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Rashed Marwan. Abū Hāshim al-Ğubbā’ī sur le langage de l’art. In: Histoire Épistémologie Langage, tome 36, fascicule
2, 2014. pp. 85-96;
http://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_2014_num_36_2_3498
Marwan Rashed
Université Paris 4 Sorbonne
1 Kouloughli 1983, p. 43-63 (reproduit ici en p.15-43, augmenté de traductions par Jean-
Patrick Guillaume).
2 Cf. Brancacci 2005.
3 Cf. Bohas, Guillaume et Kouloughli 1990, p. 115-116.
Ce texte défend une double assimilation. La première, qui saute aux yeux,
est celle des mathématiques à la connaissance des données sensibles. Il n’y a là
aucune naïveté de la part d’Abū Hāshim, mais une prise de position concertée
sur le statut des mathématiques. En vertu du matérialisme de son ontologie, Abū
Hāshim refuse de voir, dans les êtres mathématiques, quoi que ce soit de distinct du
sensible. Au contraire, ils n’en sont que des déterminations, que nous connaissons
avec autant d’évidence que d’autres aspects du sensible. Comme Abū Hāshim le
note lui-même, cela ne signifie pas que nos sens ne puissent parfois nous tromper.
Mais un usage sain de la sensation produit, en principe, une connaissance certaine.
La seconde équivalence est plus diffuse, mais aussi plus profonde. Il s’agit du
rapprochement opéré entre arithmétique des entiers et géométrie des polygones5.
L’exemple d’Abū Hāshim – l’équivalence de la conjonction produisant la figure
géométrique carrée et de la conjonction produisant le nombre (carré) cent – n’est
évidemment pas choisi au hasard. Ce rapprochement n’est possible que parce que
nous nous écartons de la théorie aristotélicienne de la science. Dans les Analytiques
Seconds, Aristote écrit :
La démonstration arithmétique a toujours le genre du sujet duquel a lieu la
démonstration ; et, pour les autres sciences, il en est de même. Il en résulte
que le genre doit nécessairement être le même, soit d’une façon absolue, soit
tout au moins d’une certaine façon, si la démonstration doit se transporter
d’une science à une autre. Qu’autrement le passage soit impossible, c’est là
une chose évidente, puisque c’est du même genre que doivent nécessairement
provenir les extrêmes et les moyens termes : car s’ils ne sont pas par soi, ce
seront des accidents. C’est pourquoi on ne peut pas prouver par la Géométrie
que la science des contraires est une, ni même que deux cubes font un cube.
On ne peut pas non plus démontrer un théorème d’une science quelconque par
le moyen d’une autre science, à moins que ces théorèmes ne soient l’un par
rapport à l’autre comme l’inférieur au supérieur, par exemple les théorèmes de
l’Optique par rapport à la Géométrie, et ceux de l’Harmonique par rapport à
l’Arithmétique. La Géométrie ne peut pas non plus prouver des lignes quelque
propriété qui ne leur appartienne pas en tant que lignes, c’est-à-dire en vertu des
principes qui leur sont propres : elle ne peut pas montrer, par exemple, que la
ligne droite est la plus belle des lignes ou qu’elle est la contraire du cercle, car
ces qualités n’appartiennent pas aux lignes en vertu de leur genre propre, mais
en tant qu’elles constituent une propriété commune avec d’autres genres.
5 Abū Hāshim étant un atomiste, il est probable qu’il voyait dans le cercle un polygone
constitué d’un grand nombre de côtés.
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« inné » des sciences mathématiques. Unifiant en effet par l’algèbre les opérations
qu’on applique à la géométrie et à l’arithmétique, puis s’efforçant de réduire ces
opérations à celle d’addition (jam‘), et enfin cette dernière à l’idée parfaitement
générale de conjonction (ḍamm, inḍimām), Abū Hāshim en arrive finalement à
asseoir tout l’édifice mathématique sur cette dernière.
Il intéresse directement notre propos qu’Abū Hāshim associe, aux différentes
sciences mathématiques, la science du langage. Celle-ci est aussi « innée »,
donc certaine, que la science du nombre. La raison théorique sous-jacente est
évidemment que la science du langage est, en dernière instance, réductible à
la science de la quantité et de l’ordre. Abū Hāshim est ici le fils de son temps.
La filiation khalīlienne est nette, et tout le contexte d’un rapprochement de la
combinatoire, de la linguistique et de l’algèbre13. Citons ses propres mots :
Il en va aussi de la sorte pour la science du langage et de sa composition, car celui
qui en fait usage doit posséder la science des unités de langage, les conditions
pour qu’elles soient conjointes et connaître, quand on conjoint une unité à une
autre, quel fait de langage se produit, et ce qui le distingue de ce qui est autre
que lui. On dira de même pour la séparation des unités. La science de cela est
donc innée, comme nous l’avons mentionné. (Al-Mughnī, XVI, p. 213.7-10)
Après ce qui vient d’être dit, il ne faut pas prendre l’assimilation de la science
de la langue à celle des figures et des nombres comme un vœu pieu, fondé sur une
analogie vague. La réduction n’est permise que parce que l’on a préalablement
montré que le ressort fondamental de l’unité des sciences « innées » était fourni
par les opérations de l’algèbre. C’est parce que tout ce qui est combinatoire est
algébrique, et que le langage est combinatoire, que l’on peut traiter ensemble de
l’arithmétique, de la géométrie et du langage.
13 Sur ces imbrications, voir R. Rashed 1984b, p. 245-257 et surtout R. Rashed 2011, p. 111-
132.
ABŪ HĀSHIM AL-ĞUBBĀ’Ī SUR LE LANGAGE DE L’ART 91
Abū Hāshim met en place une batterie d’arguments pour répondre à l’attaque
effectivement percutante d’Ibn al-Rāwandī (puisque c’est de lui qu’il s’agit). Après
avoir critiqué l’argument adverse en se réclamant de critères formels, il propose
divers types de réponses. La première est gnoséologique, c’est-à-dire fondée
sur la spécificité de la connaissance mathématique. La deuxième est historico-
sociologique, Abū Hāshim s’appuyant sur le fait qu’une production mathématique,
dans l’Antiquité, ne donnait pas forcément autant lieu à la compétition qu’une
composition littéraire à l’époque du Prophète. La troisième réponse est purement
historique, et fondée sur les vicissitudes – très bien décrites – de l’histoire des textes.
La dernière, enfin, est épistémologique, s’appuyant sur la nature essentiellement
accumulative de la science, qui seule explique ses progrès16 :
« Cette question implique que ces choses soient miraculeuses et non pas
qu’elles mettent à mal le caractère miraculeux du Coran, car nous avons déjà
montré à son propos, de manière probante, son caractère miraculeux : si en
effet ce dont ils veulent parler a les mêmes caractéristiques que lui, il s’ensuit
que ce dont ils veulent parler est miraculeux, car la voie unique de toute preuve
et de toute cause consiste en ce que leur existence à l’une et l’autre implique
corrélativement le jugement qui en dépend, et non que l’on mette à mal ce qui
est prouvé, puisque justement l’on a affaire à une cause ou à une preuve. Et il
ne s’oppose au propos concernant les choses qui relèvent de la nécessité qu’en
découvrant comment la preuve n’obéit pas à son caractère de preuve ».
Et il a répondu : « Le défi fondé sur ces livres n’est pas valide, car s’il l’était,
il concernerait le sens et non la lettre, or le sens n’accepte pas ici la possibilité
d’une différentiation, du fait que l’arithmétique et la géométrie n’ont lieu
que selon une modalité unique, car leur fondement est la multiplication et la
division, sans que leur état diffère. En sorte que celui qui a la suprématie dans
ces deux disciplines ne l’a qu’en raison de la pratique, de la précellence de son
apprentissage et de son naturel, et cela ne donne pas cours à la voie du défi. Il
en va en revanche différemment pour le discours, comme nous l’avons étudié
dans une section précédente.
« Ensuite, celui qui a posé cette question a bien montré son peu d’intelligence de
ce que nous disons du Coran. Car nous avons tout d’abord montré, de manière
contraignante, quel il était, ainsi que la situation privilégiée de l’Envoyé à son
endroit ; nous avons également éclairci ce qu’il présuppose comme réprimande
et comme défi et le zèle intense qu’on a mis à anéantir la position du Prophète ;
nous avons éclairci l’impossibilité de la compétition sous tous les aspects que
nous avons mentionnés. Mais ce qui fait l’objet de sa question ne s’impose que
si le Coran se trouve égalé sous ces aspects. Or d’où vient que cet objet aurait
provoqué un zèle destructeur dans les proportions où le Coran l’a provoqué ? Il
se peut très bien qu’à l’époque d’Euclide, ce qu’il a composé ne lui ait pas valu
une suprématie de nature à engendrer rivalité et zèle destructeur.
d. Critique historique : il est possible qu’Euclide ait été surpassé dans l’Antiquité
« Ensuite, d’où tire-t-on que rien de semblable n’ait été produit, alors que nous
tenons pour possible, en raison de l’éloignement temporel, et qu’il y ait eu dans
l’histoire quelqu’un qui l’a surpassé mais qui n’a rien composé, et que l’œuvre
composée ne nous ait pas été transmise, du fait que l’éloignement temporel, pour
ce dont le besoin n’est pas intense et qui ne fait pas l’objet de fortes incitations,
implique par sa nature la possibilité que la transmission n’ait pas lieu ?
ABŪ HĀSHIM AL-ĞUBBĀ’Ī SUR LE LANGAGE DE L’ART 93
« Ensuite, d’où vient, si ce que nous rappelons n’est pas établi, que celui qui l’a
composé ait été unique, sans s’être inspiré des savants ni avoir rassemblé leurs
propos ? Car le savant rassemble les propos d’autres que lui, en sorte qu’il se
singularise plutôt par ce rassemblement que par l’invention, conformément à
ce que nous savons de ce qui a eu lieu chez les savants de l’Islam. Il est de fait
reconnu, pour ce qui concerne le développement du droit chez les Irakiens, que
ces derniers, loin d’inventer, l’on construit à partir d’autres qu’eux, à ceci près
que s’ils l’ont pris chez les autres, ils ont ensuite consacré tous leurs efforts à
le développer. Il en va de même, chez Sībawayh, pour la grammaire qu’il a
rassemblée. Si donc l’on admet cela, d’où vient qu’on l’assimile au Coran ? ».
L’argument d’Abū Hāshim serait donc faible, voir invalide. Il viendrait d’ailleurs
apparemment contredire l’intuition profonde d’une correspondance entre le sens et
l’énoncé. Aussi avons-nous deux raisons fortes pour nous y opposer : l’argument
du singe tapant Hamlet et la connaissance mathématique de la langue qui est la
nôtre.
Pour entrevoir l’intuition d’Abū Hāshim, il faut commencer par lire la fin de
ce paragraphe (b) : un naturel supérieur ne constitue pas pour lui, comme nous
serions tentés de le penser, une marque du miracle, mais, au contraire, s’explique
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