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L’article met en évidence que l’« art de la prudence » que Baltasar Gracián propose
dans son Oráculo manual renoue avec les méthodes de l’ars vitæ et de la prudentia
tactique que les penseurs gréco-latins de l’Antiquité avaient développées, en se
servant souvent de formules frappantes, maximes et adages. Les aphorismes de
Gracián puisent dans le riche trésor de cette sagesse pragmatique, empruntant tout
autant les traits d’un certain stoïcisme que d’habiles conseils d’« adaptation » et de
« dissimulation ». Les éléments de cet « art de la prudence » proviennent de quatre
domaines différents : ouvrages philosophiques, notamment Sénèque, Épictète et
Plutarque ; littérature gnomique, telles les sentences des Sept Sages de Grèce ou celles
de Publilius Syrus ; écrits satiriques, surtout Martial et Perse ; et réflexions d’ordre
politique et moral de Tacite.
°
Professeur émérite de langues et littératures romanes, directeur du Centre de
recherche et de documentation Paul Valéry de l’université de Kiel (Allemagne).
1. Nous citons l’Oráculo manual d’après l’édition : B. Gracián, Oráculo manual y arte de
prudencia, E. Blanco éd., Madrid, Catedra, 2001. Les autres citations de Gracián se
réfèrent à Obras completas, A. del Hoyo éd., Madrid, Aguilar, 1960.
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2. Voir par exemple encore la formule « método para saber et poder vivir » (249).
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Nous nous concentrons dans notre étude sur ces quatre aspects, en
laissant de côté d’autres réminiscences moins significatives.
Il convient de souligner que Gracián avait une connaissance très
étendue des auteurs de la littérature antique, en particulier des
écrivains de la littérature latine. Les sources antiques des aphorismes
de l’Oráculo manual sont, on le sait, aujourd’hui pour la plupart bien
connues3. Il est vrai que de nombreux aphorismes présentent, d’autre
part – du moins pour certains aspects –, également de fortes affinités
avec les sentences et aphorismes d’origine gréco-latine que l’on trouve
dans les nombreux recueils et florilèges érudits, tels les Apophtegmes et
les Adages d’Érasme4, dans les Emblèmes d’Alciat ou dans la Politique
de Juste Lipse, ainsi que dans bien d’autres ouvrages politico-moraux
de l’époque, surtout dans ceux marqués par la pensée du néostoïcisme
et du tacitisme5. Mais pour l’essentiel, il est évident que Gracián a
recueilli lui-même dans les textes antiques toutes les pensées qui
correspondaient à ses intentions, en portant son attention tout
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6. El Discreto, XXV. Voir aussi « En la filosofía moral desaguan las sentencias como
en océano, de las fuentes de tanto sabio ; y entre todos, el juiciosamente
prodigioso Séneca hiyo culta la estoiquez y cortesana la filosofía » (Agudeza y Arte
de Ingenio, XXIX).
7. « Bástase a sí mismo el sabio » (137). Voir Sénèque : « Sapiens se ipse contentus est »
(Epistolæ ad Lucilium, 9, 13).
8. Voir « Retírase [el sabio] al sagrado de su silencio » (43), « retiro de sí mismo »
(159). Sénèque avait dit : « Quantum potes autem, in philosophiam recede : illa te sinu
tuo proteget. In huius sacrario eris aut tutus aut tutior » (Ep. ad Luc., 103, 4).
9. Voir « Sea uno primero señor de sí, y lo será después de los otros » (55) ; « Para ser
señor de sí es menester ir sobre sí » (225). Sénèque : « Si vis omnia tibi subicere, te
subice rationi » (Ep. ad Luc., 113, 30) ; « Imperare sibi maximum imperium est » (113,
31).
10. Voir « Hombre inapasionable » (8) ; « Nunca obrar apasionado » (287). Cf. par
exemple chez Sénèque : « Sapiens inperturbatus » (Ep. ad Luc., 85, 5).
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11. Voir « La virtud es premio de sí misma » (90). Sénèque : « […] virtutum omnium
pretium in ipsis est » (Ep. ad Luc., 81, 19) ; « [Virtus] ipsa pretium sui » (De vita beata,
9, 4), « In virtute posita est vera felicitas » (ibid., 16, 1)
12. « La mayor regal del vivir, según Epicteto, es el sufrir, y a esto redujo metad de la
sabiduría » (159). Ce précepte fut surtout répandu par l’emblème que lui avait
consacré Alciat (34).
13. « Vase empeñando nuestra vida como en comedia ; el fin viene a desenredarse :
atención, pues, al acabar bien » (211). Cf. Sénèque : « Quomodo fabula, sic vita non
quam diu, sed quam bene acta sit, refert » (Ep. ad Luc., 78, 20), et Épictète, Manuel,
XVII.
14. Pour Aristote, cependant, la φρόνησις est un « habitus », une « disposition », une
capacité de délibérer et de discerner correctement, et non pas une τέχνη (Éthique à
Nicomaque, VI, 12).
15. Voir P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995 ;
M. Foucault, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.
16. Ep. ad Luc., 95, 7.
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17. Voir El Discreto, XXV ; Agudeza y Arte de Ingenio, XII ; El Criticón, Primera parte,
« A quien leyere », II, 1.
18. Voir par exemple l’édition commentée de Wolf souvent rééditée : Epicteti Stoici
philosophi Enchiridion, hoc est pugio, sive ars humanæ vitæ corretrix, Cologne, Officina
Birckmannica, 1594 ; ou encore la traduction italienne de M. Franceschi, Arte di
correger la vita humana, Venise, F. Ziletti, 1583.
19. C’est E. Blanco qui a attiré l’attention sur cet ouvrage (Oráculo manual,
Introduction, p. 28-29).
20. Ep. ad Luc., 90, 27 ; De vita beata, VIII, 3.
21. Ep. ad Luc., 20, 3 ; De benificiis, VII, 2, 2.
22. El Discreto, I (Obras completas, p. 79) ; El Criticón, I, 9, (Obras completas, p. 597). Voir
encore « El primer paso del saber es saberse » (El Discreto, VIII). L’attribution du
précepte socratique qui avait orné le fronton du temple d’Apollon à Delphes est
controversée. Tandis qu’il est attribué dans les Sentences des Sept Sages à Chilôn
(Ausonii Septem sapientum sententiæ, dans Catonis Disticha, D. Laberii, P. Syri et
aliorum veterum sententiæ, Lutetiæ, ex officina R. Stephani, 1577, 21), Diogène
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Laërce le cite parmi les maximes de Thalès (Vies et doctrines de philosophes illustres,
traduction sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de poche, 1999,
I, 40, p. 92). Voir B. Snell, Leben und Meinungen der Sieben Weisen, Munich,
Heimeran, 1971 (4e édition), p. 9.
23. Notons en passant que P. Valéry, grand admirateur de Gracián, a également
abordé la question d’une éducation de soi-même qu’il appelait un « dressage » de
l’esprit, consacrant dans ses Cahiers de nombreuses réflexions à cette question.
Voir la rubrique Gladiator, P. Valéry, Cahiers, J. Robinson éd., Paris, Gallimard,
1973, I, p. 321-377 ; et mon article « Valérys Methode einer “Selbstdressur” des
Geistes und die antike Tradition der philosophischen Selbsterziehung »,
Forschungen zu Paul Valéry / Recherches Valéryennes, n° 8, 1995, p. 73-140.
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24. « Inspicere […] debebimus primum nosmet ipsos, deinde ea quæ aggrediemur negotia,
deinde eos quorum causa aut cum quibus. Ante omnia necesse est se ipsum æstimare »
(De tranquillitate, VI, 1).
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25. « Si prudentiam amplecteris, ubique idem eris, et prout rerum varietas exigit, ita te
accomodes tempori nec te in aliquibus mutes sed potius aptes, sicut manus, quæ eadem est
et cum in palmam extenditur et cum in pugnum astringitur » (Formula vitæ honestæ, II,
3). Rappelons que la Formula vitæ honestæ est un épitomé de l’ouvrage perdu de
Sénèque De officiis (rédigé par Martin de Braga probablement vers 570-579), qui
était habituellement publié au XVIe et XVIIe siècle avec les autres œuvres du
philosophe. Voir à ce propos aussi : « Facit sapiens […] etiam quæ non probabit, ut
etiam ad maiora transitum inveniat, nec relinquet bonos mores sed tempori aptabit, et
quibus alii utuntur in gloriam aut voluptatem, utetur agendæ rei causa » (Fragmenta,
19). Il s’agit d’un texte du traité perdu de Sénèque intitulé Exhortationes que cite
Lactance dans ses Divinæ institutiones (III, 15, 11-14).
26. Nous substituons dans ce texte en accord avec l’édition de Blanco le terme
« cuerdo » au terme « cuerpo », car il s’agit de toute évidence d’une coquille
transmise par les anciennes éditions.
27. Ep. ad Luc., 5, 2.
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Nous devons être assez souples, pour n’avoir pas trop égard à
nos résolutions. Laissons-nous aller où le hasard nous conduit ;
ne craignons pas de changer nos projets ou notre attitude,
pourvu que nous n’allions pas jusqu’à l’inconstance, le défaut le
plus dangereux qui soit pour notre repos […]. Deux excès sont
funestes à notre tranquillité : l’impossibilité de changer comme
celle de ne rien supporter.29
28. « Maximum hoc est et officium sapientiæ et indicium, ut verbis opera concordent, ut ipse
ubique par sibi idemque sit » (Ep. ad Luc., 20, 2).
29. « Faciles […] nos facere debemus, ne nimis destinatis rebus indulgeamus, transeamusque
in ea in quæ nos casus deduxerit, nec mutationem aut status pertimescamus, dummodo
nos levitas, inimicissimum quieti vitium, non excipiat […]. Utrum infestum est
tranquillitati, et nihil mutare posse et nihil pati. » (De tranq., XIV, 1).
30. De ben., IV, 36, 1.
31. « Verum nulli […] nisi audituro dicendum est » (Ep. ad Luc., 29, 1).
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32. « Si aliquando coarcteris uti mendacio, utere non ad falsi fructum sed ad veri custodiam.
et si contigerit fidelitatem mendacio redimi, non mentieris, sed potius excusabis, quia ubi
honesta causa est, iustus secreta non prodit. tacenda enim tacet, loquenda loquitur ; atque
ita illi pax est aperta et secura tranquillitas. » (Formula, V, 5).
33. Voir encore le conseil de Sénèque : « Sæpe satius est dissimulare quam ulcisci » (De
ira, II, 33, 1). Notons que la dissimulation était du temps de Gracián une pratique
admise par de nombreux auteurs. Voir par exemple le chapitre VI « Of simulation
and dissimulation » des Essais (1625) de Lord Francis Bacon, ou l’ouvrage Della
dissimulazione onesta de Torquato Accetto (1641).
34. De capienda ex inimicis utilitate (Moralia, 6). Voir la traduction française moderne de
cet essai qui était très apprécié à l’époque de Gracián : Plutarque, Comment tirer
profit de ses ennemis, P. Maréchaux (trad.), Paris, Payot & Rivages, 1993.
35. « Unumquemque seipsum maxime revereri debere : nunquam enim esse sino seipso »
(Regum et imperatorum apophthegmata, Moralia, 15, 198 D). Voir dans El Héroe :
« Fué aviso de Catón y proprio parto de su severidad que debe un varón
respetarse a sí mismo y aun temerse » (XIV). Le passage de Sénèque évoqué par
Gracián se trouve dans ses Lettres à Lucilius (11, 8-10 ; 25, 6).
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36. Regum et imperatorum aphophthegmata (Moralia, 15, 190 D). Érasme cite également
ce mot parmi ses Apophtegmes (I, 91).
37. « Quisquis igitur prudentiam sequi desideras, tunc per rationem recte vives, si omnia
prius æstimes et perpenses et dignitatem rebus non ex opinione multorum sed ex earum
natura constituas. nam scire debes, quod quædam non videantur bona esse et sunt,
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Hazer et hazer parecer. Las cosas no passan por lo que son, sino
por lo que parecen. Valer y saberlo mostrar es valer dos veces.
Lo que no se ve es como si no fuesse. No tiene su veneración la
razón misma donde no tiene cara de tal. Son muchos más los
engañados que los advertidos : prevaleze el engaño y júzganse
las cosas por fuera. Ai cosas que son mui otras de lo que
parecen. La buena exterioridad es la mejor recomendación de la
perfección interior. (130)39
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41. Ésope, Fables, É. Chambry éd., Paris, Les Belles Lettres, 1967, n° 4 et n° 43. La
Fontaine en a donné des versions versifiées (IV, 14 ; II, 8).
42. Cicéron, Paradoxa stoicorum, I, 8 ; Érasme, Adagia, Venise, 1609, p. 1565-1566. Alciat
attribue également à Bias le dicton : « Omnia mea mecum porto » (Emblemata, 37).
43. Diogène Laërce, II, 115 ; Sénèque, Ep. ad Luc., 9, 18 ; De constantia, VI, 6.
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44. Manuel, 1.
45. Diogène Laërce, I, 87.
46. Diogène Laërce, I, 63. D’autres éditions des sentences des Sept Sages attribuent ce
précepte à Pittacus (Catonis Disticha).
47. Diogène Laërce, I, 93. Gracián avait déjà fait allusion à ce précepte dans
El Discreto : « Oh, gran cordura la de un buen medio ! » (XI).
48. El Héroe, I. Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 40.
49. Diogène Laërce, I, 79. Voir l’article de E. Cantarino, « Gracián a lo Jano (De la
Prudencia y de la Ocasión) », Insula, n° 655-656, 2001, p. 19-20.
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54. « Animo imperabit sapiens, stultus serviet », « Animo imperato ne tibi animus imperet »,
« Cum se ipse vincit sapiens minime vincitur », ibid., n° 40, n° 50
et n°137.
55. « Clemens et constans, ut res expostulat, esto : / temporibus mores sapiens sine crimine
mutat », Catonis Disticha, dans Minor Latin Poets, I, 7, p. 583-639.
56. « Insipiens esto, cum tempus postulat aut res : / stultitiam simulare loco, prudentia
summa est » (Catonis Disticha, II, 18).
57. Comme Érasme l’a indiqué dans son adage Festina lente (1001), c’est saint Jérôme
qui a cité cette maxime de Caton dans une lettre à Pammadius (Voir Érasme, Les
Adages, C. Blum et al. éd., Paris, Robert Laffont, 1992, p. 140).
58. « Qui fingit sacros auro vel marmore vultus, / non facit ille deos : qui rogat, ille facit »
(Epigrammata, VIII, 24). Traduction de H.-J. Isaac, Épigrammes, Paris, Les Belles
Lettres, 1933, II, p. 10.
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59. Allusion qui renvoie à l’épigramme : « Toutes les amies que tu as sont ou vieilles
ou laides et plus repoussantes que des vieilles. Tu les prends comme escorte et les
traînes avec toi dans les banquets, les galeries, les théâtres. Ainsi, Fabulla, es-tu
belle, ainsi es-tu jeune » (Omnes aut vetulas habes amicas / aut turpes vetulisque
foediores. / Has ducis comites trahisque tecum per convivia, porticus, theatra. / Sic
formosa, Fabulla, sic puella es), ibid., VIII, 79. Nous suivons la traduction de
D. Noguez, Épigrammes, Paris, Arléa, 2001, p. 103.
60. « Velle suum cuique est nec voto vivitur uno » (Satura, V, 53). Traduction de
H. Thomas, Satires, Paris, Le temps qu’il fait, 1998, p. 55.
61. Ibid., I, 27 ; traduction, p. 13. Voir également l’aphorisme « Hombre de
ostentación » (277). Gracián avait cité ce mot de Perse dans El Discreto (XIII), le
traduisant ainsi : « Nada es tu saber, si los demás ignoran que tú sabes. »
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67. Voir les citations données dans la note 11. Quevedo avait déjà rappelé cette
doctrine dans son Epicteto traducido : « Virtud […] misma es premio » (Obras
completas, F. Buendía éd., Madrid, Aguilar, 1960, II, p. 781).
68. De vita beata, XVI, 1 et 3.
69. Il avait déjà cité cette maxime dans son essai Agudeza y Arte de Ingenio : « Tales,
quién se podía llamar feliz ? respondió, que el que tiene tres eses ; esto es, santo,
sano y sabio » (XLI).
70. Diogène Laërce, édition citée, I, 37.
71. Diogène Laërce, Amsterdam, 1692, p. 22.
72. Érasme, Apophthegmatum opus, Lyon, 1534, VII, 13.
73. Problemata Thaletis, dans Epicteti Stoici philosophi Enchiridion, hoc est pugio, sive ars
humanæ vitæ corretrix, Cologne, Officina Birckmannica, 1594, II, p. 235.
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l’original. Or, comme nous l’avons déjà dit, le terme « santo » n’a pas
de signification religieuse dans ce contexte. Il s’agit à notre avis d’une
traduction du terme latin sanctus qui était couramment employé dans
l’Antiquité pour exprimer la perfection morale d’un homme,
désignant en particulier un homme vertueux, intègre et vénérable.
Ainsi, Tite-Live pouvait-il appeler Caton l’Ancien un homme sanctus
et innocens74. Et Sénèque entendait-il par boni viri des hommes
prudentes et sancti75, allant jusqu’à dire que « le sage […] se conduira
en toutes choses avec le même scrupule et la même circonspection
qu’un homme consciencieux et loyal qui a la garde d’un dépôt »
(omnia tam diligenter faciet, tam circumspecte, quem religiosus homo
sanctusque solet tueri fidei commissa)76. L’ancienne traduction espagnole
de ce dernier texte a d’ailleurs conservé le terme « santo » : « El sabio
[…] hace totas las cosas con tran gran diligencia y circunspeccion,
come el hombre religioso y santo, que guarda lo que se entregó á su
fe. »77 Il n’en reste pas moins que l’emploi du terme « santo »
comporte une certaine ambiguïté que son auteur, amateur de
formules frappantes, mystérieuses et obscures, semble avoir
délibérément choisie.
Il est donc évident que Gracián, en donnant au terme « santo »
une signification profane, celle d’une « virtud » qui assure au sage
l’« entereza » (l’intégrité morale), a adopté dans ce dernier aphorisme
– en accord avec les principes proposés par la « regla de gran
maestro » – une position qu’on peut qualifier de néostoïcienne78. L’art
de la prudence de son Oráculo manual ne s’inspire pas seulement des
stratagèmes de la prudentia, de la φρόνησις des Anciens, mais se fonde
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également sur la sapientia, la σοφία des stoïciens, pour qui la virtus était
la seule garante de la félicité humaine79.
79. Pour Gracián, il ne fait aucun doute que le sage en suivant les règles de la
« prudencia » et de la « virtud » surmonte et domine la « Fortune » : « Bien
filosofado, no hay otro arbitrio sino el de la virtud y atención, porque no hay más
dicha ni más desdicha que prudencia o imprudencia » (21). Il a attribué cette
sentence dans son Arte de Ingenio (XVIII) à Sénèque, qui avait en effet proclamé :
« Sapiens vincit virtute fortunam » (Ep. ad Luc., 71, 30).
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