rayonnant de la lumière de l'Église, que tendent
les docteurs assesseurs du Pape. Une dame janséniste à
la vue basse (elle porte des lunettes ; au xvne siècle, signe
certain de décrépitude, et surtout pour une dame) ; un
janséniste l'accompagne (petit collet austère). Ce doivent
être les jansénistes mondains, les « amis du dehors » de
Port-Royal. Avec un peu d'imagination, on reconnaîtrait
peut-être en la dame quelqu'une des « mères de l'Église »
janséniste ; qui sait ? Mme de Longueville, la plus illustre ?
Tous, fuyant le Roi, la Piété, la Concorde et la Justice,
sont accueillis par deux personnages fort austères, avec,
l'un, la longue barbiche, l'autre, la longue barbe, qui les
feraient reconnaître pour des pasteurs calvinistes, même
si le mot « calvinistes » n'était pas écrit au-dessus de leur
tête.
Tout un discours politique est ainsi proposé par cette
gravure allégorique : il invite le roi à détruire la nouvelle
hérésie, avec l'approbation du Pape ; il assure que le jan-
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sénisme est proche du protestantisme : ce n'est qu'un


« calvinisme rebouilli ». Escarmouche préliminaire à la
bataille des Provinciales qui va s'engager (janvier 1656).
Le public n'aurait peut-être pas lu très volontiers un
discours polémique sur ces thèmes ; l'image proposera les
mêmes idées d'une façon plus vive, plus pénétrante et
sans demander d'effort.

Le quatrième document est, lui aussi, édifiant. Un


missionnaire breton, le P. Maunoir (1577-1642) avait
imaginé une série d'estampes, cinq ou six, je crois (3). Elles
eurent assez de succès pour fournir son illustration, en
1828 encore, à un livre de colportage, le Miroir des
pécheurs.
Un cœur surmonté d'une tête humaine, représente le
pécheur, à différents moments de sa vie spirituelle,
converti ou s' éloignant de Dieu. L' Estât d'un homme qui pense
sérieusement au mauvais estât de sa concience et qui commence
à être touché montre le Saint Esprit et le bon ange gardien
pénétrant dans ce cœur. En même temps s'éloignent les
passions : le crapaud de l'avarice, la panthère de la
concupiscence, le paon de l'orgueil, le bouc de la luxure, le porc
de la gourmandise, etc., ont déjà la tête hors du cœur, si
leur corps y est encore engagé. Le Diable, lui aussi, se retire.
Que faiblissent les bonnes résolutions, tout ce bestiaire
rentrera dans le cœur du pécheur, chassant bonnes
résolutions et esprit de pénitence.
Ces estampes sont de grand format, certaines coloriées.
On imagine que le prêtre ou le catéchiste montrait avec une
baguette les épisodes de cette psychomachie, à un auditoire
sans doute illettré. Eût-il même su lire, les images restaient
plus saisissantes que les efforts d'une rhétorique écrite.

Il faut reconnaître que ce langage de la personnification


présente bien des commodités, sous sa forme écrite et plus
encore sous sa forme figurée.

(3) Voir sur ces estampes, Ch. Nisard, Histoire des livres populaires,
1864, t. II, p. 24 sqq.
LANGAGES DE L* ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE 89

D'abord, il est international, et valable pour tout le


monde occidental, qui a dans son bagage la culture antique
et la culture chrétienne et dispose de la même imagerie.
D'autre part, il s'adresse à toutes les classes. Les plus
cultivées possèdent certes un vocabulaire plus riche ; les
plus frustes ont encore un lexique suffisant.
On notera que ce langage sollicite la collaboration. Son
décryptage, même lorsqu'il est élémentaire, demande
quelque effort. Il est bien connu que ce qui a demandé
effort est mieux enregistré par la mémoire.
Il permet de traduire de façon concrète les réalités
abstraites, rend l'abstrait plus saisissable, fait appel à
l'imagination et à l'intelligence en même temps, engage
toutes les facultés.
Moyen d'expression, le langage de la personnification
est aussi un moyen pour solliciter l'idée, une méthode
d'amplification, si nous voulons employer le vocabulaire
de la rhétorique. A partir d'une première personnification,
d'une première métaphore, d'autres surgissent : la
métaphore simple suscite la métaphore filée ; l'allégorie se
construit. L'écrivain ou le dessinateur qui pouvaient
craindre de rester court voient l'allégorie se développer
et s'enrichir. On nous permettra deux exemples. Un texte
de l'abbé Cotin d'abord :

Vous voulez, Madame, que je vous traite ... Le premier


service sera de raisonnements forts et solides ; le second de
sentiments épurés, avec quelques pointes d'épigrammes pour
ragoût et quelques entremets de parenthèses et de pensées.
Vous verrez briller en des coupes de cristal l'eau de la
fontaine des neuf sœurs. (Colin, Festin poétique, dans Œuvres
galantes, 1665, 2e p., p. 427-428.)

De cette allégorie, que Cotin développe longuement et


dont je n'ai donné qu'un extrait, Molière a bien su faire
son profit (Femmes savantes, III, 2).

Le langage de la personnification s'emploie dans bien


des occasions. Rappelons-en deux, qui concernent de grands
écrivains : Corneille écrivant le Prologue de La Toison d'Or,
9O GEORGES COUTON

Racine proposant, de concert avec Boileau, des sujets de


médailles à la gloire du roi.
Signalons aussi deux écrivains, qui furent très importants
et qu'on n'a pas encore étudiés comme ils le méritent,
Desmarets de Saint-Sorlin et l'abbé d'Aubignac. Dans bien
des domaines, mais surtout dans celui de l'allégorie, ils
ont beaucoup à nous apprendre.

La forme de langage allégorique que nous avons jusqu'ici


étudiée était issue de la personnification. Celle dont il va
s'agir maintenant dérive d'une autre figure de la
rhétorique, l'antonomase. Elle consiste, dit Du Marsais dans son
Traite des Tropes, à mettre « un nom commun pour un
nom propre ou un nom propre pour un nom commun ».
Ainsi, « Sardanapale, dernier roi des Assyriens, vivait
dans une extrême mollesse... de là on dit d'un voluptueux
un Sardanapale... Un prince de mauvaises mœurs est un
Néron... Saint Jérôme a dit d'un hypocrite : " C'est un
Caton au dehors, un Néron au dedans..." Sans un Mécénas,
à quoi sert un Virgile ? Pénélope et Laïs se sont distinguées
par leurs vertus... on a donné leur nom aux femmes qui
leur ont ressemblé. Au contraire, les femmes débauchées
ont été nommées des Phrynés ou des Laïs ».
Par ce procédé de l'antonomase a été constitué un
vocabulaire, parallèle à celui de l'idéogramme, qui lui est con-
tigu, et quelquefois se confond avec lui. Il s'est formé une
typologie.
Le nombre d'antonomases qui forme ce vocabulaire ?
Il est certes important, mais impossible à chiffrer, puisqu'il
est la traduction même de la culture de l'écrivain ou de
l'artiste qui l'emploiera, et du public qui le recevra. La
richesse et les contours de ce vocabulaire définissent une
culture.
La typologie du xvne siècle s'alimente surtout à trois
ources. La Bible et les vies de saints d'abord. Lorsque
LANGAGES DE L* ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE CI

Bossuet s'inquiète de la conduite de Louis XIV, il lui parle


le langage des figures bibliques, c'est-à-dire de
l'antonomase. Il redoute que le roi fastueux et luxurieux ne soit
un Salomon, grand certes devant les hommes, mais
coupable devant Dieu. Il voudrait qu'il fût plutôt un David,
pécheur certes, mais qui a su se repentir.
D'antonomases bibliques, les Tragiques de d'Aubigné
sont pleins. Sans doute en trouve-t-on plutôt dans les
sociétés protestantes, plus familiarisées avec la Bible, que
chez les catholiques.
Les saints fournissent un contingent d'antonomases.
Je songe même à une sainte pas trop bien canonisée, sainte
Nitouche.
La mythologie fournit un contingent si important qu'il
n'est pas nécessaire d'insister : une Vénus, un Adonis.
Abondant aussi l'apport de l'histoire. Un exemple. Nous
sommes en 1648, Richelieu n'est plus là pour aider les
écrivains — certains écrivains — . Mazarin ne s'en soucie guère.
L'argent est rare. La Fronde commence. Corneille dresse
un tableau très sombre, dans La Poésie à la Peinture :
Le siècle a ses héros, il en a même assez
Pour en faire rougir tous les siècles passés ;
II a plus d'un César, il a plus d'un Achille,
Mais il n'a qu'un Mécène et n'aura qu'un Virgile.

La vertu qui s'occupait des poètes et des peintres est


revenue, pour les peintres, pas pour les poètes, sauf une
exception : « Les Sophocles nouveaux » ont senti « déjà
quelque douce influence ».
La fin de cette pièce, qui est une énigme, fait connaître
le nom de cette vertu, c'est la libéralité. Le lecteur qui
voudrait lui donner un visage, pour la faire figurer dans
un tableau allégorique, la trouverait certainement dans Ripa.
Mais c'est l'histoire ancienne et l'histoire contemporaine
qui fourniront le moyen de décrypter les antonomases.
Le texte comporte en effet une double traduction. La
première est abstraite et générale : ce siècle a des politiques
de génie (César) et des guerriers valeureux (Achille) ; mais
pas de protecteur des artistes (Mécène), donc pas de poète
92 GEORGES COUTON

épique (Virgile). Cependant, les poètes dramatiques


(Sophocle) ont bénéficié des faveurs de la Vertu
mystérieuse.
La deuxième traduction est actuelle, et critique. Les
gens informés de la vie politique et littéraire n'avaient
pas de peine à mettre sous les antonomases des noms
singuliers. Tout le monde savait que Chapelain entendait
doter la France de son grand poème épique. Le duc de
Longueville le pensionnait richement (4000 livres) pour qu'il
écrivît la Pucelle, à la gloire de Jeanne d'Arc certes, mais
aussi de Dunois, ancêtre des Longueville. De ce Virgile
subventionné, ce Mécène attendait une nouvelle Enéide.
Mais les grands politiques et les grands soldats, les Mazarin
sans doute et les Condés ne faisaient rien pour les écrivains.
Cependant, Corneille (Sophocle) recevait toujours de
Mazarin une pension probablement maigre, et difficilement payée
(« quelque douce influence »).
Notons que cette traduction des antonomases peut
aisément prendre la forme d'un tableau à trois colonnes.

Le « titulaire » actuel
Le mot propre L'antonomase de l'antonomase

*rand politique César Mazarin [?]


soldat valeureux Achille Condé [ ?]
protecteur des lettres Mécène Longueville
poète épique Virgile Chapelain
poète dramatique Sophocle Corneille

II y a une quatrième source d'antonomase sur laquelle


je voudrais attirer l'attention. Il est dans la vocation de
l'écrivain de jeter sur l'homme des regards assez pénétrants
et de retenir des traits assez généraux pour créer des
« types ». Une femme incomprise, romanesque,
malheureuse est une Bovary ; un hypocrite un Tartuffe. Un classe-
LANGAGES DE i/ ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE 93

ment des écrivains suivant le nombre des antonomases


qu'ils ont mises en circulation serait une mesure de leur
pénétration et de leur humanité. La vitalité de
l'antonomase se reconnaît à sa capacité à sécréter d'autres mots :
dans le dictionnaire de Robert, on trouvera bovarysme,
et Dorine pense que Marianne sera tartufiée.

Je voudrais attirer l'attention sur toute une littérature


très oubliée, instructive, édifiante ; les vies de personnages
exemplaires. La Cour sainte du Père Caussin (1624) a eu
plusieurs éditions ; La Galerie des Femmes fortes du P. Le
Moyne a six éditions dans Sommervogel. Du même les
Peintures morales où les passions sont représentées par
Tableaux, par Caractères et par questions nouvelles et
curieuses (1660) ont été réimprimées plusieurs fois.
Plusieurs éditions aussi du Théâtre moral de la vie humaine
de Gomberville (1672).
De tous ces livres procède une typologie : Arrie ; Camma ;
Clélie ; la Pucelle d'Orléans ; Attila, représentant la cruauté ;
Pulchérie et Martian (P. Corneille, Pulchérie) ; Annibal,
représentant la haine, la cruauté, la colère ; Andromède,
figure du désespoir et de la tristesse ; et comme exemple
de « la Modération victorieuse de l'Amour », Tite et
Bérénice (le P. Le Moyne) ; chez Scudéry, on rencontrera encore
Sophonisbe haranguant Massinissa, Bérénice haranguant
Titus, et Pulchérie le patriarche de Constantinople. Toutes
harangues exemplaires.
Cette typologie fournit un vocabulaire qui peut enrichir
d'une colonne le tableau que nous a fourni tout à l'heure
l'antonomase :

Pour l'antonomase, chacun distribuera les rôles selon


son humeur. Ou bien Tite et Bérénice sont l'un et l'autre
exemples de la modération victorieuse de l'amour. Ou, si
l'on est misogyne, on pensera que Tite représente la
Modération. Ou encore, si l'on suit le dénouement que Corneille
a donné à sa pièce, on confiera à Bérénice le rôle de la
Modération. Il se trouve qu'en 1670 les Français ne sont
pas sans inquiétudes sur le comportement sentimental de
94 GEORGES COUTON
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LANGAGES DE L'ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE 95

leur souverain ; ils craignent que les libertés grandes de


sa vie privée ne retentissent sur la conduite politique.
Deux poètes dramatiques, deux Sophocles, les rassurent :
il a su renoncer à des amours très tendres avec Marie Man-
cini ; il saurait renoncer encore, s'il le fallait.
J'ai laissé libre une cinquième colonne pour les amants
que des considérations supérieures, familiales, politiques,
obligeraient à soumettre l'Amour à la Modération. La
leçon de Tite et Bérénice reste valable ; ils peuvent servir
de modèle, indéfiniment.
On voit qu'à partir du lexique des antonomases, comme à
partir du lexique des personnifications, peut s'organiser
un « discours ». Donnons-en quelques autres exemples.
Une dame qui veut se faire peindre a le choix entre deux
formules. Ou bien la marquise de X reste marquise de X,
avec sa toilette la plus séduisante s'entend. Ou bien, si
elle est particulièrement contente de sa personne, elle
choisira un décolleté généreux, se fera accompagner
d'amours : la voici devenue Vénus. Aime-t-elle la chasse ?
un croissant dans les cheveux, un arc, un carquois feront
que la marquise de X sera aussi une Diane. Brienne voulait
faire peindre La Vallière en Madeleine. Le roi protesta :
« Non, il faut la faire peindre en Diane ; elle est trop jeune
pour être peinte en pénitente. » Le temps devait venir vite
où La Vallière serait Madeleine pénitente.
Mme du Plessis-Bellière connut dans son existence deux
deuils. Elle perdit son perroquet et ses amis lui adressèrent
des élégies de consolation. Elle perdit ensuite son mari,
le maréchal du Plessis-Bellière. Je ne crois pas qu'on lui
ait adressé d'élégie en cette occasion ; mais elle se fit
peindre par Le Brun en Artémise, reine d'Halicarnasse,
veuve inconsolable de Mausole, une urne ciselée entre les
mains.
Nos musées contiennent des Dianes, des Flores, des
Minerves, des Madeleines pénitentes. Elles risquent fort
d'être à la fois tableau mythologique ou pieux et portrait
de famille, par le jeu de l'antonomase.
96 GEORGES COUTON

D'un « discours » plus complexe, je voudrais donner trois


exemples. Le Brun avait dessiné, vers 1662 ou 1663, le
carton d'une tapisserie des Quatre Éléments. Ces tapisseries
ont été gravées par Sébastien Leclerc et commentées par
André Félibien, personnage autorisé s'il en est :
historiographe des bâtiments du roi, secrétaire de l'Académie,
garde des antiques, membre de la petite Académie. Dès
1665, Félibien fait paraître un commentaire des tapisseries
des éléments : Les quatre éléments feints par M. Le Brun
et mis en tapisserie four sa Majesté, Paris, P. Le Petit,
1665. Le même commentaire est réimprimé, sans
changement, en 1667, puis en 1670, en 1679, en 1696, en 1721 (4).
Chaque fois par des imprimeurs d'importance ou par
l'imprimerie royale. On ne saurait imaginer texte plus officiel.
Le feu signifie donc les premiers actes du règne
personnel : l'amour qui, unissant Louis XIV et l'Infante, a
rétabli la paix dans l'État. Il signifie encore la vivacité
d'esprit du roi. Deux tableaux, dans la bordure du sujet
central, célèbrent la prise de Marsal et la pyramide que le
roi a obligé le pape à construire pour expier l'attaque de
la garde pontificale contre la suite de l'ambassadeur de
France.
La tapisserie de la Terre célèbre la distribution de blés
pendant la famine, par ordre du roi, et l'acquisition de
Dunkerque.
Celle de l'Eau est plus intéressante encore. Au centre,
Thétis et Neptune assis sur un chariot tiré par deux chevaux
marins.

« II y a sur le bord de la mer et contre les roches une


infinité de poissons qui semblent y avoir été jetés par les vagues ;
et l'on voit un Triton qui les prend et les remet dans leur
élément. Cette peinture doit être considérée comme une
figure du calme que la Paix et le Mariage du Roi ont mis dans
l'Etat, après les troubles qui l'ont agité Et ces poissons jetés
sur le rivage et hors de l'eau sont comme une image de ceux
qui avaient été jetés hors de leur pays par ces bourrasques

(4) BN Imprimés : 1665 : VZ 830 (8°) — 1667 : V 10307 (8°) — 1670 :


BN Est A d 106 (m-folio) — Voir encore 1679, Tapisseries du roi, éd.
Mabre Cramoisy — 1696 : Description du Château de Versailles, 8° LK7
10180 et 1721 dans les Estampes du cabinet du Roi, t. IX.
LANGAGES DE L* ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE 97

si fâcheuses, lesquels Sa Majesté, par une bonté toute royale


et des soins dignes d'un véritable père, a rappelé auprès
d'elle et remis dans leur Élément ».

Il n'était pas bien difficile en 1665 de nommer ces


« bourrasques si fâcheuses » et les gens « qui avaient été
jetés hors de leur pays » par elle et que le Roi avait « remis
dans leur élément ». La paix des Pyrénées avait ramené à
la fois la paix internationale et la paix intérieure. La paix
intérieure parce que l'une de ses stipulations, après des
discussions très âpres comportait que Condé rentre en
France. Une amnistie, on disait alors une « abolition » (fin
1659), en faveur de Condé mettait fin à plusieurs années
d'exil au service de l'Espagne. En février, Condé rentrait
à Paris, en avril il reprenait possession de son
gouvernement de Bourgogne ; il était de nouveau « dans son
élément ». Ainsi étaient liquidées les dernières séquelles de
la Fronde.
Surprise de l'allégorie qui permet de distinguer, par des
poissons rejetés sur le rivage, le premier prince du sang,
vainqueur de Rocroi, rebelle de la Fronde, puis sujet docile.
Seconde surprise : à cette tapisserie, Félibien donne encore
un autre sens : « les courses et les brigandages » avaient
chassé des mers les marchands. Le roi a rétabli sur la mer
« le calme et la sûreté ». Les marchands qui s'étaient retirés
des mers, sont figurés par ces poissons, qui y sont remis,
lesquels, plus hardis qu'auparavant, « iront désormais
voguant par toutes les mers et jusque aux lieux les plus
éloignés ».
Admirable allégorie, dans sa polyvalence, capable de
désigner par la même scène, sous la forme de poissons reje-
tés sur le rivage, le Prince de Condé, premier prince du sang,
vainqueur de Rocroi, sujet rebelle, puis soumis et des
armateurs qui retrouvent la liberté des mers, débarrassées des
pirates par les flottes royales (5). Les deux sens proposés

(5) De cette polyvalence ne s'étonnera pa" le lecteur de l'excellente


étude de J. Montagu (voir Bibliographie) sur le tableau énigmatique
L'épisode particulier du triton rejetant les poissons a l'eau est un tableau
énigmatique introduit dans l'ensemble de la tapisserie de l'eau.
7
98 GEORGES COU TON

par un personnage très officiel, non sans l'accord de


Le Brun, de Colbert et du Roi.

Il était d'usage que le doyen de la Faculté de médecine


de Paris, à son entrée en fonction, fît frapper un jeton
commémoratif. Le médecin de Molière, M. de Mauvillain,
devenu doyen, choisit comme sujet Ulysse aveuglant le
Cyclope. On s'interrogea et on comprit : Гех-doyen, Blon-
det, était borgne. Il était adversaire de l'émétique ;
Mauvillain en était partisan : Ulysse, il avait remporté la
victoire sur le cyclope Blondel. Ainsi se terminait dans
l'allégorie une querelle médico-pharmaceutique, doublée d'ani-
mosités personnelles (6).

# ##

En guise de conclusion, je proposerai un peu en désordre


deux idées qui mériteraient d'être explorées.
Devant l'imagerie du xvne siècle, une attitude est à
prendre : on ne doit pas rester passif, il ne suffit même pas
d'être réceptif ; il faut faire un effort actif de lecture. Le
langage de l'image est à la fois transparence et
cryptographie. Une œuvre du xvne siècle a normalement plusieurs
sens. Qui n'en a trouvé qu'un est comme un commentateur
de la Bible qui aurait vu le sens historique, mais pas le
sens moral et le sens anagogique.
Je voudrais prendre un exemple au théâtre. Dans une
tragédie cornélienne se rencontrent trois profondeurs, ou
si l'on préfère, trois niveaux. A) C'est une histoire qui s'est
effectivement passée, il y a des siècles : donc sens historique.
B) Cette histoire a une valeur exemplaire ; elle peut se
reproduire ; il est normal que périodiquement elle se
reproduise : elle a un sens permanent ; elle met en œuvre une
typologie. C) Pourquoi enfin dans la multitude des sujets
possibles le dramaturge a-t-il choisi celui-là ? Parce que

(6) Le jeton dans H. Fournier, Jetons des doyens de l'ancienne Faculté de


Médecine de Pans, 1907, cité par E. Maxfield-Miller, Le Médecin de
Mohère, Rev. Hist, théâtre, 1950, p. 456
LANGAGES DE L* ALLÉGORIE AU XVIIe SIÈCLE ÇÇ

ce sujet permettait de traduire un problème alors


important, de le transcender dans le permanent ; donc sens actuel.
Sur ce point particulier, j'arrive à une double
conclusion. Ces trois « niveaux » de lecture se complètent et ne
s'excluent pas. On trouvait encore il y a une trentaine
d'années dans le commerce des appareils photographiques
stéréoscopiques, avec deux chambres, deux objectifs à
l'écartement des yeux. Quand on regardait ensuite les
deux photographies avec une visionneuse spéciale, le
stéréoscope, leur superposition donnait une puissante
impression de relief. Pour les œuvres classiques, il se produit
quelque chose d'analogue : la superposition des plans
(histoire, typologie, actualité) leur donne profondeur et relief.
On ne peut négliger aucun de ces plans et qui n'a trouvé
qu'un sens n'est pas au bout du chemin.
La conséquence, c'est que la recherche des « clefs » pour
les œuvres classiques n'est pas une curiosité d'érudit plus
ou moins imaginatif, mais une démarche normale et
nécessaire.
L'explication d'une œuvre du xvne siècle, aussi bien
écrite que peinte ou dessinée, demande trois qualités :
l'information historique, complétée par la formation
allégorique, vivifiée par l'intuition.
Ma seconde idée, c'est que l'esprit allégorique ne résulte
pas d'une curiosité ou d'une manie, mais provient
directement d'une conception du monde. Aux gens du xvne siècle,
la civilisation chrétienne propose une explication
exhaustive du monde. Elle leur fournit une cosmogonie, c'est la
Genèse, récit de la création ; elle leur fournit une
eschatologie, l'Apocalypse, récit de la fin du monde.
Entre les deux, se situe l'histoire, très vaste diptyque,
mais non pas immense, limité, constitué par deux périodes :
les événements qui se passent sous l'Ancienne Loi, ceux
qui se passent sous la Nouvelle Loi. Chaque événement
de l'Ancienne Loi est un coin — si l'on peut parler le
langage des monnaies et des médailles — ou un poinçon gravé,
un type ou une figure. Avec un coin, un poinçon, un type,
on reproduit une image, on frappe une monnaie ou une
IOO GEORGES COUTON

médaille. L'événement de l'Ancien Testament annonçait


un événement du Nouveau : la manne était la figure de
l'Eucharistie (Furetière).
La science de ces correspondances entre les deux
Testaments est la typologie.
De cette vision de l'histoire, dérive, plus ou moins
clairement formulée, l'idée que dans le monde rien n'est
fortuit, rien n'est accidentel. Tout est signe, signifié,
signifiant. Le monde est intellectuellement explicable, donc
stimulant, excitant pour l'imagination. Comment, avec
une telle vision du monde, l'allégorie n'aurait-elle pas
fleuri, puisqu'elle est l'art de trouver des rapports, et des
significations multiples ?
Au reste un monde pareil est intellectuellement
confortable. Un chrétien du xvne siècle peut être tourmenté
par l'idée qu'il risque la damnation. Au moins n'est-il pas
tourmenté par l'angoisse moderne qui est de se dire que le
monde est fait pour rien.
L'allégorie est le produit de ce monde à la fois
confortable et stimulant.
Georges Couton.

/ Bibliographie.

Je voudrais citer quelques ouvrages fondamentaux seulement.


Ils permettraient d'aborder un sujet immense, qui correctement
traité, renouvellerait beaucoup de nos vues : l'allégorie au xviie
siècle.
i° Pour comprendre l'humeur allégorisante du xvne siècle,
les ouvrages de P. Menestrier, un jésuite, dont l'étude mènerait
loin Elle n'est pas faite Sa bibliographie seulement a été établie.
Parmi ses très nombreuses œuvres, deux d'abord :
L'art des emblèmes (2 éditions : 1662 et 1685) ;
La philosophie des images énigmatiques (privilège 1679).
20 Pour l'allégorie chrétienne, outre les livres d'E. Mâle, un
ouvrage de première utilité, parce qu'il se rapproche d'un
dictionnaire, l'Iconographie de l'art chrétien de Louis Réau (6 vol.
ЪЯЪЗ-^ЪЪЯ)- On regrettera surtout qu'il ne soit pas plus
richement pourvu d'index.
Mais je voudrais recommander spécialement, parce que je le
crois méconnu et peu utilisé, le Dictionnaire chrétien de N
Fontaine, ire édition (?) 1691 (?). Avec Fontaine tout devient image :
le cellier figure la prière et le bitume qui imperméabilisa l'arche
LANGAGES DE L* ALLÉGORIE AU XVIie SIÈCLE IOI

figure la charité. Le vocabulaire s'est donc bien encore enrichi.


Fontaine était janséniste. Les jansénistes étaient très portés à
l'application par les figures. L'étude est à faire.
3° II n'existe pas, et c'est une lacune fâcheuse, l'équivalent
de Louis Réau pour l'allégorie païenne. Mais sont indispensables :
a) L'Iconologie de César Ripa dont nous avons parlé. Une
réimpression de sa traduction par Baudoin est très souhaitable.
b) La Mythologie de Natale Conte, en français, Noel le Comte,
en latin Natalis Comes (traduction française, Monlyard) serait
de première nécessité
c) Un ouvrage moderne, G.deTervarent, Attributs et symboles
dans l'art profane, 14/0-1600. Dictionnaire d'un langage perdu,
Droz, 2 vol., 1958.
d) Pour la question importante des tableaux énigmatiques,
l'étude riche et complète de J. Montagu, dans Journal of the
Warburg and Courtauld Institutes, t. XXXI, p. 307-365, 1968.

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