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Histoire Épistémologie Langage

À l'aube de la grammaire française : Sylvius et Meigret


Michel Glatigny

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Glatigny Michel. À l'aube de la grammaire française : Sylvius et Meigret. In: Histoire Épistémologie Langage, tome 9, fascicule
1, 1987. Les premières grammaires des vernaculaires européens. pp. 135-155;

doi : 10.3406/hel.1987.2244

http://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1987_num_9_1_2244

Document généré le 15/06/2016


Résumé
On a commencé à réfléchir sur le français en même temps qu'on édictait des règles pour son usage.
Les deux perspectives - théorique et pédagogique - coexistent de façon variable qu'il s'agisse de la
visée surtout pratique de Palsgrave (1530), du désir d'explication chez Sylvius (1531) ou de la
recherche de la congruité par Meigret (1550). Dans leur souci de systématiser, les auteurs sont
souvent conduits à postuler un parallélisme inexistant entre la marque et la fonction. Si la pression du
cadre latin reste forte, on rencontre chez ces premiers grammairiens du français, un embryon de
distributionalisme. Leurs efforts ont conduit à expérimenter des procédures et à mettre en place des
concepts fondamentaux et des cadres d'analyse qui seront exploités ultérieurement.

Abstract
Theoretical reflection about French began at a time when rules were being pronounced to govern its
usage. Both trends - theoretical and pedagogical - are present simultaneously whether in Palsgrave's
(1530) essentially pratically-oriented work, in Sylvius' (1531) explanatory impulse, or in Meigret's
(1530) search for adequacy. Their desire to provide a systematic organisation often leads them to
postulate an imaginary parallelism between form and function. Although the pressure of the Latin
framework remains strong, these first grammarians of French present an embryonic distributional
system. Their efforts led to experimentation with procedures and the elaboration of fundamental
concepts together with analytic Frameworks which were to be exploited later.
Histoire Épistémologie Langage IX 1 (1987) 135

A L'AUBE DE LA GRAMMAIRE
FRANÇAISE : SYLVIUS ET MEIGRET

MICHEL GLATIGNY

ABSTRACT : Theoretical reflection about French began at a time when


rules were being pronounced to govern its usage. Both trends - theoretical
and pedagogical - are present simultaneously whether in Palsgrave's
(1530) essentially pratically-oriented work, in Sylvius' (1531) explanatory
impulse, or in Meigret's (1530) search for adequacy. Their desire to provide
a systematic organisation often leads them to postulate an imaginary
parallelism between form and function. Although the pressure of the Latin
framework remains strong, these first grammarians of French present an
embryonic distributional system. Their efforts led to experimentation with
procedures and the elaboration of fundamental concepts together with
analytic Frameworks which were to be exploited later.

RÉSUMÉ : On a commencé à réfléchir sur le français en même temps


qu'on édictait des règles pour son usage. Les deux perspectives - théorique
et pédagogique - coexistent de façon variable qu'il s'agisse de la visée
surtout pratique de Palsgrave (1530), du désir d'explication chez Sylvius
(1531) ou de la recherche de la congruité par Meigret (1550). Dans leur
souci de systématiser, les auteurs sont souvent conduits à postuler un
parallélisme inexistant entre la marque et la fonction. Si la pression du
cadre latin reste forte, on rencontre chez ces premiers grammairiens du
français, un embryon de distributionalisme. Leurs efforts ont conduit à
expérimenter des procédures et à mettre en place des concepts
fondamentaux et des cadres d'analyse qui seront exploités ultérieurement.
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L'AUBE DE LA GRAMMAIRE FRANÇAISE

« On peut considérer qu'au commencement du xvie siècle, il


n'y a pas de grammaire française » (Demaizière 1983 : 29).
Cependant, comme le fait remarquer J.-C. Chevalier, l'apparition
en 1530 et 1531 de grammaires importantes atteste « une tradition
déjà ancienne » (Chevalier 1968 : 15). Mais cette tradition est
essentiellement celle de la grammaire latine, qu'il s'agisse d'anciens
(Donat, Priscien, Varron) ou de modernes (A. de Villedieu, le
Doctrinale ou Scaliger, De causis linguae latinae (1)). Cependant,
dans des œuvres consacrées au latin au cours des premières années
du siècle, on trouve des allusions aux tournures françaises : La
Nature des verbes, 1498 (Chevalier 1968 : 72), la Grammatographia,
1529, où Lefèvre d'Etaples donne un tableau des articles français
correspondant à hic, haec, hoc (Chevalier 1968 : 78).
En dehors des ouvrages consacrés au latin, des indications
sur là langue française apparaissent dans divers livres publiés
avant les premiers manuels de grammaire. En Angleterre, dès le
XIVe et le XVe siècle, sortent des Donat françois et des manuels de
conversation (Lambley 1980 : 27 & sq.). Le plus connu de ces
ouvrages est le Donait Burton, presque repris dans le livre de
Barkeley que Palsgrave a utilisé et critiqué (2). En France même,
on trouve bien des remarques sur la langue française dispersées
dans des publications antérieures à 1530. En 1521, Fabri, dans le
Gran et vray art de pleine Rhétorique, donne plusieurs indications
sur la prononciation et l'orthographe (3) : il était impossible de
faire des vers français sans connaître avec précision le rapport
son/graphie, notamment en ce qui touchait à la lettre e. Mais c'est
surtout avec le Champ fleury de Geoffroy Tory (1529) que sont
posés les problèmes de la langue française. Tory, que Palsgrave
cite (Geffray Troy de Bourges f° A III, v°, éd. Génin, VII), ne se
contente pas de donner ici ou là une règle concernant les formes
du prétérit (f° III, v°), il prend position sur un point essentiel : il
faut que quelqu'un s'emploie « à mettre et ordonner par Reigle
nostre langage françois » {Champ fleury, Aux Lecteurs, r°) ; sinon
il périra sous les néologismes barbares ou le bouleversement
provoqué par une évolution trop rapide.

Ces premières pages de Tory évoquent quelques-unes des


questions controversées à l'époque où vont apparaître les premières
Glatigny : Sylvius et Meigret 137

grammaires françaises. Bien des penseurs croyaient qu'il n'était


pas possible de faire de tels ouvrages. Érasme lui-même exprimait
son mépris pour les langues modernes. J.C. Margolin écrit de lui :

II pense avec Nicolas Barthélémy que le français est trop enclin


à changer de forme (versipellen) ou, avec Dolet, que c'est une
langue pauvre et toute déréglée (Erasme, Declamatio de
pueris..., 600) (4).

Pourtant le philosophe de Rotterdam ne reculait pas devant


l'utilisation dans la liturgie de la langue vernaculaire (Brunot, II,
17). Mais il importe de bien distinguer l'emploi de l'idiome, qui
peut apparaître comme utile pour des raisons extralinguistiques,
et la conception que les savants se font de sa nature. L'extension
du français (ibid., 27-91), l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539)
sur l'utilisation du français dans les jugements peuvent constituer
des incitations ; mais il serait faux d'y voir L'origine principale des
études de grammaire française. En effet, bien des gens cultivés
pensaient comme Vives (Chevalier 1968 : 16) qu'une langue vivante
s'apprend mieux et plus rapidement par un bain linguistique : il
est inutile de formuler des règles.
Inutile, voire impossible. C'est la position de Charles de
Bovelles dans le De differentia vulgarium linguarum et Gallici
sermonis varietate, reproduit et traduit en 1973 par C. Demaizière.
Dès la dédicace, l'auteur affirme que dans l'étude des langues
vivantes on ne peut être guidé par le « timon de la raison » ; les
« défauts d'articulation » modifient et altèrent continuellement les
« idiomes sans règles qu'emploie le vulgaire », si bien que les
dialectes en évolution anarchique s'opposent les uns aux autres à
l'intérieur d'un même pays (5). Bovelles méprise le peuple (6) et
ses parlers et déclare que la recherche d'un archétype (idea) est
impossible et vaine (ch. 48, éd. Demaizière, 43 : superfluam et
cassam disquisitionem ideae in omni sermone vulgi). Faut-il établir
un rapport avec le statut social de l'auteur ? Bovelles est issu d'une
famille noble qui « détenait plusieurs seigneuries en Picardie »
(Demaizière, 1983, 132), alors que beaucoup des lettrés qui
s'intéressaient à la langue française venaient de milieux modestes :
Tory déclare qu'il est « de petitz et humbles Parens » Champ fleury,
f. I, v°), Dubois-Sylvius est né à Amiens (en 1478) d'un père « pauvre
et chargé d'enfants » (Demaizière, 1983, 51), Palsgrave et du Wez
étaient des précepteurs.
138 Glatigny : Sylvius et Meigret

Mais bien plus que sur des différences d'ordre social, il


importe de focaliser sur les grandes lignes de ce qui caractérise
la démarche des adversaires de Bovelles, ceux qui s'intéressent à
la langue française :

- Palsgrave, qui publie en anglais le premier traité sur la


langue française, Lesclarcissement de la langue françoyse
(1530)

- Sylvius (Jacques Dubois), qui donne la première grammaire


éditée en France, In linguam gallicam Isagoge (...) suivi de la
Grammatica latino-Gallica (1531)

- Robert Estienne, La manière de tourner en langue française


les verbes actifz passifz (..•) (1532)

- Augereau ( ?) (7), La Briefve Doctrine pour deuement escripre


selon la propriété du langaige francoys (1533)

- Gilles du Wez, An Introductorie for to lerne to rede to


pronounce and to speke french trewly (...) (1532 ou 1533)

- L. Meigret, qui écrit la première grammaire française en


français, Le Tretté de la Grammere françoeze (1550).

Certes ces ouvrages sont très différents les uns des autres, allant
de 12 pages (Estienne) à 287 (Meigret). Même sur la possibilité
de donner des règles au français il peut y avoir des différences.
Syvius et Meigret vont bien plus loin que du Wez qui déclare

sy nay je toutesvois peu trouver règles infalibles pour ce quil


nest pas possible de telles les trouver, cest a dire telles que
puissent servir infalliblement, comme font les règles compo-
seez pour apprendre latin, grec et hebrieu (...) (éd. Genin, 896).

Mais il faut faire la part du plaidoyer pro domo et de la polémique


implicitement dirigée contre le concurrent, Palsgrave, qui, lui,
accumule les règles formelles. Les points communs sont plus
nombreux que les caractéristiques particulières. Il importe d'en
voir quelques-uns.

La première préoccupation est de découvrir les règles. Le


parallélisme de certaines expressions est symptomatique ; Pals-
grave se vante d'avoir
Glatigny : Sylvius et Meigret 139

brought the f renche tong under any rules certayn and préceptes
grammaticall, lyke as the other thre parfite tonges be (Epistelï
to the kynges grace (8)).

Sylvius fait les mêmes efforts ; il a voulu :

... linguae Gallicae invenire et in canones conjicere (Jsagoge,


Ad ... studioswn, f° aiiii).

Il revient sur la même idée au cours de son ouvrage : s'il y a des


divergences de prononciation en français, c'est que les « Gaulois »
ignorent que leur langue a ce que nous appellerions une structure
(Artem, p. 1 19). De son côté Meigret affirme que, puisque la langue
française permet l'intercompréhension,

elle a en soi quelque ordre par lequel nous pouvons distinguer


les parties dont sont composés tous langages et la réduire à
quelques règles (0,2,1 - P l,v°).

Pour donner un garant de respectabilité à l'étude de cette langue


jugée informe par d'autres, les grammairiens vont utiliser le cadre
habituel de la grammaire latine. Pendant longtemps encore on
parlera de « cas » en français. Si Palsgrave ne reprend pas l'idée
de déclinaison à propos de l'article, s'il réduit la « déclinaison »
du nom aux variations du genre et du nombre (9), il n'en garde
pas moins dans le deuxième livre le cadre exclusif des parties du
discours, examinées « accident » par accident (10), comme chez
Donat ou Priscien. Ce que nous appellerions l'étymologie - fût-elle
fantaisiste aux yeux des modernes ! - tient une place importante
dans les premiers textes grammaticaux; elle remplit toute la
première partie du livre de Sylvius, Ylsagoge. Estienne dans sa
Manière de tourner... ne fait que reprendre toutes les formes de
atno, sum et oportet pour les accompagner de leur traduction
française.
Cette attitude n'est pas un paravant polémique. Tous nos
auteurs sont profondément marqués par l'humanisme, y compris
Bovelles, disciples de Lefèvre d'Etaples. La personne d'un Budé
leur est sacrée : le grand humaniste Honoré Bovelles en lui
demandant un renseignement en mathématiques (Bovelles, 1973 :
25) ; il est qualifié avec Erasme de clarissima mundi lumina dans
la préface de Dubois (p. 3) ; Tory renvoie souvent à l'auteur du De
140 Glatigny : Sylvius et Meigret

Asse. Palsgrave dans son épitre dédicatoire se place dans la lignée


de Gaza, auteur d'une grammaire grecque célèbre (11). C'est,
croyons-nous, dans cette perspective qu'il faut interpréter le désir
de « purifier » la langue française (Tory, f. A,v°, Aux lecteurs), de
la « remettre dans sa pureté primitive » (Sylvius, Ad... studiosum,
2 (12). Si l'on se place dans la vision humaniste d'un retour à
l'antiquité mythique, on voit dans le désir de nos grammairiens
l'équivalent d'un mouvement qui veut revenir au cicéronianisme :
de même qu'il faut débarrasser le latin des impuretés que le Moyen
Age y a déposées, on doit retrouver un français aussi proche que
possible de son origine, c'est-à-dire du latin.
En s'intéressant au français, nos auteurs le font en
humanistes, dans une vision globale de l'homme. La plupart ne sont pas
des grammairiens de profession : Sylvius est d'abord un médecin
(Demaizière, 1983 : 49-101), Tory, Estienne, Augereau sont
imprimeurs, Meigret, traducteur ; avant sa grammaire, il a publié
une douzaine de traductions d'œuvres antiques (13). Beaucoup de
nos auteurs sont au carrefour de plusieurs langues, soit comme
traducteurs soit comme professeurs de langue étrangère. Mais leur
démarche n'est pas seulement dictée par des impératifs
intellectuels. Plusieurs nécessités matérielles entrent en jeu. La première
tient aux exigences de l'édition imprimée. Certes, il ne faut pas
simplifier en ne voyant qu'une affaire d'imprimeurs. Au moment
où l'évolution phonétique fait hésiter sur la prononciation de
nombreuses voyelles (Stéfanini 1983 : 14), la question de la
notation se posait indépendamment même de l'impression, ne
fût-ce que pour les vers. Mais les besoins de l'imprimerie rendaient
la question plus cruciale. Tory relie explicitement sa demande de
grammaire à un problème d'écriture :

En nostre langage François navons point daccent figure en


escripture et ce pour le default que nostre langue nest encores
mise ne ordonnée à certaines Reigles (Tory, f, III, r°).

Les imprimeurs sont en effet les premiers concernés par les


questions d'orthographe : comment écrire avec des caractères faits
pour le latin un idiome qui présente tant de cas où la prononciation
ne correspond pas avec les lettres latines? N. Catach (1968 : 56)
rapproche plusieurs remarques du Champ fleury (les deux
prononciations du c : coq vs maçon) et les réflexions de la Briefve
Glatigny : Sylvius et Meigret 141

Doctrine tendant à faire admettre la cédille. Sylvius, de son côté,


ouvre son livre par le tableau des nouveaux caractères qu'il
propose. On sait que Meigret, aussi, préconisera un nouveau
système graphique : en 1542 il publie son Traité touchant le
commun Usage de Vescriture françoise auquel il fait allusion dès
les premières pages de sa Grammaire (1550), affirmant que la
mauvaise façon d'écrire le français rend impossible de « dresser
sur elle aucune façon de grammaire que ce ne fût à notre
confusion » (0,4,2 - F 2,v°).
Qu'ils écrivent pour des Français ou des étrangers, nos auteurs
sont obligés de consacrer une bonne part de leurs efforts aux
rapports son/graphie. Tout le premier livre de Palsgrave leur est
consacré, tout comme les trente premières pages de Y Introductorie
de Gilles de Wez : prononciation du e final, du s initial, etc. La
Briefve Doctrine reprend plusieurs points : e; c placé cevant a, o,
u, etc. (14). Sylvius consacre à la prononciation la moitié de son
ouvrage et Ylsagoge même commence par un développement sur
Potestas et pronuntiatio litterarum. Meigret, tout en insistant
moins, traite du rapport son/graphie à propos des voyelles, des
diphtongues et des consonnes (Ch. 1 à 4).
L'incertitude qui régnait à l'époque sur ces questions oblige
nos auteurs à adopter une attitude normative caractéristique de
la relation pédagogique, même si, comme le font plusieurs fois
Tory et Sylvius, le grammairien tient compte des usages divergents
des différents dialectes. D'où une contradiction dans laquelle se
débattront nos auteurs : comment concilier les visées théoriques
et la pratique pédagogique? Sylvius triomphera-t-il de l'aporie?

Il importe d'abord de rappeler les inévitables limites de


l'œuvre de Sylvius. Comme tous les premiers grammairiens du
français, il a « enseveli la syntaxe dans la morphologie » (Chevalier
1968 : 112) : la Grammatica n'est qu'une juxtaposition de
considérations sur les parties du discours. Encore faut-il remarquer que
celles-ci ne reçoivent aucune définition. Alors que Palsgrave, dès
qu'il parle du verbe, reprend la vieille formule sur « agir » et
« souffrir » avant d'ajouter une remarque sur la présence d'un
pronom sujet (15), Sylvius ne donne aucune caractéristiques et
commence aussitôt son chapitre par l'énumération des 7 «
accidents » du verbe en recopiant un texte de Donat(16). Quand il
142 Glatigny : Sylvius et Meigret

aborde quelques pages après la question des voix verbales (genus,


115 & sq.), il indique certes, sous l'égide de Priscien, que « verbi
significatio, in actione proprie et passione Prisciano authore
consistit » (p. 115) ; mais ce n'est pas pour suivre le grammairien
latin dans des transformations actif/passif (17). Il reprend l'idée
de Priscien (18) à l'occasion d'une remarque faite sur des verbes
comme audio, video, lacrymo, qui à l'actif lui semblent avoir un
sens passif et réciproquement. Il ne s'agit pas de comparer des
tournures pour montrer la double possibilité du verbe, mais de
mettre en évidence une exception à la correspondance marque/
signification qui lui tient à cœur.
Puisque la morphologie est son domaine, Sylvius va essayer
de donner des règles concernant la constitution des formes
verbales : caractéristiques du futur, par ex. (p. 129), Mais pour ce
qui est du radical, il ne parle que de la première conjugaison et
reste d'une discrétion évidente ; rien de semblable à la tentative
de Meigret (voir plus loin).
Même sur la prononciation, Sylvius ne donne pas toujours
des indications précises. Alors que Palsgrave établit par ex. une
série de règles détaillées concernant la prononciation du c français
(c -/- e, i-c + a, o, u- exceptions diverses, 1,29, f° 11, r° '- Genin,
27), Sylvius témoigne de préoccupations bien moins pratiques :
il ne formule pas de règle générale, mais prend en compte ce qu'il
croit être l'évolution, de la prononciation à partir des « vieux
Gaulois » ; il dénonce les « erreurs » que les parentés apparentes
ont fait commettre aux « ignorants » et il ajoute des suggestions
concernant l'utilisation des caractères nouveaux qu'il préconise,
si bien que l'apprenant a du mal à tirer des indications utiles. Les
perspectives historiques et théoriques ont plus d'intérêt pour lui
que la pédagogie concrète (p. 4-5).
Les mêmes perspectives amènent une autre limitation : le
garde-fou de l'usage est assez souvent éliminé. On lit de nombreuses
condamnations des usages (pp. 69, 84, 126, etc.). Si, parfois, le vulgus
s'oppose aux doctiores (19), le plus souvent il renvoie à l'usage
général : c'est bien « l'erreur du peuple gaulois » qui est incriminée
à propos de l'usage de l'y ; à la page suivante (20) la forme picarde
et normande est préférée à celle « de tous les autres Gaulois ». Mais
le picard nous semble assez souvent un alibi : si l'auteur
recommande ti au lieu de lui, c'est que la première forme est près du
latin illL Les exigences théoriques l'emportent sur l'usage.
Glatigny : Sylvius et Meigret 143

Le but de Sylvius est d'expliquer plus que de décrire.


L'avertissement (Ad... studiosum) précise qu'un être humain digne
de ce nom ne peut se borner à répéter comme une pie (21), sans
réfléchir, les énoncés de sa propre langue.
Comment expliquer ? En combinant l'étymologie et la
distribution, on donnera une idée de la structure. Soit par ex. les formes
il, li (= lui), le (p. 108). La première vient de Me; la seconde à
plusieurs origines : Mi —► à li et ab Mo -+• de IL II s'agit plus d'un
parallélisme justificatif que d'étymologie à proprement parler. Les
considérations distributionnelles sont déterminantes. H est utilisé
quand il est placé avant le verbe. Les emplois de li sont répartis
en trois groupes; l'un concerne les cas ou li (= lui) est « au
nominatif » dans les réponses aux questions (Qui a fait cela ? Li ;
un autre réunit les utilisations de li avec la valeur qui correspond
au datif latin et à l'emploi de à français fa li) ; le troisième a pour
caractéristique l'emploi des autres prépositions (22) : près li, etc.
De ce dernier cas, Sylvius distingue l'emploi de le entre préposition
et substantif : près le fil de Pierre (...) « Sed le potius ibi est
articulus » (p. 108). La distribution permet de distinguer le pronom
de l'article sans qu'intervienne aucune considération sémantique.
Mais il n'en est pas de même pour li « nominatif » : aucun trait
morphologique ou distributionnel ne justifie l'analyse ; le
rapprochement ne peut être établi qu'au non d'une identité de fonction
sémantico-syntaxique (sujet-agent). La cohérence des critères n'est
pas assurée.

Malgré le recours aux cas latins et à la distribution, le


parallélisme fonction/marques (Chevalier 1968 : 105-107) n'est pas
toujours assuré. Sylvius reconnaît lui-même qu'une seule forme
(unam vocem) correspond à plusieurs temps différents (p.
128) (23). De même la reprise des catégories gréco-latines du genus
du verbe (actif, passif, neutre, déponent, commun) oblige l'auteur
à écrire que nous distinguons le genus dans un verbe non par la
forme (voce), comme les Latins, mais par sa seule signification (p.
115). En effet j'aime (sans complément) a la valeur d'un neutre
(= je suis amoureux), alors qu'il a la forme d'un actif (ibid.). Sylvius
est assez embarrassé avec cette catégorie des « neutres ». En
recopiant une définition de Priscien (24) de ce type de verbe, il
semble adopter un critère purement sémantique : ces verbes ne
signifient pas une action de nous sur autrui ni d'autrui sur nous.
144 Glatigny : Sylvius et Meigret

Puis, en énumérant des sous-classes, il en arrive aux « neutres


passifs », exulo, vapulo, etc. qui, correpsondant à des formes
passives françaises, je suis banni, je suis batu, né répondent
aucunement à la définition initiale (p. 116). Le lien
marque/fonction est complètement rompu.
Le théoricien s'acharne à faire rentrer les éléments des
énoncés français dans des cadres établis préalablement. Ainsi
l'accord du participe passé est posé comme une règle absolue :
gTtai aimes les hommes ou les metaus; or certains s'étonneraient
d'entendre dire, gîtai receuptes tes lettres (p. 123-124) ; ils auraient
tort : c'est le manque d'habitude et l'ignorance qui sont à l'origine
de cette impression fâcheuse ; la forme est parfaitement conforme
à la ratio de la langue. De même la conjugaison de aimer devrait
être g'ame, tu âmes (p. 133-134) pour marquer le lien avec ami,
amour, etc. Nulle part, cette tyrannie de la théorie n'apparaît
mieux que dans la présentation de la conjugaison. Ainsi le tableau
des temps et modes verbaux, fixé par la tradition antique, doit
comprendre 5 « optatifs » et 5 « conjonctifs ». Or le français ne
dispose pas de 10 ensembles différents pour remplir les 10 cases.
Une même série de forme appartiendra donc à plusieurs temps.
La notion de cohérence joue ici sans contrainte, elle échappe au
contrôle des données. Une grammaticalité qui est le pur fait du
grammairien élimine toute interrogation sur l'acceptabilité.
Au milieu des incertitudes qu'il éprouve à relier marque et
fonction, Sylvius a besoin d'ancrer sa réflexion sur quelques points
forts. Nous connaissons le premier, qui ne fait qu'accentuer la
tendance générale des grammairiens de la période, le recours au
latin. Sylvius va jusqu'à inventer des syntagmes latins pour
légitimer une forme française : isthaec, isthuc —► chest (p. 109) !
Le second appui, Sylvius le trouve dans la pratique systématique
de l'analogie. On peut en distinguer trois types.
La première pourrait être dénommée intra-idiomatique. Le
grammairien rapproche deux faits de langue de façon à montrer
qu'ils relèvent du même mécanisme. Ainsi puisque dans mon, ton
(...) espée, les formes des adjectifs (possessifs) sont analogiques
du masculin (« tanquam masculina aut neutra essent », p. 94), le
substantif a deux genres. Il en est de même pour étable ou
exemple', mais les raisons sont tout à fait différentes. Car, ici,
intervient l'analogie extra-idiomatique : stabulum, exemplum
étaient neutres en latin ; ils gardent ce genre, mais le troquent pour
Glatigny : Sylvius et Meigret 145

un féminin dans le tour une bonne estable. Pas une seule fois,
Sylvius ne souffle mot de la forme du mot, alors que Palsgrave
précise bien que la modification de mon en ma se produit devant
un nom ou un adjectif commençant par une voyelle ou un h non
aspiré, si le mot est au féminin (25).
Sous ces deux formes, l'analogie joue un grand rôle dans
l'explication des formes verbales. Par exemple gTteusse aime est
le résultat d'une double analogie : en tant que plus-que-parfait de
l'optatif, la forme est composée comme celle du prétérit parfait
(j*ai aimé) : analogie intra-idiomatique. Mais l'auxiliaire doit être
au temps parallèle de habeo (habuissem —*■ heusse) : analogie
extra-idiomatique.
Dans un certain nombre de cas enfin, l'analogie met en
relation une forme linguistique et la réalité extra-linguistique. Ainsi
le verbe latin « neutre » humere (= être humide) devient actif en
français : humer (= boire) parce que le corps s'humidifie quand
on boit » (trad. Chevalier, 119). De même :

marcher (vient) de mercari{— faire du commerce) parce que,


d'aventure, le commerçant actif court jusqu'au fond des Indes
(Sylvius, 17, trad. Demaizière, 805, note 1)

Nous ne rappelons que pour mémoire le troisième point


d'appui, la pratique de la substitution sur laquelle insiste J.-C.
Chevalier (1968 : 89 et sq.). Son utilisation est systématique dans
le court chapitre consacré aux prépositions (p. 154-158). A partir
des prépositions latines réunies suivant leur sens, Sylvius va
indiquer les formes françaises correspondantes dans différentes
utilisations, y compris le passage de la préposition au préfixe. La
série juxta, secus, prope sera l'occasion de présenter près et tous
les composés obtenus par commutation empres, auprès, de près,
appres. Juxta va être retrouvé dans jouxter, parce que les
combattants sont nécessairement à côté l'un de l'autre. De même
oultre, amené par ultra, se rencontre dans oultrage et oultrecui-
dance, etc.
Sylvius ouvre la voie aux grammairiens soucieux non
seulement de renseigner mais aussi d'expliquer. En s'efforçant de
relier marque et signification, en pratiquant une ébauche de
distributionnalisme, il propose une véritable grammaire. Mais
l'emprise, du latin, une conception étroite de la morphologie, un
146 Glatigny : Sylvius et Meigret

systématisme polémique, ont limité la portée de ses efforts. Le


premier grammairien écrivant en français, Louis Meigret, fera-t-il
mieux ?

Le Tretté... de Meigret (1550) ne contient pas plus que


l'ouvrage de Sylvius de partie consacrée à la syntaxe. L'auteur
reconnaît à la fin de son livre qu'il reste à faire la « partie que
les Grecs ont appelé syntaxis »(26) (59,10,140 - f° 142, v°). Mais
la traduction donnée de ce mot est intéressante : ... « que nous
pouvons appeler bâtiment ou construction ou ordonnance bonne
de paroles » (ibid.). Or nous lisons souvent dans le Tretté le mot
bâtiment utilisé dans un sens qui tient de celui d'arrangement et
de structure. Meigret fait de la syntaxe quand cela lui paraît utile
(Traité, éd. Hausmann, 1980 : 75, note 10).
C'est déjà une première différence avec . Sylvius. La plus
importante est son attitude à l'égard du latin. Certes, l'influence
du latin reste forte et Priscien est souvent suivi de près (27). Mais
Meigret est le premier grammairien français à affirmer : « La langue
française ne connaît point » de cas (8,2,23 - f° 20, v°). Il souligne
les différences de construction entre le latin et le français et
remarque la nécessité d'un ordre linéaire en français (59,11 &
12,140-141 - f° 143, r° & v°). Quand il traite de la prononciation
bien loin de mêler comme Sylvius les sons latins et français, il se
place à l'intérieur du système. Quand l'usage offrira deux formes
concurrentes, il choisira l'une comme « plus entendible en notre
langue », par opposition à celle qui rappelait le latin (supertripar-
tiens, 14,35,47 - P 44, v°).

La notion fondamentale pour Meigret est celle de congruité.


Le livre contient plusieurs occurences de congru, incongru,
congruité, etc. Certes, ces termes sont attestés au xvie siècle au sens
de « correct » grammaticalement ; mais ils ont aussi souvent la
signification primitive de « qui s'adapte particulièrement à une
circonstance, à une situation donnée » (28) (F.E.W., v° congruus).
Il ne faut surtout pas oublier l'utilisation de congrua dans un
passage de Priscien que Meigret traduit presque :

Oratio est ordinatio dictionum congrua, sententiam perfectam


demonstrans (éd. Keil, II, 53).
Glàtigny : Sylvius et Meigret 147

Le langage, l'oraison, le parler ou propos est un bâtiment de


vocables ou paroles ordonnées de sorte qu'elles rendent un sens
convenable et parfait (6,1,21 - f° 19, r°).

Congru et bâtiment sont rapprochés :

... ces manières de parler (...) j'ey eymées les dames sont
incongrues et contre la raison naturelle tant du bâtiment du
langage que du sens (24,8,71 - f° 68, v°).

La congruité est donc l'adaptation d'un élément à ce qui l'entoure


et la conformité à un ordre, c'est-à-dire l'insertion dans ce que nous
appellerions une structure.
Le premier type d'incongruité résulte de la non-concordance
entre la marque et la signification. Ainsi Meigret remarque la
différence entre Pierre s'et eytné (passé) et je suys eytné (présent)
(23,8,67 - P 64, v°). Cette opposition de signification doit
correspondre à une opposition de marque. Celle-ci ne peut être portée
par le pronom, incapable de produire un effet de sens temporel.
Pour maintenir la congruité du système, il faut penser que nous
avons affaire à deux eytné homonymes ; celui qui marque le passé
serait un « infinitif passé » (sic !) invariable ; d'où l'impossibilité
d'accorder eymé dans le dernier texte cité. L'autre forme serait
un participe accordable. Le manque d'une théorie de l'auxiliaire
se fait cruellement sentir.
Un autre type d'incongruité consiste à produire un élément
qui n'est pas en accord avec le micro-système auquel il appartient.
La forme la plus évidente est le non-accord entre le sujet et le verbe :
« ...je venions offense les règles françaises et la congruité » (8,37,29
- P 26, v°). A partir du même principe, Meigret prétendra que c'et
moe, c'et toe sont des formes « incongrues » (21,4,52 - P 50, r°)
(cf. Chevalier, 232 & sq.). Le verbe être veut un « sousposé » (=
attribut) au « nominatif ». Or moe, toe sont les « cas » correspondant
au nominatif je et tu ; on ne les trouve avec une autre fonction
que dans quelques emplois limités et répertoriés (toe et moe le
ferons - Qi a fet cela ? Moe). Donc la construction c'et moe viole
la règle d'accord avec le verbe être. On voit les limites d'un
distributionnalisme élémentaire et l'oubli que le français n'a pas
de déclinaison.
On pourrait rapprocher de ces cas le non-respect des
désinences verbales constitutives du système : je donisse, frapisse
148 Glatigny : Sylvius et Meigret

sont contraires à la congruité (8,37,29 - P 26, v°), parce qu'on donne


à un verbe de la première conjugaison des désinences d'optatif de
la quatrième.
Une troisième forme d'incongruité est provoquée par le
mépris d'un système que nous appellerions de distribution
complémentaire. Notre grammairien condamne comme «
barbare » celuy la qit alors que, sans les recommander, il ne « veut
pas dire incongru » cela qe, ceçy qe (21,21-23, 56-58 - P 54 & 55).
En effet, celuy est suivi SOIT de la, SOIT d'une relative, alors que
ce l'est d'une forme du verbe être ou d'une relative. Après celuy,
la et la relative sont en distribution complémentaire : ils s'excluent
l'un l'autre.

De cette exigence de congruité découlent plusieurs


conséquences.
La première est le désir de mettre en évidence le système qui
rend compte des formes verbales. Meigret pose le principe que
toutes les formes verbales sont « directement ou indirectement
dérivées » de l'infinitif (30,1,80 - P 77, v°). Il indique ensuite pour
chacune des quatre conjugaisons françaises les règles qui
permettent de prévoir la constitution des paradigmes de chaque temps
simple. Ainsi le présent de la première conjugaison résulte de la
simple suppression du r de l'infinitif. A la deuxième conjugaison
(-œr = oir), il est impossible d'édicter une règle générale ; Meigret
distingue des sous-classes selon l'environnement de -oer : les verbes
en -oul(oer) : vouloer, douloer, etc.

Ceux en -altfoer) ôtent lloer et ajoutent par manière de


diphtongue o à l'a avec s pour la lre pers. (...) et t pour la tierce
(...) : pour vaas vous faites (= écrivez) vauls ou vaulx (30,5,81
- P 78, v°).

De nombreux autres cas sont envisagés. Faute de place contentons-


nous de signaler la fréquence d'expressions caractéristiques de la
méthode employée : « s se tourne en t » ; (...) tourne le re en -ons,
-ez, -et », etc. Les formes, ainsi, sont expliquées, mais aussi peuvent
être prévues : la démarche est à la fois pédagogique et théorique.
La manifestation la plus originale de la recherche de la
congruité concerne une série de formes « inusitées », que Meigret
propose comme hypothèses pour expliquer et faire prévoir des
Glatigny : Sylvius et Meigret 149

formes apparemment aberrantes de la conjugaison. Ainsi les


personnes du pluriel de l'indicatif présent de voer (= voir) sont
formées par le « moyen d'un infinitif inusité voyer en tournant er
en -ons, -ez, -et » (30,9,82 - P 79, v°), suivant les règles de la
première conjugaison ; le singulier, lui, est directement constitué
sur voer. Les six personnes du présent, au lieu d'être un ensemble
hétérogène, s'organisent autour de deux micro-systèmes dont
chacun des constituants devient prédictible, puisque leur
formation obéit à des règles générales. Quand il s'agit d'un temps autre
que l'indicatif présent, l'hypothèse de la forme inusitée permet de
respecter l'ordre des dérivations : l'imparfait est constitué, en règle
générale, sur la forme de la première personne de l'indicatif
présent. Or, d'après Meigret, soloer n'a pas d'indicatif présent. On
maintient la régularité, la « congruité » du système, en postulant
« solons, solez inusités » (31,2,86 - P 85, v°). Ce recours à une sorte
de « structure profonde » sur laquelle on a discuté (Hausmann,
1980 : 18, Glatigny, 1985 : 12) permet à Meigret de ne pas être
totalement prisonnier des seuls éléments réalisés de la langue.
Aussi peut-il présenter moribonde ou furibonde comme des
formes que « l'usage de bien parler n'a bien encore reçus » (12,33,36
- P 33, v°). En écrivant encore, le grammairien indique que ces
formes sont possibles, conformes au système profond de la langue.
Avec ces hypothèses Meigret ouvre des perspectives qui ne seront
exploitées que bien plus tard. En revanche le fameux couple
usage/raison que le Tretté commence à mettre en place aura la
fortune que l'on sait au xvne siècle.

Conformément à la tradition latine, l'usage est considéré


comme le maître absolu des langues. Meigret termine des
remarques sur les formes concurrentes de déduire et détruire en
affirmant :

il faut nonobstant tous avis demeurer à celui que l'usage


autorisera (32,16,88 - f° 89, r°).

L'usage est si puissant qu'il doit l'emporter sur les exigences de


l'analogie : à côté de amoureux, amont, on pourrait, comme le
voulait Sylvius, dire j'ame, tu âmes :

Je confesse que cela serait raisonnable, si les règles qu'on fait


de grammaire commandaient à l'usage : vu qu'au contraire les
150 Glatigny : Sylvius et Meigret

règles sont dressées sur l'usage et façon de parler (46,17,101


- f° 103, v°).

Mais quel usage? Certainement pas celui qui est contraire


« aux règles françaises et à la congruité » (8,37,29 - f° 26, v°), comme
je venions, je donisse, « fautes qui n'ont jamais été reçues par les
hommes bien appris en la langue française » (ibid). Les mieux
appris sont pris à témoins dans 2,3,7 (f° 7, r°). Le critère semble
donc d'ordre plus intellectuel que social. Pourtant on lit assez
souvent dans le Tretté des références à la langue des courtisans.
Mais il faut se garder de simplifier ; nous ne sommes pas encore
dans les perspectives de Vaugelas (Glatigny, 1982). Mais se profile
à l'horizon la silhouette de l'« honnête homme » du xvne siècle qui
refuse la langue des praticiens (21,28,59 - f° 56, v°). Le bon usage
semble donc reposer sur une certaine distinction liée à la culture
et à l'élégance.
Si l'usage s'impose de préférence à ce qui semblerait
« raisonnable » en fonction de l'analogie, dans un cas au moins
la raison devrait l'emporter sur l'usage, celui de la graphie. Dans
ce cas la « raison » à laquelle l'usage doit être « joint » d'après la
préface du Menteur {29) est LA raison d'être de l'écrit ; celui-ci n'a
de valeur que comme transposition fidèle de l'oral, seule réalité
linguistique véritable. S'il ne l'est pas, l'usage est vicié dans son
essence même : il n'a plus de légitimation.
Mais pour Meigfet l'usage et la raison ne sont pas les seuls
critères de congruité. En plusieurs passages l'auteur évoque
l'impression faite sur l'oreille :

(vu l'usage commun de notre langue) la bonne oreille


demeurera toujours le souverain juge de tout ce que d'autres
et moi en déciderons {Réponse à Guillaume des Autels, p. 94,
et Hausmann, 1980 : 220).

Quand plusieurs formes sont possibles, le choix est parfois laissé


« au bon plaisir de l'usage et selon que son oreille s'en contentera »
(14,32,45 - f° 43, r°). Ce type d'impression est même présenté
comme un argument en faveur du français : « le courtisan français
n'a pas moins l'oreille mal aisée à contenter » que les latinistes
qui ne voudraient pas utiliser une tournure inconnue de Cicéron
(21,21,57 - f° 54, v°). L'exigence de l'« oreille » est ainsi la marque
d'un goût affiné par la pratique d'une langue assez riche pour que
Glatigny : Sylvius et Meigret 151

cette « oreille » puisse distinguer le plus élégant des tours possibles.


L'expression meilleure grâce est aussi utilisée dans des cas
similaires (21,9,54 - f° 51, v° - 21,33,60 - f° 58, r°). Dans tous ces
exemples, la « congruité » pouvait accepter deux tournures. Mais
l'une paraissait meilleure à l'« oreille », que l'auteur se garde bien
de définir. La sur-norme de l'élégance apparaît ainsi sur un fond
de grammaticalité. Meigret se sert de cette notion pour sortir des
difficultés où il s'était enfermé à propos de sa condamnation de
c'et tnoe :

... combien qu'elles fussent congrues, elles ne seraient pas


toutefois reçues entre les courtisans parce que nous les pouvons
vider en langage plus propre, bref et plus élégant (21,7,53 -
f° 50, v°).

Des demandes de Tory à l'élégance souhaitée par Meigret,


beaucoup de chemin a été parcouru. On a commencé à réfléchir
sur le français en même temps qu'on édictait des règles; qu'il
s'agisse de la visée surtout pratique de Palsgrave, du désir de
justification de Sylvius, ou de la recherche de la congruité par
Meigret, les deux perspectives - théorique et pédagogique -
coexistent dans des proportions variables. Cette double postulation,
jointe à la pression du cadre latin, le recours à un distributionna-
lisme embryonnaire, les exigences d'une systématisation plus ou
moins polémique acculent souvent nos auteurs à l'impossible
parallélisme marque/fonction. Mais des procédures sont
expérimentées, des cadres sont établis, des concepts fondamentaux sont
mis en place rendant possibles des développements ultérieurs. Le
français acquiert la dignité d'une grande langue de culture. Les
pionniers n'ont-ils pas bien accompli leur tâche ?

NOTES

(1) Cf. Chevalier, 1968 et Stéfanini, 1976 et 1982.


(2) Palsgrave, Lesclarcissement, I, 35, f° 12, v° Génin, 32 : « But where as there
is a boke that gœth about in this realme, intituled The introductory to writte
and pronounce frenche, compiled by Alexander Barcley, in whiche k is moche
used and many other thynges also by hym affirmed contrary to my sayenges
in this boke. »
(3) ... « le vulgaire Françoys n'a point encor mis de difference en escripture entre
e masculin et e féminin au singulier et terminaison de sillabe. Ex. cest homme
152 Glatigny : Sylvius et Meigret

domine ou a domine. Mais quant on lui adjoint t ou s il y a différence (...) »,


Fabri, op. cit., Deuxième livre, p. 6. Cf. pp. 7, 10, 11, etc.
(4) Erasme, Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis, Etude critique,
traduction et commentaire par J.C. Margolin, Genève, 1966, 666 p.
(5) ... « quotidie humanorum labiorum vitia secant, variant, adulterant incompta
vulgi idiomata » (De differentia..., Epître dédicatoire). Les traductions entre
guillemets dans le texte sont empruntées à C. Demaizière, éd. de Bovelles.
(6) Dans son introduction à l'édition du De Differentia, C. Demazière traduit un
texte curieux de Bovelles (1504) : « Certains hommes sont de nature humaine,
d'autres de la nature des anges. Les premiers, avec l'aide des arts mécaniques,
travaillent à la conservation de leur corps. Les autres ornent leur âme de la
parure des arts libéraux », p. 26.
(7) Cf. J. Veyrin-Forrer, Augereau, graveur de lettres... et N. Catach, 1968 : 51 et
sq. Augereau n'aurait fait que graver les caractères que Tory et Marot auraient
utilisés.
(8) Palsgrave, PAIII, v°, p. VII, Génin. Les 3 langues parfaites sont le latin, le
grec et l'hébreu.
(9) Ibid, The Seconde Boke, P XXXII.
(10) Par ex. les accidents du nom sont le genre, le nombre, la personne, la dérivation
(souvent appelée figuré), la composition et la déclinaison.
(11) « But farthermore folowyng the order of Theodorus Gaza in his Grammer of
the greke tonge » (AIII, r° - p. IV, Génin).
(12) « Mihi vero ipse interim voti compos esse videbor, si nativum linguae Gallicae
nitorem jamdiu prope exoletum et situ obsitum non nihil detersero, ac velut
postliminio in puritatis pristinae partem restituero (Ad... studiosum, 2).
(13) F. J. Hausmann, Louis Meigret... pp. 248-264.
(14) Cf., en particulier, Catach 1968 : 56 & sq.
(15) « Verbes be suche as of theyr owne nature betoken doyng or sufferyng and
havyng ioyned unto them any of the pronownes primitives » (L. II, f° XXXVII,
r°).
(16) « Verbo quot accidunt? (...). Qualitas, conjugatio, genus, numerus, figura,
tempus, persona », Donat, Ars minor, Keil, IV, 359. Priscien voyait 8 accidents
(Keil, II, 369).
(17) Priscien, lnstitutiones..., VIII, Keil, II, 373.
(18) Sylvius, p. 116. La parenthèse « ut quibusdam rem ipsam altius pendentibus
non pessime visum est » nous paraît une allusion à un passage de Priscien
traitant de la même question si guis altius consideret, Keil, II, 373.
(19) « Galli propemodum omnes qui doctiores videri volunt » (Sylvius, p. 126).
(20) Sylvius, pp. 106 & 107. Vulgi Gallorum errorem se retrouve p. 112.
Glatigny : Sylvius et Meigret 153

(21) ... « ut (...) sui sermonis rationem condiscant, ne picarum aut sturnorum more
a parentibus audita sed(...) numquam intellecta semper effundant » (Sylvius,
Ad... studiosum, 3).
(22) « Cui ablativo praepositiones ut accusativo additas retinemus » (Syvius, p. 108).
(23) Le présent de l'indicatif, de l'impératif, du « conjonctif », le futur de l'impératif
et de l'optatif (Sylvius, p. 121 & p. 128).
(24) ... « nec nos in alium extrinsecus nec alium in nos aliquid agere significant
(Priscien, VIII, Keil, 377-Sylvius, 116).
(25) Palsgrave, L. III, c. 19-f° CVI, v° - éd. Génin, 347.

(26) Nous citons d'après l'édition de F.J. Hausmann, en français moderne : les trois
chiffres renvoient à cette publication : 1er chiffre : la partie, 2e : le §, 3e : la
page. L'indication du folio correspond à l'édition originale reproduite par
Slatkine en 1972.
(27) Cf. en particulier, F.J. Hausmann, Louis Meigret..., 143-144.
(28) Le Dictionnaire de Huguet donne notamment un exemple de H. Estienne, celui
de Godefroy un de Rabelais : ... motz exquis et sentences congrues, en dehors
des citations illustrant la signification de < qui convient ».
(29) Reproduite dans l'éd. Haussmann du Tretté, p. 145.

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reçu décembre 1986 CNRS UA382


Université de Lille III
adresse de l'auteur :
127, rue Calmette
59700 Marcy-en-Barreul (France)

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