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À l’aigre-douce - MV15

Guidé par l’envie impérieuse de te tenir dans mes bras, j’ai pris le chemin de ton appartement.

Derrière la grande halle de la place des Carmes d’Avignon, il est plaisant d’observer la foule

innombrable qui se presse aux terrasses des restaurants. Cette place est vivante,

merveilleusement animée, encadrée de belles bâtisses et d'églises, ainsi que de cloîtres, sans

parler du théâtre qui en est la perle ! Ce jeudi midi, la place était déserte, d’un calme

déconcertant à cette heure avancée de la journée. J’aurais dû y voir un signe ! Il est vrai que le

Mistral soufflait avec des pointes à plus de soixante-dix kilomètre-heure. Seuls mes yeux

émergeaient de la capuche que j’avais rabattue sur mon visage. La promesse de nous

retrouver autour d’un repas copieux et chaud me poussait à avancer à grandes enjambées.

J’espérais que tu aurais mitonné un de ces plats grecs dont tu as le secret, savoureux, épicé.

Rien de tel pour s’échauffer à l’amour tout en bavardant, riant, échangeant des mots doux, un

verre de vin rouge aux lèvres. Le feu au palais est un merveilleux préambule, une montée

subtile du désir, comme les baisers. Tu as en outre l’amour joyeux, j’aime ton rire clair !

Voilà que je parle encore au présent. Je n’arrive pas à penser à toi au passé… Tout a été si

soudain ! « Les baisers sont comme les cornichons du bocal. Quand on parvient à obtenir le

premier, le reste vient tout seul. » a écrit Hervé Le Tellier. Pour les emmerdements, c’est du

pareil au même !

Tu m’as dit : « Non, écoute… pas aujourd’hui, ni d’ailleurs demain. Notre histoire est finie.

Il y a quelqu’un d’autre, désormais, dans ma vie ! Je suis désolée, Lucas ! »

Je suis resté sur le palier. Coup de cymbale entre les oreilles ! S’il vous plaît, faites taire la

grosse caisse ! Largué, humilié, effacé, rien vu venir, comme on dit ! Un jour très spécial.

Celui que j’essaierai d’oublier toute ma vie. Ce jour-là, le 17 septembre, j’ai pleuré de

douleur, laissé échapper des borborygmes, sautillé d'un pied sur l'autre et marché au hasard

des rues sans plus me préoccuper ni du froid, ni du chemin. J’ai poussé la porte d’un bar,

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englouti quelques pastis, trois, quatre, cinq... C’était tellement fou, tellement bête, banal

même. Un gars m’a pris le bras, m’a fixé de ses yeux brillants.

– tu viens à la manif ?

– d’accord, d’accord.

J’ai déambulé dans la rue avec les étudiants, apprentis révolutionnaires. Quelqu’un a crié : «

Tout le monde tout nu ! ». L’idée m’a plu. Plusieurs centaines de jeunes bravant les éléments

en slip, manifestant contre la hausse des droits de scolarité à l'université, le torse couvert de

tournures bien senties, écrites au rouge à lèvres par des filles inspirées, les seins à l’air. Je ne

suis plus étudiant depuis cinq ans ! Géomètre, j’arpente, tu arpentes… dans une petite

entreprise plutôt sympa. J’avais bien commencé des études de géographie, mais non ! Ma

voix était rauque, je croassais des slogans débiles à travers les limbes gris et cotonneux de

mon ivresse généralisée. À trente-et-un ans, tu ne te rends pas compte que ta vie va encore

durer un sacré bail et que pour la supporter, il faut apprendre à encaisser !

Angelina, tu parles d’un nom prédestiné ! Il y a cette chanson ringarde de Nana Mouskouri

que chante ma mère… Si t’avais vu ton fils Mame, une loque, une serpillière !

« Adieu Angelina, les cloches de la couronne ont été volées à l'aube, je les entends qui

sonnent. Et je me dépêche, je dois les rattraper. Adieu Angelina ,le ciel est en feu et je m'en

vais…

Ce n’est pas la peine d’en faire une affaire… »

En faire une affaire, ben si, justement, j’y mettais même toute mon énergie ! En passant près

du commissariat, j’ai pissé contre un lampadaire et ça a duré ! À croire que je n’avais pas

versé assez de larmes, toute cette eau qui dégoulinait !

– alors mon gars, on se soulage ?

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Je me suis senti soulevé de terre, tiré en arrière. C’est alors que je me suis rendu compte

qu’une demi-douzaine de flics m’avait cerné et que le cortège commençait à s’éloigner. Un

petit brun faisait sauter son teaser dans sa main avec concupiscence. Je me suis mis à beugler

à pleins poumons

– hijo de puta !

À l’arrière de la manif, on s’est retourné. Des jeunes se sont arrêtés, interloqués, dans un

silence lourd. Il y a eu un rugissement montant de la foule et soudain comme un reflux. Tout

s’est animé, une digue a crevé ! Les CRS ont surgi des camions où ils macéraient, les

drapeaux se sont agités, les bannières se sont emmêlées, ça courait, ça hurlait, ça frappait de la

matraque, ça balançait du pavé, ça brisait des vitrines. Avignon était chaud-bouillant, plus

encore que Marseille ! Je me sentais fébrile, porté par tous ces jeunes qui se précipitaient pour

me sauver. Je hurlais comme mille diables, des bleus à l’âme.

– flics fascistes, assassins !

Quand ils ont chargé, j’ai perdu le sac en plastique où j’avais entassé mes fringues : un sweat

neuf, un jean de marque, un petit polo orange qui met mon bronzage et mon tatouage en

valeur. Je m’étais mis sur mon trente-et-un pour lui plaire ! En slip, bottines rock camel en

cuir véritable, sacoche en bandoulière, j’avis l’air d’un con, ma mère! Les autres se

rhabillaient tout en courant. Un gars a pris pitié de mon corps de gringalet grelottant et m’a

refilé sa parka élimée. J’ai suivi le groupe jusqu’à leur collocation bondée, une usine

réaffectée en logements pour fauchés. Des box sans fenêtres en guise de piaules avec des

duvets jetés en vrac sur des palettes, une cuisine immense, mais délabrée, un piano, deux

platines vomissant une musique de dingue avec un gars allumé qui jouait les DJ. Bon Dieu,

que la douche chaude était bonne ! On m’a passé un pantalon de survêtement trop court, un

pull de fille à la propreté douteuse. Puis, ils sont allés faire les courses et m’ont d’emblée

trouvé le meilleur des potes quand je leur ai refilé un bifton de cinquante euros. On a bu,

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mangé n’importe quoi et pas mal fumé. C’est alors que j’ai senti leurs yeux braqués sur moi,

sidérés. Je chialais à verse, sans retenue, tout en continuant de sourire. Le sourire rend

heureux, dit-on ! J’ai lâché d’une voix pâteuse :

– pardon, je viens d’enterrer ma mère !

Quel besoin ai-je eu, de leur balancer un pareil boniment ? Celui de susciter leur

commisération ou celui d’éviter leurs sarcasmes ? Vaut-il mieux toucher les cœurs que prêter

à rire ? Le gars en train de se répandre sur sa rupture, pitoyable mélodrame qui aurait rendu la

fête amère ! Les filles ont eu instantanément la larme à l’œil. On m’a prodigué mille petites

attentions, une clope par-ci, un verre par-là, une tape amicale sur l’épaule, des blagues pour

me détendre, une chansonnette folk à la guitare avec leurs voix en résonnance, ce genre de

conneries. Quand soudain un grand black, à la barbe minuscule, m’a tendu un billet de concert

pour Massillia.

– tiens, c’est ce soir à Châteaurenard, je n’avais pas trop envie d’y aller, si ça te tente, tu peux

accompagner les copains.

Sa copine en est restée bouche bée, plissant d’un air grognon son nez en trompette. Il a

ébouriffé d’un geste tendre sa masse de cheveux roux, lui murmurant : « Laisse tomber

Mathilde, je t’assure, je suis vraiment trop crevé ce soir »!

Aïoli ! Merci Monseigneur, oh le geste grandiose ! J’ai entendu leur premier concert à dix-

huit ans aux Docks des Suds, le commando Fada, le ragga occitan à la verve provençale.

Boulègue, boulègue Lucas, la vie n’est peut-être pas si pourrie ! Sûr, je n’étais pas au bout de

la nuit, ça valait le coup d’avoir tué ma mère !

On s’est entassés à six dans une AX dont la carrosserie rouillée grinçait des essieux. Quand tu

ouvrais la portière, une baffle pendouillait piteusement au sol. Dès la file d’attente, ça

chantonnait « Mais quelle est belle, mais quelle est bleue, bleue comme tes yeux, ça me rend

heureux …». Ah, le bleu sombre des yeux d’Angelina, avec ce cerne noir autour de l’iris ! Les

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uns et les autres faisaient des allers et retours au bar du coin et rapportaient des gobelets

débordant de pastis. Je ne sais pas si j’ai tout suivi du répertoire, et d’ailleurs quelle

importance ! Ce concert était ma planche de survie, sa fougue, sa tonicité, son public

d’excités, j’étais en totale symbiose. Tout le monde sautait, en mode déstructuré, le Massilia

Sound System régalait ! Papet J et Anthony Que, MERCI, mille fois merci, de m’avoir sauvé

la vie ! Vos histoires marseillaises m’ont réparé le cœur

Quand la tête te fait mal, que tu sens un malaise en toi,

Il faut lâcher prise, décontracte-toi !

Quand la tête te fait mal et que ça craint autour de toi,

Il faut lâcher prise, allez calme-toi!...

Bonne Mère, cette chanson, sûr, vous l’avez chantée rien que pour moi !

Tout suant, enthousiastes jusqu’à l’extase, on a joué des coudes pour aller boire ensemble un

dernier verre. Et là, accoudés au bar… La surprise du chef, le grand feu d’artifices en mode

bouquet final : ma mère et mon beau-père, verre de bière en mains, émoustillés, amourachés,

mignonnement fagotés dans leurs habits du dimanche, me tendant les joues pour une

bisouillade de circonstance.

– Lucas, Lucas, toi ici ? Mais c’est génial ! Tu nous présentes à tes amis ? Lucas ? … Lucas,

ça va ? Tu n’as pas l’air heureux de retrouver ta mère !

Dieu du ciel, la gifle que m’a refilée la jolie rousse… Magistrale ! Un revers digne de Roland

Garros.

Plongée en apnée, retour brutal à la réalité, soirée galères ! Standing ovation pour le champion

toutes catégories des emmerdements !

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