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LES ORIGINES ANTIQUES D’UN « ART DE LA PRUDENCE »

CHEZ BALTASAR GRACIÁN

Karl Alfred BLÜHER°

L’article met en évidence que l’« art de la prudence » que Baltasar Gracián propose
dans son Oráculo manual renoue avec les méthodes de l’ars vitæ et de la prudentia
tactique que les penseurs gréco-latins de l’Antiquité avaient développées, en se
servant souvent de formules frappantes, maximes et adages. Les aphorismes de
Gracián puisent dans le riche trésor de cette sagesse pragmatique, empruntant tout
autant les traits d’un certain stoïcisme que d’habiles conseils d’« adaptation » et de
« dissimulation ». Les éléments de cet « art de la prudence » proviennent de quatre
domaines différents : ouvrages philosophiques, notamment Sénèque, Épictète et
Plutarque ; littérature gnomique, telles les sentences des Sept Sages de Grèce ou celles
de Publilius Syrus ; écrits satiriques, surtout Martial et Perse ; et réflexions d’ordre
politique et moral de Tacite.

Mots-clés : art de la prudence, Gracián, sagesse antique, littérature gnomique,


stoïcisme.

« No ai cosa que más cultive que el saber. Pero aun la misma


sabiduría fue grosssera, si desaliñada. » (87)

1. L’« art de la prudence » comme art de vivre

L’« art de la prudence » que Baltasar Gracián a esquissé dans son


Oráculo manual1, est composé, comme il l’a remarqué lui-même dans la
note liminaire Al lector, sous forme d’un « epítome de aciertos del
vivir », c’est-à-dire comme un abrégé d’aphorismes qui exposent, ainsi

°
Professeur émérite de langues et littératures romanes, directeur du Centre de
recherche et de documentation Paul Valéry de l’université de Kiel (Allemagne).
1. Nous citons l’Oráculo manual d’après l’édition : B. Gracián, Oráculo manual y arte de
prudencia, E. Blanco éd., Madrid, Catedra, 2001. Les autres citations de Gracián se
réfèrent à Obras completas, A. del Hoyo éd., Madrid, Aguilar, 1960.

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que le précisent d’autres textes, les « règles » essentielles d’un « art de


vivre » (134) que tout « sage » est censé devoir pratiquer2. Or, le
propos de notre approche est d’attirer l’attention sur le fait que
Gracián a délibérément inscrit cet art de la prudence dans la tradition
antique d’un art de vivre, tout en essayant, il est vrai, de concilier les
principes de son approche avec ceux de la pensée chrétienne. De telles
tentatives étaient, rappelons-le, tout à fait courantes à cette époque,
comme en témoignent notamment les tenants du néostoïcisme dont
Quevedo s’est fait l’apôtre le plus célèbre en Espagne. Le jésuite
Gracián a certes choisi de recourir à une harmonisation très
particulière qui, en s’appuyant sur la « règle du maître » tirée de
l’enseignement d’Ignace de Loyola séparant radicalement « moyens
divins » et « moyens humains » (251), permettait de concevoir un art
de la prudence entièrement profane, inspiré – comme nous allons le
voir – de certains aspects majeurs de l’art de vivre que les penseurs de
l’Antiquité avaient déjà élaborés. Certes, il serait erroné d’oublier que
bien d’autres influences ont également contribué à l’élaboration de cet
art de la prudence. Citons à ce propos les livres sapientiaux de la
Bible, les recueils de dictons et de proverbes, et surtout les traités
politiques et moraux de son époque. Mais, à notre avis, la conception
de l’Oráculo manual ne peut être comprise sans prendre en
considération l’apport substantiel et déterminant de la pensée antique.
En regardant de près les divers éléments que Gracián a
empruntés aux conceptions antiques d’un art de vivre, on constate
qu’ils appartiennent pour l’essentiel à quatre domaines différents.
Premièrement, à la pensée morale des stoïciens tardifs, surtout à celle
de Sénèque, mais aussi à celle d’Épictète, ainsi qu’à certaines
questions soulevées par Plutarque, Cicéron et d’autres penseurs de
l’Antiquité. Deuxièmement, à la littérature gnomique véhiculant une
sagesse éclectique, telles les maximes des Sept Sages de Grèce
rapportées entre autres par Diogène Laërce, les Disticha de Caton ou
les Sentences tirées des mimes de Publilius Syrus (parfois attribuées à
Sénèque). Troisièmement, à la poésie latine, aux satires de Martial et
de Perse. Et enfin, aux réflexions d’ordre politico-moral des historiens
de l’Antiquité, notamment à celles de Tacite que l’abondante
littérature tacitiste de l’époque avait déjà amplement commentées.

2. Voir par exemple encore la formule « método para saber et poder vivir » (249).

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Nous nous concentrons dans notre étude sur ces quatre aspects, en
laissant de côté d’autres réminiscences moins significatives.
Il convient de souligner que Gracián avait une connaissance très
étendue des auteurs de la littérature antique, en particulier des
écrivains de la littérature latine. Les sources antiques des aphorismes
de l’Oráculo manual sont, on le sait, aujourd’hui pour la plupart bien
connues3. Il est vrai que de nombreux aphorismes présentent, d’autre
part – du moins pour certains aspects –, également de fortes affinités
avec les sentences et aphorismes d’origine gréco-latine que l’on trouve
dans les nombreux recueils et florilèges érudits, tels les Apophtegmes et
les Adages d’Érasme4, dans les Emblèmes d’Alciat ou dans la Politique
de Juste Lipse, ainsi que dans bien d’autres ouvrages politico-moraux
de l’époque, surtout dans ceux marqués par la pensée du néostoïcisme
et du tacitisme5. Mais pour l’essentiel, il est évident que Gracián a
recueilli lui-même dans les textes antiques toutes les pensées qui
correspondaient à ses intentions, en portant son attention tout

3. Voir surtout les études et commentaires de N. Amelot de la Houssaie, V. Bouillier,


A. Coster, M. Romera-Navarro, A. del Hoyo, E. Blanco, ainsi que mes propres
investigations. Nos références ont largement tiré profit de ces recherches. Pour
tous ces problèmes d’influence, nous renvoyons à l’introduction d’E. Blanco à son
édition de l’Oráculo manual, aux articles de M. P Cuertero, « Oráculo manual y
arte de prudencia », et d’E. Cantarino, « El Gracián pensador (siglo XX) », Baltasar
Gracián : Estado de la cuestion y nuevas perspectivas, A. Egido et M. C. Marín Pina
(dir.), Saragosse, Gobierno de Aragón – Institución Fernando El Católico, 2001,
p. 89-102 et 149-160, ainsi qu’à la « Bibliografía », également due à E. Cantarino,
ibid., p. 175-227.
4. Voir A. Blecua, « La littérature apophtegmatique en Espagne », L’humanisme dans
les Lettres espagnoles, A. Redondo (dir.), Paris, Vrin, 1979, p. 119-132, et M. Blanco,
Les rhétoriques de la pointe. Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe, Paris,
Champion, 1992, p. 586 et suiv. Il est, par contre, peu probable que Gracián ait eu
connaissance de la littérature gnomique d’origine arabe, traduite depuis le
XIIIe siècle, mais difficilement accessible de son temps, dont les sentences, souvent
dictées par l’astuce et la ruse, incluent des maximes empruntées à la littérature
grecque et latine.
5. Pour les relations de l’œuvre de Gracián avec ces mouvements d’idées, voir mes
études, Séneca en España. Investigaciones sobre la recepción de Sénéca en España desde
el siglo XIII hasta el siglo XVII, Madrid, Gredos, 1983, p. 487-580, et « Gracián y el
neoestoicismo », Ínsula, n° 655-656, 2001, p. 17-19 ; ainsi que E. Cantarino,
« Gracián y la moral política : Senequismo y tacitismo », Baltasar Gracián. El
Discurso de la vida. Una nueva visión y lectura de su obra, J. M. Ayala (dir.),
Documentos a genealogía científica de la cultura, n° 5, 1993, p. 193-200, et B. Antón, El
tacitismo en el siglo XVII en España. El proceso de « receptio », Valladolid, Universidad
de Valladolid, 1992.

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particulièrement sur les formules concises et brillantes qu’il avait


l’habitude d’incorporer, en les traduisant, adaptant ou transformant,
dans la texture extrêmement raffinée et subtile de son discours
aphoristique. La culture philosophique du « sabio » de Gracián
consiste ainsi en un savoir pratique, qui s’acquiert non seulement par
l’expérience, mais aussi grâce à la lecture d’œuvres enseignant une
philosophie morale qui, comme le moraliste espagnol le précise dans
El Discreto, se compose surtout de textes où la « prudencia » est
exposée sous forme de sentences, apophtegmes, emblèmes, satires et
fables : « El sabio […], gustó […] de la [filosofía] moral, pasto de muy
hombres, para dar vida a la prudencia, y estudióla en los sabios y
filósofos, que nos la vincularon en sentencias, apotegmas, emblemas,
sátiras y apólogos. »6

2. L’« art de la prudence » : τέχνη et non-savoir

En ce qui concerne le premier point de notre exposé, nous voudrions


préciser dès maintenant que nous ne reviendrons pas ici sur
l’influence des idées stoïciennes dans l’œuvre de Gracián, influence
qui se manifeste, comme nous l’avons exposé dans d’autres études,
notamment dans le recours à des conceptions de Sénèque et d’Épictète
sur l’autonomie du sage7, sa retraite intérieure8, sa maîtrise de soi9, sa
domination des passions10, son aspiration à une vertu qui se suffit

6. El Discreto, XXV. Voir aussi « En la filosofía moral desaguan las sentencias como
en océano, de las fuentes de tanto sabio ; y entre todos, el juiciosamente
prodigioso Séneca hiyo culta la estoiquez y cortesana la filosofía » (Agudeza y Arte
de Ingenio, XXIX).
7. « Bástase a sí mismo el sabio » (137). Voir Sénèque : « Sapiens se ipse contentus est »
(Epistolæ ad Lucilium, 9, 13).
8. Voir « Retírase [el sabio] al sagrado de su silencio » (43), « retiro de sí mismo »
(159). Sénèque avait dit : « Quantum potes autem, in philosophiam recede : illa te sinu
tuo proteget. In huius sacrario eris aut tutus aut tutior » (Ep. ad Luc., 103, 4).
9. Voir « Sea uno primero señor de sí, y lo será después de los otros » (55) ; « Para ser
señor de sí es menester ir sobre sí » (225). Sénèque : « Si vis omnia tibi subicere, te
subice rationi » (Ep. ad Luc., 113, 30) ; « Imperare sibi maximum imperium est » (113,
31).
10. Voir « Hombre inapasionable » (8) ; « Nunca obrar apasionado » (287). Cf. par
exemple chez Sénèque : « Sapiens inperturbatus » (Ep. ad Luc., 85, 5).

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à elle-même et qui est garante de sa félicité terrestre11, la formule


Sustine et abstine d’Épictète12, ou la comparaison de la vie humaine
avec un rôle que l’on joue dans une pièce de théâtre13, conceptions qui
n’ont certes plus chez Gracián le statut de composantes d’un système
moral homogène, mais prennent la forme de simples conseils
codifiant certaines règles d’une conduite pragmatique de la vie. Nous
nous limiterons par la suite à évoquer les aspects de la pensée de
Sénèque et d’autres penseurs antiques qui, transgressant le cadre des
idées traditionnelles de la philosophie stoïcienne, expriment certaines
conceptions qui préfigurent les aphorismes tactiques de l’art de la
prudence de l’Oráculo manual. Soulignons que ces conceptions d’une
prudentia ne sont d’ailleurs chez les philosophes anciens nullement en
contradiction avec les exigences d’une sagesse morale.
Pour bien comprendre l’idée que Gracián s’est faite de cet « art de
la prudence », il convient de se rappeler tout d’abord que de
nombreux penseurs antiques avaient déjà conçu la « sagesse »
(sapientia, σοφία ) et la « prudence » (prudentia, φρόνησις) non pas comme
une connaissance, un savoir, mais comme un « art », une τέχνη, c’est-à-
dire comme une méthode rationnelle de penser qui s’apprend par
l’expérience et se perfectionne par l’exercice14. Pierre Hadot et Michel
Foucault15 ont bien mis en évidence cette conception antique d’une
sagesse pratique ou mode de vie que Sénèque, auteur préféré de
Gracián, a exprimée par la formule : « […] sapientia ars vitæ est. »16 On
trouve évidemment cette même conception chez Épictète et Plutarque,

11. Voir « La virtud es premio de sí misma » (90). Sénèque : « […] virtutum omnium
pretium in ipsis est » (Ep. ad Luc., 81, 19) ; « [Virtus] ipsa pretium sui » (De vita beata,
9, 4), « In virtute posita est vera felicitas » (ibid., 16, 1)
12. « La mayor regal del vivir, según Epicteto, es el sufrir, y a esto redujo metad de la
sabiduría » (159). Ce précepte fut surtout répandu par l’emblème que lui avait
consacré Alciat (34).
13. « Vase empeñando nuestra vida como en comedia ; el fin viene a desenredarse :
atención, pues, al acabar bien » (211). Cf. Sénèque : « Quomodo fabula, sic vita non
quam diu, sed quam bene acta sit, refert » (Ep. ad Luc., 78, 20), et Épictète, Manuel,
XVII.
14. Pour Aristote, cependant, la φρόνησις est un « habitus », une « disposition », une
capacité de délibérer et de discerner correctement, et non pas une τέχνη (Éthique à
Nicomaque, VI, 12).
15. Voir P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995 ;
M. Foucault, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.
16. Ep. ad Luc., 95, 7.

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deux auteurs que Gracián a également fort appréciés17. Rappelons


à cet égard que le Manuel d’Épictète a été qualifié dans de nombreuses
éditions du XVIe siècle de Ars humanæ vitæ correctrix18. En Espagne, on
rencontre le terme de « arte » au XVIIe siècle dans le traité politique de
Jerónimo de Ceballas Arte real para el buen gobierno de los Reyes y
Príncipes (1623), où l’auteur se réfère à Sénèque pour expliquer son
recours à une prudence tactique19. La démarche du « sabio » de
Gracián, telle qu’elle est ébauchée dans l’Oráculo manual, s’apparente
donc à celle du sapiens de l’Antiquité qui était censé devoir se
comporter, ainsi que le dit Sénèque, comme un artifex vitæ20, fondant
sa conduite sur une sagesse qui fait appel à un ensemble de préceptes,
de regulæ vitæ21 inspirées par l’usage de la prudence. L’art de la
prudence de Gracián repose de même sur des « reglas de[l] vivir »
(120 ; 121 ; 126 ; 134) qui impliquent toutes sortes de règles
particulières d’une conduite de la vie, nommées également « artes »,
tels un « arte para ser dichoso » (21), un « arte de mover voluntades »
(26), un « arte en el intentar » (78), un « arte de dexar estar » (138), ou
un « arte de apassionarse » (153).
Cet art de la vie suppose évidemment chez les penseurs anciens
et chez Gracián une connaissance de soi qu’exprime la fameuse
formule chère à Socrate : « Connais-toi toi-même » (Γνω̑θι σεαυτόν).
Gracián s’est souvenu maintes fois de ce précepte qu’il attribue dans
El Discreto à Chilôn et dans le Criticón à Bias, deux des Sept Sages de
Grèce : « Acertado aforismo el de Quilón : “Conocerse y aplicarse.”
Comience por sí mismo el Discreto a saber, sabiéndose. »22 On notera

17. Voir El Discreto, XXV ; Agudeza y Arte de Ingenio, XII ; El Criticón, Primera parte,
« A quien leyere », II, 1.
18. Voir par exemple l’édition commentée de Wolf souvent rééditée : Epicteti Stoici
philosophi Enchiridion, hoc est pugio, sive ars humanæ vitæ corretrix, Cologne, Officina
Birckmannica, 1594 ; ou encore la traduction italienne de M. Franceschi, Arte di
correger la vita humana, Venise, F. Ziletti, 1583.
19. C’est E. Blanco qui a attiré l’attention sur cet ouvrage (Oráculo manual,
Introduction, p. 28-29).
20. Ep. ad Luc., 90, 27 ; De vita beata, VIII, 3.
21. Ep. ad Luc., 20, 3 ; De benificiis, VII, 2, 2.
22. El Discreto, I (Obras completas, p. 79) ; El Criticón, I, 9, (Obras completas, p. 597). Voir
encore « El primer paso del saber es saberse » (El Discreto, VIII). L’attribution du
précepte socratique qui avait orné le fronton du temple d’Apollon à Delphes est
controversée. Tandis qu’il est attribué dans les Sentences des Sept Sages à Chilôn
(Ausonii Septem sapientum sententiæ, dans Catonis Disticha, D. Laberii, P. Syri et
aliorum veterum sententiæ, Lutetiæ, ex officina R. Stephani, 1577, 21), Diogène

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que Gracián a élargi le sens du précepte antique en insistant sur son


« application », indiquant par là que la connaissance de soi nécessite
un travail permanent de la pensée sur elle-même en vue d’une mise
en pratique des connaissances acquises. Dans un aphorisme de
l’Oráculo manual, il a repris et développé cette idée, soulignant que
l’« application » est absolument indispensable : « Aplicación y Minerva.
No ai eminencia sin entrambas, y si concurren, excesso. Más consigue
una medianía con aplicación que una superioridad sin ella. […]
Requiérense, pues, naturaleza y arte, y sella la applicación » (18) ; « De
qué sirve el saber, si no es plático ? Y el saber vivir es hoi el verdadero
saber » (232). Le moraliste Gracián comprend, on le voit, à l’instar des
penseurs de l’Antiquité, la connaissance de soi comme un « art », une
τέχνη, exigeant un entraînement incessant23.
La connaissance de soi-même agit comme une sorte de miroir
intérieur qui permet au « sabio », en réfléchissant l’image de ses
propres activités mentales, de s’étudier et de s’examiner. Gracián voit
dans la connaissance de soi l’instrument incontournable qui le
préparera à la lutte contre ses adversaires : « Ármese cada día de
propósitos al espejo de su atención, y assí vencerá los lances de la
necedad » (256). La considération critique de soi-même se présente, au
sens figuré, comme une « réflexion sur soi-même » qui se réalise dans
le « miroir de l’esprit » : « Comprehensión de sí : en el Genio, en el
Ingenio ; en dictámenes, en afectos. No puede uno ser señor de sí si
primero no se comprehende. Ai espejos del rostro, no los ai del
ánimo : séalo la discreta reflexión sobre sí » (89). Sénèque avait déjà
insisté sur ce point, en conseillant de « nous considérer d’abord nous-
mêmes, puis les affaires que nous entreprenons, enfin pour qui ou

Laërce le cite parmi les maximes de Thalès (Vies et doctrines de philosophes illustres,
traduction sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de poche, 1999,
I, 40, p. 92). Voir B. Snell, Leben und Meinungen der Sieben Weisen, Munich,
Heimeran, 1971 (4e édition), p. 9.
23. Notons en passant que P. Valéry, grand admirateur de Gracián, a également
abordé la question d’une éducation de soi-même qu’il appelait un « dressage » de
l’esprit, consacrant dans ses Cahiers de nombreuses réflexions à cette question.
Voir la rubrique Gladiator, P. Valéry, Cahiers, J. Robinson éd., Paris, Gallimard,
1973, I, p. 321-377 ; et mon article « Valérys Methode einer “Selbstdressur” des
Geistes und die antike Tradition der philosophischen Selbsterziehung »,
Forschungen zu Paul Valéry / Recherches Valéryennes, n° 8, 1995, p. 73-140.

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avec il nous faut agir. Avant tout, il est nécessaire de s’évaluer


soi-même »24.
À l’instar des auteurs de l’Antiquité, Gracián a donc vu dans la
connaissance de soi le moyen fondamental servant à cultiver et
perfectionner les capacités psychiques et mentales de sa propre
personne : « Conocer su realce Rei. La prenda relevante, cultivando
aquélla y ayudando a las demás. Qualquiera huviera conseguido la
eminencia en algo si huviera conocido su ventaja. Observe el atributo
Rei, y cargue la aplicación » (34). Le sage de son temps, à l’instar du
sage antique, doit s’appliquer chaque jour à exercer toutes ses facultés
pour pouvoir se hisser au comble d’une « eminencia », d’une
« perfección » qui fait de lui un homme consommé :

Hombre en su punto. No se nace hecho : vase de cada día


perficionando en la persona, en el empleo, hasta llegar al punto
del consumado ser, al complemento de prendas, de eminencias.
Conocerse ha en lo realçado del gusto, purificado del ingenio,
en lo maduro del juizio, en lo defecado de la voluntad. (6)

La perfection à laquelle aspire le « sabio » de Gracián n’est


toutefois plus exactement celle de l’idéal de la sagesse morale qui
caractérisait le sage de l’Antiquité, mais présente plutôt les traits d’un
« cuerdo », d’un homme prudent et habile, dont les règles de conduite
ressemblent à celles d’un homme du monde, se rapprochant des
convenances du « cortegiano » que Castiglione et ses successeurs,
comme Faret en France, avait proposées dans leurs manuels de savoir-
vivre mondain, tout en évitant de viser un seul groupe social, mais en
s’adressant, comme l’Encheiridion d’Épictète ou l’Encheiridion militis
Christiani d’Érasme, à tout homme qui est censé faire partie des
« sabios » et « entendidos » (281).

24. « Inspicere […] debebimus primum nosmet ipsos, deinde ea quæ aggrediemur negotia,
deinde eos quorum causa aut cum quibus. Ante omnia necesse est se ipsum æstimare »
(De tranquillitate, VI, 1).

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3. La place des stratagèmes et des ruses


dans l’« art de la prudence » : la référence à Sénèque

Le « sabio » de Gracián se distingue en effet à cet égard du sapiens, du


σοφός antique par le fait que son objectif est de pratiquer une
« sabiduría » avant tout pragmatique, focalisée sur la conduite à
suivre dans la vie courante, qui se manifeste sous forme d’une
« prudencia » habile et astucieuse et qui se nomme chez lui donc
également « cordura » ou « discreción », ou encore « destreza » et
« astucia ». Contrairement à la conception dominante du sapiens
antique, et notamment à celle des stoïciens, qui entendaient par le
recours à la sagesse essentiellement le devoir d’appliquer une vertu
rigoureuse, sans failles, le comportement du « sabio » de Gracián
implique en effet qu’il est autorisé à recourir à des stratagèmes et à
des ruses, à des « tretas », « ardides », « artificios » et « disimulos »,
afin de pouvoir surmonter les multiples épreuves auxquelles l’expose
« el humano trato », le commerce des hommes (37). Affrontant sans
cesse ses rivaux et s’efforçant de s’affirmer face à ses ennemis, il
tentera de subsister et de survivre dans un monde foncièrement
hostile où règne, comme le souligne Gracián, la « malicia » (219). Il ne
varie cependant pas sur la nécessité de respecter la « virtud », même
s’il admet qu’il faut s’adapter aux circonstances. Comme l’affirme
l’aphorisme « Vivir a la ocasión » : « No vaya por generalidades en el
vivir, si ya no fuere en favor de la virtud » (288).
À y regarder de près, on constate toutefois que certaines
conceptions des auteurs antiques n’excluaient nullement les pratiques
d’une prudentia habile usant de finesses et d’astuces, et que c’est
précisément à ces conceptions que Gracián se réfère dans ses œuvres
lorsqu’il commente les règles que doit appliquer son « sabio ».
Aristote, il est vrai, avait déjà noté qu’une certaine « habilité »
(δεινότης), fait partie de la φρόνησις, mais il s’était contenté de
mentionner ce fait, sans en donner des précisions. Il n’en est pas de
même chez Sénèque qui a insisté sur la nécessité pour le sage de
s’accommoder au temps et aux circonstances, sans jamais abandonner
le but moral qui restera toujours au centre de ses aspirations : « Si tu
suis les règles de la prudence, tu seras partout égal à toi-même.

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Quand la situation l’exige, tu t’adapteras aux circonstances sans


changer ta conduite, pareil à la main qui, ouverte ou fermée pour
montrer un poing, reste toujours la même. »25 Nous retrouvons chez
Gracián exactement les mêmes conseils recommandant une
accommodation du sage au temps et aux situations. Ainsi lit-on dans
l’un de ses aphorismes : « Vivir a lo plático. […] Acomódese el cuerdo26
a lo presente, aunque le parezca mejor lo pasado, assí en los arreos del
alma como del cuerpo. Sólo en la bondad no vale esta regla de vivir,
que siempre se ha de platicar la virtud » (120). Ou : « Sentir con los
menos y hablar con los más » (43). Ici encore, l’intention de Gracián
dépasse évidemment le point de vue de Sénèque puisque le moraliste
espagnol voit dans une telle adaptation du sage une tactique servant à
séduire et gagner les cœurs : « Saber hacerse a todos. Discreto Proteo :
con el docto, docto, y con el santo, santo. Gran arte de ganar a todos »
(77). Si, selon Sénèque, « le sage doit accorder ses dehors à ceux du
peuple, tout en se distinguant de lui dans son for intérieur » (Intus
omnia dissimilia sint, frons populo nostro conveniat27), une telle attitude
vaut également pour le « sabio » de Gracián : « Ni por el hablar en la
plaza se ha de sacar el sabio, pues no habla allí con su voz, sino con la
de la necedad común, por más que la esté desmintiendo su interior »
(43).
Le sage de Gracián n’exclut donc pas l’accommodation et le
changement habile de son attitude extérieure, même s’il prend grand
soin de rester toujours constant dans son comportement intérieur :

25. « Si prudentiam amplecteris, ubique idem eris, et prout rerum varietas exigit, ita te
accomodes tempori nec te in aliquibus mutes sed potius aptes, sicut manus, quæ eadem est
et cum in palmam extenditur et cum in pugnum astringitur » (Formula vitæ honestæ, II,
3). Rappelons que la Formula vitæ honestæ est un épitomé de l’ouvrage perdu de
Sénèque De officiis (rédigé par Martin de Braga probablement vers 570-579), qui
était habituellement publié au XVIe et XVIIe siècle avec les autres œuvres du
philosophe. Voir à ce propos aussi : « Facit sapiens […] etiam quæ non probabit, ut
etiam ad maiora transitum inveniat, nec relinquet bonos mores sed tempori aptabit, et
quibus alii utuntur in gloriam aut voluptatem, utetur agendæ rei causa » (Fragmenta,
19). Il s’agit d’un texte du traité perdu de Sénèque intitulé Exhortationes que cite
Lactance dans ses Divinæ institutiones (III, 15, 11-14).
26. Nous substituons dans ce texte en accord avec l’édition de Blanco le terme
« cuerdo » au terme « cuerpo », car il s’agit de toute évidence d’une coquille
transmise par les anciennes éditions.
27. Ep. ad Luc., 5, 2.

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No ser desigual, de proceder anómalo. Ni por natural, ni por


afectación. El varón cuerdo siempre fue el mismo en todo lo
perfecto, que es crédito de entendido. Dependa en su mudança
de la de las causas y méritos. En materia de cordura, la
variedad es fea. (71)

Aux yeux de Sénèque, il est de même indispensable que les


paroles et les œuvres du sage s’accordent et qu’il soit donc toujours
égal et identique à lui-même28. Mais cette constance dans son attitude
doit s’accompagner d’une souplesse d’exécution :

Nous devons être assez souples, pour n’avoir pas trop égard à
nos résolutions. Laissons-nous aller où le hasard nous conduit ;
ne craignons pas de changer nos projets ou notre attitude,
pourvu que nous n’allions pas jusqu’à l’inconstance, le défaut le
plus dangereux qui soit pour notre repos […]. Deux excès sont
funestes à notre tranquillité : l’impossibilité de changer comme
celle de ne rien supporter.29

Ailleurs, Sénèque avait reconnu de même : « Il n’y a point de mal,


quand la situation change, à changer aussi de résolution » (Non est
turpe cum re mutare consilium)30.
L’occultation délibérée d’une vérité est une autre question
importante qui se pose tout aussi bien pour le sage de Gracián que
pour celui de Sénèque. L’aphorisme « Sin mentir, no dezir todas las
verdades » (181) résume bien l’idée que Gracián se faisait de ce
problème. En précisant : « No todas las verdades se pueden dezir :
unas porque me importan a mí, otras porque al otro » (181), il rejoint
la position qu’avait déjà adoptée Sénèque en affirmant dans ses Lettres
à Lucilius : « La vérité ne doit se dire qu’à celui qui veut l’entendre »31,
et dans la Formula vitae honestæ :

28. « Maximum hoc est et officium sapientiæ et indicium, ut verbis opera concordent, ut ipse
ubique par sibi idemque sit » (Ep. ad Luc., 20, 2).
29. « Faciles […] nos facere debemus, ne nimis destinatis rebus indulgeamus, transeamusque
in ea in quæ nos casus deduxerit, nec mutationem aut status pertimescamus, dummodo
nos levitas, inimicissimum quieti vitium, non excipiat […]. Utrum infestum est
tranquillitati, et nihil mutare posse et nihil pati. » (De tranq., XIV, 1).
30. De ben., IV, 36, 1.
31. « Verum nulli […] nisi audituro dicendum est » (Ep. ad Luc., 29, 1).

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Astérion, n° 3, septembre 2005

S’il arrive que tu sois contraint de mentir, tu le feras non pas


pour en tirer profit, mais seulement pour défendre une vérité.
Et si tu devais racheter la fidélité au prix d’un mensonge, tu ne
mentiras pas, mais te déroberas en t’excusant. Un homme juste
ne trahit pas les secrets qu’il connaît quand la cause est
honnête. Il tait ce qu’il faut taire, et dit ce qu’il faut dire. Ainsi
vit-il en toute quiétude et tranquillité.32

De telles réflexions font partie des considérations sur la


« dissimulation », qui jouent, on le sait, un rôle considérable dans la
pensée tactique de Gracián qui n’hésitait pas à dire dans son
aphorisme « Cifrar la volundad » : « Son las pasiones los portillos del
ánimo. El más plático saber consiste en dissimular ; lleva riesgo de
perder el que juega a juego descubierto » (98)33.
Bien entendu, Gracián s’est inspiré de bien d’autres aphorismes
de philosophes et penseurs anciens. Dans son Oráculo manual, il a eu
recours aux Moralia de Plutarque qui, comme on le sait, ont été avec
les œuvres de Sénèque les principales sources des Essais de
Montaigne. L’aphorisme au titre provocateur « Saber usar de los
enemigos » suit ainsi de près l’argumentation de l’essai Comment tirer
profit de ses ennemis de Plutarque34. Le mot de Caton auquel Gracián
fait allusion dans l’aphorisme « Nunca perderse el respeto a sí
mismo », où est recommandé de « se craindre soi-même », de
« temerse » (50), est tiré des Apophtegmes recueillis dans les Moralia35. Il

32. « Si aliquando coarcteris uti mendacio, utere non ad falsi fructum sed ad veri custodiam.
et si contigerit fidelitatem mendacio redimi, non mentieris, sed potius excusabis, quia ubi
honesta causa est, iustus secreta non prodit. tacenda enim tacet, loquenda loquitur ; atque
ita illi pax est aperta et secura tranquillitas. » (Formula, V, 5).
33. Voir encore le conseil de Sénèque : « Sæpe satius est dissimulare quam ulcisci » (De
ira, II, 33, 1). Notons que la dissimulation était du temps de Gracián une pratique
admise par de nombreux auteurs. Voir par exemple le chapitre VI « Of simulation
and dissimulation » des Essais (1625) de Lord Francis Bacon, ou l’ouvrage Della
dissimulazione onesta de Torquato Accetto (1641).
34. De capienda ex inimicis utilitate (Moralia, 6). Voir la traduction française moderne de
cet essai qui était très apprécié à l’époque de Gracián : Plutarque, Comment tirer
profit de ses ennemis, P. Maréchaux (trad.), Paris, Payot & Rivages, 1993.
35. « Unumquemque seipsum maxime revereri debere : nunquam enim esse sino seipso »
(Regum et imperatorum apophthegmata, Moralia, 15, 198 D). Voir dans El Héroe :
« Fué aviso de Catón y proprio parto de su severidad que debe un varón
respetarse a sí mismo y aun temerse » (XIV). Le passage de Sénèque évoqué par
Gracián se trouve dans ses Lettres à Lucilius (11, 8-10 ; 25, 6).

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Astérion, n° 3, septembre 2005

en est de même de l’aphorisme « Quando no puede uno vestirse la


piel del León, vístase la de la Vulpeja » (220), qui traduit un mot
célèbre de Lysandre que Plutarque avait également cité parmi ces
Apophtegmes et qui fut alors surtout connu dans sa version latine :
« Leonina pelles non pertingit, oportet vulpinam assuere. »36
Enfin, le concept du « desengaño », clé de voûte de l’édifice
allégorique du Criticón, qui sous-tend évidemment toute
l’argumentation de l’art de la prudence du sage de Gracián, repose sur
une approche critique des apparences fallacieuses auxquelles est
exposé tout homme. C’est une conception qui est déjà bien présente
dans la pensée de Sénèque et chez d’autres penseurs antiques, bien
que le terme de « desengaño » n’ait pas d’équivalent dans le langage
philosophique de l’Antiquité. L’objectif que vise le procédé du
« desengaño » est, souvenons-nous, de détromper l’esprit humain, en
ruinant l’« engaño » (l’illusion) qui s’attache aux apparences
trompeuses, autrement dit d’opérer un « désillusionnement » qui
révèle ce qui distingue la réalité de l’apparence. Gracián a expliqué ce
procédé dans plusieurs de ses aphorismes, notant par exemple :
« Realidad y apariencia. Las cosas no passan por lo que son, sino por lo
que parecen. Son raros los que miran por dentro, y muchos los que se
pagan de lo aparente » (99) ; et « Mirar por dentro. Hállanse de
ordinario ser mui otras las cosas de lo que parecían ; y la ignorancia,
que no passó de la corteza se convierte en desengaño cuando se
penetra al interior » (146). Or, Sénèque avait déjà insisté sur la
distinction à faire entre la réalité et l’apparence des choses, en
remarquant :

Si tu désires suivre le chemin de la prudence, tu vivras selon la


droite raison en méditant et évaluant les choses avant
d’entreprendre une action. Et tu ne jugeras pas les choses selon
l’opinion du grand nombre, mais selon leur vraie nature,
sachant que certaines choses qui ne paraissent pas bonnes, le
sont pourtant, et que d’autres choses qui, au contraire, semblent
à première vue bonnes, ne le sont nullement.37

36. Regum et imperatorum aphophthegmata (Moralia, 15, 190 D). Érasme cite également
ce mot parmi ses Apophtegmes (I, 91).
37. « Quisquis igitur prudentiam sequi desideras, tunc per rationem recte vives, si omnia
prius æstimes et perpenses et dignitatem rebus non ex opinione multorum sed ex earum
natura constituas. nam scire debes, quod quædam non videantur bona esse et sunt,

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Astérion, n° 3, septembre 2005

La prudence, dit-il, exige d’arracher aux hommes et aux choses le


« masque » qui cache leur vrai visage : « Non hominibus tantum, sed
rebus persona demenda est et reddenda facies sua. »38 On notera cependant
que chez Sénèque, la désillusion porte essentiellement sur la
distinction entre le statut réel ou apparent des bona, c’est-à-dire des
« biens » moraux que le sage doit impérativement avoir en vue, alors
que pour Gracián le « desengaño » est un procédé cognitif servant à
découvrir, de manière plus générale, sous les semblants d’un dehors
trompeur, la vraie nature des choses. Chez Gracián, ce regard critique
et perspicace ne s’oppose d’ailleurs pas au procédé contraire utilisant
délibérément l’apparence pour faire apparaître et mettre en valeur la
perfection du sage :

Hazer et hazer parecer. Las cosas no passan por lo que son, sino
por lo que parecen. Valer y saberlo mostrar es valer dos veces.
Lo que no se ve es como si no fuesse. No tiene su veneración la
razón misma donde no tiene cara de tal. Son muchos más los
engañados que los advertidos : prevaleze el engaño y júzganse
las cosas por fuera. Ai cosas que son mui otras de lo que
parecen. La buena exterioridad es la mejor recomendación de la
perfección interior. (130)39

Ajoutons encore à cet égard que le procédé du « desengaño » se


trouve déjà exposé dans la Tabula Cebetis (Pinax), ouvrage allégorique
(rédigé au Ier siècle après J.-C.), fort populaire du temps de Gracián40.
En lisant de telles réflexions sur l’art de la prudence du sage, qui
reposent sur la connaissance et la maîtrise de soi, mais recommandent
aussi certains stratagèmes d’accommodation et de dissimulation, on
comprend que Gracián ait pu considérer Sénèque comme un
« cortesano filósofo » qui avait introduit à Rome une « ciencia de los

quædam videantur et non sunt » (Formula, II, 1).


38. Ep. ad Luc., 24, 13.
39. On peut rapprocher cette pensée de l’adage de Publilius Syrus : « Iacet omnis virtus
fama nisi late patet » (Publilii Syri Sententiæ, dans Minor Latin Poets, J. W. et
A. M. Duff éd., Londres-Cambridge, Heinemann - Harvard University Press,
1961, n° 304).
40. Cette œuvre fut couramment publiée avec les œuvres d’Épictète. Voir par
exemple l’édition Epicteti stoici philosophi Encheiridion, Item Cebetis Thebani Tabula,
Cologne, Officina Birckmannica, 1596.

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Astérion, n° 3, septembre 2005

cuerdos » (100) annonçant certains aspects pragmatiques de l’« arte de


prudencia » qu’il exposera lui-même dans son Oráculo manual.

4. Un « art de la prudence » aux sources éclectiques

Cependant, Gracián a eu également recours pour son art de la


prudence à certaines pensées isolées qui se trouvent dispersées dans
toute la littérature gnomique de l’Antiquité. Les maximes des Sept
Sages de Grèce, les Sentences tirées des œuvres de Publilius Syrus et
les Dicta et Disticha de Caton énoncent en effet une sagesse éclectique
qui a laissé de nombreuses traces dans l’Oráculo manual. On peut
associer à cette littérature imprégnée d’une sagesse populaire les
recueils d’adages et d’apophtegmes ainsi que les diverses collections
de fables d’Ésope dont Gracián s’est souvenu dans ses aphorismes
« Hombre con fondos, tanto tiene de persona » (48) et « Nunca llegar a
rompimiento » (257) où il se réfère à la fable « Le renard et le buste »
d’Ésope, recommandant le « mirar por dentro » pour dévoiler le vide
des cervelles, et à celle de « L’aigle et l’escarbot », enseignant qu’il ne
faut mépriser personne41.
En ce qui concerne les apophtegmes et maximes appartenant
selon la tradition antique aux sentences des Sept Sages de Grèce, il y
est déjà fait allusion dans le premier aphorisme de son Oráculo manual.
Gracián a fait par la suite souvent recours à ces mots célèbres, dont
nous avons déjà cité le précepte « Connais-toi toi-même ». Gracián se
réfère à un autre mot connu et souvent cité par les auteurs antiques
dans son aphorisme « Bástase a sí mismo el sabio. Él se era todas sus
cosas, y llevándose a sí lo llevaba todo » (137). Il s’agit de la fameuse
réponse : « Omnia bona mea mecum sum [ou porto] », que Bias (selon
Cicéron ou les Adages d’Érasme42), ou Stilpon (selon Diogène Laërce et
Sénèque43), aurait donnée au tyran Démétrius alors qu’il lui
demandait s’il avait subi quelque perte lors de la prise et du pillage de
la ville de Mégare où il venait de perdre tout son patrimoine et ses

41. Ésope, Fables, É. Chambry éd., Paris, Les Belles Lettres, 1967, n° 4 et n° 43. La
Fontaine en a donné des versions versifiées (IV, 14 ; II, 8).
42. Cicéron, Paradoxa stoicorum, I, 8 ; Érasme, Adagia, Venise, 1609, p. 1565-1566. Alciat
attribue également à Bias le dicton : « Omnia mea mecum porto » (Emblemata, 37).
43. Diogène Laërce, II, 115 ; Sénèque, Ep. ad Luc., 9, 18 ; De constantia, VI, 6.

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Astérion, n° 3, septembre 2005

filles. Ce mot exprime évidemment un dédain pour tout ce qui, selon


la doctrine des stoïciens, n’appartient pas vraiment à l’homme,
attitude que l’on retrouve dans la formule d’Épictète établissant une
distinction entre « les choses qui dépendent de nous et celles qui ne
dépendent pas de nous »44. Dans l’aphorisme « No se ha de querer ni
aborrecer para siempre », les mots de Gracián « Confiar de los amigos
hoi como enemigos manaña » (217) font apparemment allusion au
précepte de Bias conseillant « d’aimer comme des gens qui haïront un
jour »45. Un autre « sabio » auquel se réfère Gracián en affirmant « A la
moderación en todo reduxo la sabiduría toda un sabio » (82) est
probablement Solon qui avait dit : Μηδὲν ἄγαν (Rien de trop, Ne quid
nimis)46, mais il peut aussi bien s’agir de Cléoboulos qui avait déclaré :
Μέτρον ἄριστον (La mesure est le mieux)47. Le paradoxe « Más es la
metad que el todo », cité dans l’aphorisme « Usar del retén en todas
las cosas » (170) que Gracián attribue dans El Héroe à Pittacos,
provient en réalité d’Hésiode48. Mais c’est bien à l’apophtegme de
Pittacos « Connais le bon moment » (καιρὸν γνω̑θι), qu’il fait allusion
dans l’aphorisme « Vivir a la ocasión » (288), en soutenant : « El sabio
sabe que el norte de la prudencia consiste a portarse a la ocasión. »49
Si Gracián a tiré de ces maximes quelques leçons d’une sagesse
pratique, il en est de même des Sentences extraites des œuvres de
Publilius Syrus, que les éditions de Sénèque du XVIe siècle attribuaient
d’ailleurs encore généralement au philosophe romain. Certains
conseils de prudence que contient ce recueil de plus de sept cents
sentences, souvent très proches de locutions proverbiales, se
caractérisent par une grande indifférence à l’égard des exigences
morales. Cette déconsidération de la morale s’explique évidemment
par le fait qu’il s’agit souvent de mots que l’auteur a probablement
mis dans la bouche de personnages rusés et habiles appartenant à ses
mimes burlesques et satiriques. Le non-respect de la morale est

44. Manuel, 1.
45. Diogène Laërce, I, 87.
46. Diogène Laërce, I, 63. D’autres éditions des sentences des Sept Sages attribuent ce
précepte à Pittacus (Catonis Disticha).
47. Diogène Laërce, I, 93. Gracián avait déjà fait allusion à ce précepte dans
El Discreto : « Oh, gran cordura la de un buen medio ! » (XI).
48. El Héroe, I. Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 40.
49. Diogène Laërce, I, 79. Voir l’article de E. Cantarino, « Gracián a lo Jano (De la
Prudencia y de la Ocasión) », Insula, n° 655-656, 2001, p. 19-20.

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Astérion, n° 3, septembre 2005

particulièrement flagrant dans quelques sentences qui recommandent


une dissimulation mensongère : « Un mensonge devient vrai quand il
sert à échapper à un danger » (Verum est quod pro salute fit mendacium),
ou « Celui qui dissimule habilement nuit plus vite à son ennemi » (Qui
bene dissimulat citius inimico nocet)50. Contrairement aux aphorismes de
Gracián qui conseillent au sage d’être un amalgame de colombe et de
serpent sachant employer l’adresse, l’astuce et le mensonge, tout en
sachant conserver son intégrité intérieure, de telles sentences se
situent ouvertement au-delà de la morale, en admettant, d’après le
principe connu selon lequel la fin justifie les moyens, que les
mensonges sont tolérés lorsqu’ils contribuent à échapper à un danger,
mais aussi quand ils permettent de nuire à un ennemi. Citons à ce
propos encore quelques exemples : « Une action ignoble devient
honnête quand la cause est bonne » (Honesta turpitudo est pro causa
bona), « Une action ignoble est bonne quand elle nous délivre d’un
danger » (Bona turpitudo est quæ periclum vindicat), « Quand les vices
rapportent, celui qui agit honnêtement commet une faute » (Cum vitia
prosunt, peccat qui recte facit)51.
À côté de ces maximes dictées par une prudence ouvertement
amorale, on trouve évidemment chez Publilius Syrus encore bien
d’autres sentences qui donnent de prudentes recommandations
d’ordre tactique, souvent proches de celles de Gracián : « Une
résolution qu’on ne peut changer ne vaut rien » (Malum est consilium
quod mutari non potest)52. Ou encore celle qui dit : « Pour effacer une
injure le meilleur remède est de l’oublier » (Iniuriarum remedium est
oblivio)53, sentence qu’on peut rapprocher de l’aphorisme « Saber
olvidar » où Gracián dit : « Consiste a vezes el remedio del mal en
olvidarlo » (262) – et de : « Regla del vivir, que es saber olvidar » (126).
On rencontre aussi plusieurs sentences qui proposent des règles de
sagesse s’apparentant à celles des stoïciens, comme : « Le sage est
maître de ses désirs et de ses volontés, le sot leur obéit », « Maîtrise tes

50. Publilii Syri Sententiæ, n° 562 et n° 706.


51. Ibid., n° 244, n° 89 et n° 113. Voir encore : « Ce qui est faux devient vrai lorsqu’un
supérieur en décide ainsi » (Falsum etiam est verum quod constituit superior) ; « On
peut offenser en toute impunité celui qui nous a offensés » (Impune pecces in eum
qui peccat prior), n° 228 et n° 281.
52. Ibid., n° 403. Voir aussi : « Ce qu’on ne peut changer, il faut l’assumer » (Mutare
quod non possis, ut natum est, feras), n° 411.
53. Ibid., n° 289. Sénèque a cité cette sentence dans ses Lettres à Lucilius (94, 28).

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Astérion, n° 3, septembre 2005

volontés afin qu’elles ne te dominent » ou « Quand le sage se rend


maître de lui-même, il est moins soumis aux autres »54.
Quant aux Dicta et Disticha moralia attribués depuis l’Antiquité à
Caton et fort appréciés encore du temps de Gracián, ils contiennent
des conseils d’une sagesse obéissant aux impératifs d’une morale
pratique, tout en suggérant, eux aussi, certaines accommodations
auxquelles il est permis de recourir, ainsi que l’exprime le précepte
suivant : « Selon les circonstances, le sage peut changer ses mœurs
sans en être blâmé » (temporibus mores sapiens sine crimine mutat)55.
Pour Gracián : « Saber ceder al tiempo es exceder » (220). En
recommandant, dans l’aphorisme « Vivir a lo plático », de feindre
l’ignorance : « Es preciso saber hazer del ignorante » (120), Gracián se
souvient du conseil de Caton : « Montre-toi ignorant quand le
moment ou les circonstances l’exigent : feindre l’ignorance est parfois
une suprême prudence. »56 Enfin, la formule de Gracián « Harto preso,
si bien » (57) provient apparemment du précepte de Caton : « C’est
fait assez tôt si c’est fait assez bien » (Sat cito, si sat bene)57.
Les satires de Martial et de Perse présentent une troisième
catégorie de sources auxquelles Gracián a parfois eu recours. L’intérêt
de Gracián pour Martial est connu. L’Agudeza y Arte de Ingenio
contient une cinquantaine d’épigrammes de ce poète qui était alors
considéré, à l’instar de Sénèque et de Lucain, comme un auteur
espagnol. Dans l’Oráculo manual, il se réfère à Martial dans
l’aphorisme « Hacer depender », où la première phrase du
commentaire « No hace el numen el que lo dora, sino el que lo adora »
(5) fait allusion aux vers : « Celui qui façonne des visages divins avec
l’or ou le marbre ne fait pas les dieux : celui-là les fait, qui les prie. »58

54. « Animo imperabit sapiens, stultus serviet », « Animo imperato ne tibi animus imperet »,
« Cum se ipse vincit sapiens minime vincitur », ibid., n° 40, n° 50
et n°137.
55. « Clemens et constans, ut res expostulat, esto : / temporibus mores sapiens sine crimine
mutat », Catonis Disticha, dans Minor Latin Poets, I, 7, p. 583-639.
56. « Insipiens esto, cum tempus postulat aut res : / stultitiam simulare loco, prudentia
summa est » (Catonis Disticha, II, 18).
57. Comme Érasme l’a indiqué dans son adage Festina lente (1001), c’est saint Jérôme
qui a cité cette maxime de Caton dans une lettre à Pammadius (Voir Érasme, Les
Adages, C. Blum et al. éd., Paris, Robert Laffont, 1992, p. 140).
58. « Qui fingit sacros auro vel marmore vultus, / non facit ille deos : qui rogat, ille facit »
(Epigrammata, VIII, 24). Traduction de H.-J. Isaac, Épigrammes, Paris, Les Belles
Lettres, 1933, II, p. 10.

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Dans l’aphorisme « Nunca acompañarse con quien le pueda


desluzir », c’est une autre épigramme de Martial qu’il évoque :
« Nunca se arrime a quien le eclipse, sino a quien le realce. Desta
suerte pudo parecer hermosa la discreta Fabula de Marcial y lució
entre la fealdad o el desaliño de sus donzellas » (152)59. Dans les deux
cas, il s’agit de subtils conseils concernant les stratégies que le sage
doit adopter dans ses rapports avec autrui. Les satires de Perse sont
mises à contribution dans l’aphorisme « La metad del mundo se está
riendo de la otra metad, con necedad de todos » se terminant par les
mots « No se vive de un voto solo, ni de un uso, ni de un siglo » (101),
qui fait référence au vers du poète latin : « À chacun sa volonté
propre, pour chaque existence il n’est pas qu’un seul et même vœu. »60
Dans l’aphorisme « Hacer y hacer parecer » dédié à la question de
l’ostentation, Gracián reprend, en notant : « Valer y saberlo mostrar es
valer dos veces : le que no se ve es como si no fuese » (130), une idée
que Perse avait exprimée par la formule : « Savoir n’est rien, si
personne ne sait que tu sais » (Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat
alter)61.
Enfin, comme il est bien connu, les œuvres de Tacite ont été une
lecture répétée de Gracián, qui fut séduit, à l’égal de nombre de ses
contemporains, par les innombrables exemples historiques de
prudence politique qu’elles proposent. Comme on le sait, le tacitisme,
fortement marqué par la pensée de Machiavel, a exploité cette source
en commentant notamment la « dissimulation » chère à Tibère. C’est
Amelot de la Houssaie qui, dans son ancien commentaire joint à la
traduction française, avait tout particulièrement attiré l’attention sur
cette influence. Dans l’Oráculo manual, on trouve en effet de multiples
réminiscences de Tacite. Ainsi, dans l’aphorisme « Llevar sus cosas

59. Allusion qui renvoie à l’épigramme : « Toutes les amies que tu as sont ou vieilles
ou laides et plus repoussantes que des vieilles. Tu les prends comme escorte et les
traînes avec toi dans les banquets, les galeries, les théâtres. Ainsi, Fabulla, es-tu
belle, ainsi es-tu jeune » (Omnes aut vetulas habes amicas / aut turpes vetulisque
foediores. / Has ducis comites trahisque tecum per convivia, porticus, theatra. / Sic
formosa, Fabulla, sic puella es), ibid., VIII, 79. Nous suivons la traduction de
D. Noguez, Épigrammes, Paris, Arléa, 2001, p. 103.
60. « Velle suum cuique est nec voto vivitur uno » (Satura, V, 53). Traduction de
H. Thomas, Satires, Paris, Le temps qu’il fait, 1998, p. 55.
61. Ibid., I, 27 ; traduction, p. 13. Voir également l’aphorisme « Hombre de
ostentación » (277). Gracián avait cité ce mot de Perse dans El Discreto (XIII), le
traduisant ainsi : « Nada es tu saber, si los demás ignoran que tú sabes. »

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con suspensión », où il est conseillé de « provoca[r] la veneración [con


la] arcanidad » (3), de même que dans l’aphorisme « No allanarse
sobrado en el concepto » : « Alaban mucho lo que, preguntados, no
saben dar razón. Por qué ? Todo lo recóndito veneran por misterio, y
lo celebran porque oyen celebrarlo » (253), Gracián fait allusion à
Tacite qui avait dit : « Tout ce qui est inconnu est prestigieux » (Omne
ignotum pro magnifico est)62. L’aphorisme de Gracián déjà cité
conseillant de s’adapter au présent, « acomoda[rse] […] a lo presente »
(120), peut être également rapproché du mot de Tacite : « Adapter les
mœurs selon les besoins » (Morem accommodari prout conducat)63. Quant
à la « dissimulation » que Gracián conseille à de multiples reprises, les
exemples en abondent dans les œuvres de Tacite, qui notait par
exemple à propos de Tibère : « Aucune, parmi ce que Tibère
considérait comme ses vertus, ne lui était plus chère que la
dissimulation. »64 On se rappellera que Gracián avait déjà dit à propos
du « disimulo » dans El Héroe (au début du « Primor » « Cifrar la
voluntad ») : « Está tan acreditada esta parte de sutileza, que sobre ella
levantaron Tiberio y Luis toda su máquina y política. » La deuxième
référence fait allusion au célèbre dicton tacitiste attribué à Louis XI :
« Qui ne sait pas dissimuler, ne sait pas régner » (Nescit regnare qui
nescit simulare), que l’on trouve maintes fois cité à l’époque, comme
dans la Politique de Juste Lipse65, et qu’on retrouve dans l’Oráculo
manual dans des formules analogues telles que : « Es gran parte del
regir el disimular » (88) ou « El más práctico saber consiste en
disimular » (98).
Terminons en ajoutant quelques remarques sur le dernier
aphorisme de l’Oráculo manual « En una palabra, santo » (300)66, où
Gracián n’hésite pas à appeler « santo » tout homme prudent et sage
qui règle sa vie selon les exigences de la « virtud, cadena de todas las
perfecciones, centro de las felicidades ». Or, il est évident que le terme
« santo » ne doit pas s’entendre ici au sens qui lui est habituellement
accordé dans la religion chrétienne, mais qu’il signifie une perfection

62. Agricola, 30, 13.


63. Annales, 12, 6.
64. « Nullam æque Tiberius, ut rebatur, ex virtutibus suis quam dissimulationem diligebat »
(Annales, 4, 71).
65. Politicorum sive civilis doctrinæ libri sex, Plantin, 1615, IV, 14, p. 227. L’aphorisme
précède ici directement le mot cité de Tacite sur Tibère.
66. Voir mon commentaire dans Séneca en España, p. 553 et suiv.

320
Astérion, n° 3, septembre 2005

intérieure inspirée par les doctrines de la philosophie antique,


notamment par celle des stoïciens qui avaient déjà estimé, à l’instar de
Gracián, que « la virtud […] sola se basta a sí misma »67. Rappelons
que Sénèque avait affirmé que la beatitudo est fondée sur le seul
exercice rationnel de la vertu : « Virtus ad beate vivendum sufficit », « In
virtute posita est vera felicitas. »68
Gracián cite cependant dans son aphorisme, en la modifiant
légèrement, encore une maxime connue de Thalès sur l’εὐδαιµονία :
« Tres eses hazen dichoso : santo, sano y sabio. »69 Cette maxime de
Thalès, souvent mentionnée dans la littérature gnomique, se rencontre
par exemple chez Diogène Laërce sous la forme : Τίς εὐδαίµων, ὁ τὸ µὲν
σω̑µα ὑγιής, τὴν δὲ ψυχὴν εὔπορος, τὴν δὲ φύσιν εὐπαίδευτος70, ce qui peut se
traduire par : « Qui est heureux ? Celui qui est sain de corps, plein de
ressources dans son esprit, et bien éduqué. » Les anciennes
traductions latines du dicton proposent des versions différentes
comme : « Quis felix est ? Qui corpore sanus, fortuna locuples, animo non
ignavus neque imperitus est »71 ; « Quis [est] felix ? Qui corpore sanus est,
animo eruditus, sive castigatus »72 ; ou : « Quis est beatus ? Qui et corpore
sano est, et animo bene instituto. »73 Elles concordent toutefois en
admettant toutes que la felicitas (ou beatitudo) de l’homme repose sur
trois facteurs essentiels : santé du corps, intelligence accrue et esprit
discipliné. Il est donc évident que notre moraliste, en citant ce dicton
connu, se réfère à la « félicité » des Anciens, qui était fondée,
rappelons-le, à l’époque préchrétienne, sur une conception purement
humaine.
Le lecteur moderne peut certes trouver surprenant que Gracián
ait pu ajouter, dans sa traduction du dicton de Thalès, aux termes de
« sano » et de « sabio » celui de « santo », qui ne se rencontre pas dans

67. Voir les citations données dans la note 11. Quevedo avait déjà rappelé cette
doctrine dans son Epicteto traducido : « Virtud […] misma es premio » (Obras
completas, F. Buendía éd., Madrid, Aguilar, 1960, II, p. 781).
68. De vita beata, XVI, 1 et 3.
69. Il avait déjà cité cette maxime dans son essai Agudeza y Arte de Ingenio : « Tales,
quién se podía llamar feliz ? respondió, que el que tiene tres eses ; esto es, santo,
sano y sabio » (XLI).
70. Diogène Laërce, édition citée, I, 37.
71. Diogène Laërce, Amsterdam, 1692, p. 22.
72. Érasme, Apophthegmatum opus, Lyon, 1534, VII, 13.
73. Problemata Thaletis, dans Epicteti Stoici philosophi Enchiridion, hoc est pugio, sive ars
humanæ vitæ corretrix, Cologne, Officina Birckmannica, 1594, II, p. 235.

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l’original. Or, comme nous l’avons déjà dit, le terme « santo » n’a pas
de signification religieuse dans ce contexte. Il s’agit à notre avis d’une
traduction du terme latin sanctus qui était couramment employé dans
l’Antiquité pour exprimer la perfection morale d’un homme,
désignant en particulier un homme vertueux, intègre et vénérable.
Ainsi, Tite-Live pouvait-il appeler Caton l’Ancien un homme sanctus
et innocens74. Et Sénèque entendait-il par boni viri des hommes
prudentes et sancti75, allant jusqu’à dire que « le sage […] se conduira
en toutes choses avec le même scrupule et la même circonspection
qu’un homme consciencieux et loyal qui a la garde d’un dépôt »
(omnia tam diligenter faciet, tam circumspecte, quem religiosus homo
sanctusque solet tueri fidei commissa)76. L’ancienne traduction espagnole
de ce dernier texte a d’ailleurs conservé le terme « santo » : « El sabio
[…] hace totas las cosas con tran gran diligencia y circunspeccion,
come el hombre religioso y santo, que guarda lo que se entregó á su
fe. »77 Il n’en reste pas moins que l’emploi du terme « santo »
comporte une certaine ambiguïté que son auteur, amateur de
formules frappantes, mystérieuses et obscures, semble avoir
délibérément choisie.
Il est donc évident que Gracián, en donnant au terme « santo »
une signification profane, celle d’une « virtud » qui assure au sage
l’« entereza » (l’intégrité morale), a adopté dans ce dernier aphorisme
– en accord avec les principes proposés par la « regla de gran
maestro » – une position qu’on peut qualifier de néostoïcienne78. L’art
de la prudence de son Oráculo manual ne s’inspire pas seulement des
stratagèmes de la prudentia, de la φρόνησις des Anciens, mais se fonde

74. Tite-Live, Histoire romaine, XXXII, 27, 3.


75. Ep. ad Luc., 59, 11.
76. De tranq., XI, 2.
77. De la tranquilidad del ánimo, BAE LXV, 42.
78. Notons à cet égard que Descartes, en reformulant à la même époque, dans sa
lettre à Élisabeth de Bohême (1645), les principes de sa morale provisoire qu’il
avait exposés dans son Discours de la méthode, fait appel à l’ouvrage De vita beata
de Sénèque, en utilisant une terminologie néostoïcienne (« choses qui dépendent
de nous », « ferme et constante résolution », « la vertu seule est suffisante pour
nous rendre contents en cette vie », « droit usage de la raison »), où il nomme le
« parfait contentement d’esprit », auquel l’homme sage devrait parvenir, une
« béatitude naturelle » (Descartes, Œuvres et lettres, A. Bridoux éd., Paris,
Gallimard [Pléiade], 1953, p. 1192-1195).

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également sur la sapientia, la σοφία des stoïciens, pour qui la virtus était
la seule garante de la félicité humaine79.

79. Pour Gracián, il ne fait aucun doute que le sage en suivant les règles de la
« prudencia » et de la « virtud » surmonte et domine la « Fortune » : « Bien
filosofado, no hay otro arbitrio sino el de la virtud y atención, porque no hay más
dicha ni más desdicha que prudencia o imprudencia » (21). Il a attribué cette
sentence dans son Arte de Ingenio (XVIII) à Sénèque, qui avait en effet proclamé :
« Sapiens vincit virtute fortunam » (Ep. ad Luc., 71, 30).

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