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Editions Esprit

L'art du détournement. Michel de Certeau entre stratégies et tactiques


Author(s): François Dosse
Source: Esprit, No. 283 (3/4) (Mars-avril 2002), pp. 206-222
Published by: Editions Esprit
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24279019
Accessed: 08-01-2017 20:57 UTC

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L'art du détournement.
Michel de Certeau entre stratégies et tactiques

François Dosse*

L INVENTION du quotidien de Michel de Certeau paraît en 1980 dans


un contexte où les réflexions sur la culture populaire alimentent un
important débat philosophique, ce qui conduit Certeau à dialoguer
avec une série d'auteurs dont les œuvres font référence. Restituant la
complexité de l'univers quotidien, Certeau ne peut ignorer les travaux
du philosophe Henri Lefebvre qui font alors autorité. Il y fait mention
d'entrée dans l'Invention du quotidien, de manière discrète mais élo
gieuse, à propos des ruses de la consommation composant le réseau
d'une véritable contre-discipline qui est le sujet même de son
enquête sur les pratiques culturelles. Son intérêt pour les écrits de
Lefebvre remonte à cette rupture instauratrice que fut mai 1968. Non
seulement il mentionne les publications de Lefebvre à cette occasion,
mais il le présente comme celui qui a réussi à échapper à la spéciali
sation des savoirs, comme le porteur d'une « pensée indépendante,
critique ou "globale1" ». Faisant le tour de la production bibliogra
phique immédiatement consécutive à l'événement 1968, Certeau fait
la part belle aux analyses de Lefebvre2.
Henri Lefebvre explore en effet en franc-tireur les éléments de la
quotidienneté et sa Critique de la vie quotidienne, qu'il rédige à partir
de 1945, paraît en 1947, suivi d'un second, puis d'un troisième
volets3. Comme le montre Michel Trebitsch dans sa préface à la

* Extrait du livre Michel de Certeau, le marcheur blessé, Paris, La Découverte, à paraître en


«pntpmhrf1 5009

1. Michel de Certeau, la Prise de parole, Paris, Le Seuil, 1994, p. 114.


2. Henri Lefebvre, l'Irruption de Nanterre au sommet, Paris, Anthropos, 1968 ; Introduction
à la modernité, Paris, Éd. de Minuit, 1962 ; le Droit à la ville, Paris, Le Seuil, 1968.
3. H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L'Arche, 1947 ; Fondements d'une socio
logie de la quotidienneté, Paris, L'Arche, 1962 ; De la modernité au modernisme (Pour une méta
philosophie du quotidien), Paris, L'Arche, 1981.

Mars-avril 2002 206 ESfRTT

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réédition anglaise de Critique de la vie quotidienne*, la démarche de


Lefebvre est à resituer à l'intérieur du marxisme qu'il essaie de
renouveler. Il définit une voie originale, celle d'un dépassement de la
posture philosophique par la construction d'une théorie critique nour
rie des travaux du jeune Lukàcs (1911) lorsque ce dernier oppose la
vie authentique à la vie triviale (Alltäglichkeit). À cette source d'ins
piration, s'ajoute la théorie marxiste, essentielle pour Lefebvre, de
l'aliénation, qui lui donne une ouverture du marxisme sur la société
civile dans le climat jdanovien des années 1950. En même temps, il
invite les philosophes et les sociologues à s'intéresser à la banalité.
L'aliénation, selon Lefebvre, est ce qui sépare l'objet de son proces
sus de fabrication, conduisant au fétichisme qui occulte les rapports
des hommes entre eux, médiés par des objets ayant une vie propre,
mais factice. En arrière-plan de ce point de vue critique de la moder
nité aliénante, Lefebvre laisse poindre une vision enchantée d'un ori
ginaire qui aurait permis l'indifférenciation, la non-séparation entre
homme et nature :

L'aliénation apparaît comme un processus de dégradation, de perte de


cette antique « plénitude humaine », par un double mouvement de
séparation et d'abstraction5.
Selon l'analyse de Lefebvre, la modernité capitaliste a accéléré le
règne de la facticité, de la marchandise, dégradant chaque fois un
peu plus « la vie quotidienne » qu'il distingue de la quotidienneté qui
en est la forme dégradée, ayant subi les effets pervers de la moderni
sation. À la vie quotidienne qui incarne les restes de l'indifférencia
tion d'antan, s'oppose, selon Lefebvre, la quotidienneté qui consacre
le règne de la marchandise et de la consommation.
Cette théorie critique de Lefebvre est novatrice par l'ouverture
qu'elle rend possible d'un champ d'investigation jusque-là en friches,
mais en même temps, elle participe d'une philosophie du soupçon, du
dévoilement critique propre au marxisme, malgré la rupture de
Lefebvre avec le communisme en 1956. Ce dévoilement de l'inau
thentique et du factice de la quotidienneté trouve dans le situation
nisme des années 1960 un point majeur de convergence. En 1961,
Lefebvre est alors professeur à Strasbourg, berceau du situation
nisme, avant de rejoindre Nanterre en 1965. Lefebvre reprend à Guy
Debord la notion de « colonisation de la vie quotidienne » qui lui per
met d'alimenter une posture radicale de contestation.
Si Certeau salue chaleureusement l'apport d'Henri Lefebvre, il ne
partage pourtant pas la posture de dévoilement qui est la sienne. Il se

4. H. Lefebvre, Critic of Everyday Life, Verso, 1991 ; préf. de Michel Trebitsch reprise en
partie dans la revue A/, décembre 1991, p. 27-29.
5. M. Trebitsch, séminaire « Michel de Certeau et l'écriture de l'histoire », IHTP et Saint
Quentin-en-Yvelines, 2 mars 2000.

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tient à distance de ce modèle binaire qui oppose frontalement un ori


ginaire perverti par la consommation de masse et cherche plutôt dans
les pratiques de la consommation des traces d'une créativité qu'au
cun système aussi sophistiqué soit-il ne peut réduire au silence. Le
titre choisi par Certeau est évocateur d'un projet qui se situe du côté
de l'invention à l'intérieur même de la quotidienneté, et rencontre
partout une profusion de ruses qui détournent les systèmes de
contrôle. Il énonce donc déjà dans les années 1970, à l'écart de la
domination sans partage de la philosophie du soupçon, les voies
d'une réflexion sur l'acteur et sur ce qu'agir veut dire, valorisant les
pratiques et les représentations et modes d'appropriation dans un
déplacement vers ce que Marcel Gauchet qualifiera plus tard de
changement de paradigme dans les sciences sociales attachées à
transcrire « la part réfléchie et explicite de l'action6 ».

U« hétérologie » de Certeau

Au schéma global de Lefebvre de dénonciation de l'aliénation,


Certeau oppose tout autre chose qui est la construction d'une « hétéro
logie », d'une science de l'autre. Cependant, des proximités se lais
sent percevoir autour d'un certain nombre de notions, comme le
montre le spécialiste de la pensée d'Henri Lefebvre qu'est Michel
Trebitsch. C'est le cas autour de la notion d'usage et d'usager. C'est le
cas aussi de la notion d'appropriation qui a un statut analogue chez
Certeau, où elle renvoie au braconnage et aux divers réemplois pos
sibles, et chez Lefebvre, qui définit la vie urbaine comme retourne
ment des contraintes établies d'en haut contre elles-mêmes, « elle
essaie de s'approprier le temps et l'espace en déjouant les domina
tions, en les détournant de leur but, en rusant7 ». On retrouverait la
même proximité sur leur commune valorisation de la fête comme éclat,
interstice qui vient s'introduire dans la monotonie de la répétition
comme monde de la dépense, du gaspillage, irruption de l'altérité.
Michel Trebitsch perçoit même une racine chrétienne et mystique
commune à ces deux penseurs du quotidien, rappelant les références
de Lefebvre à Jansénius, à Pascal qui font signe à sa quête d'un origi
nel, d'un sacré souterrain qui fut sa prime formation. Il faut ainsi, pour
comprendre l'originalité de la pensée de Lefebvre dans le marxisme,
remonter « au plus profond d'une expérience chrétienne initiale8 ».
Lorsque Certeau entreprend son enquête sur les pratiques cultu
relles en France, en 1974, le contexte intellectuel est largement

6. Marcel Gauchet, « Changement de paradigme en sciences sociales », Le Débat, n° 50,


mai-août 1988, p. 165-170.
7. H. Lefebvre, le Droit à la ville, op. cit., p. 75.
8. M. Trebitsch, revue M, op. cit., p. 28.

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dominé par la philosophie du soupçon, les procédures de dévoilement


et le paradigme ultracritique. C'est par rapport à ces thèses que l'on
peut saisir en quoi Certeau représente un écart. Si l'on est allé plus
loin que lui depuis dans la remise en question de ce type de posture
de surplomb, c'est à partir de ce climat qui a dominé les années 1970
qu'il convient d'apprécier en quoi ses positions étaient innovantes.
Or, elles le sont d'autant plus que, dans ces années, lorsqu'on abor
dait les questions d'ordre culturel, on y dénonçait avant tout les
manipulations d'un pouvoir social et culturel à vocation quasi totali
taire. Il est alors d'usage de traquer partout des expressions d'une
standardisation propre à l'âge industriel, d'un pouvoir technocratique
assurant ainsi sa légitimité.
À la racine de cette dénonciation, on se réfère en général aux tra
vaux de l'école de Francfort, en oubliant en passant le contexte histo
rique qui a surdéterminé ces penseurs issus du marxisme et confron
tés à la barbarie nazie. Adorno et Horkheimer, dans un ouvrage
commun9, s'en prennent dès 1944 à l'industrie culturelle. Habermas
condamne aussi la culture de masse porteuse de facticité, et Marcuse
de son côté dénonce l'Homme unidimensionnel10. Le poids croissant
des technologies modernes, et la diffusion des mass media, est perçu
comme l'expression d'une société en pleine déliquescence et d'une
perte irrémédiable de ce qui fonde l'authenticité de l'homme. Les
messages portés par cette industrie culturelle sont considérés comme
de la vulgaire propagande et assimilés à un véritable lavage de cer
veau. La culture à l'âge industriel ne serait donc qu'une manipulation
instrumentale à vocation anesthésiante pour le peuple, selon le para
digme critique de l'école de Francfort. Dans une telle approche, les
masses sont confinées à la passivité au sein d'un univers totalement
clos dont elles restent à jamais prisonnières dans la mesure où le lieu
aliénant du travail est relayé par les lieux tout aussi factices des loi
sirs et de la culture, en un circuit toujours bouclé. Non seulement un
tel enfermement a pour effet de maintenir la facticité, mais il a pour
véritable fonction sociale de neutraliser les velléités contestataires,
ainsi que tout désir de changement social.
Or, c'est justement cette prétention à servir de gardien à l'ordre
établi qui justifie le décapage ultracritique dans lequel les pensées
du soupçon entendent se déployer. Ainsi, face à l'industrie culturelle
dénoncée par Adorno et Horkheimer, le consommateur-usager ne
peut que suivre ce pour quoi il a été programmé. Évidemment, une
telle démonstration relègue à l'insignifiance la part explicite de l'ac
tion de l'usager dans la mesure où ce sont des schémas quasi pavlo

9. Theodor Adorno et Max Horkheimer, la Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974,


(1944).
10. Herbert Marcuse, l'Homme unidimensionnel, Paris, Ed. de Minuit, 1968.

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viens qui prévalent. L'attitude du consommateur est en effet toujours


considérée a priori comme conforme à ce qui est préinscrit dans le
programme, et le consommateur se voit réduit à avoir la liberté d'une
mouche prise dans une toile d'araignée. Il est certain que ces thèses
de l'école de Francfort sont à remettre en situation historique puis
qu'elles ont été énoncées en pleine période hitlérienne, en un
moment où la culture allemande se trouve asservie par un régime bar
bare. Cependant, par-delà ce moment historique, la force d'ébranle
ment du nazisme, du « Penser après Auschwitz » dans la culture occi
dentale de la seconde moitié du XXe siècle, est telle que ces thèses
vont alimenter pour longtemps une pensée soumettant au soupçon
généralisé toutes les formes d'expression culturelle. Cette posture cri
tique aura entre autres pour prolongement dans la France des années
1960 les thèses situationnistes et, dans un autre registre, le triomphe
du structuralisme :

L'héritage majeur le plus dramatique de l'École [de Francfort] est


d'avoir rompu le lien interne assumé par les Lumières entre Raison et
Liberté11.

Du côté français, une réflexion ultracritique s'attaque aussi à l'in


dustrie culturelle, à la société du spectacle avec les thèses situation
nistes de l'Internationale situationniste (IS) et les ouvrages de Guy
Debord, à partir de la fin des années 1950. La marchandise culturelle
est dénoncée comme le principal opium qui aurait pour fonction de
faire oublier la misère de la vie quotidienne estudiantine12. Repre
nant à son compte la critique de Lukacs de l'aliénation, Debord
dénonce dans le spectacle auquel invite la société moderne la forme
ultime du fétichisme de la marchandise, ainsi qu'une nouvelle
expression de son totalitarisme :
Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur
lui-même, son monologue élogieux. C'est l'autoportrait du pouvoir à
l'époque de sa gestion totalitaire des conditions d'existence13.
La société du spectacle est présentée comme la réalisation du projet
totalitaire par sa capacité à occuper toute la vie sociale en la recy
clant à une échelle mondiale dans une pseudocommunication
mystifiante. Elle réalise l'effacement des limites du moi et du monde,
de l'espace public et privé par l'écrasement du moi pris dans les
logiques endogènes des images virtuelles. Elle accentue encore la
coupure repérée par l'école de Francfort entre producteurs et specta
teurs. Les situationnistes se donnent donc pour objet de dénoncer

11. Alain Gabon, Modernité, postmodernité et vie quotidienne : Michel de Certeau, thèse dac
tyl., soutenue sous la dir. de Steven Ungar, University of Iowa, mai 1999, vol. 1, p. 129.
12.De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, et de
tiques moyens pour y remédier, Strasbourg, IS, 1966.
13. Guy Debord, la Société du spectacle, Paris, Gérard Lebovici, 1967, p. 17.

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partout, en chacune des situations, les tentatives d'aliénation des


diverses institutions de la machine de production culturelle.
Sans être dans la mouvance situationniste, Jean Baudrillard fait de
cette dénonciation de la société de consommation et de ses industries
culturelles l'objet de ses divers ouvrages. Il traque toutes les formes
de la modernité qu'il voit comme des sources nouvelles d'aliénation
et de manipulation14. La démonstration est chaque fois la même : les
innovations sont sources à la fois de facticité, de virtualisation de la
vie quotidienne et, en même temps, elles enferment les masses à l'in
térieur de fonctions de plus en plus totalisantes dans une organisation
techno-sémiotique aussi efficace qu'artificielle. La liberté de l'indi
vidu est réduite à néant car il se trouve irrémédiablement soumis au
rythme de la circulation de plus en plus rapide des codes, des signes
et des objets :
Comme l'enfant-loup devient loup à force de vivre entre eux, nous
devenons lentement fonctionnels, nous aussi15.
Dans la même optique, le système de consommation est considéré
comme le complément du système de production, épousant ses tech
niques de dressage :
Production et consommation - il s'agit là d'un seul et même grand
processus logique de reproduction élargie des forces productives et
de leur contrôle16.
Contrairement aux proclamations officielles et publicitaires selon les
quelles la société réussirait à gagner du temps libre libéré du temps
de travail, la vérité de la société de consommation selon Baudrillard
serait dans sa fonction de production elle-même. Il n'y a donc pas
d'en dehors de ce système coercitif et aucune échappatoire n'est donc
pensable pour l'usager. Baudrillard entend même dépasser les ana
lyses de Marx qui aurait été incapable de prendre la mesure de la
rupture historique que représente l'avènement de cette technostruc
ture culturelle du capitalisme contemporain, laquelle consacre une
nouvelle ère, celle du « totalitarisme sémiotique ».

La ruse face à la machine

Ces positions de dénonciation, qu'elles s'inspirent de l'école de


Francfort, des situationnistes ou de Baudrillard, constituent le contex
te intellectuel largement dominant des années 1974-1980 au cours
desquelles Certeau analyse le quotidien. Elles permettent de mesurer

14. J. Baudrillard, le Système des objets, Paris, Denoël, 1968 ; la Société de consommation,
Paris, Gallimard, 1970 ; Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard,
1972 ; Simulacres et simulations, Paris, Galilée, 1981.
15. J. Baudrillard, la Société de consommation, op. cit., p. 18.
16. Ibid., p. 115.

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l'importance de l'écart que réalise Certeau vis-à-vis des thèses de


Baudrillard qu'il côtoie pourtant à San Diego et aux comités de rédac
tion de la revue Traverses. L'orientation qu'il donne à son enquête sur
les pratiques culturelles est tout autre. Au lieu de se complaire dans
cette posture de maîtrise au nom de laquelle on entend incarner l'in
telligence pour mieux dénoncer les plans de manipulation des « idiots
sociaux » tout juste bons à se gaver des gadgets pseudoculturels,
Certeau met l'accent sur les ruses, l'intelligence toujours en alerte des
utilisateurs des grandes machines culturelles, sur la pluralité et l'in
ventivité des modes d'appropriation des acteurs. Certeau, au contraire
de l'état d'esprit ambiant, examine les processus de subjectivation et
d'individuation comme autant de quêtes possibles pour trouver du
plaisir et répondre au désir dans les interstices, dans les écarts
constants par rapport aux normes et aux codes institués.
À partir d'un tel renversement, la consommation de masse n'est
plus stigmatisée comme source d'inauthenticité, mais envisagée à
l'aune de l'authenticité de chacun. Certes, les acteurs ne sont pas
pour autant considérés comme des électrons libres, sans détermina
tion du lien social. Certeau tient les deux bouts de la chaîne et
reprend à son compte comme point de départ les analyses ambiantes.
Il fait sienne sa part de soupçon vis-à-vis d'une modernité dans sa
fonction stratégique d'institution d'une économie scripturaire fondée
sur la page blanche et qui donne lieu à ce qu'il appelle des machines
célibataires :

La machine productive de langage est lavée de l'histoire, désaffectée


des obscénités d'un réel, absolue et sans relation avec l'autre : « céli
bataire17 ».

Prenant le personnage de Robinson Crusoé comme métaphore de


cette ambition moderne de la table rase, il se tient à distance critique
de cette illusion de création d'un monde à partir de simulacres appe
lés à remplacer l'absence. L'artifice de cette page blanche rapproche
Certeau des analyses évoquées de l'école de Francfort. La critique
des illusions et des vicissitudes des Lumières représente donc bien le
point de départ de l'enquête de Certeau sur les pratiques culturelles.
Lorsqu'il s'en prend aux diverses formes d'instrumentalisation des
systèmes de contrôle et de quadrillage, on retrouve chez lui une pos
ture dénonciatrice similaire à celle examinée plus haut :
Énigme du consommateur-sphinx. Ses fabrications se disséminent
dans le quadrillage de la production télévisée, urbanistique et com
merciale. Elles sont d'autant moins visibles que les réseaux de l'en
cadrement se font plus serrés, souples, totalitaires18.

17. M. de Certeau, l'Invention du quotidien, t. 1, op. cit., p. 220.


18. Ibid., p. 53.

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En ce sens, Certeau participe bien au paradigme critique dominant


dans ces années 1970 et à une philosophie du dévoilement nécessaire
d'une vérité cachée. Selon Certeau, le soubassement de l'étude des
pratiques est façonné par ces grandes machines de contrôle dénon
cées par le paradigme critique :
Au vrai, l'advenue de cette société fourmilière a commencé avec les
masses, premières soumises au quadrillage des rationalités nivéla
trices19.

Ce socle des machines culturelles avec leurs stratégies de domination


est donc bien le cadre incontournable des pratiques et selon Certeau
aussi, on n'y échappe pas, cependant, et tout est là, dans un écart,
« en somme, il n'y a pas d'issue, reste le fait d'être étranger dedans
mais sans dehors20 ».
À partir de la Culture au pluriel, Alain Gabon, auteur français
d'une thèse sur Certeau soutenue aux États-Unis21, distingue quatre
grandes catégories de relation du dehors/dedans chez Certeau. En
premier lieu, il y perçoit les figures de la défection et de la désertion.
Pour la signifier, Certeau rappelle la parabole du prophète Ézéchiel
qui assiste à Jérusalem à la victoire des Babyloniens et voit un jour le
char de la gloire de Yahvé abandonner la ville sainte :
Pour Ézéchiel, l'invisible soleil de son peuple avait quitté cette terre
et pris le chemin des exilés. Il nous arrive quelque chose d'analogue.
Un exil se produit. Monuments dont les conservateurs attitrés pensent
garder la vérité en les occupant, bien des institutions semblent aban
données par ceux-là précisément qui se veulent fidèles à une exi
gence de conscience, de justice ou de vérité22.
Cette inadéquation des institutions avec le sens porté par les indivi
dus est source d'errances et d'une pensée nomadique. La seconde
catégorie, individualisée par Alain Gabon, est celle des figures de la
passivité. C'est à ce niveau que des compensations sont offertes aux
individus qui se voient extraits à leur enracinement historique, à leur
réalité et auxquels on propose des fictions et des spectacles comme
autant de mirages qui permettent de faire dissoudre le faire aboli sous
le discours. La troisième figure est celle de la différence, de la margi
nalité et de l'altérité. Cette dimension, décisive dans toute l'œuvre de
Certeau, vise à préserver un espace de liberté par rapport à tout pro
jet d'universalisation. Les grandes émancipations, comme celle de
l'école laïque, gratuite et obligatoire, sont aussi porteuses d'une gri
saille qui a pour effet pervers d'effacer au nom même des valeurs uni
versalisantes toutes les différences. Certeau se tient dans une posi
tion critique vis-à-vis de toute forme d'absolutisation des pouvoirs

19. M. de Certeau, l'Invention du quotidien, t. 1, op. cit., p. 13.


20. Ibid., p. 30.
21. A. Gabon, Modernité, postmodernité et..., op. cit.
22. M. de Certeau, la Culture au pluriel, (1974), Paris, Points-Seuil, 1993, p. 22.

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institutionnels à vocation centraliste et universel. Cependant, il ne


sombre pas non plus dans le travers symétrique d'un différentialisme
absolu qui reviendrait à considérer comme impossible le dialogue des
différences au nom de l'irréductibilité identitaire. Lorsqu'il n'y a plus
que des différences, la notion même d'altérité n'a plus d'objet : à quoi
bon instituer un dialogue, si toutes les différences sont incommensu
rables ? Enfin, la quatrième figure est celle de la violence par
laquelle la société qui manque d'air s'exprime à travers des crises
successives. C'est à une violence d'un genre nouveau à laquelle on
assiste à l'ère de la colonisation de la culture. Elle exprime un « vou
loir-exister » qui ne trouve plus les canaux de sa réalisation. Certeau
espère une prise en charge et non une négation de cette violence,
avec l'intention de lui donner un tour créateur et d'éviter ainsi qu'elle
ne se complaise dans la simple destruction.

Par son insistance sur les pratiques, Certeau se différencie radica


lement des analyses en termes de manipulation et de reproduction
des industries culturelles. En témoigne d'ailleurs le titre retenu pour
la traduction américaine de l'Invention du quotidien : The Practice of
Everyday Life23, ou encore le fait que l'occurrence « pratique » tra
verse tout l'ouvrage qui s'attache successivement à l'étude des « pra
tiques quotidiennes », des « pratiques d'espaces », des « pratiques
urbaines » ou encore des « rhétoriques des pratiques ». Certeau
oppose donc très tôt, en pleine domination du paradigme structura
liste, une autre voie, celle d'une attention à l'agir, à ce qu'agir veut
dire, annonçant ainsi et préparant le tournant pragmatique singulier
que prendront les sciences humaines en France au cours des années
198024. Cette notion de pratique fonctionne chez Certeau à partir
d'une polarité entre sa dimension stratégique et sa dimension tac
tique. Il définit ainsi cette binarité :

J'appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient


possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est
isolable d'un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible
d'être circonscrit comme un propre et de servir de base à une gestion
de ses relations avec une extériorité distincte25.

Les divers modes de rationalité se sont construits sur ce modèle stra


tégique. Au contraire, la tactique offre les conditions de possibilité
d'un jeu des acteurs, échappant ainsi aux entreprises de contrôle
grâce à leurs capacités inventives :

23. M. de Certeau, The Practice of Everyday Life, trad. Steven Rendall, University of Califor
nia Press, 1984.
24. Voir M. Gauchet, « Changement de paradigme en sciences sociales », Le Débat, n° 50,
mai-août 1988, p. 165-170 ; François Dosse, l'Empire du sens. L'humanisation des sciences
humaines, Paris, La Découverte, 1995.
25. M. de Certeau, l'Invention du quotidien, op. cit., p. XLVI.

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J'appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne peut compter sur


un propre, ni sur une frontière qui distingue l'autre comme une tota
lité visible. La tactique n'a pour lieu que celui de l'autre. Elle s'y
insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir
le tenir à distance26.
Alors que la stratégie définit un lieu propre, une extériorité, un
dehors, la tactique au contraire n'existe que dans le lieu de l'autre,
sans extériorité.
Or, cette opposition grandit au rythme de l'extension totalisante
des machines productives qui laissent de moins en moins de place
aux usagers pour marquer l'usage qu'ils font des biens de consomma
tion. Ces marques, n'ayant pas d'espace propre, de lieu spécifique, se
réfugient dans un temps non capitalisable mais qui permet d'y
déployer des manières de faire :
Ces performances opérationnelles relèvent de savoirs très anciens.
Les Grecs les désignaient par la métis21.
Les tactiques s'opposent aux stratégies par leur capacité à subvertir
de l'intérieur les stabilités et les ordres convenus. L'usage peut tou
jours distordre l'ordre imposé comme ces Indiens d'Amérique latine
colonisés par les Espagnols catholiques au XVIe siècle, célébrant
apparemment des messes selon les vœux de leurs nouveaux maîtres,
mais en leur donnant un tout autre sens que celui qui était requis. Le
rapport entretenu vis-à-vis de toute loi imposée est du même ordre et
Certeau entrevoit toujours la possibilité de faire fonctionner autre
ment dans la quotidienneté selon des manières de faire, de détourner
ou de contourner les contraintes dans le sens d'une liberté reconquise
par les acteurs.
Le quotidien a un statut privilégié pour Certeau car c'est là que se
déploient les pratiques culturelles des non-producteurs. Certeau
insiste sur la notion d'appropriation car les dispositifs ont des effets
différents suivant les diverses techniques et pratiques de réappro
priation. Les tactiques sont proliférantes, s'insinuant partout, mais
elles n'ont ni lieu propre, ni de protection contre l'usure du temps.
Elles doivent saisir les opportunités, les occasions fortuites. Elles
sont relatives au caractère fugitif de l'instant. La tactique ne peut
viser quelque position de pouvoir ni de retrait. Elle est tout entière
dans sa dynamique, dans un mouvement perpétuel, condamnée au
coup par coup :
Ce qu'elle gagne ne se garde pas. Ce non-lieu lui permet sans doute
la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps... Elle y bra
conne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d'être là où on ne
l'attend pas. Elle est ruse. En somme, c'est un art du faible28.

26. M. de Certeau, l'Invention du quotidien, op. cit.


27. Ibid., p. XLVII.
28. Ibid., p. 61.

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L'art du détournement. Michel de Certeau entre stratégies et tactiques

L'enquête de Certeau sur les pratiques quotidiennes se donne donc


pour objet de restituer ces manières de « faire avec », ces tactiques
non assignables qui déploient leurs logiques à l'intérieur même des
stratégies mises en place par les producteurs pour habiter, cuisiner,
circuler, lire...
À l'insistance de l'époque sur les logiques du signe, l'enfermement
dans des codes, Certeau oppose la perspective d'une pragmatique qui
rappelle que le discours ne vaut que par son effectuation, proposant
même une analogie entre des stratégies discursives qui se situeraient
du côté de la langue et des tactiques qui relèveraient de l'acte de
parole. Roger Chartier accorde une grande importance à cette posi
tion de Certeau dans le cadre de la controverse avec ce que l'on
désigne sous le nom de linguistic turn, soit la tentation de réduire les
pratiques à de simples jeux de langage. Certeau rappelle qu'il y a une
irréductibilité des pratiques par rapport au discours :
De là, ce double paradoxe : Penser la pratique et d'autre part, écrire
les pratiques29.
Cette tension habite toute l'œuvre de Certeau qui réfléchit au cœur de
cette interrogation, posant la nécessité et en même temps l'impossibi
lité d'écrire les pratiques.

Deux discussions : Michel Foucault et Pierre Bourdieu

Certeau réalise un écart significatif par rapport à une pensée qui


compte beaucoup pour lui et qu'il a salué comme décisive, celle de
Michel Foucault. La seconde partie de l'Invention du quotidien,
consacrée aux « théories de l'art de faire », commence par un dia
logue serré avec la conception foucaldienne. Certeau reprend à son
compte le déplacement réalisé par Foucault lorsqu'il pluralise la
notion de pouvoir pour en restituer les plus infimes ramifications à
partir des techniques, des dispositifs de l'existence quotidienne.
Foucault a le mérite, aux yeux de Certeau, de ne pas se limiter à une
simple opposition frontale entre l'élaboration d'un corpus doctrinal
qui se présente comme libérateur et une technologie du corps de plus
en plus sophistiquée. Il traque en effet les ressorts d'un pouvoir mas
qué dans sa logique et ses multiples points d'application, ainsi que
dans sa capacité à classer, distribuer tout le corps social jusque dans
ses processus de subjectivation. À ce déplacement vers ce qui se
passe au ras du sol, et qui correspond bien à l'enquête conduite par
Certeau sur les pratiques culturelles, il faut ajouter un autre aspect
commun qui consiste à ne plus envisager les institutions du pouvoir

29. Roger Chartier, séminaire « Michel de Certeau et l'écriture de l'histoire », animé par
Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Michel Trebitsch, IHTP, Université de
Saint-Quentin-en-Yvelines, 4 février 1999.

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L'art du détournement. Michel de Certeau entre stratégies et tactiques

moderne dans leur seule dimension négative, répressive, mais de


faire valoir leur positivité et leurs capacités créatives.
Cependant, Certeau engage un débat théorique avec les thèses
développées par Foucault dans Surveiller et punir30. Il ne reprend
nullement à son compte l'idée de logiques disciplinaires fonctionnant
à la manière de dispositifs sans acteurs, purement anonymes, qui
imposeraient sans restes leur logique sur des usagers réduits à une
totale impuissance, enfermés dans l'univers carcéral d'un panoptique
sans extériorité. Une telle conception foucaldienne se referme sur
une totalité systémique et présuppose par ailleurs une position d'ob
jectivation possible grâce à laquelle le penseur pourrait dévoiler les
logiques cachées de cette totalité carcérale :
Chez Foucault, les procédures tapies dans les détails de la sur
veillance scolaire, militaire ou hospitalière, microdispositifs sans
légitimité discursive, techniques étrangères aux Lumières, devien
nent la raison par où s'éclairent à la fois le système de notre société et
celui des sciences humaines. Par elles et en elles, rien n'échappe à
Foucault. Elles permettent à son discours d'être lui-même et théori
quement panoptique, de tout voir31.

À la différence de Foucault qui se situe exclusivement d'un point


de vue d'en haut afin de décrire les logiques disciplinaires, Certeau
privilégie au contraire une attention minutieuse aux modes d'appro
priation, aux procédures de détournement, aux ruses et autres actes
de braconnage, ne se limitant pas à la sphère discursive, pour avoir
accès non pas seulement au discours ou à la théorie des pratiques,
mais aux pratiques elles-mêmes, aux manières de « faire avec », aux
diverses opérations situées dans leur déroulement. Bien davantage
qu'un écart réalisé vis-à-vis de la conception foucaldienne, il s'agit
d'un véritablement renversement radical de celle-ci réalisé par
Certeau. Les thèses de Foucault sont certes placées comme soubasse
ment nécessaire, mais à condition d'aller plus avant dans la quête de
l'inventivité du corps social :
Ces « manières de faire » constituent les mille pratiques par les
quelles les utilisateurs se réapproprient l'espace organisé par les
techniques de la production socioculturelle. Elles posent des ques
tions analogues et contraires à celles que traitait le livre de Foucault :
analogues, puisqu'il s'agit de distinguer les opérations quasi micro
biennes qui prolifèrent à l'intérieur des structures technocratiques
[...] contraires, puisqu'il ne s'agit plus de préciser comment la vio
lence de l'ordre se mue en technologie disciplinaire, mais d'exhumer
les formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et
bricoleuse32.

30. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.


31. M. de Certeau, l'Invention du quotidien, op. cit., p. 99.
32. Ibid., p. XL.

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L'art du détournement. Michel de Certeau entre stratégies et tactiques

Selon Certeau, ce sont donc les braconnages du quotidien constitutifs


de pratiques irréductibles au discours qui les prescrivent ou les pros
crivent. C'est à cet excès qu'il convient de rendre justice et de
rechercher derrière les formations discursives, en essayant d'exhumer
ce qui est non discursif sous la discursivité.

La seconde grande confrontation théorique à laquelle se livre


Certeau à propos de la prospection du quotidien est avec les thèses
du sociologue Pierre Bourdieu, sous le titre de la « docte igno
rance33 ». Certeau se situe également sur un plan de relative proxi
mité avec Bourdieu du fait de ses réflexions sur les pratiques, surtout
dans son ouvrage sur les stratégies matrimoniales au Béarn et en
Kabylie34. Cependant, il montre que l'étude de Bourdieu, qui semble
s'intéresser aux pratiques et qui l'annonce en titre de son ouvrage,
tient davantage d'une problématique du lieu, dont on a vu qu'elle
émane selon Certeau des seules stratégies mais ne peut rendre
compte des tactiques, sinon en termes de conditions de possibilité.
Les pratiques envisagées par Bourdieu relèvent toutes d'une écono
mie du lieu propre, et les stratégies qu'il étudie sont animées par
l'idée d'une simple maximisation du capital matériel et symbolique
ainsi que par le désir d'un développement du corps individuel et col
lectif. Par ailleurs, on peut s'interroger, comme le fait Certeau, sur la
pertinence même de l'usage fait par Bourdieu de la notion de straté
gie, d'autant qu'il convient lui-même qu'il ne s'agit pas de stratégie à
proprement parler puisqu'il n'y a pas de choix entre plusieurs pos
sibles, ni d'intentionnalité des acteurs, pas le moindre calcul, mais au
contraire une simple propension à la reproduction du passé. L'action
selon Bourdieu se définit et se limite en fait à cette « docte igno
rance35 », soit une compétence qui ne se connaît pas. Les pratiques
en termes de stratégies ne sont donc envisagées que par leur confor
mité potentielle avec les structures sous-jacentes. La sociologie bour
dieusienne, qui reste enfermée dans l'idée totalisante d'une maximi
sation de l'intérêt, est négatrice de tout écart signifiant.

Certeau perçoit bien qu'au cœur du dispositif bourdieusien, se


trouve la notion d'habitus. Mais il en signale le prix à payer qui est le
caractère incontrôlable et invisible d'un tel support qui sert de
schème explicatif. Ce déplacement opéré par Bourdieu du discours à
ce qui le supporte, Vhabitus, présuppose la conception d'acteurs pas
sifs, nocturnes, à jamais immobiles et qui ne peuvent que traduire la
cohérence, la stabilité du cadre environnant dans un cercle fermé :

33. M. de Certeau, l'Invention du quotidien, op. cit., p. 82.


34. Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972.
35. Ibid., p. 202.

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En fait, ce cercle passe d'un modèle construit (la structure) à une réa
lité supposée (Yhabitus), et de celle-ci à une interprétation des faits
observés (stratégies et conjonctures36).
L'approche bourdieusienne est une sophistique dont Certeau admire le
caractère stimulant mais se dit en même temps irrité par cette manière
de rabattre toutes les pratiques à une seule et même dimension, Yha
bitus, destinée à signifier la puissance intangible de la reproduction.
Le contraste de perspective entre Bourdieu et Certeau éclate au
plan éditorial sur des sujets voisins. En effet, la parution en 1979 de
la vaste enquête de critique sociale du jugement culturel de
Bourdieu37 est presque simultanée avec la publication en 1980 de
l'Invention du quotidien. Alors que Certeau, comme on vient de le
voir, cherche à exhumer l'inventivité des acteurs dans la quotidien
neté, Bourdieu illustre sa conception de Yhabitus par une étude des
goûts et des représentations culturelles évidée de toute forme pos
sible de créativité. La notion de capital prend chez Bourdieu sa
dimension symbolique à l'intérieur du champ culturel et distribue les
agents selon une lutte de classement. Les biens culturels sont donc
réduits à leur capacité à devenir « classants ». Toute caractérisation
en termes esthétiques devient surranée dans un tel modèle puis
qu'elle est immédiatement assignée à une forme de dénégation du
rapport social. Seul le critère distinctif de Yhabitus de classe est
retenu pour montrer la manière dont un capital culturel légitimé
socialement vient étayer une supériorité.

Les stratégies et les tactiques

Parmi les recensions dont a bénéficié en France la publication de


l'Invention du quotidien, il faut faire une place à part à l'étude d'une
grande acuité de Philippe Urfalino qui n'en est pas moins critique sur
un point essentiel de la démonstration de Certeau, celui de la dialec
tique mise en place entre stratégies et tactiques38. Urfalino perçoit
bien en quoi Certeau est en rupture avec le modèle bourdieusien de
Yhabitus lorsqu'il part de l'irréductibilité des pratiques quotidiennes,
des restes de la domination comme source d'inventivité, alors que
tout cela jusque-là relevait de la perte irrémédiable. Familier de
l'œuvre de Certeau, il en restitue bien l'unité malgré l'apparente dis
persion des objets d'étude. C'est la formalité des pratiques qu'inter
roge Certeau qui représente le cadre unitaire, à travers diverses
figures comme la possédée, le mystique, les dévotions populaires ou

36. M. de Certeau, l'Invention du quotidien, op. cit., p. 93.


37. P. Bourdieu, la Distinction, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
38. Philippe Urfalino, « La mémoire et Poubli », Esprit, mars 1981, p. 136-146.

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L'art du détournement. Michel de Certeau entre stratégies et tactiques

les tactiques quotidiennes de l'homme ordinaire. Dans tous ces cas,


certes extraits de périodes très différentes, le point commun est, selon
Certeau, l'absence de lieu propre, des pratiques qui altèrent l'ordre
établi, l'acte de parole qui excède le langage :
M. de Certeau emploie les mêmes termes pour qualifier les pratiques
quotidiennes de l'homme ordinaire qui rejoint ainsi la possédée et le
mystique39.

Même si Urfalino considère l'analogie historique comme un peu


forcée compte tenu du caractère clos du système auquel se trouvent
confrontés mystiques et possédés alors que l'homme ordinaire se
meut dans un système ouvert, la critique porte surtout sur le binôme
stratégie/tactique. La complexification des processus de décision
dans les pouvoirs modernes, qu'ils soient publics ou privés, ne cor
respond plus, selon Urfalino, à la notion de stratégie telle que l'utilise
Certeau. La dilution des responsabilités dans les entités plurielles
des décisions rend de plus en plus irréparable, de moins en moins
localisable les instances du pouvoir dont l'opacité est presque aussi
forte que celle des pratiques polymorphes des dominés. Certeau en
est d'ailleurs pleinement conscient puisqu'il assimile ce pouvoir stra
tégique à une fiction qu'entretiennent ceux qui croient posséder un
pouvoir. Cependant, Urfalino préconise de substituer à ce schéma qui
reste binaire - tactiques/stratégies - une approche en termes cyber
nétiques, qui a le mérite de montrer qu'à « un certain niveau d'ana
lyse, l'opposition entre un système de domination et des dominés peut
ne pas être pertinente40 ».
En ce début des années 1980, ce désaccord révèle bien le bascule
ment en cours vers un autre paradigme dans l'ensemble des sciences
humaines, nourri de la pragmatique et d'herméneutique. En effet, en
cette nouvelle période, on bascule manifestement dans un nouveau
paradigme marqué par une tout autre organisation intellectuelle dans
laquelle le thème de l'historicité s'est substitué à celui de la struc
ture. Cette nouvelle période est surtout marquée par « la réhabilita
tion de la part explicite et réfléchie de l'action41 ». Il ne s'agit pas
pour autant d'un simple retour du sujet tel qu'il était envisagé autre
fois dans la plénitude de sa souveraineté postulée et d'une transpa
rence possible. Il est question d'un déplacement de la recherche vers
l'étude de la conscience, mais d'une conscience problématisée grâce
à toute une série de travaux comme ceux de la pragmatique, du cogni
tivisme ou encore ceux des modèles du choix rationnel. La démarche
consiste à sauver les phénomènes, les actions, ce qui apparaît comme
signifiant pour expliquer la conscience des acteurs. Il s'agit de retrou

39. Philippe Urfalino, « La mémoire et l'oubli », art. cité, p. 141.


40. Ibid., p. 142.
41. M. Gauchet, Le Débat, n° 50, mai-août 1988, p. 166.

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Cart du détournement. Michel de Certeau entre stratégies et tactiques

ver des eontemporanéités qui donnent sens par leur caractère


connexe, sans pour autant procéder à des réductions. Cette part expli
cite et réfléchie de l'action revenue au premier plan a pour effet de
placer l'identité historique au centre des interrogations dans le cadre
d'un triple objet privilégié pour l'historien : une histoire politique,
conceptuelle et symbolique renouvelée.
Ce déplacement vers la part explicite et réfléchie de l'action est
particulièrement sensible dans la nouvelle sociologie, qui considère
que nombre des postulats de l'ancien modèle sont à remettre en cause
dans la mesure où celui-ci échoue à rendre compte de l'agir social.
En premier lieu, la coupure radicale que porte le paradigme critique
entre compétence scientifique et compétence commune a pour effet
de ne pas prendre au sérieux les prétentions et compétences des gens
ordinaires dont on renvoyait les propos à l'expression d'une illusion
idéologique. En second lieu, le paradigme critique était animé par
une anthropologie pessimiste implicite qui faisait de l'intérêt le seul
et unique motif de l'action. L'intérêt a notamment joué le rôle de
levier dans toutes les entreprises de dévoilement et de dénonciation
des prétentions des acteurs. Le basculement de paradigme en cours
prend appui sur ces critiques pour reformuler un programme de
recherche qui soit davantage capable de rendre compte des éléments
constitutifs de l'action.

Lorsque Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont mené leur enquête


sur les litiges, les « affaires », ils ont rassemblé un important corpus
hétéroclite. Le problème, d'un point de vue sociologique, était de
comprendre quelles conditions une dénonciation publique devait
remplir pour être recevable. Ce travail nécessitait de remettre en
cause l'un des grands partages du paradigme critique, celui qui
oppose l'ordre du singulier à celui du général. Saisir le processus de
généralisation en train de se réaliser présuppose de prendre au
sérieux le dire des acteurs, de leur reconnaître une compétence
propre à analyser leur situation. Cela a été déterminant dans la rup
ture avec le paradigme critique car il fallait renoncer à la posture
dénonciatrice et se mettre à l'écoute des acteurs. La nouvelle sociolo
gie a été conduite ainsi à remettre en cause, comme l'avaient fait
Bruno Latour et Michel Callon, le grand partage entre la connais
sance scientifique et la normativité42, entre le jugement de fait et le
jugement de valeur. La connaissance ordinaire, le sens commun est
alors reconnu comme gisement de savoirs et de savoir-faire.
L'épreuve du nouveau paradigme se situe dans l'enquête de terrain,
au plan empirique. Mais la remise en cause des grandes coupures
permet aussi de renouer des liens pacifiés entre philosophie et

42. Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.

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L'art du détournement. Michel de Certeau entre stratégies et tactiques

sciences humaines. Ce qui est postulé, c'est la complémentarité entre


ces deux niveaux : les sciences humaines sont envisagées comme la
continuation de la philosophie par d'autres moyens, et contribuant à
la réalisation du travail philosophique de constitution d'une gram
maire des ordres de justification des acteurs sociaux. Cette nouvelle
orientation implique de prendre au sérieux le « tournant linguis
tique » et d'attacher une grande attention aux discours sur l'action, à
la narration, à la « mise en intrigue » des actions, sans pour cela s'en
fermer dans la discursivité. Le chercheur doit alors s'astreindre à
suivre les acteurs au plus près de leur travail interprétatif et à
prendre au sérieux leurs arguments et les preuves qu'ils apportent.
Certeau, par ses travaux sur les pratiques culturelles quotidiennes,
annonce incontestablement ce changement de paradigme, cette atten
tion à ce qu'agir veut dire, l'ouverture des mondes clos pour une
attention à la singularité des situations, aux jeux qui déplacent les
codes. Mais il reste, en cette année 1980, encore adossé aux orienta
tions dominantes d'une philosophie du soupçon qu'il aura néanmoins
fortement contribué à faire éclater de l'intérieur.

François Dosse

Septembre 2002 sera marqué par une importante actualité éditoriale sur
Michel de Certeau. Une biographie écrite par François Dosse, Michel de
Certeau, le marcheur blessé, paraîtra à La Découverte. Trois ouvrages
seront disponibles dans la collection de poche « Folio » chez Gallimard :
l'Ecriture de l'histoire, la Politique de la langue (écrit avec Dominique
Julia et Jacques Revel) et une réédition revue et augmentée d'Histoire et
psychanalyse entre science et fiction.
En outre, un séminaire tenu en 1999-2000 et 2000-2001 à l'Institut
d'histoire du temps présent et à l'université de Saint-Quentin-en-Yvelines,
et consacré à « Michel de Certeau et l'écriture de l'histoire », animé par
Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Michel Trebitsch,
sera publié avec des contributions d'Olivier Mongin, Luce Giard, Franck
Lestringant, Steve Ungar, Ariette Farge, Hervé Martin, Alain Boureau,
Michel Trebitsch, Christian Jacob, Michelle Zancarini-Fournel, Jean
Jacques Courtine, Régine Robin et Michelle Perrot. Enfin, la revue
Espaces Temps consacrera une livraison à « Histoire et psychanalyse :
autour de Michel de Certeau », avec des contributions notamment d'Elisa
beth Roudinesco, Mireille Cifali, Nicole Edelman, Calude Rabant, Henry
Rousso, Philippe Boutry, Jean-François Chiantaretto, Michèle Montrelay,
Régine Robin et François Dosse.

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