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TARIQ RAMADAN

LE GÉNIE DE L’ISLAM
Initiation à ses fondements,

sa spiritualité et son histoire

Presses du Châtelet

Je dédie ce livre éléctronique à mon frère

Nabil

J'aime lire et partager bien sûr !


À Jennifer Reghioui,

Un immense merci pour la présence,

la confiance, l'humour et le soutien


Introduction

Alors que, de l’avis général, cette religion reste particulièrement mal


connue, plus un jour ne passe sans que l’on entende parler d’islâm.
Presque aussitôt, il est question de violence, de terrorisme, du statut
des femmes, de l’esclavage, etc. De sorte que les musulmans sont
souvent amenés à devoir répondre et à se justifier sur ce que l’islam
n’est pas.

Ce que l’islam est véritablement, la société et les médias n’offrent


que peu d’espace pour l’expliquer. C’est cette lacune que le présent
ouvrage voudrait combler en se donnant pour objectif de répondre aux
questions soulevées et d’introduire le lecteur, de la façon la plus
simple et la plus profonde, aux principes de 1 ’islâm, à sa spiritualité,
à ses rituels, à son histoire, à sa diversité, à son évolution, comme
aux défis contemporains auxquels les musulmans font face.

D’aucuns seront surpris par son titre : Le Génie de l’islàm. S’agit-il


d’un livre apologétique ou, pire, d’une provocation ? Ni l’un ni l’autre.
En écho au fameux Génie du christianisme de Chateaubriand, il se
veut une initiation à un univers de référence, à des rituels et à
une histoire riches et qui ont façonné des hommes, nourri
des civilisations et contribué à l’évolution de l’humanité. En Occident
même, nombreux sont-ils - Voltaire, Goethe, Lamartine, Nietzsche et
tant d’autres - à avoir reconnu le génie du Prophète de l'islam et celui
de la civilisation islamique. Loin des controverses et des perceptions
négatives, cet ouvrage voudrait présenter l’islam dans son unité et sa
diversité en introduisant le lecteur aux fondements du Message et à
ses finalités. Initiation à son génie, au sens où Yislàm fut source
d’inspiration pour tant d’esprits éclairés - savants, mystiques,
philosophes, scientifiques, artistes, etc.

Il importe néanmoins de se préparer intellectuellement et


psychologiquement à la rencontre avec une religion et une civilisation.
L’univers de Yislàm est aussi complexe que celui de l’hindouisme, du
bouddhisme, du judaïsme et du christianisme. Ses textes de référence
sont difficiles et s’offrent à des interprétations diverses, parfois
contradictoires. Quant aux écoles de pensée et aux
différentes cultures de Yislàm, elles ne facilitent pas un accès
simplifié à l’essence de cette religion, qu’il importe d’aborder dans une
attitude d’ouverture intellectuelle. L’univers auquel le lecteur va être
introduit, en effet, a ses propres principes, sa cohérence, sa
conception de l’être humain, de la vie et de la mort. L'islam est doté
de références, de principes immuables et d’applications temporelles.
Quiconque souhaite comprendre sa nature, son évolution et ses
défis doit s’armer de connaissances religieuses, historiques
et juridiques.

Pour le lecteur, ce voyage est une invitation à la curiosité, à l’effort,


mais aussi à l’humilité intellectuelle. Reconsidérer les opinions que
l’on croyait des évidences, dépasser ses préjugés et suspendre son
jugement, le temps d’une découverte : autant de dispositions requises
au seuil de cet apprentissage, car elles permettront ensuite le débat
de fond et la réflexion critique constructive dont nous avons tant
besoin aujourd’hui, loin des réactions émotionnelles, des peurs ou des
justifications apologétiques. Cette introduction n’exige cependant du
lecteur aucune connaissance préalable et se propose, au contraire, de
lui rendre l’univers islamique aisément accessible, dans ses aspects
religieux aussi bien que civilisationnels.

Le premier chapitre (p. 19) est une introduction à l’histoire de l'islam.


Il présente la mission prophétique de Muhammad, met en perspective
les éléments essentiels du Message, considère leur évolution après la
mort du Prophète et souligne, notamment, les divergences séparant
les sunnites des chiites et retraçant l’établissement des grands
empires.

Le deuxième chapitre (p. 65) aborde les références premières, les


textes fondamentaux et le sens même du mot islam. Il y sera
question de la quête de Dieu et des relations aux autres
monothéismes.

Le troisième chapitre (p. 101) traite des « piliers de la foi », de la


pratique religieuse, ainsi que des obligations et des interdits liés à
cette pratique.

Le quatrième chapitre (p. 151) définit ce que sont la sharï'ahla Voie et


ses priorités, les différentes formes du jihâd* et les priorités de
l’action sociale.
Enfin, le cinquième et dernier chapitre (p. 195) s’intéresse aux défis
contemporains - ils sont nombreux - auxquels font face les musulmans
dans les sociétés majoritairement musulmanes, comme en situation
minoritaire.

Les différents thèmes et les éléments d’explication livrés au fil des


chapitres ne le sont jamais de façon strictement théorique. Pour
chaque question abordée, on présentera le principe de base, mais
aussi la diversité des interprétations, 1. Tous les mots arabes suivis
d’un astérisque (*) se trouvent traduits et définis dans le glossaire, p.
266.

voire les contradictions entre lesdits principes et leur application dans


l’Histoire, jusqu’à nos jours.

Les questions les plus sensibles, celles qui font aujourd’hui débat
(shari ah, jihâd, statut des femmes, polygamie, esclavage, violence,
etc.), ne sont pas éludées. Elles ne font pas non plus l’objet d’un
discours apologétique, mais sont examinées au gré d’une réflexion
plus générale et plus profonde, relative aux enseignements
islamiques. Intégrées à une analyse plus large, ces questions sont
mises en perspective ; traitées de façon isolée, elles seraient par là
même faussées.

Cet ouvrage se veut donc un voyage d’initiation à la terminologie, aux


principes, aux pratiques et aux espérances des musulmans. Le lecteur,
chemin faisant, trouvera des réponses à certaines questions qui, si
l’actualité s’en est emparée, ne sauraient résumer la richesse de
l'islam et de ses enseignements.

Notre conclusion (p. 249) sera suivie d’un petit exercice de mise au
point (p. 255) sur dix idées reçues au sujet de l'islam. Occasion de
déconstruire certains stéréotypes et d’expliciter certaines notions mal
ou peu comprises d’un grand nombre de gens, y compris
des musulmans eux-mêmes : shari 'ah, jihâd, fatalisme, prescriptions
vestimentaires, égalité des sexes, abattage rituel, identité
musulmane, etc. Chacun pourra ainsi évaluer ses connaissances et ses
perceptions.

En fin de volume, on trouvera un glossaire détaillé des termes arabes,


avec leur translittération et leur traduction (p. 266), ainsi qu’un index
thématique des notions spécifiques abordées dans cet ouvrage (p.
281). Ces annexes se complètent d’une bibliographie indicative, afin
de poursuivre la réflexion et d’approfondir sa connaissance de l'islam
dans toute sa diversité.

Chapitre 1

HISTOIRE

C’est à La Mecque, dans la péninsule Arabique, que l'îslâm voit le jour.


Les Arabes sont alors majoritairement polythéistes, même s’il se
trouve parmi eux des juifs, des chrétiens (surtout dans la région de
Yathrib, ancien nom de la ville de Médine), mais aussi des hunafâ’*, ni
juif ni chrétiens, qui prônent un monothéisme de tradition
abrahamique et refusent le culte des idoles. Géographiquement, la
Péninsule se trouve à l’épicentre des tensions entre deux grands
empires — byzantin, sassanide-perse — que l’expansion rapide de /
îslâm va surprendre et ébranler. Dans ce premier chapitre, on
rappellera les principales étapes de la vie du Prophète Muhammad,
telle que la rapporte la tradition musulmane ; elles constituent ce à
quoi croie l'immense majorité des musulmans, au-delà des différentes
branches (sunnites! chiites) et des courants de pensée (littéralisme,
réformisme, mysticisme).

Muhammad et la naissance d’une religion

Pour élaborer l’essentiel de ce qui est devenu la tradition musulmane,


savants et historiens musulmans se sont référés, au cours des siècles,
à trois sources primordiales. La première

est le Coran, les deux autres sont les traditions prophétiques et les
différentes biographies (sïrah*) du Prophète. Les ouvrages historiques
très connus, celui du célèbre Tabarï notamment, s’appuient sur ces
sources primaires, ajoutant parfois des récits provenant des traditions
juive ou chrétienne.

Il faut garder à l’esprit que l’essentiel des faits rapportés, à l’origine,


provenait de la tradition orale, de sorte que la précision des dates et
des lieux n’était pas garantie. Au cours des siècles, des vérifications
scrupuleuses ont permis de remettre en question certains récits, de
réajuster certaines dates, voire de rejeter purement et simplement
certaines traditions prophétiques. Ce travail critique est toujours en
cours et de nombreuses investigations restent à entreprendre.

Naissance

Selon Ibn Ishàq, l’un de ses premiers biographes, Muhammad serait


né « un lundi, le 12, pendant la nuit du mois de Rabï' al-Awwal,
l’année de l’éléphant 1 », qui correspond à l’année 570. L’exactitude de
ce jour a été discutée (le calendrier musulman est lunaire), mais la
majorité des musulmans la retient dans de nombreux pays,
surtout certains courants mystiques, notamment pour célébrer
sa naissance (al-mawlid al-nabawî).

Son père, Abd Allah, est mort lorsque sa mère, Àminah, était enceinte
de deux mois. Orphelin de père, Muhammad, quoique issu du noble
clan mecquois des Banü Hàshim, vient donc au monde dans une
situation sociale fragilisée. Sa mère, contrainte de tenir son rang, n’a
pas les moyens de subvenir aux besoins de sa famille. Il était de
coutume, à La Mecque, de confier son enfant à une nourrice des tribus
bédouines nomadisant dans le désert proche. Cependant, parce qu’il
est orphelin de père, les nourrices refusent l’une après l’autre de
prendre en charge cet enfant dont elles craignent de ne tirer
aucun bénéfice. C’est finalement Halïmah, arrivée la dernière, quand
tous les nourrissons ont été placés, qui accepte d’emmener
Muhammad, afin ne pas rentrer bredouille au village. Pendant quatre
ans, l’enfant va grandir au désert avec Halïmah, dans des conditions
de dénuement qui ne seront pas sans répercussions sur sa vie future.

Orphelin

Un jour, sa nourrice prend peur : ayant déjà perçu des phénomènes


étranges autour de l’enfant et craignant tout à coup que celui-ci ne
soit atteint d’une maladie, elle décide de le rendre à sa mère.
Muhammad va rester deux ans avec cette dernière, jusqu’au jour où,
sur le chemin de Médine, Aminah meurt à son tour. A six ans, le voilà
orphelin de père et de mère, pauvre et isolé. Le Coran, plus tard,
lui rappellera ce dénuement.

L’enfant est ramené à La Mecque où son grand-père, ‘ Abd al-Muttalib,


le prend en charge. Lorsque celui-ci meurt à son tour, c’est son oncle
Abu Tàlib, dont les affaires ne sont pas toujours florissantes, qui
l’accueille et l’élève comme son propre enfant. Devenu berger,
Muhammad voyagera souvent avec lui. Il a douze ans lorsque tous
deux accompagnent une caravane de marchands en Syrie. Lors du
voyage, il suscite la curiosité d’un moine chrétien du nom de Bahïrah,
qui signale à son oncle le caractère exceptionnel du jeune homme.

Ce n’est pas la première fois que sa singularité est remarquée. Dès


son plus jeune âge, Muhammad intrigue : sa mère, sa nourrice, son
entourage. De surcroît, le jeune garçon a très tôt manifesté des
signes de distinction morale que tous lui reconnaissent : honnêteté,
serviabilité, douceur. Dès l’âge de douze ans, il participe à une
rencontre de chefs de clan au cours de laquelle il est décidé
qu’un homme (résident ou en visite) ne sera plus protégé à La Mecque
en fonction de son appartenance à un clan, puissant ou non, mais,
quel que soit son statut, en raison du seul principe de justice. Un
pacte dit « des Vertueux » (hilf al-fudül *) entérine leur décision. Des
années plus tard, après le début de la Révélation, le Prophète
s’en souviendra, laissant entendre que son principe était en accord
avec ceux de l'islam.

Mariage

Muhammad s’apprête donc à devenir commerçant. Peu à peu, il se fait


une réputation de rigueur morale et de succès en affaires. Une riche
veuve indépendante, Khadïjah, ayant entendu parler des qualités du
jeune homme, décide de l’employer. Elle n’aura pas à s’en plaindre :
Muhammad se montre efficace et digne de confiance. Tant et si
bien que Khadïjah lui fait parvenir une proposition de mariage, qu’il
accepte. Il a alors vingt-cinq ans et son épouse, rapporte la tradition,
en a quarante - mais des recherches plus poussées, ainsi que
certaines sources, lui en attribueront vingt-huit. Khadïjah donnera à
Muhammad de nombreux enfants. Le premier né, Qàsim, meurt à l’âge
de deux ans, puis viennent Zaynab, Ruqayyah, Um Kulthüm,
Fàtimah et enfin ‘Abd Allah, qui décède à son tour avant
d’avoir atteint sa deuxième année.

Muhammad, qui n’aura donc eu que des filles, continue à mener


normalement sa vie de marchand. Sa réputation d’homme de bien va
grandissant. A La Mecque, on l’appelle « al-Sàdiq al-Amïn », c’est-à-
dire l’homme qui parle vrai et respecte les dépôts. Mais, à l’âge de
trente-cinq ans environ, il ressent un puissant appel à la
spiritualité. Il n’a jamais cru aux idoles que vénèrent les Mecquois et
cherche une réponse plus satisfaisante. C’est dans une grotte des
environs de La Mecque que, chaque année, il s’isole désormais près
d’un mois, dans l’espoir de trouver une réponse par la méditation.

Révélation

Muhammad a quarante ans lorsque, un jour, l’ange Gabriel lui apparaît


pour lui annoncer que Dieu l’a choisi comme Messager (Rasül Allah) et
dernier « envoyé » à l’humanité. « Lis, au nom du Dieu qui a créé » :
tels sont les premiers mots qu’il entend. Effrayé, il retourne auprès de
son épouse Khadïjah, qui le réconforte et l’apaise : son mari est trop
bon pour que le diable y soit pour quelque chose. Et même, elle
l’emmène voir son cousin Waraqah ibn Nawfal, un chrétien ; il
confirme à Muhammad qu’il est bien marqué du sceau de la prophétie
et prédit que son peuple le reniera.

Vingt-trois années durant, à intervalles irréguliers, les révélations se


succèdent, innombrables. Muhammad en transmet le message aux
siens qui, à l’exemple de sa femme Khadïjah et de son cousin Alï, se
convertissent les premiers. D’autres, même parmi ses proches, ne le
rejoindront pas, tel son oncle Abü Tàlib, qui l’avait accueilli et
qu’il aimait tant.

Cependant, la prédication de Muhammad devient publique. Avec elle


commencent les persécutions, les notables considérant qu’il remet en
cause leurs croyances, l’organisation sociale et les prérogatives des
puissants. Mais la richesse, le pouvoir et les femmes qu’ils lui
offrent, Muhammad les refuse. Quand bien même on lui donnerait « le
soleil dans sa main droite et la lune dans sa main gauche », il n’aurait
de cesse de transmettre son message. Car il a une mission à
accomplir.

Pendant treize années, au gré des révélations qui lui parviennent,


Muhammad va prêcher ce message. Il s’articule autour de quatre axes
: la foi en l’unicité de Dieu (Tawhid), le statut du Coran en tant que
parole de Dieu, la nécessité de la prière et du bon agir, et enfin le
retour à Dieu au jour du Jugement dernier.

Persécution et Hégire
D’abord publiquement, puis secrètement, de plus en plus d’habitants
de La Mecque se convertissent, des femmes comme des hommes,
ainsi qu’une grande majorité de pauvres ou d’esclaves qui se voient
ainsi affranchis.

Parmi les premiers convertis, cependant, certains sont tués. D’autres,


les plus vulnérables, sont quotidiennement harassés, voire torturés.
La communauté des premiers musulmans, ostracisée, vit des
moments très difficiles. Quant au Prophète, il perd peu à peu ses
protecteurs : sa femme Khadljah et son oncle Abu Tàlib meurent la
même année, en 619. Les habitants de La Mecque, les Quraysh,
veulent désormais sa mort. Les persécutions atteignent un tel degré
que la vie y devient impossible.

Déjà, Muhammad a envoyé un groupe de musulmans chercher refuge


auprès du négus chrétien d’Abyssinie, qui leur a fait bon accueil. Mais
voici qu’une nouvelle révélation l’invite à quitter La Mecque. Il s’y
prépare pendant près de deux ans, établit des pactes avec des tribus
de Yathrib au moment des grandes foires de La Mecque et organise sa
fuite. En l’an 622, c’est le départ : la grande majorité des musulmans
prend le chemin de Yathrib, à la suite de Muhammad. Le Prophète a
usé d’un stratagème : avec son ami Abu Bakr et leur guide, ils ont
mine de partir vers le sud, avant d’emprunter la route du nord.
C’est l’Exil, ou Hégire, dont Umar ibn al-Khattàb — proche compagnon
du Prophète, qui deviendra le deuxième calife après sa mort - choisira
de faire le début, l’an 0 du calendrier lunaire islamique.

Médine

Arrivés à destination, les premiers exilés (muhàjirün*) sont accueillis


par les premiers convertis (al-Ansâr*) de Yathrib, qui prendra le nom
de Médine, la « ville illuminée ». Entre eux, il établit le « pacte de
fraternité » (mu âkhâ*), qui permet aux nouveaux venus de
s’installer et de réorganiser leur vie. Des mosquées sont
construites, des réformes sont apportées au sein de la société
de Médine, notamment dans les relations claniques et les règles de
gestion du grand marché central.

Peu à peu, la communauté spirituelle musulmane établit son cadre,


malgré les tensions internes liées à l’exil, aux différences de statuts
et aux démêlés des Aws et des Khazraj, tribus de l’ancienne Yathrib
qu’opposent de perpétuels contentieux. Le Messager établit une
charte, souvent appelée « Constitution de Médine », qui recense les
règles permettant aux musulmans de vivre ensemble en bon entente,
ainsi qu’avec les juifs (les chrétiens sont très peu nombreux à
Médine), dont il est stipulé qu’ils font partie de Yummah et jouissent
des mêmes droits et devoirs que les musulmans. Ce dernier point
s’applique à toutes les minorités.

A l’extérieur, cependant, un front de guerre ne tarde pas à s’ouvrir


avec les gens de Quraysh, qui n’acceptent pas que les musulmans
puissent trouver un refuge ailleurs et survivre à leur volonté de les
éliminer. L’hostilité grandit, les batailles se succèdent : Badr, Uhud, al-
Khandaq (la « bataille des tranchées »), puis Khaybar, Mu ta, Hunayn.
D’autres tensions s’exacerbent avec les tribus juives des Banü
Qaynuqa', Banü Nadir et Banü Qurayzah, lesquelles feront alliance
avec les Quraysh, au contraire d’autres tribus juives du Nord restées
sous la protection du Prophète.

Après l’avoir emporté sur les Banü Qaynuqa', qui avaient trahi le pacte
et fait alliance avec l’ennemi, le Prophète choisit de les gracier et de
les expulser, malgré la coutume guerrière qui consistait à exécuter les
hommes des clans et à livrer femmes et enfants comme captifs
de guerre. Il n’en retrouve pas moins certains de ceux à qui il a laissé
la vie sauve dans le clan des Banü Nadir, lesquels l’ont de nouveau
trahi et attaqué. Il leur épargne une nouvelle fois l’exécution et leur
enjoint de s’exiler. Mais, apprenant que les Banü Qurayzah l’ont trahi à
leur tour, avec le concours d’exilés des clans Banü Qaynuqa' et Banü
Nadir, il dépêche une armée qui parvient à les vaincre. Et, cette fois, il
demande qu’ils soient jugés selon leur propre tradition, par un juge
qu’ils auront eux-mêmes accepté. La sentence est sans merci : les
hommes sont exécutés. Après trois trahisons, elle fut la première et
la seule sentence de cette nature. Cette fermeté a pour effet de
terrifier les clans avoisinants et met un terme aux trahisons des
pactes.

Direction

Au fil du temps, la communauté musulmane de Médine assoit une


présence régionale et noue des alliances qui, peu à peu, lui assurent
une plus grande sécurité.
Le Messager, lui, s’est remarié avec 'À’ishah, la fille de son ami Abü
Bakr. La tradition rapporte qu elle avait six ans lors du mariage et neuf
au moment de la consommation (comme il pouvait être d’usage à
l’époque), mais nombre d’historiens, recoupant des événements
relatifs à la biographie de Muhammad, avancent que ‘À’ishah
était plutôt âgée de seize à dix-huit ans.

Resté monogame pendant vingt-cinq ans, le Messager épousera onze


femmes après son installation à Médine. Ces mariages, pour la
plupart, lui permettent surtout de sceller des alliances avec certains
clans, comme de coutume à cette époque. À Médine, il a également
reçu une délégation chrétienne de Najrân, aux membres de laquelle il
a permis de prier dans sa mosquée, dans le respect de leur rituel. Il
établit ainsi des contacts régionaux qui permettent aux tribus et
nations voisines de voir et de comprendre que les musulmans ne sont
pas ces « fous insensés » que décrivent les gens de La Mecque, les
Quraysh.

Jusqu’à leur arrivée à Médine, les musulmans priaient en direction de


Jérusalem, considérée comme la ville sainte unissant les trois
monothéismes. À Médine, le Prophète reçoit une révélation qui lui
enjoint de se tourner vers La Mecque, où se trouve la Ka'bah.
Symboliquement, c’est la « maison de Dieu » (bayt Allah), le Centre
vers lequel les musulmans se tournent pour prier, comme pour
diriger leur cœur et leur vie en direction de Dieu : « Tourne ton visage
vers la Mosquée sacrée [la Ka'bah] et, partout où vous vous trouvez,
tournez vos visages vers la Mosquée2. » Ainsi, toutes les mosquées
du monde seront orientées dans la direction de La Mecque. Quant à
Jérusalem, première des « directions » (qiblah*), elle restera un lieu
saint majeur de la tradition musulmane.

Al-Hudaybiyyah

Les récentes victoires musulmanes ont assis la réputation du « roi des


Arabes », comme l’appellent les chefs des puissances voisines.

En l’an 6 de l’Hégire (628), durant le mois du Ramadan, Muhammad


fait un rêve dans lequel il se voit accomplir le pèlerinage à La Mecque.
Il demande à ses compagnons de se préparer à l’y suivre, sans armes,
afin que les chefs de La Mecque comprennent bien qu’il ne s’agit pas
de livrer bataille. Mais les Quraysh s’y opposent. Après maintes
négociations, toutes au désavantage des musulmans, est signée la «
trêve d’al-Hudaybiyyah » (sulh al-Hudaybiyyah) : les musulmans
doivent rebrousser chemin, mais ils pourront accomplir le pèlerinage
l’année suivante.

Ainsi pacifié ce dernier front, le Prophète décide d’envoyer une missive


à tous les souverains des empires voisins : le négus d’Abyssinie
(Ethiopie), le roi de Perse Chosroes, l’empereur byzantin Héraclius, le
gouverneur d’Égypte Muqawqis, d’autres encore. La teneur de ces
lettres est sensiblement toujours la même : le Prophète se fait
connaître comme « Envoyé de Dieu », dont il rappelle l’unicité à ses
destinataires, et les invite à accepter l'islam. En cas de refus, il
les rendrait responsables devant Dieu de l’égarement de leur peuple.
Les réponses seront diverses : si le négus accepte l'islàm, d’autres
réagissent plus violemment, jusqu’à humilier ou tuer l’émissaire du
Prophète.

La Mecque conquise

L’année suivante, selon les termes de la trêve d’al-Hudaybiyyah,


Muhammad et sa communauté effectuent le petit pèlerinage
(‘umrah*). Mais, un an plus tard, des alliés des Quraysh, concernés
par ladite trêve, rompent le pacte en attaquant des clans placés sous
la protection du Messager. Considérant que cette rupture de pacte
met fin à la trêve, ce dernier mobilise une armée et se dirige sur La
Mecque. Après un siège assez bref, les musulmans conquièrent La
Mecque durant le mois du Ramadan de l’année 630 (an 8 de l’Hégire).

Le Prophète entre dans la ville prosterné sur son cheval. Il détruit lui-
même les idoles qui se trouvaient dans la Ka'bah, espace sacré
désormais destiné à l’adoration du Dieu unique3. Puis il fait venir les
habitants de La Mecque qui l’ont combattu pendant près de vingt ans
et leur annonce : « Allez, vous êtes libres. » Leur ayant pardonné, il
se réinstalle dans sa ville d’origine, où il reste quelque temps. Mais,
après la bataille du Hunayn, qui lui permet de renforcer un front,
il prend la décision de retourner à Médine, d’où il continue
à administrer l’ensemble de la communauté. De
nombreuses députations de clans proches ou éloignés viennent faire
allégeance à son autorité, désormais solide et reconnue.

Muhammad retournera à La Mecque pour effectuer le grand pèlerinage


(Hajj), ou « pèlerinage d’adieu » car il n’y en aura pas d’autre. À cette
occasion, il délivre un sermon resté célèbre, rappelant les fondements
de l'islâm. Puis il reçoit cette révélation, parmi d’autres de même sens
: « Aujourd’hui, J’ai parachevé pour vous votre religion, Je vous ai
accordé Ma grâce pleine et entière et J’ai agréé l'islâm pour vous
comme religion4. » Il comprend que sa mission touche à sa fin.

Mort

De retour à Médine, Muhammad gère les affaires courantes de la


communauté. Gagné par la maladie, il exige de régler toutes ses
dettes matérielles, comme sentimentales et spirituelles, et se prépare
à quitter ce monde. Le dernier cycle de la Prophétie parvenu à son
terme, il est temps pour le Messager de s’en retourner à Dieu. En 632,
la onzième année de l’Hégire, le Messager s’éteint chez son épouse
'Â’ishah.

Sa mort est un choc. Effondré, ‘Umar proclame qu’il tuera quiconque


osera annoncer que le Prophète n’est plus, assurant que celui-ci
ressuscitera. Abü Bakr, l’ami du Prophète, pourtant si sensible, fait
preuve de plus de calme et de sang-froid. Ecartant Umar, il affirme : «
Que ceux d’entre vous qui adoraient Muhammad sachent que
Muhammad est mort ; quant à ceux qui adoraient Dieu, qu’ils sachent
que Dieu est le Vivant, qui jamais ne meurt 5. » Puis il récite le verset
: « Muhammad n’est qu’un Messager avant lequel des Messagers sont
déjà passés. Est-ce que, s’il meurt ou s’il est tué, vous reviendriez sur
vos pas ? Quiconque reviendra sur ses pas ne nuira pas à Dieu ; et
Dieu récompense ceux qui sont reconnaissants 6. »

Le Message

Les révélations, commencées en 610 avec les cinq premiers versets de


la sourate 96 (« Lis au nom de Ton Seigneur... »), sont parvenues au
Prophète de façon irrégulière, au gré des circonstances, jusqu’à sa
mort en 632. Le dernier verset révélé, selon la majorité des savants,
serait le suivant : « Et craignez le jour où vous retournerez vers Dieu,
où chaque être sera rétribué selon ce qu’il a gagné, et nul ne sera
lésé7. »

Dieu, la Création
Les premières révélations ont pour fonction de convertir le cœur et le
regard du Prophète et de ses premiers Compagnons. Il est d’abord
question de Dieu, de Son unicité ( Tawhïd), de Sa présence qui se
manifeste par des signes que les croyants sont invités à observer et à
méditer. Les références à la Nature, au ciel, à l’aube, au soleil, à la
lune, aux arbres, aux montagnes, au désert ou à l’eau abondent dans
les premiers versets, pour la plupart regroupés à la fin du Coran dans
son agencement définitif. Tous ces éléments naturels (âyat) sont
présentés comme des signes de la présence du Créateur et du sens de
la vie. La Révélation l’indique : « Nous leur montrerons Nos signes
dans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur apparaisse
clairement que ceci est la Vérité8. »

Ce nouveau rapport à la Nature est le miroir d’un nouveau rapport


avec soi ; car de multiples signes nous habitent également, qui font
écho au macrocosme. Ces correspondances entre l’intimité de soi et le
tout de l’univers, caractéristique de tant de spiritualités asiatiques, se
manifestent par la Révélation même. Elles appellent l’être humain à
faire la paix avec soi-même. Dire Dieu, trouver Dieu, c’est se
réconcilier avec sa nature profonde, avec la fitrah*, cette
aspiration originelle en quête de réponse et qui, en Dieu, trouve
le réconfort : « N’est-ce pas au souvenir de Dieu que les
cœurs s’apaisent 9 [trouvent la paix, la sécurité] ? »

Cette paix intérieure est un signe (âyah), c’est le langage que Dieu
tient aux cœurs qui se sont convertis, au sens littéral, à une foi qui
est un nouveau regard sur le monde et sur soi. Il s’agit de mieux voir
ce qui nous habite ou nous entoure et dont on n’avait pas perçu le
sens, faute d’attention. « Il y a en vérité dans la création des Cieux et
de la Terre, et dans la succession de la nuit et du jour, des signes pour
ceux qui sont doués de discernement 10. » La présence du divin est
comme une lumière qui transforme les perceptions. C’est à partir de
cette expérience que, par opposition, le Coran décrit les « négateurs
au cœur voilé » (kuffâr*) : « Que ne cheminent-ils sur la Terre afin
qu’ils aient des cœurs avec lesquels raisonner ou des oreilles avec
lesquelles entendre ? Certes, ce ne sont pas les yeux qui
deviennent aveugles, mais les cœurs dans les poitrines 11. »

Les pauvres
De la même façon qu’il convient d’observer la Création qui nous
entoure et lui donner du sens, il nous est demandé de prêter attention
aux pauvres, invisibles dans notre quotidien. Les premiers versets
révélés ne cessent de porter l’attention des croyants vers les
indigents, négligés, ignorés et déconsidérés. Le Coran décrit les
croyants sincères en ces termes : « Ils donnent à manger, par amour
de Dieu, au pauvre, à l’orphelin et au prisonnier [Et ils disent] : “Nous
vous offrons de la nourriture pour Sa seule Face [par amour de Dieu],
nous n’attendons de vous ni récompense ni remerciement.”12 »

La conversion par la foi suppose un changement de disposition vis-à-


vis des pauvres. Le Messager avait coutume d’invoquer Dieu en disant
: « O Dieu, nous Te demandons [de nous octroyer] l’amour des
pauvres 13. » Ici encore, la foi transforme notre vision par l’octroi d’une
nouvelle valeur aux êtres et aux choses. Le pauvre, invisible et perçu
comme inutile, devient le centre de l’attention spirituelle, de même
que la Nature, négligée du fait même de sa normalité, devient un livre
de signes à méditer. Les premières révélations parlent de Dieu
l’Unique, invisible et que rien n’égale. Elles rendent visibles au cœur,
par la conversion, ce que les yeux ne savent plus voir : la beauté de la
Nature et l’humanité des pauvres et des orphelins.

La prière et le Jugement dernier

Durant les premières années de la mission prophétique, la Révélation


parle d’elle-même, en langue arabe claire, en tant que parole révélée
de Dieu contenant la Vérité (al-Haq*). Elle a pour fonction de rappeler
aux Hommes l’essentiel de tous les messages prophétiques
antérieures.

Les multiples appellations du Coran indiquent sa fonction : il est le


Livre, la Lumière, le Rappel, le Discernement, etc. Le Texte révélé a
d’abord pour fonction de rappeler la présence du Créateur, de Sa
Grandeur et de Sa Miséricorde. Il confirme ensuite les limites
humaines de la connaissance et l’impossibilité de répondre seul et
rationnellement aux questions liées à la vérité, au sens de la vie et
aux réalités de l’invisible. Dans la relation à Dieu qui vient aux êtres
humains par la Révélation, il est attendu de ces derniers qu’ils
s’élèvent par la prière. Par le Texte révélé, qui oriente, et la prière, qui
enracine et confirme l’Homme dans son choix de conscience, s’établit
une correspondance, un dialogue entre l’Unique et l’Homme.
Les musulmans seront d’abord invités à prier deux fois par jour, ainsi
que la nuit, avant que ne s’établisse la prescription définitive des cinq
prières quotidiennes.

Un thème est récurrent dans les premières révélations qui parviennent


au Messager : l’éducation intellectuelle et spirituelle dans laquelle
l’Homme doit s’engager pour se rapprocher de Dieu en réformant sa
compréhension, sa perception et ses actions. Ce qui doit l’y aider,
c’est le rappel du jour du Jugement dernier où l’Homme retournera
vers son Créateur et devra rendre compte seul de ses actes, « Jour où
ni l’argent ni les enfants ne seront d’aucun secours, si ce n’est à celui
qui viendra à Dieu avec un cœur pur [sain, dans l’état originel]1 ». Au
moment de rendre compte de nos actions, le paradis sera offert à ceux
qui auront fait le choix de la piété et du bien ; ceux qui auront nié,
fait le mal et répandu la corruption sur la Terre seront destinés à
l’enfer.

Le Message contient donc un avertissement aux Hommes. Il provient


de Dieu, le Créateur, dont « la Compassion précède la colère14 ». Le
Suprême Compatissant (Rahmàn*) accueille celui qui vient à Lui, mais
il annonce aussi un châtiment à qui nie, rejette et agit sans éthique.

Plus tard dans la séquence des Révélations, l’amour pour et de Dieu


seront présentés comme la source et les motivations de la quête : «
Dis : “Si vous aimez Dieu, suivez-moi. Dieu vous aimera et vous
pardonnera vos péchés.”15 » Et le Prophète d’affirmer que le salut
ultime n’est pas dans le paradis de la récompense, mais plutôt dans
la joie d’être dans Sa présence.

On le voit, les Révélations abordent d’emblée les grands thèmes. Leur


fonction est d’abord de convertir, au sens littéral, le cœur, l’intelligence
et la compréhension du fidèle. Le Coran est ainsi parcouru par les
histoires de Messagers et de Prophètes anciens. Chacune de ces
histoires rappelle le sens, évoque les principes moraux et permet au
croyant d’accéder aux éléments fondamentaux : un Dieu à adorer, un
Livre à comprendre, un Appel à entendre et une Destination à laquelle
se préparer. Ces histoires reviennent de façon cyclique pour permettre
au crHoyant d’accéder à de nouveaux aspects, au gré de son évolution
spirituelle. La raison seule pourrait y voir une redite ; la lecture
spirituelle du cœur y voit une confirmation, un approfondissement,
la révélation de nouveaux secrets contenus par le Texte.
Périodes mecquoise et médinoise

Au fil des années, les révélations correspondent aux réalités de la


première communauté musulmane et viennent répondre à ses besoins.

On distingue deux grandes périodes dans cette séquence historique de


vingt-trois années. La période mecquoise (610-622), du début de la
Révélation jusqu’à l’Hégire, est caractérisée par l’exposé des grands
thèmes et des grands principes que nous venons d’évoquer. La période
médi-noise (622-632) correspond à l’installation des musulmans à
Médine ; s’adressant désormais davantage à la communauté des
croyants, elle intègre de nombreuses précisions liées au droit et à la
jurisprudence (fiqh), aux relations interpersonnelles et sociales, aux
transactions (mu'âmalât).

La seconde sourate du Coran (« La Vache »), la plus longue, est en


réalité la première révélée à Médine. Elle est parcourue de
nombreuses références au contexte médinois, aux conflits, aux
hypocrites, aux prescriptions, etc. Comme si, de La Mecque à Médine,
la Révélation passait de l’exposé théorique et englobant des grands
principes à leur mise en pratique concrète, au gré des évolutions de la
communauté musulmane. Par ailleurs, les révélations de Médine
relatives aux situations socioculturelles et aux règles sont
progressives ; elles n’apportent pas de réformes, d’obligations
ou d’interdictions de façon unique et définitive. Car la réforme prend
en considération le temps, la psychologie collective, la culture ; et le
Coran, par une sorte de pédagogie divine, donne des orientations qu’il
convient de suivre, d’accompagner et de prolonger car tous les détails
pratiques n’y sont pas formulés.

Comprendre le Message

La compréhension du Message coranique nécessite donc un travail


conséquent des ulamâ savants, exégètes et juristes. En effet, le Texte
éternel est ancré dans une histoire bien particulière, et les principes,
dans ce qu’ils ont d’éternels et d’universels, ne peuvent être
appréhendés que par une mise en relation avec le contexte historique
où ils furent révélés. C’est donc bien à l’intelligence humaine d’établir
le sens des textes à la lumière d’un contexte et d’en extraire la
norme, son sens et son orientation. Voilà ce que les premiers juristes
(fuqahâ ’) se sont efforcés de faire, et les premiers commentaires du
Coran (tafsïr), ceux de Tabarî, Ibn Kathïr ou Qurtubï, par exemple,
établissent tous ce lien : pas de compréhension du Texte et de ses
principes sans connaissance de l’histoire et de la société qui reçoit la
Révélation. Ce qui ne saurait suffire néanmoins : car il importe
encore d’établir un lien entre les fondements et le cadre
théorique révélés à La Mecque et leur application concrète à
Médine. Cet exercice à double sens (déductivement, de la théorie à la
pratique, et inductivement, de la pratique à la théorie) permet non
seulement d’accéder aux règles pratiques du droit et de la
jurisprudence (fiqh), mais également de lui donner une cohérence,
d’établir, à la lumière du cadre théorique, un système ou, comme
l’exprime al-Shàtibï, savant et penseur musulman andalou du XIVe
siècle, une véritable philosophie du droit. Cette dernière offre un
cadre, établit des liens qui font sens entre les règles (ahkàm*) et
surtout permet de formuler les objectifs (maqâsid) qui sont la raison
d’être du système entier.

Enfin, il incombe aux savants de déterminer, à partir des différentes


révélations sur un sujet donné et de leur succession dans le temps,
l’orientation que la Révélation suggère et à laquelle les Hommes
doivent s’efforcer de rester fidèles. Le Coran, nous l’avons dit, ne
donne pas toutes les précisions. Dieu, d’après la tradition
prophétique, « s’est tu sur certaines choses [certains sujets] par
miséricorde envers vous [et] non par oubli 16 ». Ce silence est une
bénédiction, au sens où les choses ne sont pas fixes une fois pour
toutes et exigent de l’intelligence humaine un travail d’analyse et de
traduction concrète rigoureux, réaliste, progressif, sage et pondéré.

La guerre

De nombreux orientalistes ont affirmé, au sujet de la guerre en islam,


que le Prophète, pacifique à La Mecque, se transforma en chef de
guerre à Médine. Analyse sommaire, qui ne tient pas compte de
l’aspect complémentaire des révélations de ces deux périodes. Durant
la période mec-quoise, en effet, le Prophète reçoit le principe
fondateur qui sera le cadre et l’objectif de la Révélation : éviter le
conflit et la guerre, chercher par tous les moyens la conciliation et la
préservation de la paix. Aussi les premiers fidèles ne répondaient-ils
pas aux attaques des gens de Quraysh, ils restaient passifs face à la
stigmatisation, aux persécutions, aux tortures et jusqu’aux
assassinats. Quand Yasser et son épouse Sumayyah sont torturés, le
Prophète leur confie : « Soyez persévérants, ô famille de Yasser, votre
rendez-vous est au Paradis. » Ils seront finalement mis à mort sans
que les musulmans réagissent. Résistance passive qui durera
plus d’une dizaine d’années, jusqu’au moment où la
persécution devient intenable. En ce sens, l’Hégire est une réponse
par défaut à la répression : au lieu de répliquer, les musulmans se
réfugient à Médine pour survivre.

Après l’Hégire, les gens de Quraysh n’en continuent pas moins à


persécuter et à torturer les musulmans restés à La Mecque. Quant à
ceux qui sont partis à Médine, ils voient leurs biens spoliés et
subissent l’agression de leurs alliés. C’est dans ces circonstances
qu’est révélé le verset permettant la légitime défense : « Autorisation
est donnée de se défendre à ceux qui sont attaqués car ils ont été
opprimés et Dieu a le pouvoir de les secourir17. » Dernier recours pour
les musulmans qui ont tout essayé, de la résistance passive à l’exil. Il
en va de l’extermination ou de la survie de la nouvelle communauté de
foi. Si la préservation de la paix demeure le cadre théorique, elle
suppose parfois, dans la pratique, de se défendre légitimement contre
la persécution et l’oppression.

Telle sera la règle tout au long de la période médi-noise ; jamais le


Prophète ne déclenche l’offensive, il ne fait que répondre aux
agressions des Quraysh et de leurs alliés ou à ceux qui trahissent les
pactes et s’en prennent aux musulmans. Muhammad n’est pas le chef
militaire que certains orientalistes ont décrit : au contraire, il
donne priorité à la paix, à la conciliation et à la trêve. Durant toutes
ces années, il applique la légitime défense face à l’acharnement de
ceux qui, malgré son choix de l’exil pacifique, n’ont pas renoncé à
l’éliminer et à exterminer les musulmans. La Révélation en a fixé le
principe : la paix est première et la non-violence doit être préférée
à tout autre choix. Si néanmoins l’oppresseur ne renonce pas, alors la
résistance est légitime, jusqu’à cessation de l’agression et retour à la
paix, ainsi que le confirment de nombreuses révélations médinoises.
Quant aux moyens de la résistance, ils sont dictés par ceux de
l’oppression : « Et si vous devez exercer des représailles, exercez-les
à la mesure de l’attaque subie, mais si vous patientez, cela est certes
meilleur pour ceux qui sont endurants 18 [savent se maîtriser]. »
Quand enfin l’oppresseur fait le choix de la paix, il convient de mettre
un terme à la violence : « Et s’ils [les oppresseurs] penchent vers
[font le choix de] la paix, alors penche vers elle [fais de même] et
place ta confiance en Dieu19 20. » On retrouve donc, dans la pratique
du Prophète à Médine, le cadre théorique général stipulé à La Mecque.

L’alcool, l’intérêt et l’esclavage

Durant la période médinoise, obligations et interdits n’ont pas tous


été révélés en une fois. Le Coran, tel qu’il est agencé, ne coïncide pas
avec l’ordre chronologique des versets, qu’il faut pourtant rétablir pour
identifier les prescriptions et leur sens, chaque étape permettant
d’en mieux comprendre l’objectif.

L’exemple de l’alcool, à cet égard, est révélateur. Le premier verset


révélé ne l’interdit pas formellement, mais invite à prendre conscience
de ses méfaits : « Ils t’interrogent au sujet du vin [des boissons
alcoolisées] et des jeux de hasard. Dis : “Il y a en eux de grands
maux et des bienfaits pour les gens, mais leurs maux l’emportent sur
leurs bienfaits.”’ »

Précisant les effets néfastes de la boisson, la seconde révélation


stipule : « O vous qui avez la foi, ne vous approchez pas de [ne faites
pas] la prière tant que vous êtres ivres, jusqu’à ce que vous sachiez
ce que vous dites 21 [que vous ayez retrouvé vos esprits]. »

Enfin vient l’interdiction : « O vous qui avez la foi, le vin [les boissons
alcoolisées], les jeux de hasard, les idoles [de pierre] et les flèches
divinatoires sont des impuretés [maux] produits par le diable, fuyez-
les [mettez un terme à leur usage], peut-être obtiendrez-vous le
salut 22. »

Ces trois révélations, selon les traditionnistes, ont été transmises sur
une période de sept à neuf ans. L’alcool faisant partie des pratiques
culturelles, il s’agissait de faire prendre conscience aux premiers
musulmans du sens de l’interdiction et de les amener progressivement
à l’abstinence.

Le même principe évolutif inspire les quatre révélations relatives à


l’argent, dont la prescription ultime formule l’interdiction de l’intérêt et
de l’usure. Le Livre révélé, au-delà du temps, s’inscrit néanmoins dans
le temps, dans un contexte donné, et accompagne très concrètement
les croyants dans la réforme de leur comportement. Les versets ne
prennent donc pas seulement le sens de leur formulation
sémantique, mais aussi de leur inscription dans une séquence
historique signifiante, orientée vers un objectif. Il revient aux
ulama de mettre en évidence la direction indiquée par les révélations
successives.

Cette même logique préside, dans le Coran, au sujet de l’esclavage,


dont la pratique, antérieure à l'islam, était de norme dans les sociétés
arabes. Les premières révélations partent d’une réalité - l’esclavage
comme fait de société - et, étape après étape, orientent les croyants
vers une exigence : puisque chaque musulman doit être une personne
libre de ses choix, chaque Homme doit l’être de la même
façon. D’abord est défini le cadre théorique général, qui est un
appel aux consciences libres d’accepter ou non la foi ; c’est en ce sens
que les premiers musulmans affranchissaient systématiquement ceux
des esclaves qui s’étaient convertis. Puis les premières prescriptions,
notamment celles liées à l’expiation des fautes, invitent les
musulmans à affranchir des esclaves. L’orientation générale de la
Révélation exprime clairement l’exigence de mettre un terme à cette
pratique étape par étape, pour permettre aux affranchis de trouver
une place dans le corps social, et non pas de se trouver libres
mais marginalisés et démunis.

La philosophie du droit musulman est tout entière dans cette


méthodologie qui prend en compte le réel et invite à le transformer
dans le temps, avec un objectif défini. S’agissant de l’esclavage,
l’orientation de la pédagogie coranique est d’y mettre un terme. Ici, la
séquence historique est plus longue que pour la question de l’alcool,
car le but recherché suppose une transformation sociale d’importance ;
mais l’orientation des sources scripturaires, comme l’ont relevé
de nombreux savants, indique l’impératif de mettre un terme à
l’esclavage. L’objectif visé est une réforme progressive vers l’abolition
- sachant que les abolitions mal préparées se sont bien souvent
retournées contre ceux quelles étaient censées libérer. Le Messager
avait affirmé qu’il serait l’adversaire, le jour du Jugement dernier, de
trois personnes dont l’une d’elles était « un homme qui a vendu une
personne libre23 [qui l’a rendue esclave] ». C’est aussi ce qu’indique
le propos tranché du deuxième calife de l'islam, dans sa critique
des pratiques arabes : « Allez-vous faire des hommes des
esclaves, alors que leurs mères les ont enfantés libres ? »
L îjtihàd

Sur certaines questions pratiques, cependant, les textes restent


muets. Il arrive qu’un principe général soit énoncé, sans que tous les
détails soient donnés par le Coran.

Ainsi, une tradition prophétique rapporte que le Prophète avait


mandaté un de ses compagnons, Muâdh ibn Jabal, comme juge au
Yémen. Il lui demande :

« Au moyen de quoi jugeras-tu ?

— Au moyen du Livre de Dieu, répond Mu âdh.

— Et si tu ne trouves rien dans le Livre de Dieu ?

— Je jugerai selon la tradition [Sunnab] du Messager de Dieu,


poursuit Muàdh.

— Et si tu ne trouves rien dans la tradition du Messager ?

— Je ne manquerai pas de faire un effort [ajtahidu] pour dégager


une opinion, ajoute Muàdh avec confiance.

— Louange à Dieu qui a guidé le messager de Son Messager au


point de satisfaire le Messager de Dieu24 », conclut le Prophète,
satisfait de cette réponse.

Ainsi donc, du vivant du Prophète, en Arabie même, il pouvait se


trouver que le Coran n’apporte pas de réponse immédiate à des
situations inédites ; au juge alors, entre silence des textes et
spécificité du contexte, d’exercer son arbitrage et de trouver une
réponse appropriée.

Cet exercice intellectuel, en droit musulman, s’appelle l'ijtihâd. Il


s’établit sur le principe de compréhension des Textes en fonction de
leur orientation et de leur objectif. Mais s’il n’existe pas de texte clair
et/ou spécifique sur le sujet en question ? Dans cette situation, il
appartient au savant ifaqih, juriste) de revenir à la source scripturaire,
à la recherche d’un cas similaire cité dans le Coran (raisonnement par
analogie : qiyàs*), ou bien de réfléchir à partir du Message global en
tenant compte de l’orientation de son cadre éthique et légal, afin de
produire un avis juridique (fatwâ) circonstancié. Notons au passage
que cet avis n’est jamais contraignant, à l’inverse des règles - ahkâm
- tirées directement des sources. L'ijtihâd, en droit, est donc
cet effort, individuel ou collectif, des juristes pour produire un avis
légal spécifique, créatif, nouveau et respectueux du sens global du
Message, de ses fondements et fidèle aux objectifs éthiques dudit
Message. En cela, cet exercice exige des savants un usage rigoureux
de leur raison comme prolongement, dans l’histoire humaine, des
exigences de la Révélation, aux fins d’appréhender les nouvelles
questions sociales, scientifiques, technologiques ou autres. L’éternité
des textes passe par l’exercice temporel de l'ijtihâd. Pas de Révélation
sans raison.

Au cœur de l’histoire humaine, l’ijtihâd n’est pas seulement juridique.


Le double objectif du Message coranique est de rester fidèle aux
principes énoncés par le Coran, mais également de changer le monde,
pour le meilleur. De fait, V ijtihâd nécessite la compréhension des
sociétés et des savoirs, suppose l’impératif des réformes et leur
prioritaire application. Cet effort de réflexion sur le réel est un
exercice rationnel, lié au statut de l’Homme dans l’univers caractérisé
par sa liberté et sa connaissance. La Révélation vient à l’Homme finie
quant à l’énoncé des grands principes légaux et éthiques. À lui, au
moyen de sa raison, d’opérer un double effort intellectuel, un double
ijtihâd : d’une part, sur les Textes (quand ceux-ci offrent une latitude
d’interprétation) ou sans texte (mais en tenant compte de
l’orientation éthique du Message) ; d’autre part, sur le réel, avec pour
objectif la transformation du monde, pour le meilleur. Vijtihâd,
exercice de la rationalité humaine autonome, se situe exactement à
ce point critique qui exige le respect des principes éternels et
l’impératif éthique de rendre meilleur le monde temporel.

1 Voir notre Muhammad, vie du Prophète, l’ensemble du chapitre


1, Presses du Châtelet, 2006 ; Archipoche, 2008. Tous les
événements relatés dans la présente section sont référencés de
façon détaillée dans cette biographie.

2 Coran : sourate 2, verset 144.

3 Construite, selon la tradition musulmane, par Abraham, la Ka'bah a


la forme d’un cube vide, purifié de toutes idoles et représentations.
4 Coran : sourate 5, verset 3.

5 Ibn Hishâm, Al-Sïrah al-Nabawiyyah, Beyrouth, vol. 6, p. 75-76.

6 Coran : sourate 3, verset 144.

7 Coran : sourate 2, verset 281.

8 Coran : sourate 41, verset 53.

9 Coran : sourate 13, verset 28.

10 .2. Coran : sourate 3, verset 190.

11 Coran : sourate 22, verset 46.

12 Coran : sourate 76, versets 8-9.

13 Qui peut avoir les deux sens d'aimer les pauvres et d’être aimé
par les pauvres.

14 Hadïth qudsï authentique rapporté par Abu Hurayrath.

15 Coran : sourate 3, verset 31.

16 Hadîth hassan (« bon ») rapporté par al-Dâraqutnï.

17 Coran : sourate 22, verset 39.

18 Coran : sourate 16, verset 126.

19 Coran : sourate 8, verset 61.

20 Coran : sourate 2, verset 219.

21 Coran : sourate 4, verset 43.

22 Coran : sourate 5, verset 90.

23 Hadith rapporté par al-Bukhârî.

24 Hadïth rapporté par At-Tirmidhï et Abü Dàwud (considéré


néanmoins par certains savants comme faible, mais dont la substance
est conforme aux enseignements islamiques).
Après la mort du Prophète

Après que le Messager a quitté ce monde, une des questions cruciales


qui se pose est celle, bien entendu, de sa succession. Aucune
tradition prophétique unanimement reconnue ne permet de trancher
cette question. Et, très vite, les tensions apparaissent entre camps
opposés. .

Succession : sunnites et chiites

Deux tendances voient le jour. Un premier camp, majoritaire - et qui


va l’emporter —, estime que, le Prophète n’ayant laissé aucune
indication quant à sa succession, n’ayant de surcroît aucun fils par la
volonté de Dieu, son successeur - un calife - doit être désigné par la
communauté en raison de son statut, de son intégrité et de sa
compétence. Sa préférence, presque naturellement, va à l’ami fidèle
du Prophète, Abu Bakr al-Siddïq, d’ailleurs choisi par Muhammad
pour diriger la prière au cours de son ultime maladie. C’est le camp
des sunnites, qui affirment suivre la Sunnah (voie, tradition) du
Prophète et s’en tenir strictement à ce qu’il a dit, fait ou approuvé.

L’autre camp pense que la succession doit revenir à un parent de


Muhammad, en l’occurrence son cousin et gendre Ali, un des premiers
convertis à l'islam, qui doit naturellement devenir Ximàm (guide,
leader religieux) des musulmans. Des traditions prophétiques sont
invoquées, qui confirmeraient ce choix : « Je suis la cité du savoir, Alï
en est la porte. Celui qui veut le savoir, ainsi que la sagesse,
qu’il passe donc par la porte. » Cette tradition, considérée
comme inauthentique par les sunnites, fait partie d’une série
de textes auxquels se réfèrent les « partisans de Ali », comme ils
furent d’abord appelés, pour confirmer que Ali était le successeur
légitime. On finira par appeler « chiites » les partisans qui ont pris fait
et cause pour Alî - et donc pour ses enfants, al-Hassan et al-Hussayn.

On le voit, le différend entre sunnites et chiites est d’abord politique ;


mais, très vite, il se traduit en termes religieux et théologico-
philosophiques. Le calife élu ou coopté par la communauté des
croyants reçoit sa légitimité par le bas, tandis que Ximâm reçoit son
statut religieux de sa filiation, donc par le haut, au gré d’une double
prise en compte des liens du sang et du savoir. D’où l’absence de
clergé ou de hiérarchie formelle chez les sunnites, alors que les
chiites établiront une structure d’autorité très spécifique autour
des différents imàms (douze ou sept 1) qui jalonnent les débuts de
l’histoire de l'islam. Pour les chiites, les imàms, descendants de Alï,
sont réputés infaillibles ; ayant accès au sens caché et secret du
Coran (bâtin*), ils jouent un rôle d’enseignants et de guides entre les
Hommes, d’une part, et le Prophète et le Coran, d’autre part, quant au
dernier imam, il ne serait pas mort, mais aurait subi une occultation
par laquelle il reste présent, en dépit de son absence physique.

Au-delà donc de la dispute successorale, deux traditions religieuses


s’établissent, qui présentent de nombreuses divergences quant à la
catégorisation et à l’interprétation des sources scripturaires, au statut
des Textes, à l’autorité religieuse, au rôle de la raison, à la liberté,
aux latitudes d’élaboration en matière de législation, etc.

Quoi qu’il en soit, c’est bien Abu Bakr qui est désigné pour succéder
au Prophète. Calife pendant deux ans (632-634), il propose que TJmar
ibn al-Khattàb lui succède à son tour. Ce dernier régnera dix ans (634-
644), avant d’être assassiné. Il laisse la place à ‘Uthmàn ibn Affân
(644-656), assassiné à son tour. Vient ensuite le règne de Ali, qui
ne débute pas sans troubles, certains - notamment la veuve
du Prophète, À ishah -, exigeant de lui qu’il punisse les meurtriers de
Uthmàn. Un autre front remet également en cause sa légitimité, avec
à sa tête Mu âwiyyah, qui déclenchera la bataille de Siffïn en 658. Ce
dernier exige un arbitrage, que finit par accepter Ali. Sa décision
provoque la révolte des khàrijites, qui jusque-là le soutenaient. Ali
devra intervenir durement pour mettre un terme à leur sécession. Sous
son règne, les ibàdites prennent également leurs distances ; refusant
la violence, ils iront s’installer à Oman, où ils vivent encore
majoritairement de nos jours, de même qu’à Zanzibar, ancienne
colonie omanaise.

À la mort de Ali (661), les tensions sont donc vives. Son fils al-Hassan
lui succède, mais reconnaît conditionnellement l’autorité de
Muâwiyyah, qui fonde l’Empire umayyade. Lorsque al-Hassan meurt en
670, son frère al-Hussayn rompt avec les Umayyades ; parvenu au
pouvoir, Yazïd Ier le fera assassiner à Kerbala en 680. Cet épisode
tragique marque la naissance historique de la tradition chiite, qui s’y
réfère comme à un acte quasi fondateur.

Aujourd’hui, les sunnites représentent environ 85 % des musulmans à


travers le monde, et les chiites 14 %. Ces derniers sont majoritaires
en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan, au Liban et à Bahreïn. Quant aux
ibàdites, ils comptent pour 1 %, à Oman et Zanzibar essentiellement.

L’expansion

Après la mort du Prophète, plusieurs tribus du Sud ont tenté de se


rebeller, certaines refusant de payer la zakât (l’impôt social
purificateur), qui est l’un des piliers de l'islam. Pour rétablir l’ordre,
Abü Bakr a dû faire intervenir son armée. En 632, la péninsule
Arabique est donc sous le contrôle de l’autorité musulmane, dont
l’expansion ne cessera plus. Entre 632 et 656, sous le règne des trois
premiers califes, les territoires soumis englobent l’Arabie, la
Palestine, la Syrie, l’Égypte, la Libye, la Mésopotamie et une partie de
l’Arménie et de la Perse. Après l’assassinat du troisième calife,
‘Uthmàn, malgré les rivalités internes et le schisme entre sunnites et
chiites, l’expansion fulgurante se poursuit. Plusieurs facteurs
l’expliquent : les tensions et divisions entre anciens empires voisins,
gangrenés par les querelles intestines, la corruption et une gestion
souvent autoritaire et intolérante du pouvoir, font que les conquérants
musulmans sont très souvent accueillis en libérateurs. La vigueur de
leurs armées, la simplicité des règles qu’ils imposent aux
nouveaux territoires (paiement de taxes en échange d’une
protection militaire, sans obligation de changer de religion) ont
raison des résistances des grands empires fragilisés, notamment
à leur périphérie.

Après la mort de Alï, quatrième calife, Muâwiyyah assoit son autorité.


Il fonde la dynastie des Umayyades (661), qui tient son nom du
grand-oncle du Prophète, et installe le nouveau pouvoir à Damas - et
non plus à Küfâ, où s’était établi Ali. L’expansion s’accélère encore et,
en moins de soixante ans, le territoire du nouvel Empire musulman
s’étend de l’Inde (Indus) à la péninsule Ibérique. Les conquêtes sont
d’abord terrestres, mais, dès la première moitié du vme siècle, les
musulmans se pourvoient d’une flotte et, très vite, deviennent une
puissance maritime. C’est ainsi que, de l’Europe du Sud à l’Inde, ils
contrôlent bientôt de nouveaux territoires et leurs accès par mer,
assurant aussi la surveillance des mouvements sur une grande partie
de l’Afrique, de la Méditerranée et de l’Asie centrale.

Cette formidable expansion, au cours du Ier siècle de l’histoire


musulmane, est stoppée, à l’ouest, par la résistance des Francs
(Poitiers, 732) et, à Constantinople, par l’Empire byzantin qui parvient
à protéger sa capitale après plusieurs sièges (678, puis 718). A
l’intérieur de l’Empire musulman, la vitesse de l’expansion est
inversement proportionnelle à la solidité de l’administration des
nouveaux territoires. Si les forces conquérantes font preuve de
souplesse sur les plans religieux et culturel, elles doivent s’appuyer
sur des fonctionnaires et des institutions qu elles maîtrisent mal et
qui ne leur sont pas toujours acquis. Les antagonismes entre
les peuples, les cultures et les ethnies, les privilèges octroyés
à certains et la garantie parfois défaillante de l’égalité et de la justice
sociales affaiblissent le nouvel empire de l’intérieur. En 746, une
nouvelle coalition s’organise et conteste le pouvoir des Umayyades,
renversés en 750 par les Abbassides.

Umayyades, Abbassides et Ottomans

Les Umayyades, dont la dynastie, fondée en 661, résulte de la


première fitnah* majeure (trouble, crise, division, conflit ou rivalités
internes), régnent pendant un siècle, jusqu’en 750. Cette période se
caractérise par l’expansion fulgurante de Vislam, mais aussi par les
guerres intestines qui, peu à peu, la minent et provoqueront sa chute.

La seconde fitnah survient très vite, à la mort de Mu âwiyyah qui,


ayant choisi de transmettre le pouvoir à son fils, impose donc le
principe de succession héréditaire. Certains compagnons s’y opposent,
dont al-Hussayn, qui sera tué en 680. Cette nouvelle organisation
politique ne correspond pas au choix initial des sunnites, hostiles au
critère du sang pour la succession du Prophète. Elle aura un impact
important sur l’évolution de la pensée juridique et politique des
traditions sunnite et chiite. Il reste que, malgré ces dissensions, la
florissante dynastie des Umayyades s’impose comme une puissance
commerciale, intellectuelle et culturelle, qui intègre des héritages
diversifiés en préservant leur droit d’être et de se développer.

Lorsque les Abbassides ravissent le pouvoir, ils tuent une grande


partie des dignitaires umayyades ; certains parviennent à s’échapper,
à l’instar de Abd al-Rahmàn. Refusant de reconnaître l’autorité des
Abbassides, celui-ci établit, en 756, l’émirat de Cordoue (en Espagne)
qui prolonge la dynastie des Umayyades. Ce pouvoir isolé et
indépendant survivra jusqu’en 1009.
La dynastie des Abbassides, née en 750, s’installe pour plus de cinq
cents ans, avec Bagdad pour capitale. Durant les premiers siècles,
quoique traversé par de nombreux conflits intérieurs, leur Empire reste
puissant et florissant. C’est au cours de cette période que la pensée
islamique s’élabore sur presque tous les plans : sciences religieuses,
droit, théologie-philosophie ( ilm al-kalâni), philosophie de tradition
grecque (al-falsafah), sciences expérimentales, agriculture,
architecture, arts, etc. Le règne du fameux Harün al-Rashïd (786-
809), notamment, se signale par son effervescence intellectuelle, qui
se poursuivra plusieurs décennies durant. Cette vigueur intellectuelle,
culturelle et scientifique, les Abbassides parviennent à la préserver
jusqu’à la fin de leur règne, malgré les troubles politiques et les
menaces extérieures. Penseurs, savants et artistes contribuent à
développer les connaissances et les arts, raison pour laquelle cette
période est souvent appelée « Age d’or » de l'islam.

Mais l’agitation politique est incessante. En 1050, les Seldjoukides,


sunnites depuis le xe siècle, s’emparent de Bagdad et assoient le
caractère sunnite du califat abbas-side, qu’ils libèrent des Bouyides
chiites. Deux siècles plus tard, en 1258, l’invasion mongole met un
terme à la dynastie des Abbassides, dont les chefs sont presque
tous exécutés, emprisonnés ou réduits à l’esclavage. Les responsables
de l’armée, établie par le pouvoir abbasside et constituée de soldats
étrangers connus sous le nom de Mamluks, échappent à la répression.
Ces derniers s’installent en Egypte et y prennent le pouvoir,
prolongeant ainsi localement le pouvoir abbasside.

Pour autant, les troubles internes, les conflits et les guerres ne


cessent pas. L’Empire ottoman, fondé en 1299 sur les mines du
sultanat des Seldjoukides, commence son expansion vers l’Europe
orientale. La prise de Constantinople, en 1453, marque la fin de
l’Empire byzantin. Peu à peu, le pouvoir ottoman étend son autorité
sur la majorité des sociétés majoritairement musulmanes du Moyen-
Orient. En 1517, Sélim Ier conquiert l’Egypte et met fin au règne des
Mamluks abbassides. Les dirigeants ottomans usent désormais du
titre de « califes », confirmant leur autorité sur l’ensemble des
musulmans. Le règne de Süleyman le Magnifique (1520-1566) est
caractérisé par une large expansion territoriale et, à l’intérieur, par
d’importantes réformes sociales, juridiques, administratives et
institutionnelles, ainsi que par un foisonnement intellectuel
(littérature, poésie, peinture, etc.).
La suprématie de l’Empire ottoman est néanmoins contestée à son
tour. Dès le XVIIc siècle, les attaques se multiplient sur plusieurs
fronts. Au XVIIe siècle, les Russes, les Perses et les régions d’Europe
orientale résistent ou se rebellent. Les conflits internes se multiplient,
notamment avec l’armée des janissaires, et des régions entières sont
perdues. Au xix* siècle, l’Empire ottoman, qualifié d’« homme malade
de l’Europe » par le tsar Nicolas Ier de Russie, entre en
décomposition. De luttes intestines en guerres perdues, ce long déclin
s’achève par le démantèlement et la chute, aux lendemains de la
Première Guerre mondiale. Ayant choisi de s’allier à l’Entente
allemande, vaincue en 1918, l’Empire ottoman doit faire face, à
l’intérieur, à la rébellion des Arabes (1916-1918), encouragée par les
Britanniques. Politiquement renversé en 1922, le califat ottoman voit
son autorité spirituelle abolie en 1924.

Désormais, le modèle de l’Etat-nation sera la référence politique pour


tous les musulmans à travers le monde, même pour ceux, à l’instar
des panislamistes 2 3, qui appellent soit à l’unité nouvelle des
musulmans contre le colonialisme, soit à la réinstauration du califat,
soit aux deux dans un même élan.

Religion, philosophie, culture et civilisation

L’islam est d’abord une religion, avec son credo ( aqidah), ses
principes fondamentaux (usül), ses rituels ('ibadât), ses obligations
(wàjibât), ses interdits (muharramdf ) et son code moral (akhlâq). Les
premiers musulmans, en attestant de leur foi, adhèrent à ce cadre qui
établit une relation à Dieu et au Message du dernier des Prophètes.
C’est le sens même de l’attestation de foi (al-shahàdah) : « J’atteste
qu’il n’est de dieu que Dieu et que Muhammad est Son envoyé. »

Néanmoins, des références fondamentales se dégage également une


philosophie générale, une conception de la vie, de la mort et de
l’Homme. La shari'ah2 (la Voie qui mène à la Source, la Voie de la
fidélité) invite à une approche holistique qui, à partir de la relation de
l’Homme à Dieu, détermine une origine, des moyens et des fins : une
philosophie de vie. Cette religion et la philosophie qui en découle ont
toujours considéré positivement les cultures, au point, sur le plan
juridique, d’en faire une source secondaire du droit (usül al-fiqh). Tout
ce qui, dans une culture donnée, ne contredisait pas un principe, une
obligation ou un interdit était intégré au substrat religieux de la
culture en question. A telle enseigne qu’il reste difficile, aujourd’hui
encore, de distinguer le religieux du culturel.

Force est de constater que toutes les religions, au cours de l’Histoire,


se sont intégrées à des cultures qu’elles ont toujours influencées et
réformées. Il n’y a pas de religion sans culture, ni de culture sans
religion ; pour autant, la religion n’est pas la culture. Ainsi l'islâm, en
tant que religion, a considérablement influencé, voire façonné
les différentes cultures arabes, africaines et asiatiques à
travers l’Histoire. Sur le plan des références, de la terminologie, du
rapport au temps et à l’espace, des modes de vie, l’influence de
l'islam est si palpable que certains juifs, chrétiens ou athées de
culture arabe, africaine ou asiatique se sont aussi définis « de culture
musulmane », sans partager la foi des musulmans. S’il n’est pas une «
culture » à proprement parler, la prégnance de l'islâm sur les
cultures avec lesquelles il s’est marié en a fait une donnée culturelle
marquante.

Cependant, l’Islam est aussi une civilisation4 5. Laquelle, au cours de


l’Histoire, a servi de référence pour de grands Empires dont elle a
influencé le pouvoir politique et militaire, l’organisation sociale et
économique et, plus encore, la production artistique et culturelle. On
serait en peine de donner une définition unique de la civilisation3,
mais on s’accorde néanmoins à dire qu’elle se caractérise par un
ensemble de valeurs ou de traits communs de nature
intellectuelle, artistique, sociale, institutionnelle et même
économique. En ce sens, l’Islam est une civilisation dont on retrouve
les références et les traits marquants à travers les époques et les
cultures. La vie sociale, intellectuelle et artistique qui se développe à
l’époque des Umayyades fait écho à l’âge d’or abbasside, lequel
trouvera son pendant chez les Ottomans, mais aussi dans le génie
des cultures africaines, asiatiques et jusqu’à l’Andalousie européenne.

Dès l’origine, la civilisation islamique, avec ses éléments communs,


apparaît riche, foisonnante et diverse, du fait de ses multiples écoles
de pensée et surtout des innombrables cultures qui ont nourri
l’intelligence, l’imaginaire et la créativité des musulmans qui s’y
trouvaient enracinés. Aujourd’hui encore, en Occident, les
musulmans se sont enracinés, nourris tant par le corps commun
des principes islamiques que par la culture occidentale. Ils ont donné
naissance à l'islam occidental, lequel respecte les principes religieux
de l’islam (il n’y a en ce sens qu’un islam), mais s’inspire de la
civilisation occidentale et de ses cultures multiples pour s’exprimer et
se vivre. Au croisement de deux civilisations, ces Occidentaux
musulmans enrichissent tant l’Occident que l’Islam ; ils sont promis à
être les passerelles de la rencontre, du dialogue et de la fécondation
mutuelle. Les mêmes processus ont été et sont toujours à l’œuvre en
Chine, en Inde et plus largement en Afrique et en Asie.

Unité et diversité

L’unité de l'islam tient au fait que tous les musulmans, quelles que
soient leur tradition (sunnite, chiite, ibâdite), leur culture (arabe,
africaine, asiatique, occidentale), leur tendance (littéraliste,
traditionaliste, réformiste, mystique, etc.), sont d’accord sur les
principes fondamentaux (unicité de Dieu, sources scripturaires, credo)
et les pratiques rituelles (obligations et interdits essentiels). L’islam,
de ce point de vue, est un. Cela n’empêche pas que cette unité de
principes ait donné lieu à une diversité d’interprétations et
d’appartenances.

Très tôt, la succession du Prophète fit apparaître des divergences sur


des questions qui n’étaient pas strictement politiques ; en arrière-
fond, c’était déjà la compréhension d’un certain nombre de principes
islamiques qui différait. Quel rôle devait jouer la religion ? Qui avait
autorité sur la référence religieuse et/ou sur le pouvoir politique ?
Quelle place donner à la communauté des croyants ? Comment, enfin,
justifier telle ou telle position sur la base des sources scripturaires ?
Sunnites et chiites se sont très vite opposés sur ces questions (sans
parler des khàrijites et des ibâdites), mais la diversité ne s’arrête pas
à ce premier schisme. Chacune des deux grandes traditions, en effet,
a vu se multiplier les écoles de droit (avec des méthodologies
differentes) et de pensée (philosophique, théologico-philosophique,
mystique), mais aussi les tendances religieuses (littéraliste,
traditionaliste, réformiste, moderniste, etc.). On peut distinguer les
écoles (de droit et de pensée) qui établissent assez clairement
un cadre, une méthodologie, un champ d’investigation communs, d’une
part, des courants ou tendances, d’autre part, qui s’identifient par une
position commune vis-à-vis des textes ou de la raison sans que cela
suppose des méthodologies et des interprétations partagées, encore
moins des réponses sociopolitiques similaires.
Écoles de droit (madhhab)

Très tôt, les sunnites ont vu se développer des écoles de droit autour
de savants (‘ ulama ) et de juristes (Juqaha ) qui enseignaient à leurs
élèves des méthodes spécifiques d’extraction de règles à partir des
sources scripturaires. Les juristes en question étaient rarement
conscients (ou désireux) d’établir une école de droit. Au gré de
l’Histoire, on a pu compter jusqu’à dix-huit écoles de droit differentes
chez les sunnites, dont quatre seulement ont survécu (màliki, hanafî,
shâfiï et hanbalï).

De nos jours, une nouvelle école juridique, qui refuse les précédentes,
entend, sur les traces des premières générations (salaf ), revenir
directement au Coran et à la Sunnah. Ceux qui s’en réclament se
nomment eux-mêmes les salafi. Leurs divergences, essentiellement
d’ordre méthodologique, ont trait à la classification des sources et,
bien sûr, à l’interprétation de certains versets relatifs au culte (‘ ibadât
et mu àmalât) et aux prescriptions (ahkàm).

Le même phénomène existe chez les chiites, où deux niveaux peuvent


être distingués. Le premier de ces niveaux recouvre les écoles de droit
des duodécimains, des septimains (Ismaéliens), du zaydisme, de
l’alaouisme, de l’alévisme et du khaysanisme. Ces écoles sont parfois
divisées en courants distincts, mais seules diffèrent leurs
méthodologies. Ainsi les zaydites, nombreux au Yémen, sont très
proches des écoles de droit sunnites, au point que certains savants
les considèrent comme une cinquième école sunnite. Les
duodécimains, qui représentent aujourd’hui la majorité des chiites, ne
sont pas unifiés ; et si le ja farisme est devenue l’école officielle
en Iran depuis la révolution de 1979, d’autres écoles encore se
distinguent par la méthodologie et l’interprétation des textes. Trois
courants different sur le statut du texte et de la raison : les Akhbàrï,
considérés comme les plus traditionalistes, privilégient le texte ; les
Usülï reconnaissent le bien-fondé de la raison ; les Shaykhites, enfin,
désireux de revenir aux sources scripturaires, représentent une
tendance plus littéraliste. Le même phénomène divise le droit
des septimains en différentes écoles (nizârites, druzes, musta-liens)
qui n’usent pas des mêmes critères d’interprétation et ont développé
des compréhensions différentes de l’autorité (des textes ou des
savants).
Les traditions et écoles de droit dans le monde musulman

Écoles de pensée

Non seulement les différentes traditions ont vu se multiplier les


écoles de droit, mais des écoles de pensée apparaissent, tant chez
les sunnites que chez les chiites, qui auront un impact considérable
sur l’évolution de la pensée musulmane en général.

Alors que les juristes considèrent le Coran et les traditions du


Prophète comme les sources ultimes du droit, des penseurs, en
amont, se concentrent sur d’autres questions : quel est le statut du
Coran ? Et celui de la foi, de la raison, de la liberté, du libre-arbitre ?
De grands débats se développent essentiellement à partir de la «
science de la parole » (' ilm al-kalâm ou usül al-dïn, fondements de la
religion), qui recouvre la théologie et la philosophie. Les théologiens-
philosophes (mutakallimün) vont se diviser sur le statut du Coran et
celui de la raison. Trois courants apparaissent: les rationalistes (mu
tazilah), les partisans de la référence ultime aux textes (ash‘ art) et
les tenants d’une pensée intermédiaire (matürïdî). Ces débats sont
restés d’actualité.

Ces théologiens-philosophes se distinguent encore des philosophes


(falàsifah), très influencés par la pensée grecque. D’al-Kindï à al-
Fàràbï et d’Avicenne à Averroès, ils produisent des pensées nourries
par l’apport aristotélicien et néoplatonicien tout en se référant à
l'islam.

Les écoles mystiques (tasawwuf ou süfi) se développent également


très tôt, sous l’impulsion de figures telles que Hassan al-Basri ou Ràbi
a al- Adawiyyah, au VIIIe siècle. D’innombrables cercles (turuq) vont
se répandre à travers le monde, jusqu’à nos jours, avec leurs maîtres
spirituels de référence, leurs spécificités, leurs méthodes
d’initiation, etc. Les süfi ont développé des écoles de pensée, mais
sont aussi, nous le verrons, un courant très large.

Ces écoles de pensée ne sont pas spécifiquement sunnites ou chiites,


mais transversales. Chacune, bien sûr, insiste sur l’un ou l’autre des
traits caractéristiques à une tradition ou à une école de droit. Les
débats qu elles vont susciter touchent à des questions philosophiques
et théologico-philosophiques relatives à la liberté, à l’autonomie et à
la responsabilité ; avec la mystique, c’est la question même de la
finalité ultime du Message qui est posée, puisque l’essentiel est ici la
réforme, la purification et la libération de soi. Toutes les
traditions musulmanes ont été traversées et vivent encore ces
débats profonds, critiques et parfois intenses.

Courants et tendances

Reste un autre niveau de diversité qui permet, chez les sunnites


comme chez les chiites, de mieux comprendre les attitudes des uns et
des autres vis-à-vis des Textes et des situations historiques.

Classer les musulmans en « modérés » et en « fondamentalistes » est


non seulement simpliste, mais faux sur le plan scientifique. Pour
mieux comprendre la diversité des courants, il convient d’observer leur
rapport aux Textes et, par là même, à la raison humaine. On
dénombre ainsi, chez les sunnites comme les chiites, pas moins de
cinq grandes tendances : 1) les littéralistes, qui lisent les sources
sans mise en perspective historique et offrent peu de place à la raison
; 2) les traditionalistes, qui suivent une école de droit et estiment que
l’essentiel à été dit par les anciens savants ; 3) les réformistes, qui
se réfèrent aux textes et estiment que les musulmans doivent
réformer leur compréhension par l’usage de la raison, de l'ijtihàd et
des sciences ; 4) les rationalistes, qui affirment que la raison doit
l’emporter sur l’autorité des textes et développent une pensée plus
sécularisée ; 5) enfin,les mystiques, qui ajoutent à la lecture par
l’intelligence celle du cœur et s’intéressent au sens caché destiné à
permettre la purification et la libération du soi.

Ces tendances ne sont pas exhaustives et ne rendent pas compte de


tous les positionnements possibles. Il reste que ces cinq courants
couvrent l’essentiel des cadres d’interprétation des Textes, mais aussi
de la réalité. Ils ont une influence déterminante, en aval, sur
d’éventuelles positions politiques, mais il faut se garder des
rapprochements hâtifs et des assimilations non fondées. L’histoire des
religions en général, celle de Vislam en particulier, a montré que
l’attitude religieuse vis-à-vis des Textes ne préjuge pas toujours de
l’attitude politique vis-à-vis des Hommes, et que l’on peut être ici un
libéral et là un autocrate. C’est ainsi que l’on peut être libéral ou
mystique en matière religieuse et soutenir des régimes politiques
dictatoriaux et répressifs. A l’opposé, quoique plus rarement, on peut
être littéraliste ou traditionaliste et défendre des régimes
démocratiques. Aussi ne faut-il pas confondre positionnement
politique et positionnement religieux. L’équation n’est pas si simple.

Formation des sciences islamiques

Dès le VIIIe siècle, des écoles de droit et de jurisprudence (fiqh)


voient le jour, qui vont constituer la première science dite islamique (
ulüm islamiyyah). Ja far al-Sàdiq (mort en 765), considéré comme le
sixième imàm dans la tradition chiite, est également reconnu comme
un grand savant par les sunnites. Il fut, dans les faits, le maître
d’Abü Hanïfa (767) et de Màlik ibn Anas (795), à partir desquels deux
écoles de droit sunnites sont créées : les écoles shàfi'I et hanbalï, qui
ont également survécu jusqu’à nos jours. L’objet de cette science est
d’extraire du Coran et des traditions prophétiques le corpus des
principes fondamentaux (usül) et des règles (ahkâm) liés au credo
musulman ( aqïdah'), au culte ( ibàdàt) et plus largement aux affaires
sociales, aux transactions et aux relations interpersonnelles
(mu'âmalat'). Il s’agit également de produire des avis juridiques
ifatâwa), quand les Textes sont ouverts à plusieurs
interprétations (dhannî) du fait de leur formulation, du vocabulaire
utilisé ou des circonstances de leur énonciation, ou tout simplement
quand les sources scripturaires sont silencieuses.
Avec le temps, une science naîtra de la nécessité de réguler les
méthodes d’extraction de ces règles. Cette « science des fondements
du droit et de la jurisprudence » (ilm usül al-fiqh), comme son nom
l’indique, se place en amont du fiqh, quoique sa codification soit
postérieure, puisqu’elle est née d’une réaction des savants qui
voyaient se multiplier - voire se contredire - les avis juridiques dont
l’élaboration ne reposait sur aucune méthodologie claire. Les
chiites pensent que le premier savant à avoir établi cette science de
façon formelle fut Ja far al-Sàdiq, tandis que les sunnites l’attribuent
à l’imâm al-Shàfiï (820). Toujours est-il que le fiqh va devenir la
science-mère à laquelle la science des fondements (usül al-fiqh) sera
naturellement associée. Elle le reste jusqu’à ce jour, et l’autorité
religieuse des juristes ifuqahâ) est bien l’autorité de référence chez
les sunnites comme les chiites.

D’autres sciences se sont élaborées au cours de l’Histoire. Les deux


sciences du Coran ( ulüm al-Quran) et des traditions prophétiques (
ulüm al-hadith) se concentrent sur les deux sources scripturaires de
l'islam. La science du credo (‘ilm al-'aqïdah) s’intéresse aux six piliers
de la foi 6. Les savants théologiens-philosophes de ilm al-kalâm
(aussi nommé usül al-dïn) s’intéresseront bien sûr aux fondements

Typologie et classification des sciences islamiques

du credo ( aqidah), mais aussi aux questions philosophiques plus


larges (foi, raison, liberté, libre-arbitre, etc.). Une autre science
encore va s’intéresser aux comportements et plus largement à
l’éthique ( ilm al-akhlàq), même si l’on retrouve transversalement cet
intérêt et cette prise en compte de la morale dans le droit, la
jurisprudence ifiqh) et la théologie-philosophie (kaldm). C’est aussi le
cas d’une dernière science, appelée « science des cœurs » ( ilm al-
qulüb) et connue sous le nom de tasawwuf (soufisme), correspondant
à la mystique musulmane. Le tableau ci-contre donnera une idée plus
claire de la géographie des sciences islamiques.

Ces sciences islamiques se sont constituées sur la base de sources


scripturaires unanimement reconnues et, subséquemment, au gré des
besoins, des questionnements et des circonstances historiques. S’il
n’y a pas d’unanimité sur la légitimité de certaines sciences 7, une
unité et une cohérence existent entre ces divers champs, de sorte
que l’ensemble des domaines du savoir est couvert à partir des
textes.

Au cours de l’Histoire, néanmoins, cette catégorisation aura des effets


négatifs, la spécialisation provoquant une sorte de fragmentation des
savoirs. Les savants qui se spécialisent n’ont pas toujours une vue
globale des questions et des défis. Ce phénomène sera accentué par
le cloisonnement progressif par rapport aux autres sciences exactes,
expérimentales et humaines. Certes, la science des fondements ( ilm
usül al-fiqh) fait référence à la connaissance du monde
(cultures, époques, sciences, etc.), mais la spécialisation des juristes
et la complexification des connaissances ont creusé peu à peu un
fossé grandissant entre les savoirs.

Enfin, la hiérarchisation des sciences et la primauté du droit ont eu


pour conséquence une surdétermination de la règle et de la norme,
pas toujours associées au sens et aux finalités. Une sorte de
formalisme s’est développé, caractérisé par l’obsession de se protéger
des dangers de l’époque ou de s’y adapter sans pouvoir contribuer à la
transformation positive du monde8. C’est pourtant l’essence même
de la Révélation : croire en Dieu, c’est faire le choix du bien, du bon et
du beau. C’est donc se transformer soi et transformer le monde.

1
Les duodécimains dénombrent douze imàms de référence, réputés
infaillibles, tandis que les ismaéliens n’en reconnaissent que sept.
Ces deux tendances, cependant, sont d’accord sur la lignée
jusqu’au sixième imàm, Ja‘far al-Sàdiq.

Voir p. 231.

Voir chapitre 4, p. 151.

En français, on écrit « islam » avec une minuscule quand on réfère à


la religion et avec une majuscule (Islam) quand on parle de la
civilisation.

Voir notre ouvrage : L’Autre en nous. Pour une philosophie du


pluralisme, Presses du Châtelet, Paris, 2009, chapitre 13.

Voir chapitre 2, p. 101.

Les littéralistes (salafi), par exemple, rejettent le soufisme, considéré


comme une influence étrangère et dangereuse.

Voir à ce sujet notre ouvrage : La Réforme radicale. Éthique et


libération, Presses du Châtelet, 2009 ; Archipoche, 2015.
Chapitre 2

LES RÉFÉRENCES FONDAMENTALES

Avant même de présenter le sens de la foi en islam et les pratiques


rituelles des fidèles, il convient d’examiner quelques notions et
conceptions centrales, afin d’avoir une idée plus précise des
références fondamentales de cette religion. C’est à partir des sources
scripturaires que se constitue l’ensemble du système des valeurs
islamiques. La notion d’islàm, qui définit la religion elle-même, peut
être comprise de diverses façons, à différents niveaux. L’islàm
s’inscrit également dans la longue tradition des monothéismes, aussi
est-il instructif de connaître et de comprendre son rapport au
judaïsme et au christianisme. Cette approche dessinera une
conception de l’Homme singulière, avec une introduction au sens du
credo (‘aqïdah*) et de la pratique rituelle islamiques (ibadàt).

Les textes : le Coran et le Hadîth

L’islam considère le judaïsme et le christianisme comme des religions


qui s’appuient sur une Révélation. Leurs fidèles respectifs sont donc
appelés « gens du Livre’ » (ahl 1 al-kitâb*). Dans cette lignée
monothéiste, l'islam est lui-même une « religion du Livre », puisque
fondée sur le Coran (al-Qur’ân), que les musulmans considèrent
comme le dernier Message révélé aux Hommes par Dieu, après une
série de Révélations remontant aux premiers Prophètes et
comprenant, bien entendu, la Thora juive et l’Évangile chrétien1.

Le Coran

Le Coran est donc la parole de Dieu révélée en l’état, en « langue


arabe claire » selon la formule coranique2 3, à Muhammad, également
considéré comme le dernier Prophète et Messager4. La Révélation
s’étend sur une séquence historique de vingt-trois années (entre 610
et' 632) et les versets révélés sont relatifs soit à l’énoncé et au rappel
des valeurs et des principes moraux universels, soit aux récits des
prophéties antérieures, soit à la détermination des rituels (avec les
obligations et les interdits), soit enfin à des situations historiques
vécues par les premiers compagnons du Prophète à La Mecque, puis à
Médine.

Ainsi, si le Coran est la parole éternelle de Dieu, sa compréhension a


néanmoins toujours été liée à sa mise en perspective historique, pour
deux raisons : d’abord, parce qu’il fut révélé en de nombreuses
séquences, selon une chronologie dont on doit tenir compte pour
comprendre et déterminer les normes, les rituels et les obligations
; ensuite, parce qu’un grand nombre de versets ne
sont compréhensibles que si l’on sait les circonstances et/ou les
raisons de leur révélation (asbâb al-nuzül).

Ce travail sur le Coran, l’appréhension de son sens et de sa mise en


perspective temporelle, a donné lieu à une science indépendante et
fondamentale : les sciences du Coran ('ulüm al-Qur’ân). Ces sciences
abordent la morphologie, la sémantique, la chronologie et la relation
du Texte universel à l’historicité de sa révélation.

Lectures et recension du Coran

Contrairement aux idées reçues, la lecture et la compréhension du


Coran sont à plusieurs niveaux5. Sur le plan spirituel, les narrations
relatives aux Prophètes du passé, aux métaphores et aux
enseignements moraux sont accessibles à tous immédiatement.
Chaque fidèle peut s’y plonger, en méditer le sens et avoir accès à la
Révélation. Sur le plan des règles, du rituel, des obligations et
des interdits, les choses sont plus compliquées car le Coran, tel qu’il
se présente, ne suit pas l’ordre chronologique. Ses versets ont été
agencés dans un ordre thématique et singulier au cours des vingt-trois
années de la mission prophétique. Selon la tradition, en effet,
Muhammad recevait les révélations par l’intermédiaire de l’ange
Gabriel (le même Archange que l’on trouve dans les
monothéismes précédents) et les apprenait par cœur. L’ange lui
indiquait l’agencement des chapitres (ou sourates: 114 en tout) et des
versets (6 2366) et lui en faisait réciter la totalité une fois par année,
durant le mois du Ramadan7. La sourate 2 (al-Baqarah, « La Vache »),
qui vient après la sourate d’ouverture (al-Fàtihah*), fut en fait la
première révélée à Médine, près de treize ans après les
premières révélations mecquoises dont beaucoup se trouvent à la fin
du Coran. Son agencement ne permet donc pas de se faire une idée
immédiate de l’ordonnance et de la nature des prescriptions.

Pour accéder à ce niveau de lecture, il convient d’effectuer un travail


de mise en perspective historique, doublé d’une analyse linguistique
(sémantique et morphologique), aussi bien que juridique. Le commun
des musulmans n’ayant pas nécessairement les outils pour accéder à
ce niveau de compréhension et d’interprétation religieuses
et juridiques, ce sont les savants ( ‘ulama ) et juristes (fuqaha
) spécialisés qui ont établi des méthodes d’exégèse, d’analyse, de
catégorisation et de commentaire du Coran (tafsîr). Ils prennent en
compte la globalité du Message, la distinction entre les versets
révélés durant la période mecquoise (610-622) et ceux de la période
médinoise (622-632), l’évolution de la Révélation, les circonstances
historiques,

etc. Ils ont ainsi développé un corps de méthodes et de règles


permettant d’accéder à l’essence du Message du point de vue des
rituels, des règles et de l’éthique du comportement.

Le Coran est pour les musulmans la première source scripturaire. Le


texte auquel ils se réfèrent est le même que celui recensé et distribué
par le troisième calife, Uthmân ibn Affân (656), moins de vingt ans
après la mort du Prophète, sur la base de la compilation détenue
selon la tradition par Hafsa, fille du deuxième calife TJmar (qui régna
de 634 à 644), sous le règne du premier calife, Abü Bakr (632-634),
soit au lendemain même du décès du Messager. Dès l’origine, le Coran
a été appris par cœur, selon la tradition orale répandue chez les
Arabes. De nombreux Compagnons du Prophète avaient mémorisé le
Texte entièrement. Aujourd’hui, ce sont des centaines de milliers,
voire des millions de femmes et d’hommes qui sont capables de le
réciter de mémoire.

Hadïth (traditions prophétiques)

Au début de la Révélation, le Prophète avait exigé que l’on distinguât


bien la parole divine de sa parole humaine. Pendant des années, ses
compagnons se gardèrent de transcrire ses propos. Par la suite,
toujours par la voie orale, les traditions prophétiques furent
rapportées, transmises et compilées pour constituer la seconde source
de référence, indispensable par ailleurs pour comprendre et interpréter
certains passages du Coran. Cette deuxième source scripturaire,
parfois appelée Sunnah, est la compilation de ces traditions
prophétiques (hadïth, plur. ahâdïth), composées de témoignages sur
ce que le Prophète a dit, fait ou approuvé.

À la lecture du Coran, on sait par exemple que la prière rituelle est


une obligation quotidienne ; mais la façon de prier (la gestuelle, les
cycles) ne nous est transmise que par les traditions du Prophète,
lequel a affirmé : « Priez comme vous m’avez vu prier8. » C’est donc
sur la base des traditions prophétiques relatives à la prière que la
tradition a codifié le rituel en question.

Le travail sur les traditions prophétiques a également fait l’objet d’une


spécialisation. Ici, le défi est triple. Tout d’abord, au cours de
l’Histoire, de nombreuses traditions prophétiques ont été inventées ou
falsifiées à des fins personnelles ou collectives, politiques ou autres.
D’où la nécessité d’un travail d’authentification très astreignant, qui
constitue l’essence de la « science du Hadïth » ( ulùm al-hadïth). Il
s’agit de vérifier la validité de la chaîne de transmission (isnàd) des
différentes traditions, afin de les classer dans l’une des catégories
d’authenticité (il en existe plus de quarante, des plus certaines aux
plus douteuses et donc rejetées). D’autre part, les spécialistes du
Hadïth (al-muhaddithün*) s’intéressent également au contenu
des traditions (matn*), à leur analyse, à leur relation au Coran et aux
modalités de leur usage.

De ce double travail (vérification de la chaîne de transmission, analyse


du contenu) ont résulté d’importantes disparités de recension, de
classification et de validation (ou d’invalidation) de certaines
traditions. Chez les sunnites, six recensions sont considérées comme
regroupant les traditions les plus authentiques, au lieu de quatre
chez les chiites. A partir de ces recensions mêmes, les interprétations
sont multiples, voire contradictoires sur certaines questions précises
et/ou secondaires, donnant lieu à autant d’avis divergents.

Relation Coran-Hadïth

L’autre défi de la science du Hadïth tient au statut des traditions


prophétiques face au Coran, lequel reste le plus souvent général dans
l’expression des prescriptions. Dans ce domaine, ce sont les traditions
qui parfois précisent et complètent la révélation coranique. Il reste
que la littéralité de la lecture des traditions prophétiques, la non-
prise en compte de leur historicité et de l’essence humaine de leur
expression (dans certaines circonstances) ont parfois mené à une
lecture très réductrice, voire tronquée du Coran. Ainsi, certains
principes coraniques généraux sont compris à travers le prisme de
traditions - dont le degré d’authenticité ou le sens littéral ou figuré
peuvent être sujets à débat - qui réduisent considérablement la marge
interprétative ou le sens large offert par les versets coraniques. Ce
statut des traditions prophétiques au regard du Coran est d’ailleurs un
des nœuds de controverse entre les écoles de pensée (ou de droit)
littéralistes et réformistes.

Dernier défi de taille pour les spécialistes du hadïth : la nature même


des traditions prophétiques. Certaines (dites qudsï*) sont inspirées
par Dieu, mais sont exprimées avec les mots choisis par le Messager.
La question essentielle, concernant somme toute tous les ahâdïth, est
bien de mesurer la part de l’humain (donc de l’opinion) dans
les propos et les prises de position du Messager. Qu’est-ce qui relève
de la prescription religieuse et du divin (le statut du Message), ou au
contraire de l’être humain faillible, sous l’influence de son milieu, de
la culture et l’histoire de son époque ? Cette réflexion sur le statut en
soi du hadïth a fait l’objet de débats révélateurs d’un des axes de
divergences entre les courants littéralistes, traditionnels et
réformistes 9, principalement. Cette difficulté est aussi à l’origine de la
diversité d’opinions et d’approches qui caractérisent la très riche
histoire de la pensée religieuse, philosophique et juridique de Yislàm.
Le statut premier des textes fournit le cadre, mais sans empêcher la
dynamique interprétative. Il n’a permis à aucun courant de codifier les
références une fois pour toutes et pour tous. L’unité a rarement pu se
faire, et l’uniformité, en ce sens, n’a jamais pu s’imposer.

Avec le temps et dans le domaine très spécialisé du droit, la recension


des traditions prophétiques en est venue à être désignée comme « al-
Sunnab », une notion plus inclusive à l’origine. Il est donc courant,
aujourd’hui, de dire que les deux sources scripturaires de Yislàm,
toutes traditions confondues, sont le Coran et la Sunnah. C’est donc à
partir d’elles que se définissent les termes et les concepts et que se
comprend et se définit Yislàm en tant que religion, corps de valeurs et
de rituels, avec sa conception de Dieu, des Hommes et de l' univers.

Le sens du mot islàm*


Pour la plupart des savants et intellectuels musulmans, mais aussi
des orientalistes, un consensus s’est semble-t-il établi autour de la
traduction du mot islàm, qui désignerait la « soumission » à Dieu. S’il
est vrai que le nom de cette religion, contrairement au judaïsme et au
christianisme, né découle pas de celui d’une tribu (Jrida) ou d’un
Prophète (le Christ), mais désigne un acte de foi, une attitude vis-à-
vis de Dieu, il est toutefois inexact d’en borner le sens à la «
soumission », sans autre explication.

Dans son sens premier, la « soumission » évoque en effet la perte, par le croyant, de
sa volonté, de sa liberté et de son autonomie. Croire en Dieu, être avec Dieu,
nécessiterait donc une diminution, voire une amputation de l’humanité de l’Homme,
de son statut d’être libre et de ses facultés. Or, l’ensemble du message de l'islam dit
exactement le contraire. Traduire superficiellement cette notion, c’est commettre
d’emblée une erreur.

Paix

Le mot islam dérive de la racine sa-la-ma, qui signifie « paix », dont l’une des formes
verbales se rapporte à la reddition, au sens de « don de soi ». Ces deux
acceptions principales donnent une idée plus juste, plus complète et plus profonde
de la notion à'islam, puisque l’acte de foi humain consiste à faire, en conscience et
volontairement, un don de soi pour accéder à la paix (avec le Divin et avec soi).
Un verset du Coran rend compte de cette expérience de la foi : « O vous qui portez la
foi, entrez dans la paix [de Dieu] de tout votre être1 [pleinement]. » Il s’agit ainsi, au-
delà de la seule reconnaissance du fait qu’il y ait un Créateur, d’établir une relation de
confiance et d’amour avec l’Unique, relation qui permette au croyant - porteur du
précieux dépôt de la foi - d’accéder à la paix de Dieu et en Dieu.

L'islam est donc un acte de foi par lequel l’être humain se met en quête de la paix à
laquelle Dieu l’invite (puisqu’il lui demande de répondre à Son appel) en Le priant, en
L’aimant, en respectant les rituels et en faisant le choix moral du bien et du juste. Il ne
s’agit donc pas de perdre sa volonté, de nier sa liberté ou de renoncer à son
humanité : bien au contraire, il est question d’assumer son humanité et ses limites,
d’user de sa liberté en toute responsabilité et d’orienter sa volonté vers le choix de
l’élévation et du bien. La paix avec Dieu et avec soi est au prix de cet effort
intellectuel et spirituel que le mot « soumission » ne traduit pas du tout.

La notion de salâm (« paix »), présente dans la racine même du mot


islàm, est sans doute la valeur la plus élevée de cette religion. L’un
des noms de Dieu est d’ailleurs « Salâm », comme c’est aussi l’un des
noms du Paradis (dàr* al-Salâm). Cette « paix » constitue l’essence
même du salut des musulmans (al-salâm alaykum*, « que la paix soit
avec vous »). La quête spirituelle qui donne sens à l’acte de foi en
Dieu est cette aspiration à la paix avec Dieu, avec la Création (le
Cosmos) et avec soi (la « paix intérieure », salâmab* al-nafi*). Ainsi,
loin d’exiger une soumission-négation de l’humanité, la religion invite
à une élévation-rapprochement avec le Divin qui requiert de l’être
humain qu’il use de son intelligence et de sa volonté en sujet
autonome et assume pleinement sa liberté.

L' îslàm avant /islam

C’est donc par cette attitude de l’intelligence et du cœur que l'islam


se définit : il est question d’un acte de foi, d’une façon d’être avec
Dieu qui précède et dépasse l’avènement de l'islam en tant que
dernier monothéisme apparu avec la mission du Prophète Muhammad.
C’est ainsi que, dans le Coran, la référence à l'islam est liée à
Abraham, père des monothéismes, selon la formule coranique : «
La religion-tradition [millah*] de votre père Abraham, c’est lui qui
vous a nommé “musulmans” auparavant 10. »

Les musulmans (muslimün, sing. muslim*, de même racine que islàm)


sont donc ceux qui ont foi en Dieu, qui font don d’eux-mêmes à Dieu,
en quête de Sa paix. « Quand Dieu dit à Abraham : “Aie foi et fais don
de toi [aslim] !”, il répondit : “J’ai foi et je m’offre pleinement
(aslamtu] au Seigneur des mondes.” Abraham enjoignit cela [cet acte
de foi] à ses enfants et Jacob [fit de même] : “O mes enfants, Dieu a
choisi pour vous cette religion, de fait ne mourez pas à moins d’être
musulmans [muslimün].” » On le voit, l'islam, exprimant cet acte de
foi, celui de l’adhésion, du don et de la quête de la paix de Dieu,
précède la dernière religion monothéiste et se retrouve dans toutes
les religions et traditions, dès lors, bien sûr, qu’il s’agit du Dieu
unique.

C’est ainsi que de nombreux savants ( ulamà ') ont distingué le sens
générique du mot islam (l’acte de foi) et l'islam en tant que dernière
religion révélée, avec son credo et ses rituels. Cette dernière vient en
fait parachever et finaliser le sens de cet acte de foi qui remonte à la
création de l’Homme. Deux versets spécifient la singularité et
l’élection de l'islam : « Certes, la [vraie] religion auprès de Dieu est
islam} », puis : « Et qui désire une autre religion que l’islam, cela ne
sera pas accepté10 11. » Il s’agit ici de la reconnaissance du Dieu
unique, de l’acte de foi comme don et quête de paix, exprimé dans
l’histoire des êtres humains à travers les missions de tous
les Messagers et Prophètes, d’Adam, Noé et Abraham jusqu’à Moïse,
Jésus et Muhammad. Tous, à travers leur message et les rituels de
leur religion et traditions respectives, ont prôné l'islam au sens de don
de soi à l’Unique ; tous étaient musulmans (muslimün), au sens où ils
l’ont vécu et en ont été des témoins dans la paix de Dieu.

L'islam, considéré comme la dernière religion révélée, vient confirmer


l’exigence de ce monothéisme et le sens du don et de la quête de
paix. C’est ainsi qu’un des derniers versets révélés vient exprimer le
parachèvement des cycles de la prophétie avec le dernier Message
offert aux êtres humains : « Aujourd’hui j’ai accompli [rendu parfaite]
pour vous votre religion, j’ai parachevé sur vous Ma grâce [Mon
bienfait] et j’ai agréé [choisi] pour vous 1 'islâm comme religion12. »
Pour les musulmans, il s’agit en fait du mariage entre l'islam en tant
qu’acte de foi en l’Unique et Y islâm en tant que dernière religion,
laquelle vient confirmer et établir de façon ultime la reconnaissance
du Dieu unique, l’espérance de Sa paix et la réconciliation de tous les
Messages révélés antérieurs. Ainsi Muhammad n’apporte rien de
nouveau dans l’essence de la foi : « Dis : je ne suis, pas un
innovateur parmi les Messagers [rusut] et je ne sais pas ce qu’il
adviendra de moi ni de vous. Je ne fais que suivre ce qui m’a été
révélé et je ne suis qu’un clair avertisseur13. » Sa mission vient
rappeler la vérité de Dieu, le sens de la foi et de la vie.

Un Dieu unique

L'islâm se caractérise par un monothéisme exigeant. La notion


centrale, fondatrice de l’ensemble des éléments du credo et de la
pratique rituelle, est celle du tawhict, qui signifie « unicité de Dieu ».
Ainsi, pour devenir musulman, le fidèle doit attester qu’« il n’est de
dieu que Dieu et [que] Muhammad est Son envoyé ». Les deux
parties de cette « attestation de foi » (.shahâdah*) sont distinctes
et complémentaires : il s’agit d’abord de reconnaître la
vérité essentielle du message de toutes les prophéties (l’existence du
Dieu unique) et d’adhérer au message du dernier des Prophètes, selon
le credo musulman.

Dieu (Allah en langue arabe, pour les musulmans comme d’ailleurs


pour les chrétiens) s’est révélé aux Hommes, il est le Créateur auquel
il ne faut rien associer dans Sa transcendance et dans Son absolu. Un
chapitre (sourate*) du Coran résume en quatre versets cette
exigence et, comme le précise une tradition prophétique
(hadïth), représente symboliquement, sur le plan du sens, le tiers du
message du Coran : « Dis : Dieu est Un, Dieu est Absolu [dont tout
dépend], Il n’engendre pas et n’a pas été engendré, et rien ne peut
Lui être semblable14. »

Vivre avec Dieu

Cette attestation de l’unicité de Dieu par le croyant n’est pas passive


ou contemplative ; elle requiert d’accéder à une conception de la vie
directement liée à Dieu, qui est la source et la finalité. Face à la mort,
à la vie ou aux difficultés, celles et ceux qui ont foi en
l’Unique répètent : « Nous sommes à Dieu [Il est la source et
l’appartenance] et c’est à Lui que nous retournons 15. » Il s’agit donc
de ne jamais oublier la source de la vie, qui est Dieu, vers qui notre
chemin de vie nous ramène aussi infailliblement que notre mort. La
vie est donc cette parenthèse et ce chemin de Dieu vers Dieu que
nous devons vivre avec la conscience de notre appartenance et le
souvenir de sa Présence, de sa Grâce et de sa Miséricorde. Un verset
rappelle cet enseignement : « Je n’ai créé les djinns*16 et les
Hommes que pour qu’ils m’adorent 17. » Il s’agit donc, pour le croyant,
d’orienter sa conscience et son cœur, en somme sa vie entière, vers la
reconnaissance de la Présence de l’Unique à qui il peut s’adresser
directement et sans intermédiaire : « Si Mon serviteur te questionne à
Mon sujet : Je suis certes proche et je réponds à l’appel de
qui m’appelle quand il [elle] m’appelle18. »

L’adoration du Dieu unique est une conscience de Sa présence, mais


aussi un dialogue qui s’exprime par la prière, la confiance et
l’assurance que Dieu répond à l’appel de celle ou de celui qui est en
quête de Lui. Il s’agit donc d’une relation de confiance, d’amour et de
gratitude. C’est cela que Dieu inspire au sage Luqman (« Nous avons
certes donné à Luqman la sagesse : Remercie Dieu19 ») et que
confirme le sens de cette relation fondée sur le souvenir, la gratitude
et l’échange : « Souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous et
remerciez-Moi et ne niez pas 20 [Mon existence]. » C’est également en
son cœur, dans ce retour à son intimité, que l’être humain nourrit et
développe, au-delà du souvenir et du remerciement, la connaissance
profonde du Créateur : « Et sachez que [la connaissance de, l’agir de]
Dieu se place entre l’Homme et son cœur21. » Le Dieu unique est
transcendant et proche, Il révèle et écoute, appelle et répond, Il est
au-delà de tout, dans le cœur de chacun.

Quête de Dieu

La sagesse consiste donc à reconnaître Dieu, à L’aimer, à Le remercier


et à aspirer à Son amour en cherchant à mieux Le connaître en
s’approchant de Lui. Tout commence par une double négation : il n’est
de dieu que Lui, l’Unique, et rien ne Lui ressemble : « Rien
n’est semblable à Lui, et II est certes Celui qui entend [au-delà de
tout] et Celui qui voit 1 [au-delà de tout]. » On ne peut définir Dieu,
Le décrire, Le représenter ou en parler au-delà de ce que Lui-même dit
de Lui-même dans Sa Révélation et dans les inspirations
(ilhâm*) dont il gratifie Son Messager. Il est Dieu, l’Unique,
le Miséricordieux (Rahmân), Etre de l’infinie Compassion (Rahïm), dont
chacun des quatre-vingt-dix-neuf noms et davantage, connus et
inconnus, nous invite à nous approcher, par l’esprit et le cœur, de Sa
Grandeur et de Sa Grâce, sans jamais pouvoir Le réduire à notre
rationalité humaine, à notre logique ou à notre conception limitée de
la causalité.

En ce sens, on peut dire qu’en islam il n’existe pas vraiment de «


théologie », au sens strict du terme, puisque le « discours sur Dieu »
est limité à ce que les sources scripturaires nous en révèlent. Certes,
il existe des traités et des débats sur les Noms (asmâ ’*) et les
Attributs (sifàt*) divins, la connaissance absolue de Dieu et le libre-
arbitre, la foi et la raison dans le domaine du ilm al-kalâm
(littéralement, la « science de la parole »), mais il s’agit moins là de «
théologie » que de réflexions philosophiques à partir du Coran et des
traditions prophétiques, mêlées à des considérations d’ordre
théologique, plus rares et somme toute souvent secondaires.

Se libérer des polythéismes

Ainsi, l’étude du Tawhïd (unicité de Dieu) à travers Ses Noms (tawhïd


al-asma) et Ses attributs (tawhïd al-sifàt) consiste à mieux
comprendre la nature et le sens de la Présence de l’Etre et du
Créateur, de Ses dons et de Ses exigences, afin de vivre pleinement la
foi qui est quête de Sa proximité et de Son amour. L’être humain,
dans son expérience spirituelle avec l’Unique, devra se libérer de tout
ce qui l’empêche d’avoir accès à Sa Présence et à Son absolu : « Il
n’est de dieu que Dieu » (taivhïd al-ulühiyyah*) exige du fidèle qu’il se
libère de tout ce qui n’est pas Lui (son ego, ses désirs, ses « idoles »
matérielles ou figurées telles^que l’argent, le pouvoir, etc.) pour faire
le vide et n’être habité que par l’Un auquel il ne faut rien associer
(tawhïd al-rubübiyyah*). Expérience spirituelle exigeante, personnelle
et sans intermédiaire, fondée sur l’effort intime (jihàd al-nafi),
puisque l’on s’approche de Dieu en revenant à soi pour se libérer
de soi à travers la méditation sur Ses Noms, Ses dons (soi, la foi, le
Cosmos, la Nature, le bien-être, l’amour, etc.) et sur le sens de
l’existence qui nous ramène immanquablement à Lui. Voyage et
pèlerinage spirituels dont la provision, pour la route, est la conscience
et l’amour révérenciels (taqwà*) de Dieu (« Et prenez votre provision
[pour la route] car, certes, la meilleure des provisions est la
conscience et l’amour révérenciels de Dieu22 ») qui nous appellent à
la Vie au-delà de la vie : « O vous qui portez la foi, répondez à
[l’appel de] Dieu et de Son envoyé quand ils [tous deux] vous
appellent à ce qui vous fait vivre23 [qui vous donne la vie]. » La vie
avec l’Unique est une autre vie ici-bas déjà, avant d’accéder à la Vie
de l’au-delà.

La tradition monothéiste et la diversité

L"islam, nous l’avons vu, s’inscrit dans la tradition du monothéisme


abrahamique. En ce sens, la longue tradition des Prophètes et
Messagers ayant appelé à la reconnaissance de l’unicité de Dieu,
avant et depuis Abraham, est celle-là même de l'islàm, au sens
générique que nous avons défini — tradition régulièrement rappelée
au gré des diverses Révélations dans l’Histoire.

Une tradition prophétique24 rapporte que les Messagers et les


Prophètes auraient été au nombre de cent vingt-quatre mille (le Coran
en mentionne vingt-cinq), dont certains nous sont inconnus. Tous
auraient porté le message de l’Unicité divine ( Tawhïd) dont, bien sûr,
avaient déjà connaissance les tout premiers êtres humains. Mais, au
fil du temps, deux phénomènes se sont systématiquement répétés
après chaque Révélation : d’une part, les Hommes sont intervenus
dans les Textes, modifiant certains contenus ; d’autre part, ils ont
oublié le monothéisme originel pour retomber dans le polythéisme.
Ces deux phénomènes historiques récurrents expliquent la nécessité
d’envoyer un nouveau Messager, à intervalles irréguliers, afin de
rappeler aux Hommes la vérité de la présence de Dieu, de son Unicité
et du sens de la vie, puisque nous retournons à Lui. Ainsi, selon
la tradition musulmane, le monothéisme est premier et le polythéisme
second, en tant qu’il est le produit de l’oubli de la vérité première et
de sa corruption par les Hommes.

Pourquoi les Révélations ?

Ce même raisonnement permet de comprendre la relation


qu’entretient l'islam avec les deux grands monothéismes qui l’ont
précédé. Ainsi, le judaïsme est venu rappeler aux Hommes la présence
du Dieu unique, alors que ceux-ci s’égaraient entre le polythéisme
(celui des Egyptiens, par exemple) et la prétention de certains
dirigeants à se prendre pour Dieu (tel PRaraon). Le même processus
de transformation du message originel et d’oubli du Divin aboutit à
l’envoi de Jésus, venu rectifier le sens du Message premier du
judaïsme et rappeler une nouvelle fois aux peuples, au-delà des Juifs
monothéistes, que Dieu est unique.

L'islam, dernier des trois monothéismes, se comprend de la même


façon dans le cycle des Prophéties. Les interventions humaines
avaient changé le contenu originel du Message de Jésus. Quant aux
Arabes, à l’instar de nombreux peuples à travers le monde, ils avaient
sombré dans le polythéisme et oublié l’existence d’un Dieu unique,
que le Coran vint rappeler.

Le credo musulman ( aqïdah) affirme - c’est l’un des six piliers de la


foi - que Muhammad est le dernier Messager et Prophète envoyé aux
Hommes. Certes, des savants réformateurs apparaîtront au sein de la
dernière religion révélée, mais qui ne donneront pas naissance à une
nouvelle religion. En ce sens, le Prophète Muhammad clôt le cycle
des prophéties à travers l’Histoire. Le Coran est la
dernière Révélation. Le Texte (dont le nom, al-dhikr, signifie aussi « le
Rappel ») est révélé en l’état. Un verset nous indique qu’il sera
protégé de la falsification humaine : « Nous avons certes fait
descendre le Rappel et Nous en sommes assurément les gardiens 1
[protecteurs]. » C’est donc bien le statut même du Coran, pour les
musulmans, qui définit le caractère définitif du dernier Message,
lequel pourra être interprété de diverses façons, voire mal compris,
mais non pas altéré. Le Coran, dit la tradition musulmane, est la
dernière parole révélée de Dieu ; en l’état, elle restera pour les temps
à venir la référence ultime.

Judaïsme

À ce stade, il importe d’exposer les différences majeures existant


entre Yïslàm, le judaïsme et le christianisme. Au demeurant, et selon
la tradition musulmane, ces différences justifient qu’il ait fallu une
nouvelle Révélation pour confirmer et rectifier le contenu des
messages qui l’avaient précédé.

Le monothéisme musulman partage de nombreux principes avec le


monothéisme juif : Dieu est unique et l’Homme ne doit jamais se
risquer à une quelconque représentation ou description du Divin (le
judaïsme, dans ses courants majoritaires, est même plus catégorique
sur le refus de nommer Dieu). Trois éléments
fondamentaux distinguent néanmoins les deux religions. Pour ce qui
est des Textes, la tradition musulmane, à travers les
sources scripturaires et les ulamà considère que la Thora originelle a
été transformée par des interventions humaines qui ont modifié des
éléments importants du message originel. Ainsi, certaines explications
du Talmud sont considérées comme problématiques, orientées par des
considérations religieuses, culturelles et politiques qui se sont
éloignées du Message premier.

Le deuxième élément de divergence découle directement du premier.


La Thora, selon l'islam, instaurait une religion dont l’adhésion était
relative à un acte de foi, non à une appartenance ethnique. Tous les
courants du judaïsme, bien sûr, ne versent pas dans ce travers,
mais la plupart, à travers l’Histoire, ont fini par associer la foi juive à
une appartenance ethnoreligieuse. Ce phénomène est considéré
comme un déplacement majeur dans la compréhension du lien avec
l’Unique, lequel, selon la tradition musulmane, doit être une
adhésion du cœur confirmée par l’agir. On ne saurait confondre ou
réduire une adhésion du cœur à une appartenance de sang. Etre juif,
au sens religieux, est compris par la tradition musulmane comme un
choix de la conscience et du cœur, non comme la caractéristique d’une
descendance par le sang.
Le troisième élément, objet de controverse dans la tradition juive
elle-même, est également lié aux deux premiers. Il s’agit de la
compréhension de la notion d’« élection ». Le Coran mentionne que
les juifs ont bien été « élus » sur la terre : « O Enfants d’Israël,
souvenez-vous des bienfaits dont je vous ai comblés et [du fait] que
Je vous ai élus [donné la préférence] sur les mondes 1 [tous les
peuples de la terre]. » Cette élection historique tient au fait que
les juifs, croyant en un Dieu unique, portaient au premier chef le
message divin qu’ils étaient censés faire parvenir aux Hommes par la
transmission, l’enseignement, l’exemple et le service. Il s’agissait
donc d’une élection morale qui se traduit par un supplément de
responsabilité quant au service à rendre à l’humanité. Il n’est pas
question d’élection d’être ou de sang, et en soi, mais d’élection en
termes de responsabilités religieuses et morales par l’action.

L’interprétation en faveur de l’élection morale reste cependant


minoritaire et n’est pas toujours bien reçue. Les interprétations
majoritaires, se référant à la Thora ou au Talmud, ont souvent rendu
absolue l’élection de sang et de filiation. Ces interprétations
réductrices se retrouvent dans les traditions chrétienne et musulmane.
L’idée de l’élection par la seule « foi en Jésus » ou selon l’idée qu’il n’y
a pas de salut « hors de l’Eglise » peut mener à cette même
réduction-distorsion de la notion d’élection. Un verset coranique,
souvent cité, a parfois été lu avec cette même tentation : « Vous êtes
la meilleure communauté établie parmi les Hommes [dans la mesure
où] : vous commandez le bien, vous résistez au mal et vous croyez
en Dieu'. » Ici aussi, l’élection est liée à la condition d’exemplarité
morale qui est l’expression visible de la foi, citée en dernier car
invisible au commun des mortels. La communauté spirituelle
musulmane n’est élue qu’en fonction de sa capacité à devenir un
exemple de moralité pour l’humanité en transmettant et en
enseignant le Message, mais surtout en l’appliquant et en le vivant.
De nombreux savants et courants de pensée ont pourtant rendu
l’élection absolue (réduite au seul fait d’être musulman), suivant
la même tentation observée dans le courant juif majoritaire.

Christianisme

l'islam partage avec le christianisme cette idée que la foi en Dieu,


dans l’élévation de l’humain, doit se traduire par l’amour et la
proximité. Au demeurant, en simplifiant quelque peu, l'islam se situe
à mi-chemin de l’exigence légale juive et de l’expérience amoureuse
de la foi chrétienne. La place nous manque pour relever tous les
points de convergence et de divergence entre le christianisme (avec
tous ses courants) et l'islam ; du moins peut-on mettre en évidence,
ici aussi, trois distinctions majeures.

La première a bien évidemment trait à la conception de Dieu, en


particulier à la codification du credo par la « confession de foi »
relative à la Trinité, édictée en 325 au Concile de Nicée : « Nous
croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, Créateur de toutes
choses visibles et invisibles. Et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils
unique de Dieu, engendré du Père, c’est-à-dire, de la substance du
Père. Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ;
engendré et non fait, consubstantiel au Père ; par qui toutes choses
ont été faites au ciel et en la terre. Qui, pour nous autres Hommes et
pour notre salut, est descendu des cieux, s’est incarné et s’est fait
homme ; a souffert et est mort crucifié sur une croix, est ressuscité
le troisième jour, est monté aux cieux, et viendra juger les vivants et
les morts. Et au Saint-Esprit. » Cette conception de la Trinité et de
son mystère est considérée comme une conception erronée de l’Unicité
de Dieu. Quant au statut de Jésus, il apparaît problématique. L'islam
le reconnaît comme Messager et Prophète, ainsi que Muhammad, mais
de nombreux versets du Coran rejettent radicalement l’idée qu’il
puisse être le fils de Dieu.

La conception de l’Homme (nous y reviendrons) diffère également,


puisque l'islam rejette la notion de « péché originel » et rend chaque
être seul responsable de ce qu’il/ elle a fait. Adam et Eve étaient
coresponsables et ont été pardonnés. De fait, chaque individu, femme
ou homme, devra rendre compte de ses actes.

Enfin, le statut de l’Église dans la tradition catholique romaine et la


fonction et le célibat de prêtres font partie des principes et des
prescriptions que Vislam ne partage pas.

C’est à la lumière de ces divergences que la dernière Révélation est


venue confirmer l’essence de la foi et rectifier, pour les musulmans,
des interprétations considérées comme problématiques, ou
simplement erronées.

Tronc commun des monothéismes


Il reste que le tronc commun du monothéisme demeure et qu’il est
respecté à travers la notion centrale de « gens du Livre ». Les
enseignements de l'islam, en tant que dernière religion monothéiste
établie, relèvent que les autres traditions religieuses continueront
d’exister et que l’essence de l’unité originelle de l’humanité se traduit
par la diversité des religions, des civilisations, des cultures,
des langues et des nations. La volonté de Dieu est la diversité et il
incombe à l’Homme de la traduire en facteur positif de sa propre
évolution vers le bien. Plusieurs versets du Coran l’exposent sans
ambiguïté : « O vous les gens, Nous vous avons créé d’un homme et
d’une femme, puis Nous vous avons établis en nations et en tribus,
afin que vous vous connaissiez mutuellement. Le meilleur d’entre vous
est celui qui a la plus profonde piété [l’amour révérenciel]. Dieu est
certes le Connaisseur, le plus Savant 25. »

L’unité de l’origine se prolonge dans la diversité de la vie des êtres


humains sur terre, qui doit être fondée et vécue par l’engagement à la
« connaissance mutuelle26 ».

Il n’est donc pas seulement question de « tolérer » l’autre (quitte à


l’ignorer parfois), mais de s’élever, par la reconnaissance et l’acception
de la volonté divine, vers le respect d’autrui qui implique sa
reconnaissance par la connaissance. De fait, toutes tentations
d’imposition religieuse ou de racisme sont condamnées, comme
l’expriment sans ambages ces deux versets : « Si ton Seigneur l’avait
voulu, tous les êtres de la terre auraient cru ; est-ce donc à toi de les
contraindre jusqu’à ce qu’ils deviennent croyants' ? », et : « Parmi Ses
signes, il y a la création des Cieux et de la Terre et la diversité de vos
langues et de vos couleurs 27 28. » Aucune forme de stigmatisation
religieuse ou de racisme ne saurait être légitimée. L’islam condamne
de fait toute discrimination fondée sur le caractère ethnique comme
sur l’appartenance religieuse, c’est-à-dire aussi bien l’antisémitisme et
la christianophobie que l’islamophobie (et bien sûr tous les racismes
fondés sur la couleur). Un dernier verset confirme cette analyse. Il
invite les êtres humains non au rejet fondé sur l’appartenance
religieuse, mais à la compétition positive pour le bien commun de
l’humanité : « À chacune [religions, spiritualités] nous avons donné
une Voie et une méthodologie [praxis]. Et si Dieu l’avait voulu, Il
aurait fait de vous une seule communauté ; mais II a voulu vous
mettre à l’épreuve en ce qu’il vous a donné. En conséquence, soyez en
compétition dans le bien. Vers Dieu est votre retour à tous et II vous
informera alors de ce sur quoi vous divergiez 29. » La fin du verset
invite à l’humilité dans le jugement, Dieu seul possédant la
connaissance de la vérité et le secret des cœurs.

1Certains savants musulmans considèrent que d’autres traditions


religieuses et spirituelles pourraient être considérées comme «
religions du Livre ».

2 « Évangile » est toujours au singulier dans le Coran. La


tradition musulmane considère en effet que Jésus a reçu une seule
Révélation, laquelle a subi des transformations et des ajouts humains
pour aboutir aux « Évangiles », officiels ou apocryphes, qui ne
seraient pas toujours fidèles à la Révélation de l’Évangile originel.

3 Coran : sourate 26, verset 195, ou encore sourate 16, verset


103 (parmi de nombreux autres versets).

4 Le Prophète (nabi*) reçoit une Révélation, mais il n’a pas


forcément pour mission de la transmettre aux Hommes ; le
Messager (rasüt*), lui, est chargé d’enseigner et de répandre le
Message. Ainsi, un Messager est toujours un Prophète, mais un
Prophète n’est pas toujours un Messager.

5 Voir à ce sujet notre introduction à la traduction française du Coran


: « Le verbe et Ses signes », édition Tawhïd, Lyon, réédition annuelle.

6 Il existe des différences sensibles de classification selon des


lectures acceptées du Coran. On dénombre parfois 6 213 versets.

7 Lors du dernier Ramadan avant sa mort, l’ange Gabriel lui fit


réciter deux fois la totalité du Coran (dans l’ordre que nous
connaissons aujourd’hui), indication que la mission parvenait à son
terme et le texte à son expression définitive.

8 Hadïth rapporté par al-Bukhàri.

9 Voir chapitre 1, p. 59.

10 Coran : sourate 3, verset 19.

11 Coran : sourate 3, verset 85.


12 Coran : sourate 5, verset 3.

13 Coran : sourate 46, verset 9.

14 Coran : sourate 114, versets 1-4.

15 Coran : sourate 2, verset 156.

16 Les djinns représentent des esprits dans la tradition musulmane


; nous y reviendrons p. 103.

17 Coran : sourate 5, verset 36.

18 Coran : sourate 2, verset 186.

19 Coran : sourate 31, verset 12.

20 Coran : sourate 2, verset 152.

21 Coran : sourate 8, verset 24.

22 Coran : sourate 2, verset 197.

23 Coran : sourate 8, verset 24.

24 Hadïth rapporté par Ahmad et Ibn Hibbân, dont l’authenticité a


néanmoins été discutée, voire rejetée par de nombreux savants.

25 Coran : sourate 49, verset 13.

26 La forme arabe ta àrafù (se connaître l’un l’autre,


mutuellement) exprime la parfaite égalité du mouvement de
connaissance de l’un vers l’autre et de l’autre vers l’un.

27 Un autre verset du Coran est très explicite sur cette question :


sourate 10, verset 99.

28 Coran : sourate 30, verset 22.

29 Coran : sourate 5, verset 48.


Conception de l’être humain

l'islam ne partage pas l’idée chrétienne du péché originel. D’après lui,


les êtres humains naissent innocents. Cette notion est centrale car
profondément liée à la conception islamique de l’être humain,
composé d’un corps dans lequel Dieu insuffle Son esprit (rüh*), afin
qu’il devienne un être doté d’une âme (najs*).

Innocence et fïtrah

Contrairement à la tradition grecque, mais aussi à la tradition


chrétienne qui a subi son influence, ni le corps ni l’âme ne sont
intrinsèquement qualifiés sur le plan moral en islam. Ainsi, l’âme n’est
ni bonne ni mauvaise en soi, comme on peut le lire et le comprendre
dans les traditions socratique, aristotélicienne et chrétienne,
par exemple. L’âme (en tant que souffle de l’esprit dans le corps) et le
corps (dans sa matérialité) sont tous deux des entités neutres ; et
l’être humain, en tant qu’il est âme et corps, est habité par
différentes aspirations dont certaines sont contradictoires.

Dès sa naissance, l’être humain présente une disposition naturelle qui


s’apparente à une aspiration à l’élévation, à la quête de sens et au
Transcendant. Elle se développe parallèlement à son évolution,
jusqu’à l’âge de raison et de conscience. Cette disposition naturelle
est la fitrah*, dont parle le Coran : « La disposition naturelle
(fitrah] selon laquelle Dieu a créé les Hommes, il n’y a point
de changement dans la création de Dieu1. » Au demeurant, cette
disposition provient de l’origine même de l’humanité et participe de la
constitution essentielle de l’Homme : « Quand Dieu prit des reins des
enfants d’Adam toute sa descendance et les fit témoigner : “Ne suis-
je pas votre Seigneur ?”, ils dirent : “Certes, nous témoignons !”
Afin que vous ne disiez pas le Jour du Jugement : “Nous n’étions point
conscients de cela.”1 » Un pacte originel entre Dieu et les êtres
humains se trouve matérialisé par cette disposition, cette attraction,
cette étincelle dans l’être de chaque individu qui le pousse à se
mettre en quête du sens (la question du pourquoi) et que le Coran
traduit comme l’aspiration naturelle au Divin.

Une tradition prophétique confirme cette disposition naturelle, à


laquelle s’ajoute le rôle joué, dans la vie de chacun, par sa famille ou,
plus largement, par la société dans laquelle il évolue : « Chaque
nouveau-né vient au monde selon la fitrab, puis ce sont ses parents
qui font de lui un juif, un chrétien ou un mazdéen2. » Tous les
nouveau-nés et tous les enfants, avant l’âge de raison, sont innocents
et donc promis au Paradis. La tradition rapporte un rêve que fit
le Prophète, dans lequel Abraham était entouré de tous les enfants
morts, en état defitrah originelle. Interpellés, ils lui demandent : «
Même les enfants des polythéistes ? » Et Muhammad de répondre : «
Même les enfants des polythéistes 3. » Ainsi, même si les polythéistes
refusent la religion, oppriment, torturent et tuent des
musulmans, leurs enfants ne sont point responsables et ne
doivent pas payer pour les fautes de leurs parents. Comme ils sont
avec la fitrah, et morts avant l’âge de la responsabilité, leur innocence
explique leur salut.

Tensions naturelles

Innocent, habité par la disposition naturelle qui l’oriente vers la quête


de vérité et de sens, l’être humain est aussi naturellement tiraillé
entre deux aspirations contradictoires, vers le bien et vers le mal.
Plusieurs versets du Coran exposent cette tension naturelle : « Par
l’être humain [l’âme dans le corps] et la façon dont il a été
formé, ainsi Dieu lui a inspiré son [penchant vers le] libertinage et
[son penchant vers la] la piété. Il sera certes sauvé celui qui la purifie
[son âme] et il sera reprouvé [perdu] celui qui la corrompt 4. » Ce que
confirment deux versets très explicites et cependant contradictoires :
« A été rendu [naturellement] attirant pour les hommes l’amour des
passions [désirs et instincts trompeurs] dont celles des femmes [la
sexualité], des enfants, des amoncellements d’or et d’argent. [...]
Jouissance éphémère de la vie d’ici-bas 5 », puis : « Mais Dieu vous a
fait aimer la foi et II l’a embellie dans votre cœur et II vous a fait
détester la négation de Dieu, la perversité et la désobéissance6. »

Deux penchants antagonistes nous habitent donc, qui se développent


au cours de notre existence. S’ils sont vécus dans l’innocence jusqu’à
l’âge de raison, les choses changent dès que s’éveillent la conscience
des réalités et le sens des responsabilités individuelles
(mukallaf:). L’aspiration originelle vers le transcendant (fitrah)
est parasitée par cette tension intérieure qui met aux prises deux
amours naturels : celui qui invite à rester fidèle à sa disposition
première en se réconciliant avec elle par un choix de conscience, celui
qui appelle à se laisser vaincre

par le naturel de l’instinct, lequel finira par couvrir, voiler et étouffer la


disposition originelle et enchaîner l’être humain à ses désirs et
passions.

Responsabilité

La conception islamique de l’être humain est en somme très positive


et sereine. Né innocent, tout individu est habité par des tensions
contradictoires. A l’âge de raison, il a la responsabilité de chercher la
paix intérieure en faisant le choix conscient de se réconcilier avec sa
nature originelle, donc de maîtriser son attirance vers l’instinct, les
désirs corrupteurs et, plus largement, le mal. L’Homme ayant
témoigné, par le pacte originel, que Dieu est bien son Seigneur,
l’entrée consciente en islam s’effectue par un nouveau témoignage,
une attestation qui fait écho audit pacte : « J’atteste qu’il n’est de
dieu que Dieu ». Cette shahâdah (témoignage), que l’on dit avec le
cœur et la raison, réconcilie l’Homme avec sa fitrah ; celui qui
la prononce exprime ainsi que, reconnaissant Dieu, il fera le choix
moral du bien, dans la foi et le bon comportement, et de la résistance
au mal auquel l’invitent ses passions, par négligence et perversité.
Ainsi, la shahâdah est à la conscience responsable ce que la fitrah est
à la nature première et innocente de l’être : un témoignage renouvelé.

L’âme et le corps ne sont pas mauvais en soi, nous l’avons dit. Il


appartient à l’être humain, en conscience, de faire le choix du bien ou
du mal avec sa raison, sa conscience, son intention et son cœur. En
maîtrisant certaines attractions naturelles dégradantes, il libère la
force élévatrice de la spiritualité et du bien qui, telle une étincelle,
une aspiration, l’habitait originellement et qui

devient, avec la foi, dévoilement, lumière et libération permettant de


se rapprocher du Divin.

La terminologie coranique, à cet égard, est révélatrice : quiconque nie


Dieu est « un négateur dont le cœur est voilé » (c’est le sens
étymologique de kufi* : voilé, couvert, scellé). Le croyant, celui qui
fait le choix de l’élévation vers le Divin, se réconcilie avec l’essence
première de son être, puisqu’il revient à Dieu avec un « cœur sain »
(qalb salïm* : dans sa santé et sa pureté originelles), ayant
apaisé son être avec sa raison consciente. Cette paix était connue de
l’enfant qui vivait ses tensions sans conscience, élu du seul fait de
son innocence originelle. L’élection et la paix de l’Homme adulte
conscient sont désormais conditionnées par l’attestation de foi et le
choix du bien.

La dignité humaine

L’être humain a un statut particulier au sein de la Création, à double


titre : d’abord du fait de sa nature et de sa constitution, ensuite par
le rôle qu’il est amené à jouer sur la Terre, entre Dieu, l’univers, ses
semblables et la Nature.

Karâmah

Ce qui caractérise l’Homme en soi est la notion de dignité. La


Révélation l’affirme avec force : « Et nous avons certes octroyé la
dignité [noblesse] à l’être humain1. » Elle détermine son statut
naturel, destiné à s’approfondir et à se dépasser dans l’effort consenti
pour s’éduquer, devenir meilleur et s’approcher du Divin, par la foi et
l’amour. Un verset signale que l’état naturel peut s’augmenter
d’un supplément de dignité spirituelle : « Certes, le plus digne parmi
vous est celui qui accède à la plus profonde piété [l’amour
révérenciel]7. » Tel est le chemin que le fidèle doit emprunter en
considérant la dignité de son être naturel, qu’il doit respecter et
éduquer, afin d’accéder à un niveau supérieur où la foi, la conscience,
le comportement et la réforme de soi lui permettent, par sa volonté et
ses efforts, de devenir un être plus digne encore.

Sur ce chemin, bien entendu, le Prophète fournit un exemple : « Il y a


certes pour vous, dans le Messager, le meilleur des modèles pour qui
espère [cherche] Dieu et la Vie de l’au-delà et se souvient
fréquemment de Dieu8. » A son sujet, le Coran ajoute : « Tu es certes
[toi, le Messager] d’un noble caractère9 [éminente moralité, khuluq. »

Le supplément de dignité évoqué plus haut est donc de deux ordres,


puisqu’il s’agit à la fois d’être habité par l’amour révérenciel de Dieu
(taqwâ*) et de réformer son être et son comportement moral, dans le
but de s’approcher de la noblesse de caractère qui caractérisait le
Messager. Ce dernier traduit même sa mission en termes éthiques : «
J’ai été envoyé pour parachever [parfaire, compléter] les nobles
comportements 10 [caractères, vertus : akhlàqr*]. » Vislam, de fait,
s’appuie sur la nature humaine, de même que sur les Révélations
précédentes (qu’il s’agit ici de compléter), pour rappeler et
confirmer la connaissance et l’éducation aux nobles vertus.

Liberté

Pour accomplir cette mission par la foi et l’éducation, l’être humain a


besoin de qualités directement liées à sa dignité. Dans le Coran, le
récit de l’origine est très singulier, puisque Dieu demande aux anges
de se prosterner devant Adam, le premier homme. Comment
expliquer cette exigence et le statut supérieur ainsi donné à
l’être humain, alors que les anges, créés de lumière et
dans l’adoration permanente de Dieu, ne sauraient manquer de dignité
et de moralité ? Ne savent et ne prévoient-ils pas que l’Homme sur la
Terre va « la corrompre et y répandre le sang », quand eux-mêmes «
chantent Sa gloire et célèbrent Ses louanges 11 » ?

Ce qui distingue l’être humain est de deux ordres. D’abord, il est un


être libre : « Dis : la vérité vient de Dieu. Que celui qui le veut croie,
que celui qui le veut nie12. » Les anges n’ont pas d’autre choix que de
célébrer Dieu, tandis que l’Homme est un être libre qui vient à Dieu
par un choix de conscience, un acte de foi voulu et des efforts qui
l’honorent, dans sa nature comme dans son cheminement. La liberté
est la condition et l’une des raisons de sa dignité : à lui de l’assumer
et d’en faire bon usage. Quoique les anges n’aient pas tort de
souligner l’usage malheureux qu’en font souvent les Hommes, la
liberté reste la caractéristique de leur noblesse, à plus forte raison
chez ceux qui résistent au mal, à la corruption et à la violence. Une
sourate résume cet enseignement : « Par le Temps [qui passe] !
Certes, l’Homme va à sa perdition, hormis ceux qui croient et qui font
le bien et s’encouragent mutuellement à la vérité [la droiture] et
s’encouragent mutuellement à la persévérance13 [patience]. »
L’Homme libre se perd s’il se laisse aller à l’attraction qui habite sa
nature et peut le pousser à la corruption, à l’oppression et au mal.
Inversement, l’être humain qui fera un bon usage de sa liberté et
ajoutera de la dignité éthique à sa dignité originelle, se distinguera
dans l’Histoire et donnera tout son sens à l’expérience spirituelle du
rapprochement avec le Divin.
Connaissance

La deuxième caractéristique de la dignité originelle de l’être humain


est la connaissance : « Et II [Dieu] enseigna à Adam les noms de
toutes choses, puis II les présenta aux Anges et dit : “Informez-moi
du nom de ces choses si vous êtes véridiques”, et les Anges
répondirent : “Louange à Dieu, nous n’avons de connaissance que ce
que Tu nous as enseigné.”14 » Les anges reconnaissent leurs limites
et l’être humain, grâce à la connaissance, possède le moyen de «
gérer » sa liberté. Au demeurant, seule la connaissance offre la liberté
et libère réellement l’Homme car l’ignorance, en soi, est un
emprisonnement. C’est d’ailleurs par cet appel au savoir que
commence la Révélation coranique, puisque le premier verset reçu par
le Messager révèle : « Lis : au nom de Ton Seigneur qui a créé
l’Homme d’une adhérence. Lis : et Dieu est le plus généreux qui est
Celui qui a enseigné par la plume, Celui qui a enseigné à l’Homme ce
qu’il ne savait pas 15. » La connaissance des noms et des choses
caractérise la dignité originelle de l’Homme dans sa quête de vérité.
Dieu lui a donné les moyens de se dépasser par les deux facultés du
savoir que sont l’esprit et le cœur.

Être libre auquel fut octroyé le pouvoir du savoir, l’Homme doit user de
sa connaissance pour faire un bon usage de sa liberté. En ce sens, il
est donc une créature dotée d’un statut privilégié et, subséquemment,
d’une responsabilité supérieure au cœur de la Création
entière. Comme le dit le Coran : « Ne voyez-vous pas que Dieu a mis
à votre service tout ce qui est dans les Cieux et sur la Terre et qu’il
vous a prodigué Ses bienfaits apparents et cachés 16 ? » Avec la
liberté et les facultés de connaissance qui caractérisent sa dignité
originelle, l’homme doit chercher à savoir, à comprendre lui-même et le
monde, à faire des choix donnant toujours la priorité au bien et à
l’élévation qui sont l’expression de sa dignité spirituelle. A cette fin, il
doit se rappeler qu’il n’est pas le propriétaire de l’Univers et de la
Terre («À Dieu appartient tout ce qui est dans les Cieux et sur la
Terre17 »), mais un simple vice-gérant (khalïfah*) qui devra
rendre compte à Dieu de sa gestion de soi, de ses semblables et de la
Nature. On retrouve ici des principes que partageaient certains Indiens
d’Amérique (les Sioux) ou les traditions spirituelles africaines et
asiatiques : la Terre et les terres ne nous appartiennent pas, personne
ne peut se les approprier. Pierre-Joseph Proudhon, dans sa critique de
la propriété privée18, développe la même idée : l’être humain,
affirme-t-il, n’accède jamais à la propriété de la Terre qui est à tous, il
n’en a que l’usufruit. Cette idée est centrale dans la conception
islamique de l’Homme, de la Création et du sens à donner à la dignité
de celui-là au sein de celle-ci.

Vice-gérant et gardien

L’homme a reçu en dépôt la foi qu’il doit vivre, expérimenter et


approfondir à l’aide de sa conscience libre et de son savoir. Ce dépôt
lui confère un statut privilégié, mais il lui impose une responsabilité
d’autant plus lourde et exigeante. Le Coran offre une image très
parlante de ce statut ambivalent et difficile : « Nous avons en
vérité proposé le dépôt [de la foi] aux Cieux, à la Terre et
aux montagnes, mais ils ont refusé de le porter et en ont été effrayés.
L’Homme s’en est chargé, il est certes injuste et ignorant 1. » Avec la
foi, donnée en dépôt, vient la vice-gérance des affaires du monde ; or,
ainsi que l’ont affirmé les anges à l’origine, l’Homme est loin de gérer
le monde avec responsabilité, sagesse, humilité et moralité. Ces
accès d’arrogance, qui lui font prendre la Terre pour sa seule propriété,
son instinct violent et belliqueux, qui lui fait opprimer ses semblables
et répandre le sang, son aveuglement cupide, qui lui fait détruire la
Nature et les espèces vivantes, le soumettent trop souvent aux
attractions négatives. Il se signale alors par son injustice et son
ignorance des valeurs et des vertus.

Il existe néanmoins une autre voie pour celle ou celui qui, portant le
dépôt de la foi (amânah*), est conscient(e) de sa responsabilité de
vice-gérant(e) (khalifah*) devant Dieu (Créateur et Propriétaire) et
parmi les Hommes.

Il s’agit de retrouver en soi l’attraction originelle vers le Transcendant


(fitrah) en faisant le choix libre et responsable de la vertu et du bien :
acquérir des connaissances, s’éduquer et se réformer spirituellement,
intellectuellement, humainement et socialement, c’est ajouter la
dignité de la conscience du bien à la dignité de l’état naturel et
assumer aussi bien sa liberté que sa responsabilité.

Cette réconciliation avec l’aspiration la plus intime de notre être ouvre


un premier espace de paix avec soi : c’est le sens de l'islam. Dans la
tradition musulmane, elle n’est pleinement possible qu’avec le choix
libre et conscient de se réconcilier avec l’Unique, d’entrer dans Sa
paix, en répondant à Son appel et en faisant le choix du bien. Alors
la vice-gérance n’est plus simplement la gestion matérielle de biens
qui n’appartiennent pas à l’Homme, mais plus profondément une
expérience spirituelle où l’on accède à une harmonie-symphonie
spirituelle où tous les éléments chantent les louanges du Créateur. La
vice-gérance qui assume sa liberté et sa responsabilité dans la
reconnaissance de Dieu et la connaissance du monde devient une
réconciliation avec l’Univers, le Monde, la Nature. L’Homme accède à
une autre dimension de sa relation à l’environnement dont il ne peut
user sans respect ni abuser sans conscience. La foi qui a converti le
cœur opère une conversion de l’intelligence par le cœur et tous deux
voient et comprennent différemment : « Les sept Cieux et la
Terre chantent les louanges de Dieu de même que tout ce
qu’ils contiennent. Et il n’est point un élément qui ne chante Ses
louanges, mais vous ne comprenez pas leurs prières. Dieu est certes
plein de mansuétude et de compassion1. »

Quand l’Homme accède au secret de cette prière des éléments et de


la Nature, il accède à la dignité supérieure

dont la caractéristique est la triple réconciliation, paisible et apaisée,


avec Dieu, avec soi et avec la Nature. La paix (salâm), qui est à la
racine du mot islam, invite à cette quête l’être qui comprend avec le
cœur et l’intelligence qu’il ne pourra protéger la dignité de sa nature
que par la résistance aux côtés les plus sombres de ladite nature à
travers un engagement permanent à faire le choix de la distinction
morale. Avec humilité et détermination.

1 Coran : sourate 7, verset 172.

2 Hadith rapporté par Bukhârï et Muslim.

3 Hadïth rapporté par al-Bukhârï.

4 Coran : sourate 91, versets 8 à 10.

5 Coran : sourate 3, verset 14.

6 Coran : sourate 49, verset 7.

7 1.. Coran : sourate 49, verset 13.


8 Coran : sourate 33, verset 21.

9 Coran : sourate 68, verset 4.

10 Hadïth authentique rapporté par Bukhàrï et Ahmad.

11 Coran : sourate 2, verset 29.

12 Coran : sourate 18, verset 29.

13 Coran : sourate 103, versets 1 à 3.

14 Coran : sourate 2, versets 30 et 31.

15 Coran : sourate 96, versets 1 à 5.

16 Coran : sourate 31, verset 20.

17 Coran : sourate 2, verset 283 (beaucoup d’autres versets


emploient cette formulation).

18 Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété? (1840),


chapitre 2.
Chapitre 3

FOI ET PRATIQUE

L’islâm est une religion dotée d’un credo ('aqïdah) et de pratiques


rituelles (ibâdât) bien précis et strictement codifiés. Une célèbre
tradition prophétique (hadïth), considérée comme de la plus haute
authenticité, rapporte comment l’ange Gabriel questionna le Prophète
afin de confirmer les fondements de l’islàm relatifi aux six piliers de la
foi (arkàn al-imàn), aux cinq piliers de /islam en tant que culte
(arkân al-islâm), à la sincérité et à l’excellence dans la foi (al-
ihsân). Ces trois axes, si l’on ajoute les questions sociales
(obligations et interdits), couvrent l’étendue de /islam en tant que
religion.

Piliers de la foi

Dans la tradition prophétique évoquée ci-dessus, l’ange Gabriel


demande à Muhammad de l’informer du contenu de la foi, afin de
confirmer que le Message a bien été transmis et assimilé. Et le
Messager de répondre : « La foi, c’est que tu crois en Dieu, en Ses
anges, en Ses livres, en Ses Messagers, au jour du Jugement dernier
et au destin dans le bien comme dans le mal 1. »

On le voit, la foi consiste à croire en tout ce qui est de l’ordre de


l’invisible, parfois du mystère, et auquel le fidèle doit adhérer avec le
cœur et la conscience, espérant d’en goûter l’expérience sur le plan
spirituel. La formulation de ce hadïth va du visible (les piliers
pratiques) à l’invisible de la foi (al-imân) et à l’expérience sincère (al-
ihsâri), laquelle consiste à rendre quasiment « visible » à
la conscience et au cœur la présence invisible de Dieu. Par souci
didactique, commençons par les piliers de la foi, qui permettent de
donner un sens très clair aux rituels pratiques.

Dieu

Le premier pilier de la foi consiste à croire en Dieu qui est unique, qui
n’a pas d’associé, qui n’a pas été engendré et n’a pas engendré, et
dont on ne peut ni avoir une image ni se faire une définition : « Rien
n’est semblable à Lui, et II est certes Celui qui entend [au-delà de
tout] et Celui qui voit 1 [au-delà de tout]. » L’Homme ne peut dire de
Dieu que ce que Dieu lui révèle de Lui-même. Le fidèle doit s’efforcer
de vivre avec Dieu le rapprochement par Son amour et l’obéissance
aux règles révélées.

L’unicité de Dieu (Taivhïd) est le principe fondateur de l'islam. Dans


l’ordre de la foi, il consistera en une méditation, une adoration (‘
ibàdah) à différents niveaux, tout d’abord par une réflexion sur les
noms et attributs divins (Tawhïd al-asma wa al-sifâi*), lesquels
permettent au fidèle de se rapprocher de Sa présence. Par la
reconnaissance, ensuite, de Son Etre et de Sa Grâce visibles dans la
Création, qui est cadeau et don et regorge de signes de Son infinie
bonté ( Tawhïd al-rubübiyyah). Enfin, par un combat personnel contre
tout ce qui pourrait troubler ou perturber la foi en Dieu et en Son
unicité, du fait de l’association d’autres dieux ou motivations
terrestres (ego, argent, pouvoir, etc.), semblables à des polythéismes,
explicites ou non (shirk*), dont l’être humain doit se libérer (Tawhïd
al-ulühiyyah).

Tous les autres piliers de la foi et de la pratique tournent en somme


autour de cet axe fondamental : ils sont soit des conséquences de
cette foi en Dieu, soit des moyens de vivre comme il se doit cette foi
qui est autant adhésion à Son Etre qu’accès au refuge de Paix et de
sécurité né de ce don de soi. Al-imdn, en ce sens, ne signifie pas
seulement la « foi » au sens d’acte de « croyance en Dieu » ;
sa racine, a-ma-na, se rapporte à l’idée de trouver un espace de
sécurité (aman*), de paix et d’accomplissement. Croire en Dieu, nous
l’avons dit, c’est entrer dans Sa paix.

Les anges

Il existe des mondes d’êtres invisibles auxquels le Coran fait référence


à de très nombreuses reprises et dont le Prophète, selon les
traditions, a souvent parlé.

Deux types d’entités agissent et interagissent dans la vie des êtres


humains. Les anges, créés de lumière, sont en adoration permanente
de Dieu ; certains accomplissent des missions spécifiques dans l’ordre
du Cosmos. Les djinns, créés de feu et qui, comme les êtres humains,
ont le choix de désobéir aux ordres divins, sont des esprits
bénéfiques ou maléfiques qui peuvent prendre des formes
diverses, voire posséder un être humain. Ce qui fonde le
deuxième pilier de la foi est la reconnaissance que le Cosmos
est habité de présence, de vie et d’énergie au-delà des
seuls éléments visibles de la Création. Des anges sont présents près
de chaque être humain, dans nos demeures, dans l'univers. Au-delà de
l’ordre visible de la Nature, ils participent à la symphonie chantant la
Grâce de Dieu. L'islam, de ce point de vue, confirme ce que les
traditions juive et chrétienne ont toujours reconnu en matière
d’existence des anges, à commencer par l’ange Gabriel (Gibrïl) dont le
rôle fut, dans l’Histoire, de transmettre les Révélations. Le croyant vit
avec cette présence des anges, dont deux l’accompagnent toujours et
qui ont des rôles différents (anges de la transcription des actes,
anges de la mort, etc.). Au demeurant, un espace n’est jamais vide et
le croyant est invité à toujours saluer les êtres visibles et
invisibles qui peuplent l’univers entier comme sa demeure personnelle.
La formule « Salàm alaykum wa rahmatuLLahi wa barakâtuhu » (« Que
la paix soit sur vous, et la miséricorde de Dieu et Sa bénédiction ») se
dit aux êtres humains, aux anges comme aux djinns bienfaisants. Les
anges protègent, les anges voient, parfois même ils peuvent
inspirer. Ce monde de l’invisible, avec la conscience ou par le
rêve, rapproche l’individu du sens et opère comme un rappel dans la
vie des musulmans ordinaires, comme chez les plus grands mystiques.

Dans nombre de pays musulmans, on entend beaucoup parler des


djinns, esprits soit bienfaisants, soit malfaisants. Dans ce dernier cas,
ils peuvent posséder un individu. Dans certains pays, il est commun -
et même banal -d’associer les djinns au mauvais sort, aux pratiques
de sorcellerie et de magie noire. Ce type de discours relève très
souvent de la superstition populaire la plus dangereuse et tend à
déresponsabiliser les personnes. Non seulement c’est la négation
même du premier principe de la foi en un Dieu unique à qui l’on
n’associe rien, mais les conséquences spirituelles et psychologiques
de telles croyances trahissent les objectifs de la foi : il ne s’agit plus
de libérer les Hommes de tous les faux dieux, mais, en pervertissant
le Message, de les enchaîner à des superstitions qui les rendent
démunis, impuissants et victimes de puissances obscures !

Les Livres

Il n’est pas seulement demandé aux musulmans de croire à la dernière


Révélation, le Coran, mais également de reconnaître les autres Textes
qui l’ont précédé : la Thora et l’Evangile, bien sûr, mais également les
Psaumes de David et, encore antérieures, les « feuilles anciennes »
isuhuf) d’Abraham, etc. Jusqu’à la dernière des Révélations,
les originaux de toutes les autres, connues ou non, soit ont disparu,
soit ont été modifiées ou falsifiées. Cette foi dans les Livres offre au
croyant un regard particulier sur l’histoire sacrée en particulier et sur
le sens de l’Histoire en général.

Ainsi, Dieu n’a jamais délaissé les êtres humains. De loin en loin, Il
leur envoie des Messages qui rappellent le sens de la vie, le lien avec
Dieu et le retour vers l’Unique. Ses Livres disent aussi que Sa vérité
n’est pas exclusive et que la Vérité (Dieu) ne s’est pas exprimée d’une
seule façon. Cette diversité des Messages dans le temps est
une invitation à la coexistence des religions dans l’espace par la
reconnaissance d’une source commune et unique. La reconnaissance
des Livres révélés rappelle aux Hommes leur besoin d’être guidés et
orientés, car la raison seule n’a jamais suffi. Elle a pu analyser le
comment du monde, elle n’a pu répondre avec certitude au pourquoi
de la vie.

S’il a toujours été dans le besoin de sens (offert par les Livres),
jamais l’Homme n’a été privé et coupé du sens dont les Révélations, à
travers l’Histoire, lui rappelaient la présence. Comme la présence des
anges nourrit un rapport de présence à l’espace, les Livres donnent
une densité de sens à l’Histoire ; les deux sont liés à Dieu
l’Unique, Créateur de l’espace et du temps et dont l’Être est infiniment
au-delà de l’espace et du temps.

Les Messagers

La reconnaissance de tous les Messagers et Prophètes, pilier


important de la foi musulmane, recouvre plusieurs enseignements
majeurs. Le premier est que tous ces Envoyés étaient des êtres
humains dépourvus d’attributs divins, qui n’étaient pas les « fils de
Dieu ».

Un grand nombre de Prophètes, sur les cent vingt mille et plus que la
tradition mentionne, ne nous sont pas connus. Voilà qui nous impose
de rester prudents quant au jugement sur les religions du passé.
Vingt-cinq Messagers et Prophètes sont dénommés dans le
Coran, parmi lesquels Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Muhammad sont
distingués pour leur patience et leur détermination (ülü al-'azm). Avoir
foi en leur mission, c’est leur accorder une part de vérité, même s’il y
a désaccord sur un certain nombre de principes, de rituels et sur
l’organisation institutionnelle.

Enfin, il importe de préciser que, si l’on aime les Messagers en tant


que modèles humains, il ne s’agit en aucune façon de les sacraliser ou
de les vénérer aveuglement. Ils sont des êtres envoyés par Dieu pour
aider les humains à se rapprocher de Lui. C’est ce qu’a voulu dire Abü
Bakr, à la mort du Prophète, en affirmant que ceux qui adoraient
Muhammad doivent s’avoir qu’il est mort et que Dieu seul est vivant,
éternel et digne d’adoration.

Il faut apprendre à aimer les Prophètes, notamment le dernier, mais


sans confondre les ordres : l’humain et le Divin, le temporel et le
Transcendant.

Croire que Muhammad est le dernier des Envoyés signifie que le cycle
des prophéties est achevé. Ceux qui viendront après pourront être
appelés « amis de Dieu » [awliyyâ Allah) qui se sont élevés (et ont
été élevés) par la sincérité de leur spiritualité ; mais il ne pourra être
question de les considérer comme des Prophètes et encore moins de
les sacraliser. De même, selon une tradition prophétique, des savants
( ulamà ’) apparaîtront chaque siècle, qui aideront la communauté à «
renouveler sa religion » : « En vérité, Dieu enverra à cette
communauté, chaque siècle, qui [un savant ou un groupe de savants]
lui renouvellera sa religion2. » Ce renouveau a été compris par les
savants comme le renouvellement de la compréhension des
Textes qui, eux, restent ce qu’ils sont. Ces savants du
renouveau (imujadiddün), qui réforment la compréhension du
Message, poursuivent l’œuvre des Messagers en redonnant vie
et vigueur à la Révélation. Les imâms, dans la tradition chiite, ont un
rôle à la fois d’interprètes et de gardiens du Message. Leur statut,
quoique parfois exagérément vénéré par certains courants, n’est
jamais comparable à celui des Prophètes.

Le jour du Jugement

Cette vie n’est qu’un passage, la mort est une étape. Comme dans les
autres traditions monothéistes, l’un des fondements de la foi en islam
est l’idée qu’il y a une vie après la vie et que les êtres humains
retournent à Dieu. En ce sens, la vie est un cadeau et une épreuve. Au
jour du Jugement, les individus seront jugés en fonction de leurs
intentions et de leurs actions dans la vie. Comme nous l’avons vu : «
Nul ne portera le fardeau d’un autre », « nul ne pourra rien pour un
autre » et « chacun viendra [à Dieu] ce jour-là seul ».

Après la mort, l’être humain est mis en terre (l’incinération est


interdite en islam). La tradition fait état de plusieurs étapes : les
questions de la tombe (l’Homme est questionné sur son Dieu, sa
religion, son Prophète), les possibles châtiments de la tombe,
l’attente dans le barzakh* (lieu où demeurent les âmes après la mort
en attendant le Jugement dernier), puis le Jugement dernier qui
décidera de l’entrée au Paradis ou en Enfer.

Le retour à Dieu se fait donc, pour le croyant, avec la conscience qu’il


devra rendre des comptes à Dieu sur la façon dont il a conduit sa vie
sur terre. Le Coran répète à maintes reprises que l’être humain doit
espérer et savoir de Dieu que Son jugement sera à la fois juste (Dieu
est al- Adl, « la Justice ») et clément (Dieu est al-Rahmàn, «
le Clément, le Miséricordieux » au-delà de toute miséricorde). Cette
conception de Dieu et de la mort détermine une certaine conception
de la vie : l’Homme est seul, responsable de ses actes dans cette vie
qui n’est pas la seule vie ; son salut ne tient pas à la seule justice de
Dieu, mais à Sa miséricorde et à Son amour.

Le Jugement dernier, au lieu d’induire un décompte négatif


obsessionnel des fautes et des manquements, devrait ouvrir l’Homme
à la conscience de ses limites, de son besoin de Dieu dans Son amour
et Sa bonté. Le caractère rigoureux du Jour des comptes est une
vérité. Son accueil en Sa compassion et Son pardon en sont une
autre, non moins fondamentale. Ainsi, le tragique de l’Homme, seul
face à ses actes et à Dieu qui tient les comptes (al-Hassïb), est
apaisé par l’espérance en Dieu « le Clément » (al-Rahmân) et « le
Doux » (Al-Rafïq). Au-delà de l’espérance du Paradis, récompense des
pieux et des justes, ce que l’être humain peut espérer de plus élevé
dans l’Au-delà est directement fonction du lien d’amour avec le Divin
qu’il doit nourrir tout au long de sa vie : être en présence de Dieu, Le
voir et demeurer éternellement dans l’ombre de Sa grâce.

Le destin
Dieu est omniscient. Il est au-delà du passé, du présent et de l’avenir.
Son savoir englobe donc toutes choses et en particulier, bien sûr, le
sort de chaque individu. La foi en la volonté de Dieu (al-qadâ’*) et en
Son décret (al-qadar*) - les deux notions qui réfèrent à la
prédestination - sont un pilier du credo islamique (al-aqïdah). Cette
croyance a trois conséquences quant à la conception de Dieu et trois
autres concernant l’Homme.

Tout d’abord, Dieu se présente comme Maître absolu du savoir et du


temps. Son pouvoir dépasse toutes les conceptions que l’Homme
pourrait s’en faire. Ensuite, il existe une différence de statut entre
l’ordre du Divin et la logique rationnelle de l’Homme, qui ne peut
accéder au savoir absolu. Enfin, Dieu, dans Sa volonté et par
Son décret, n’est jamais absent ; Il reste présent, à l’écoute
des prières des Hommes.

Pour ces derniers, les conséquences de ce pilier de la foi sont


fondamentales. Il s’agit d’abord de reconnaître le savoir absolu de
Dieu (et la connaissance relative des êtres humains), afin d’approcher
Sa volonté et Son Décret, avec l’humilité intellectuelle et spirituelle
qui sied à Son statut. Il est nécessaire, dans un second temps, de
rester dans l’ordre de l’humain sans prétendre se mettre au niveau de

Dieu. Dieu sait tout, certes, mais l’être humain ne sait pas ce que
Dieu sait : Dieu lui demande, à son niveau, d’assumer sa liberté et sa
responsabilité et d’agir en conscience. L’ignorance où se trouve
l’Homme des décrets ultimes de Dieu est la source et la protection
même de sa liberté sur terre, donc de sa responsabilité humaine.
Enfin, même si la prédestination est une vérité dans l’ordre du
savoir et du pouvoir divin, Dieu est à l’écoute des prières
des Hommes, lesquels ne doivent cesser, à partir de leur réalité vécue,
d’espérer, d’invoquer et de se rapprocher, avec la certitude que les
choses peuvent changer.

Destin et prédestination : ces sujets ont fait l’objet de controverses,


notamment parmi les théologiens-philosophes (mutakallimün) qui ont
beaucoup débattu de la question de la prédestination et de la liberté,
du libre-arbitre et du déterminisme. De multiples traités, tant chez
les sunnites que chez les chiites, ont été consacrés à cette question,
abordée de façon parfois très complexe. On trouve d’ailleurs dans la
tradition musulmane des partisans du libre-arbitre (qadariyyah)
comme des défenseurs du déterminisme (jabriyyah, jahmiyyah). Loin
de ces débats philosophiques, les 'ulama sunnites et chiites ont
tenté de fixer un cadre strictement religieux à la compréhension de
cette notion. Les divergences sont nombreuses quant aux détails des
explications, mais les quatre axes principaux de l’argumentation
peuvent être résumés comme suit : 1) Dieu est omniscient et sait tout
de la destinée des Hommes ; 2) les Hommes ne savent pas ce que
Dieu sait et doivent éviter d’appréhender l’ordre du Divin, qui dépasse
leur logique rationnelle ; 3) libres, mais ignorants la volonté et le
décret divins, les Hommes doivent assumer leur liberté et la
responsabilité de leurs action ; 4) Dieu les appelle et répond à leurs
prières, qui, elles, ont le pouvoir de changer le cours des événements.

Les piliers de l’islam

Le même hadïth que nous avons mentionné présente les cinq piliers
de l'islam, qui recouvrent le rituel : « L’islam est que tu attestes qu’il
n’est de dieu que Dieu et que Muhammad est son Messager, que tu
accomplisses la prière, que tu verses la zakât [l’impôt social
purificateur], que tu jeûnes le mois du Ramadan, que tu
accomplisses le pèlerinage si tu le peux3 [si tu en as les moyens].
» Ces « cinq piliers », souvent présentés par les manuels comme un
résumé de l'islam, ne sont en fait que les éléments de la pratique et
du rituel qu’il convient d’aborder à la lumière des piliers de la foi et
des fondements que nous avons traités dans le deuxième chapitre de
ce livre. Dans le domaine du droit et de la jurisprudence (fiqh), on les
appelle aussi al-'ibâdàt (les éléments du culte, du rituel), auxquels
s’ajoute la pureté rituelle (al-tahàrah*) car elle est une obligation
pour accomplir un certain nombre de rites.

L 'attestation de foi

Nous l’avons vu, les êtres humains, dans l’innocence de leur enfance
comme dans leur obéissance naturelle à l’ordre du Cosmos, sont tous
originellement des « musulmans 4 ». Mais c’est avec le double
témoignage de la shahâdah qu’ils le deviennent en conscience,
adhèrent aux principes de la foi et sont appelés à en pratiquer le
rituel.

La première partie de l’attestation de foi est liée à la reconnaissance


du fondement de la religion musulmane qu’est le Taivhïd, l’unicité de
Dieu. Cette attestation, qui prend son sens avec l’âge de raison, exige
un approfondissement progressif de tous les éléments que nous
avons évoqués. Les enseignements des six piliers de la foi,
mais également les exigences relatives au statut de l’Homme avec sa
dignité, sa liberté et ses responsabilités, sont un accès vers l’invisible
(lequel ne cesse de livrer ses secrets à la foi qui s’approfondit et
s’enrichit). La reconnaissance de la mission de Muhammad et de son
statut de dernier Messager (seconde partie de la shahâdah) exprime
une adhésion tant au Coran qu’à la tradition du Prophète et à son
exemplarité. Implicitement, elle est reconnaissance de tous les
Messages et Révélations qui l’ont précédé et impose le respect des
autres traditions, d’une part, et le fait d’assumer d’être des témoins
de ce dernier Message devant l’humanité, d’autre part.

En ce sens, la shahâdah est l’expression d’un acte de foi en Dieu et


d’un acte de responsabilité devant Dieu et devant les Hommes. Dieu a
donné la vie et la vie a un sens. Il suffit de prononcer cette
attestation pour devenir musulman5 (devant deux témoins
musulmans, ou même seul devant Dieu selon certains savants), mais
il est clair que la formule est forte des nombreux enseignements
que nous avons abordés et qu’il ne faut pas négliger. Deux dangers
sont cependant à signaler. Le premier est un formalisme qui consiste à
réduire l’adhésion à l'islam au fait de prononcer l’attestation sans en
comprendre le sens et les implications (ce qui arrive dans des cas de «
conversion » formelle en vue d’un mariage, par exemple).
Inversement, des savants minoritaires de certaines écoles de droit et
de pensée se permettent de décider qui est musulman ou non en
ajoutant des conditions (comme celle de la pratique des rituels),
s’autorisant même à excommunier telle ou telle personne (takfir*). Or,
sitôt qu’une personne ayant prononcé l’attestation de foi déclare se
sentir musulmane, nul n’a le droit d’en décider autrement ou de
l’exclure. Une institution religieuse peut considérer certains actes ou
certains propos comme non conformes au credo et aux principes de
l'islam, mais aucune autorité humaine ne peut décider de la foi et des
secrets des cœurs.

La prière

La prière rituelle (salât*) a été instituée par étapes, au gré des


révélations successives. Elle est codifiée dans sa forme et dans son
nombre : pour tous les musulmans, quelle que soit leur tradition, les
prières quotidiennes sont au nombre de cinq, chacune selon un cycle
déterminé. Si le Coran mentionne les prières, il ne dit rien sur la forme
du rite proprement dit. Seules les traditions prophétiques nous
informent des règles de la prière : contenu, gestuelle, cycles, etc.

La première prière (fajr* ou subh*) doit se faire avant le lever du jour


(plus ou moins dans l’heure et demie qui précède l’aurore) ; la
deuxième (dhuhr*), entre le début et le milieu de l’après-midi environ
; la troisième ( asr*), entre le milieu de l’après-midi et le coucher du
soleil ; la quatrième (maghrib*), entre le coucher du soleil et jusqu’à
une heure vingt ou une heure trente après le coucher ; la cinquième (
ishâ '*), enfin, pendant la nuit, entre la fin du maghrib et le début du
fajr. Les chiites regroupent la deuxième et la troisième prière, ainsi
que la quatrième et la cinquième (ce que la majorité des écoles
sunnites, à l’exception des hanafites, tolère en voyage ou par
exception, en plus de les écourter).

Chaque prière s’inscrit donc dans un laps de temps calculé en fonction


du soleil : « En vérité, la prière a été prescrite, pour les croyants, à
des horaires déterminés 6. » Faire les prières prescrites exige donc une
certaine discipline, afin de respecter les horaires assignés à
chacune. Ce rapport au temps est un élément important de la foi : sur
le plan cosmique, les musulmans se réfèrent au soleil pour le calcul
des prières journalières et à la lune pour la détermination des mois et
des années. Us prennent ainsi en compte les deux astres liés à la
mesure du temps : « Le soleil et la lune [évoluent] selon un calcul
minutieux7. » Chaque vendredi, en début d’après-midi, a lieu la prière
du même nom (jum ah), qui est précédée d’un sermon (en langue
arabe ou dans la langue locale). A l’inverse, les deux prières matinales
des fêtes ( ïd al-fitr, ïd al-Adhâ) commencent par une prière rituelle et
sont suivies par un sermon.

Les prières rituelles sont strictement codifiées : le fidèle doit d’abord


faire ses ablutions (avec de l’eau propre qu’il est invité à économiser),
s’orienter vers La Mecque (qiblah) et respecter le cycle requis pour
chaque prière. Il récitera par cœur des passages du Coran en arabe
(avec, à chaque cycle, la sourate d’ouverture, al-fâtihah*), ainsi qu’un
certain nombre de formules et d’invocations. Dans les
pays majoritairement musulmans, on entend les appels à la prière8
invitant les fidèles à se préparer, suivis d’un second appel de présence
(iqàmah*) annonçant le début imminent de la prière. Le fidèle entre
en prière en disant : « Allahu akbar » « Dieu [est] le plus Grand »),
suit le rituel des cycles, puis termine avec la formule : « Al-salam
alaykum wa rahmatu ’LLah » (« Que la Paix soit sur vous et la
Miséricorde de Dieu»), ou bien «Allahu akbar» chez les chiites.

La prière rituelle peut se faire individuellement, mais la prière en


groupe (jamà ah*), à la mosquée, est considérée comme vingt-sept
fois plus méritante, selon les traditions prophétiques. A la mosquée,
aucune distinction de statut social, de couleur ou d’origine ne doit être
visible : les musulmans se mettent en rang, plus rien ne doit les
distinguer9. Enfin, les musulmans peuvent ajouter des prières dites
surérogatoires aux prières prescrites, juste avant ou après celles-ci,
au cours de la nuit (tahajjud*) ou durant les nuits de Ramadan
(tarawïh*).

La forme très codifiée de la prière a pour but de discipliner le croyant


dans sa gestion du temps et son rapport à Dieu et à la vie d’ici-bas,
avec sa conscience et sa mémoire, puisque l’objectif premier de la
prière est le ressouvenir : « Et accomplis la prière pour te souvenir de
Moi 10. » Les ablutions qui purifient, le visage tourné vers La
Mecque (symbolisant la vie orientée vers Dieu) ont pour
fonction d’extraire l’être humain des illusions et de l’éphémère pour se
concentrer sur l’élévation spirituelle et la direction qu’il doit donner à
sa vie. Oublieux par nature, l’Eîomme est convié, cinq fois par jour, à
se rappeler que Dieu est présent, qu’il est tout près et qu’il entend et
répond.

Prier, c’est donc aussi remercier et se rapprocher, et c’est pourquoi


aucune prière n’est semblable à une autre, si ce n’est dans la forme :
parfois le corps prie plus que le cœur, dans un formalisme superficiel ;
parfois le cœur goûte à l’amour révérenciel de Dieu et donne à la
prière une intensité singulière. Paradoxalement, c’est la
discipline régulière qui permet de vivre les instants d’exception de la
crainte amoureuse (khushü ') de Dieu.

Le fidèle, à sa guise, peut agrémenter la prière rituelle d’invocations


(du a) plus libres, où il parle à Dieu, se confie, demande et remercie,
en silence ou dans sa langue préférée. Le Prophète avait dit : « Les
invocations, c’est l’adoration11 [véritable] » car elles concentrent le
sens de la prière rituelle et la nature de la relation à Dieu : se
souvenir de Lui, Le remercier et, avec humilité, reconnaître notre
besoin de Lui.
La zakàt

On a souvent traduit zakàt par « aumône légale », pour tenter de


rendre compte de sa double fonction de don solidaire et de
prescription légale. Dans les faits, la zakàt est un versement
obligatoire (pour toute femme et tout homme qui en a les moyens)
destiné à purifier spirituellement le bien du fidèle et à être « restitué
» aux pauvres, dont elle est un « droit reconnu » (« Ceux dans les
biens desquels il est [une part gardée représentant] le droit reconnu
au mendiant et au nécessiteux12 », dit le Coran). On peut donc
traduire zakàt par « taxe sociale purificatrice », puisqu’il s’agit bien
d’une obligation qui présente, en sus, une vertu spirituelle (elle purifie
les biens du croyant comme la prière purifie son cœur) et dont le but
est la solidarité sociale fondée sur le « droit des pauvres ». La prière,
axe vertical de liaison avec Dieu, prend une dimension communautaire
lorsqu’elle s’effectue en commun ; il en va de même avec la zakât, qui
associe un acte de foi individuel (faire don d’une partie de ses biens)
à l’exigence sociale de solidarité et de justice.

Une fois fixée la limite des besoins de première nécessité (nissàb*),


selon les lieux et les époques, la femme et l’homme doivent verser,
selon un calcul annuel, un certain pourcentage de leurs biens (2,5 %
de l’argent, de 5 à 10 % de la récolte par exemple, etc.). Ils peuvent
le faire au profit d’institutions étatiques ou d’organisations
indépendantes, ou bien verser eux-mêmes la somme récoltée aux
personnes dans le besoin.

Le principe de cette taxe n’est pas d’entretenir l’assista-nat. Elle doit


être versée en priorité aux nécessiteux (que le Coran range en huit
catégories) et dans son voisinage immédiat, ce qui suppose de bien
connaître son propre environnement social. L’objectif, de surcroît, est
de leur donner les moyens de sortir de leur situation en soutenant des
projets qui leur permettent de s’autonomiser financièrement, afin
qu’un jour eux-mêmes puissent payer la zakât. La philosophie de la
zakât est donc de développer une dynamique de solidarité sociale
régulée qui permette aux pauvres d’obtenir leurs droits (avec la
reconnaissance de leur dignité humaine) et, dans le même
mouvement, d’accéder à l’autosuffisance alimentaire et à
l’autonomie financière. C’est dire que la gestion de la « taxe
sociale purificatrice » ne peut pas se satisfaire d’une distribution de
biens charitables, mais qu elle exige une connaissance des différents
systèmes locaux et nationaux de solidarité sociale (étatique et
institutionnelle), afin d’organiser une distribution adéquate de la
zakdt qui complète les dispositifs existants et qui ait surtout le souci
constant et systématique de travailler à libérer les pauvres de
leur situation d’assistés. Elle doit être payée en tant que telle (avec
une intention et un montant déterminés), et le fait que certains
impôts payés à l’Etat comprennent un volet solidaire ne dispense
jamais de s’en acquitter.

La zakât, selon la plupart des juristes (fuqahd’), doit être destinée


aux nécessiteux musulmans, sauf cas exceptionnel. D’autres savants
ont discuté cette clause, affirmant que tous les pauvres d’un voisinage
donné peuvent bénéficier de la zakdt, qu’ils soient ou non musulmans
(si les besoins des musulmans sont couverts selon certains,
pas uniquement selon d’autres). Il existe par ailleurs une autre forme
de don, al-sadaqah*, versé librement selon le souhait et les moyens
de chacun (il y a cette fois consensus entre les savants sur le fait que
la sadaqah peut être versée à toute personne, qu’elle soit ou non
musulmane).

Ce troisième pilier est important. La zakât traduit une compréhension


plus profonde du Message de Yislàm. Avec l’aide de Dieu, le croyant
doit nourrir la conscience du Cosmos autour de lui et des pauvres à
ses côtés. La foi est un éveil du sens, des yeux et du cœur. C’est
également entretenir un sens profond de la justice par une obligation
stricte et prescrite : justice à l’égard de la Création qu’il faut protéger,
justice vis-à-vis des êtres humains qu’il faut respecter, riches ou
pauvres. Comme la prière doit être établie partout où les musulmans
s’installent, le droit du pauvre doit être immédiatement reconnu
partout où existe une collectivité. Ainsi la foi, dans son aspect
pratique, est un acte de double responsabilité écologique et humaine,
dont le sens est de respecter l’ordre naturel offert par Dieu et de
réformer l’ordre social des humains, cause de pauvreté et d’esclavage,
qu’il convient de transformer en redonnant à chacun son droit à la
liberté et à l’indépendance (sociale et financière).

Le jeûne

Le quatrième pilier de l'islam est le jeûne du mois du Ramadan,


neuvième mois de l’année lunaire musulmane. Sa durée s’étend
d’environ une heure trente avant le lever du soleil (début de la prière
du fajr) jusqu’au coucher du soleil (début de la prière du maghrib).
L’année musulmane est lunaire et dure trois cent cinquante-cinq ou
trois cent cinquante-six jours, de sorte que, chaque année, le mois du
jeûne avance de dix à douze jours par rapport à l’année solaire. Selon
la saison et le lieu, la durée d’une journée de jeûne peut s’étendre de
9 heures à 19 heures, voire 20 heures. Dans les régions nordiques qui
ne connaissent ni lever ni coucher du soleil, où le jour et la nuit
peuvent couvrir toute la durée de l’hiver ou de l’été, les juristes
(fuqahà ’) sont unanimement d’avis qu’il faut se conformer aux
horaires du plus proche pays connaissant un lever et un coucher de
soleil.

Le jeûne se présente comme une pratique qui prolonge et confirme les


pratiques de toutes les religions et spiritualités antérieures à l'islam :
« Le jeûne vous est prescrit comme il a été prescrit à ceux qui vous
ont précédés, peut-être atteindrez-vous la piété1 [l’amour révérenciel
de Dieu]. » Sa fonction est triple : spirituelle, physiologique et
sociale. Pour les musulmans, il consiste, pendant un mois (vingt-neuf
ou trente jours), à ne plus manger, boire ou avoir des relations
sexuelles pendant la journée. Il est obligatoire dès l’âge de la
puberté. Le voyageur, la femme enceinte ou la personne âgée ou
malade peuvent toutefois s’abstenir de jeûner (quitte à « rattraper »
ensuite les jours manquants, s’ils le peuvent, ou à compenser
cette dispense en offrant de la nourriture aux pauvres).

La vertu spirituelle du jeûne est fondamentale. En cessant de


répondre à ses besoins naturels et humains (nourriture, boisson et
sexualité), l’individu, par la maîtrise et la discipline, effectue un retour
à soi, à son cœur, et cherche à s’approcher le plus possible du Divin et
de l’esprit, du souffle spirituel qui l’habite. Contre toutes les
dépendances et les tentations consuméristes, le jeûne est une
expérience de libération vis-à-vis de l’ego et de l’avoir. Il marque une
rupture par rapport à la vie normale, naturelle, et invite l’Homme à
l’introspection, à la méditation et à la générosité. C’est l’autre
dimension du jeûne : un rapprochement avec les pauvres, les démunis
et les laissés-pour-compte. Le Prophète, toujours généreux, ne l’était
jamais autant qu’au cours du mois du Ramadan, nous apprend une
tradition authentique.

En somme, le mois du Ramadan consiste, dans un même mouvement


spirituel, en un travail sur soi et en un don de soi. S’approcher de Dieu
par le jeûne, c’est s’approcher des pauvres par le don. Les jours et les
nuits de ce mois sont bénis. Les fidèles sont invités à accompagner
leur jeûne d’une maîtrise de leur vocabulaire, de leurs émotions, de
leur comportement, ainsi qu’à éviter les conflits et l’agressivité. La
lecture quotidienne du Coran et les prières rituelles et surérogatoires
font partie des pratiques recommandées, notamment la prière du
tarawïh*, qui suit la dernière des cinq prières et durant laquelle, sur
tout le mois, l’ensemble du Coran est souvent récité (huit, dix ou
vingt cycles de prière - rak ah - selon les écoles de droit).

Durant l’une des cinq dernières nuits impaires de ce mois a lieu la nuit
« du Mérite » (« du Destin » ou encore du « Pouvoir ») - laylah al-Qadr
-, que les musulmans doivent (spirituellement) chercher. Sa densité
spirituelle est sans commune mesure, puisqu’elle vaut plus de «
mille mois » selon le Coran. Ce moment intense de
communion, d’expiation et de « Paix » (salàm) dure la nuit entière.
La plupart des mosquées se concentrent sur la vingt-septième nuit (la
nuit du vingt-sixième jour), mais sur ce point les traditions
prophétiques sont moins précises. Durant les dix derniers jours,
suivant la tradition prophétique, certains musulmans choisissent de
faire une retraite à la mosquée (i tikâf) pour jeûner, prier, lire le Coran
et chercher la nuit du Mérite. Enfin, à la fin du mois, il
est recommandé aux musulmans de payer la zakât al-fitr,
taxe purificatrice de fin de jeûne destinée aux pauvres et qui prolonge
l’acte et le sens du jeûne. Elle doit être versée avant la prière de la
fête ( ïd al-fitr*), qui est l’une des deux fêtes du calendrier islamique.

Le début du Ramadan est aujourd’hui l’objet de débats. Certains


estiment qu’il faut voir la nouvelle lune à l’œil nu pour commencer le
jeûne dans la région où l’on vit ; d’autres pensent que tous les
musulmans du monde devraient suivre les premiers à l’avoir vue dans
leur pays ; d’autres encore avancent que les progrès techniques et les
connaissances astronomiques permettent désormais de déterminer
avec précision le début du mois et de trancher les désaccords qui,
chaque année, entourent l’annonce du Ramadan.

Très pernicieuse est l’émergence d’une pratique du jeûne purement


formaliste, qui consiste à se maîtriser le jour et à manger avec excès
dès la nuit tombée, comprise comme le moment de toutes les
permissions. Cette conception transforme le mois du Ramadan en
période de surconsommation alimentaire et de comportements
nocturnes qui en contredisent le sens le plus élémentaire.
C’est oublier que le mois entier est béni, jours et nuits inclus, et qu’il
appelle à s’affranchir des dépendances. Dans les sociétés
majoritairement musulmanes aussi bien qu’en Afrique, en Asie ou en
Occident, les grandes surfaces n’en ont cure, intéressées d’abord par
le profit, dont les rayons spécialisés regorgent de « produits du
Ramadan ». Les médias et les industries du divertissement leur
emboîtent le pas en misant sur les « nuits du Ramadan ». Si bien que
ce mois de maîtrise de soi et de méditation devient, pour certains, un
mois de consommation et de divertissement. Le Messager avait averti
: « D’aucuns ne gagneront de leur jeûne que le fait de s’être privé de
manger et de boire13 » - allusion à ceux qui, respectant la forme du
jeûne, en perdent toutefois le sens et l’esprit.

Le pèlerinage

Les piliers de l'islam rythment le temps. L’attestation de foi est à


prononcer et à renouveler à tout moment, les prières sont
quotidiennes, celle du vendredi est hebdomadaire, le jeûne est
annuel, de même la comptabilisation de la zakât.

Le pèlerinage (Hajj), quant à lui, doit s’effectuer une fois dans la vie,
pour qui en a les moyens. Il a lieu chaque année entre le 8 et le 13 du
mois de Dhü al-Hijjah (douzième du calendrier lunaire islamique). II
consiste, pour les femmes comme pour les hommes, à se rendre à La
Mecque pour y accomplir un certain nombre de rites. Auparavant, il
convient de faire les grandes ablutions (une douche avec un rituel et
des invocations), puis de porter l’habit du pèlerin (morceau d’étoffe
sans couture pour l’homme, avec coutures pour la femme, couvrant
le corps et les cheveux mais laissant impérativement le
visage découvert, selon le consensus de toutes les écoles de
droit). Une fois dans cet état de sacralisation (ihrâm*), les pèlerins ne
doivent plus se couper les cheveux ou les ongles, ni avoir de rapport
sexuel ou tuer des espèces vivantes.

Arrivé à La Mecque, le pèlerin commence par tourner sept fois autour


de la Ka’bah - le grand cube de pierre vide, recouvert d’un tissu noir,
qui se trouve au centre de l’espace sacré - dans le sens inverse des
aiguilles d’une montre (circumambulation). Puis il se rend à al-Safà
et à al-Martvah, deux stations distantes de 400 mètres, revivant ainsi
la course de Hâjar, mère d’Ismàîl (Ismaël), qu’Abraham avait laissée à
cet endroit et qui courut, ici et là, pour trouver de l’eau. Le pèlerin
boit aussi l’eau pure de zamzam, rappelant la source d’eau qui sauva
Hàjar et son fils. Il se rend ensuite à Mina, pour y rester l’après-midi
et le soir. Le matin du 9 Dhû al-Hijjah, il se dirige vers le mont Arafah,
où le Prophète prononça son sermon d’adieu au cours de son unique
pèlerinage, pour y faire des invocations jusqu’au crépuscule. Après le
coucher du soleil, le pèlerin se dirigent vers une autre station (al-
Mudhdalifah), où il reste jusqu’au lever du jour. Le lendemain, il
revient vers Mina, où, muni de petits cailloux, il lapide
symboliquement le diable qui tenta de persuader Abraham de désobéir
à Dieu en refusant de lui sacrifier son fils. Le pèlerin sacrifie donc un
mouton (ou paie l’équivalent aux institutions spécialisées), dont la
viande sera soit consommée, soit distribuée aux pauvres. Enfin, il
revient vers la Ka 'bah, autour de laquelle il effectue de nouveau les
sept mêmes tours par lesquels il avait commencé, en guise d’adieu et
de sortie de l’état de sacralisation. Il est alors recommandé à l’homme
de se raser entièrement la tête et aux femmes de couper une simple
mèche de leurs cheveux. Le grand pèlerinage est ainsi accompli. Il est
suivi de quatre jours de fête, la plus importante des deux fêtes du
calendrier musulman (‘ ïd al-Adhâ).

On le voit, le pèlerinage est intimement lié à l’histoire et à la


mémoire d’Abraham, père du monothéisme, auquel se rattache
directement la tradition musulmane (il est même recommandé
d’effectuer une prière spéciale au lieu dit « station d’Abraham » -
maqàm Ibrahim - où il invoqua son Seigneur). À travers ses rites, le
Hajj est fort de nombreux enseignements. La tenue des pèlerins exige
le dénuement de l’homme et de la femme, vêtus de la façon la plus
simple, dans une parfaite égalité devant Dieu et au Centre. Femmes
et hommes du monde entier, de toutes origines et de toutes couleurs,
quel que soit leur statut social, se retrouvent à La Mecque pour
revivre l’épreuve d’Abraham, l’« ami de Dieu », et s’élever
spirituellement. Une fois encore, on retrouve dans ce rite la double
dimension verticale (retour à Dieu) et horizontale (une communauté
spirituelle de femmes et d’hommes tous égaux devant Dieu) qui
rappelle la complémentarité essentielle des deux ordres. Revenir seul
à Dieu, par le pèlerinage, implique de ne jamais se détacher de la
communauté de destin qui lie les êtres humains dans l’égalité, la
fraternité, la solidarité et l’amour.

Le pèlerinage implique également de se mettre en route, de se


détacher des liens terrestres pour revenir à l’essentiel, au Centre, à
son cœur. Il fait ainsi écho au voyage vers soi, puisqu’il s’agit de
s’approcher de Dieu qui « se place [intervient, se fait connaître]
entre l’Homme et son cœur1 ». Et la Révélation de rappeler :

« Faites des provisions pour la route, et certes la meilleure des


provisions est l’amour révérenciel de Dieu1. » Au fond, comme
l’indiquent souvent les traditions mystiques, le pèlerinage représente
le symbole de la vie spirituelle qui exige la quête de Dieu, le
détachement du monde et le rapprochement avec l’Unique, étape
après étape, par les rites, l’effort, la discipline, par Son amour et pour
Son amour.

Il existe aussi un « petit pèlerinage » ( ‘umrah*), qui peut s’effectuer


à n’importe quelle période de l’année et qui comprend, avec l’état de
sacralisation, les deux premiers rites seulement (circumambulation
autour de la Ka'bah et course entre al-Safâ et al-Manvah). Elle est un
acte recommandé.

Plus de deux millions de musulmans convergent chaque année à La


Mecque pour y accomplir le pèlerinage avec une intensité spirituelle
jamais démentie. Il reste que les modalités d’accueil et les
aménagements autour de la Ka bah ont entamé deux des plus
importantes dimensions du pèlerinage. L’égalité dans le
dénuement est fondamentalement remise en cause par la construction
d’hôtels de luxe à proximité du sanctuaire et par l’accès facilité aux
plus offrants ou aux plus puissants. En outre, des ensembles de
magasins de luxe, des malls de type américain, avec leurs
innombrables espaces de grande consommation (des bijoux et
vêtements haut de gamme aux fast-foods), cernent désormais un
espace sacré où l’être est censé se libérer de l’avoir et vivre sa
renaissance spirituelle. Si l’esprit du Hajj demeure central, il est de
plus en plus « étouffé » par la nature même de l’urbanisation, de la
culture consumériste et du pouvoir en place.

1 Hadïth rapporté par Muslim.

2 Hadith rapporté par Abü Dawud.

3 Hadith rapporté par Muslim.

4 C’est la raison pour laquelle certains convertis à l'islâm


affirment qu’ils ne se sont pas « convertis », mais qu’ils sont « re-
venus » à l'islâm originel. En anglais, ils diront qu’ils sont reverts, et
non couverts.

5 Puis de faire les «ablutions majeures», qui s’apparentent à une


douche avec l’intention de purification rituelle.

6 Coran : sourate 4, verset 103.

7 Coran : sourate 55, verset 5.

8 Cet appel n’est pas une obligation, mais un acte


recommandé (sunnah).

9 Les femmes se placent derrière, eu égard à la gestuelle de la


prière (à l’exception de la prière à La Mecque, où hommes et femmes
prient côte à côte). A l’époque du Prophète, les femmes priaient dans
le même lieu ; depuis, des espaces séparés ont été réservés aux
femmes. Rien n’interdit, de fait, que femmes et hommes prient dans
le même lieu.

10 Coran : sourate 20, verset 14.

11 Hadîth rapporté par al-Tirmidhï.

12 Coran : sourate 70, verset 24.

13 Hadith rapporté par Ibn Màjah et Ahmad (et d’autres encore).


Les affaires sociales (mu àmalàt)

Le chapitre al-mu'àmalât recouvre tout ce qui a trait aux relations


interpersonnelles et plus largement aux affaires sociales :
comportements, relations humaines, mariages, transactions, affaires
politiques, financières et économiques, etc. Dans ces différents
domaines, on trouve dans les Textes des prescriptions, des
obligations, des interdits ou des préférences. C’est la deuxième
grande section étudiée dans le domaine du droit et de la jurisprudence
(fiqh), la première étant al-ibâdât, dont nous avons parlé1.

Les savants spécialisés dans les principes du droit (usüliyyün) et les


juristes (fuqaha ) ont défini cinq catégories permettant de classer
l’ensemble des actes humains sur les plans moral et juridique. Ainsi,
un acte peut être obligatoire (wdjib), préféré (mustahab), détesté
(makrüh), interdit (harâm), ou tout simplement permis (mubâh)
sans qualification morale et légale particulière (comme boire, manger,
etc.). Dans les mu'âmalàt, le principe premier, unanimement reconnu,
est la permission ; pour imposer ou interdire telle ou telle action, un
texte explicite tiré des sources scripturaires est donc nécessaire.

Obligations :

la pudeur, le foulard, la viande halàl, . etc.2

Au-delà du culte, un certain nombre d’obligations, de prescriptions et


de recommandations se rapportent à des aspects de la vie plus ou
moins secondaires. Il importe, à cet égard, de bien considérer la
nature des Textes auxquels on se réfère (authenticité, clarté, marge
d’interprétation), mais aussi de déterminer leur classification : s’agit-
il d’une exigence (darüriyât), d’un besoin (hâjiyyât) ou
d’un embellissement (tahsiniyyât) ? Par exemple, répondre au salut
d’autrui est une obligation en islam, mais relève de l’embellissement
et non de l’exigence. Ces classifications répondent à des critères aussi
précis que nombreux et ne peuvent être extrapolées à partir de la
seule lecture non spécialisée des sources.

La pudeur, pour les hommes comme pour les femmes, est une
obligation importante en islam. Elle relève de la deuxième des
catégories susmentionnées, mais elle rayonne sur tous les
enseignements de la religion. Il s’agit d’abord de protéger son corps
et de ne pas l’exposer au regard d’autrui, que l’on soit un homme ou
une femme. Cette attitude est un message à tous : mon être vaut par
mon cœur plus que par mon corps, le visible ne dit pas tout de ma
valeur intime. Au demeurant, ce message s’intégre dans un
enseignement plus fondamental : la pudeur exprime qu’il existe une
valeur au-delà du visible et invite à ne pas s’exhiber avec
inconscience, indécence ou arrogance. La spiritualité est
intrinsèquement pudique. Elle invite à la pudeur non seulement
physique, mais d’abord intellectuelle et sentimentale. Il ne s’agit pas
de ne rien montrer, de s’enfermer et d’étouffer, mais au contraire
de savoir comment, où et à qui montrer, partager et s’offrir. Le regard
de ceux à qui l’on montre trop, voire tout, finit par emprisonner la
personne impudique : là est son paradoxe. L’obligation de la pudeur
intellectuelle, sentimentale et physique est un choix de liberté vis-à-
vis d’autrui, de son regard et de son jugement. La spiritualité exige
l’exercice de l’humilité intellectuelle, le souci de la protection des
sentiments, tout en évitant l’exposition excessive du corps : il s’agit
d’un tout, d’une façon d’être au monde qui définit la liberté à travers
un rapport très intime à soi où la conscience décide, avec maîtrise et
humilité, de ce qu’elle offre à autrui de soi et de son être.

Parmi les prescriptions les plus discutées de nos jours, le foulard


(khimâr1*) avec lequel les femmes pubères se couvrent les cheveux et
la poitrine est l’objet de débats passionnés. Sur la base des versets
coraniques, il s’agit bien d’une prescription (ivâjib) ; ainsi l’ont
d’ailleurs compris et déterminé les savants sunnites et chiites.
Néanmoins, trois précisions s’imposent.

Premièrement, de l’avis de ces mêmes savants, cette prescription ne


fait pas partie des impératifs et des priorités de la pratique
(darüriyàt). Elle se range dans la deuxième, voire plus rarement dans
la troisième des catégories d’obligations. Dans cet ordre d’idées, la
femme musulmane doit donner la priorité aux obligations essentielles
— le rituel (prière, zakàt, jeûne, etc.), le bon comportement et l’action
vertueuse - et non pas au foulard, si cela revient à négliger les
fondements évoqués plus haut. Dans son évolution spirituelle, elle
aura à considérer le port de foulard comme accomplissement
personnel de sa foi et de sa pratique, non comme sa condition.

Par ailleurs, ce sujet a été tellement débattu dans certains contextes


culturels, politiques et sociaux crispés et conflictuels (hier sous la
colonisation, aujourd’hui sous la pression de la culture mondialisée,
ou encore en Occident) que certains savants, inversant les choses, en
ont fait une obligation prioritaire, un marqueur identitaire, par réaction
à une atmosphère ambiante hostile. Or l’ordre des prescriptions, s’il
doit être pensé en fonction du contexte, ne peut s’inverser pour rendre
essentielle et prioritaire une prescription de seconde catégorie.

Enfin, comme tout acte de foi, le port de foulard est un choix


personnel et consenti. Une femme doit être libre de porter ou non le
foulard. Aucun Etat, aucune communauté, aucune famille ne doit le lui
imposer. Quelle que soit l’interprétation de chacun sur ce sujet,
l’attitude la plus juste, tant du point de vue islamique que des
droits humains, devrait être cette position de principe : au nom de la
liberté de conscience, il est interdit d’obliger une femme à porter le
foulard, comme il est interdit de lui imposer de l’enlever.

Autre question très commentée : l’obligation de consommer de la «


viande halâl ». Selon la tradition musulmane, il convient d’égorger les
animaux de façon réglementée, après avoir prononcé une formule («
BismiLLah, Allahu Akbar » : «Au nom de Dieu [je commence par
Dieu], Dieu [est] le plus grand ») attestant que cette mise à
mort n’est permise que par l’autorisation divine de manger
leur viande. L’animal doit être vivant au moment de l’abattage, ce qui
rend problématique l’électronarcose, qui souvent tue. Ici encore, la
consommation de viande halâl est à ranger dans les obligations de
seconde catégorie (pour certains savants, et selon le contexte, elle
vient même dans la troisième).

Les savants se divisent encore sur la question de savoir si l’on peut


consommer la viande des « gens du Livre » : si une grande majorité
reconnaît qu’il est possible de manger la viande des juifs (lesquels
suivent un rituel strict), les avis divergent du tout au tout sur la
viande produite par les chrétiens. Existe-t-il seulement un
rite chrétien d’abattage ? Que dire de l’abattage industriel ? Reste-t-il
l’once d’une référence religieuse chrétienne dans les techniques et les
technologies modernes ? Le fait que l’animal ne soit pas sacrifié pour
un autre que Dieu suffit-il à le rendre comestible par les musulmans ?
Ainsi la définition et les limites du halàl sont-elles
d’emblée discutées, puisque pour certains - dont,
paradoxalement, une majorité de littéralistes (salafi) -, la viande des
gens du Livre au sens large est halàl, tandis que d’autres considèrent
comme telle la seule viande égorgée selon les principes islamiques.
De nombreuses organisations musulmanes se sont engagées, à
travers le monde et surtout en Occident, à prendre en charge
l’abattage rituel. Avec plus ou moins de sérieux, ces entreprises
organisent la traçabilité de l’élevage à l’abattage et veillent au
respect des rites étape par étape, jusqu’au produit final estampillé
halàl.

Ici encore, cependant, certaines dérives doivent être signalées, car le


souci du respect de la technicité des rites finit par faire oublier leur
sens même. En effet, s’il n’est permis de tuer qu’avec la permission de
Dieu et en vue de se nourrir, la tradition islamique exige le respect de
l’animal vivant, ce qui suppose d’éviter de le faire souffrir, donc de
prêter une attention particulière à son alimentation, à son élevage et
à son bien-être. Cette préoccupation, qu’enseigne et qu’impose la
tradition islamique à travers tant de Textes, devrait avoir pour
conséquence la réforme de l’élevage industriel de masse. Car on est
en droit, aujourd’hui, de se demander ce qui est davantage halàl :
manger la viande d’un animal élevé dans le respect spirituel et
éthique de sa vie, de son bien-être et sans souffrance, ou d’un animal
outrageusement maltraité, mais techniquement abattu selon les rites
islamiques ? À cette question, la majorité des savants contemporains
répond, sans grande cohérence éthique, en faisant le choix rapide et
malheureux de la seconde option.

Autre dérive : pour certains, la consommation de viande halàl semble


devenue une priorité, quitte à négliger tous les rituels et à adopter un
comportement permissif, voire

amoral. Ce formalisme est contraire à l’essence spirituelle de \ islam,


qui associe la destinée de l’Homme au sens de tous les rites et du
comportement vertueux. L’être humain doit comprendre que le manque
de respect vis-à-vis de la Nature et des animaux est une atteinte
portée à sa propre dignité d’Homme et de croyant.

Enfin, l’autorisation de manger de la viande n’est pas incompatible


avec la maîtrise des excès. Compte tenu des modalités de production
de viande animale, les musulmans seraient bien inspirés de varier leur
alimentation et de manger moins de viande et plus sainement.

Interdits :

alcool, drogue, porc, intérêts financiers, etc.


Nous avons vu comment l’alcool fit l’objet d’une interdiction en trois
étapes dans le Coran3. La raison d’être de cette interdiction (ratio
legis) tient au fait que l’alcool peut affecter la lucidité des individus.
L’autoriser permettrait difficilement d’imposer un sens collectif de la
mesure.

L’interdit de l’alcool est commun à toutes les écoles de droit,


sunnites, chiites et ibâdites. Si néanmoins, dans un cas de force
majeure (situation de survie, maladie, etc.), une femme ou un homme
devait boire de l’alcool pour ne pas mourir, sa consommation ne serait
pas seulement autorisée, mais obligatoire, la préservation de la vie
relevant des obligations impératives (darüriyât). L’interdit de l’alcool,
en effet, est d’une catégorie inférieure à celui des péchés majeurs (al-
kabair*) que sont l’idolâtrie, la sorcellerie, le meurtre, le non-respect
des parents, le vol des biens de l’orphelin, le faux témoignage, la
calomnie, etc.

En aucun cas son respect ne doit primer sur la sauvegarde de la vie.

A partir du cas de l’alcool, mentionné par le Coran, les juristes se sont


efforcés d’en traiter d’autres au moyen du raisonnement par analogie
(qiyàs). C’est ainsi que la drogue, dont le Coran ne parle pas, a été
considérée comme illicite (harâm), du fait de caractéristiques
similaires à celles de l’alcool. En petite quantité, elle pourrait être
utile à la santé, mais son excès conduit à la perte de lucidité, à la
dépendance et son impact est nocif sur l’équilibre physique et
intellectuel. Elle est donc interdite - même si l’on a vu des juristes
aborder prudemment le cas de drogues enracinées dans les cultures
locales, telles que le qat au Yémen. Cependant, sous prescription
médicale, soumise à un contrôle avisé et à des fins de guérison, une
drogue peut être administrée selon le principe de nécessité
susmentionné.

Le cas du tabac est plus discuté et les avis sont partagés. La


cigarette, quoique mauvaise pour la santé, ne procure pas d’ivresse. Si
un grand nombre de savants la considère comme hautement «
détestable » (makrüh), d’autres, tenant compte de son impact négatif
sur la santé individuelle et la salubrité publique, mais aussi des
conditions industrielles de sa production, s’en tiennent à la lettre,
à l’esprit et aux objectifs du Message islamique pour estimer que la
cigarette est illicite (harâm).
L’interdit relatif à la consommation de viande de porc, explicite dans
le Coran, est unanimement reconnu par toutes les écoles. Là encore, il
est tenu compte des situations de survie où s’applique le principe bien
connu : « Nécessité fait loi. » Certains savants ont cherché à expliquer
rationnellement et scientifiquement cet interdit (nature de l’animal, de
sa viande, de son symbole) ; d’autres s’y refusent, arguant que
l’interdit, du seul fait de son énonciation coranique, se passe
d’explication rationnelle. C’est une illustration du très ancien débat
entre partisans de la raison (mu tazilah, matürïdi et certains ash' art)
et certains courants ash arï qui refusent le recours à la justification
rationnelle d’une injonction divine. Des courants contemporains
littéralistes (salafï) ont développé la même attitude.

Nous avons évoqué l’interdit de l’intérêt, de l’usure et de la


spéculation en islam). La notion de ribà englobe toutes ces pratiques,
dès lors que l’argent produit de l’argent sans médiation commerciale
portant sur un bien matériel (que l’on achète ou que l’on vend). Dans
ce dernier cas, il s’agit bien de commerce : le bénéfice est alors
permis, dans le respect des règles éthiques et
contractuelles. L’intérêt, l’usure et la spéculation sont au contraire
des opérations où l’argent, qui ne devrait être que le moyen de la
transaction, produit lui-même de l’argent, dévoyant ainsi le sens et la
finalité du commerce. Un verset coranique stipule : « Et Dieu a rendu
licite le commerce et Il a rendu illicite l’intérêt 4 5 », ajoutant que ceux
qui tirent profit du ribà déclarent « une guerre contre Dieu et
Son Envoyé6 ».

Une minorité de savants a remis en cause la définition même de ribà


et sa compréhension dans le cadre de l’économie moderne. Pour
l’immense majorité des ' ulama , néanmoins, cette interdiction est
parfaitement claire. Elle repose sur une philosophie économique qui
reconnaît le droit au profit par le commerce et exige que
l’activité économique reste au service de l’Homme. De
surcroît, l’argent ne peut être que le produit d’un travail réel et d’un

échange dont les termes doivent être justes, équitables et


transparents. Une telle philosophie, dans ses fondements, s’oppose à
l’économie capitaliste néolibérale et impose de repenser les moyens
de l’activité économique à partir des finalités supérieures.

A la lumière de cette philosophie économique et de ses directives, de


nombreux organismes et institutions financières ont vu le jour,
baptisés « banques islamiques » ou « agences d’investissement
islamique ». Le but affiché de l’économie et de la finance dites
islamiques est d’éviter l’intérêt et la spéculation. Nombre de projets
intéressants - qui ne sont qu’une première étape - ont vu le jour en ce
sens, et des alternatives ont été proposées sur le plan local dans
certains secteurs, telles que l’usage du prêt avec participation ou du
microcrédit.

À l’examen, il apparaît cependant que l’obsession d’éviter al-ribâ a eu


des effets pervers : on se contente parfois de changer le nom des
procédures, on maquille l’intérêt sous la mention « frais administratifs
», on se concentre sur les moyens de la transaction (que l’on «
islamise »), mais on s’abstient de questionner les finalités. Le bien-
fondé, l’efficacité et la réussite de l’« économie islamique » consistent
alors à faire autant de profits que le permet le système capitaliste,
mais avec d’autres moyens, supposé-ment halàl. Or il ne peut s’agir,
en islàm, de rechercher le profit pour le profit sans respect de la
dignité des Hommes, de l’environnement, de la justice et de l’égalité.
Une économie et une finance « islamiques » dont le seul but serait
d’islamiser les moyens du système économique dominant (mu par le
seul profit, sans régulation éthique) sont une perversion dangereuse
du sens même de l’interdit. Une solide et fondamentale réflexion
reste donc à mener dans ce domaine.

L 'application des règles :

code pénal, apostasie, témoignage, héritage

Le Coran et les traditions prophétiques renferment un certain nombre


de textes dont la formulation explicite (qafi) paraît exiger une
application littérale et directe. Si clair soit-il, l’énoncé d’une règle ne
suffit pourtant pas à son application immédiate. Il faut d’abord en
dégager la raison d’être (ratio legi, ' illah) et l’objectif, mais
aussi étudier le contexte de son application, même lorsque le Texte
n’offre pas de marge interprétative, tant l’énoncé paraît explicite.
C’est ce que nous avons appelé le « double ijtihâd} » (sur les textes
et sur le contexte). Appliquer littéralement un Texte clair dans un
environnement trouble, sans prendre en compte l’état de la société,
peut parfaitement aller à l’encontre du sens même de la règle
envisagée.
Tous les Textes relatifs au code pénal (hudüd) exigent donc un triple
travail d’exégèse, d’analyse et de questionnement juridique : que
disent exactement les textes (raison d’être, illah, et objectifs des
règles, maqâsid) ? Quelles sont les conditions nécessaires de leur
application (shurùt*) ? Dans quel contexte social et politique
ces règles sont-elles applicables ?

Ainsi, on trouve dans le Coran et dans les traditions prophétiques des


textes relatifs à la peine de mort, aux châtiments corporels, à la
lapidation, etc. Certains sont explicites, tel celui qui prévoit la
punition du vol : « Au voleur et à la voleuse, vous couperez la main7 8
[à tous deux], » Non seulement ce texte nécessite une explicitation et
une analyse (à commencer par la définition de la notion de vol), mais
on sait que le deuxième calife, 'Umar ibn al-Khattàb, décida de
suspendre cette peine en temps de sécheresse et de famine, car son
application littérale eût été injuste et contraire au sens global du
Message islamique (ainsi qu’à l’objectif de cette règle proprement
dite). Si certains courants littéralistes et traditionalistes (rejoints
par des groupes politiquement extrémistes) refusent cette mise en
perspective contextuelle (sur la base de la raison d’être, des
conditions et des objectifs), la majorité des courants de pensée de
l'islâm s’oppose à l’application littérale de tels textes. D’aucuns
(même s’ils restent minoritaires sur certaines questions) ont pu
prendre des positions tranchées quant au refus de l’application de la
peine de mort, des châtiments corporels et de la lapidation.

La question de l’apostasie (al-riddah*), dont le Coran ne parle pas,


est abordée dans deux textes des traditions prophétiques en
particulier. Dans le premier, le Prophète affirme : « Celui-ci qui change
de religion, tuez-le9. » Le second rend licite le sang de « celui-ci qui
délaisse sa religion et quitte la communauté10 [fait sécession] ».
La plupart des savants, au cours de l’Histoire, ont dit et répété que la
sentence de l’apostasie était la mort (pour qui change de religion ou
simplement renie). Néanmoins, dès le VIIIe siècle, d’autres savants,
tel Sufyàn al-Thawrï, ont exprimé une opinion différente, fondée sur
l’analyse contextualisée de Textes en apparence explicites. Ils
ont tout d’abord mis en évidence une anomalie dans la chaîne des
transmetteurs de la première tradition, l’un d’entre eux, Ikrima, étant
considéré comme douteux (il aurait menti). Par ailleurs, des
contradictions ont été relevées entre ces traditions prophétiques, lues
hors contexte, le Coran et l’attitude du Prophète qui n’a jamais tué
une femme ou un homme ayant quitté l'islam. Dans ces textes, il est
surtout question de ceux qui, en situation de guerre, entraient dans 1
"islam pour soutirer des informations et s’en retournaient à l’ennemi «
en quittant la communauté ». En d’autres termes, les apostats dont il
s’agit sont les « traîtres de guerre », sur qui la sentence pourrait
s’appliquer. La seconde tradition, de même, peut fort bien faire
référence à ce cas de figure. A rebours de l’avis majoritaire, certains
savants ont donc procédé à une analyse critique des Textes, à une
mise en perspective historique, à une lecture en miroir des traditions
et du Coran lequel affirme : « Pas de contrainte en matière de
religion11 ») et, enfin, à l’étude de l’attitude du Prophète, qui n’a
jamais exécuté une femme ou un homme qui avait changé de
religion. Leur conclusion est qu’un individu qui change de religion ou
ne se sent plus musulman ne doit pas être exécuté et que son choix
doit rester libre.

D’autres règles ont été abondamment commentées par les savants.


Un verset du Coran, par exemple, indique qu’un témoignage en justice
doit être porté soit par deux hommes, soit par « un homme et deux
femmes 12 ». Exégètes (;mufassirün*) et juristes (fuqahâ ’) ont
expliqué ce verset (dit de la « dette ») de diverses façons. Cela va
des lectures les plus patriarcales aux réductions les plus sexistes :
la femme vaudrait moins qu’un homme, elle serait plus émotive,
moins intelligente, juridiquement moins compétente, etc. D’autres,
minoritaires encore, se sont libérés des projections culturelles
patriarcales et des lectures réductrices, estimant que ce verset doit
être compris à la lumière du Message et du rôle que le Coran et
l’Envoyé ont assigné aux femmes. Celles-ci avaient des
responsabilités sociales et politiques, elles ont prêté allégeance au
Prophète comme les hommes, elles suivaient ses enseignements
comme eux et avaient le droit de garder leur nom, de choisir leur
mari et de préserver leur autonomie financière, etc. Les
interprétations susmentionnées contrediraient donc totalement le
Message dans sa globalité. Mais il est question ici de la compétence
et de l’expérience de femmes peu impliquées dans la vie économique
et les transactions de leur époque. Dans ce cas, et dans ce cas
seulement (quand manquaient la compétence et l’expérience),
l’exigence de deux témoins a pu se comprendre et s’expliquer. En
règle générale, néanmoins, le témoignage d’une femme équivaut au
témoignage d’un homme (comme le prévoit d’ailleurs le Coran
même13, en cas d’accusation mutuelle au sein du couple). Ce doit
être la règle dans la vie courante, dans l’engagement professionnel ou
devant les tribunaux, où la femme peut être témoin et, plus
spécifiquement, exercer le métier de juge ou d’avocat.

La prise en compte du contexte n’est pas moins importante pour tous


les versets relatifs aux questions d’héritage. Ils sont très nombreux et
fort précis dans leur énoncé. De nombreux cas de figure sont abordés,
que les héritiers soient les filles et les fils du défunt, ou qu’il y
ait d’autres ayants droit tels que la mère, le père et, plus largement,
la famille du défunt. On retient souvent le cas de l’héritage direct, où
la fille reçoit la moitié de la part du garçon, alors qu’il est de
nombreuses situations où, du fait de la division des parts au sein la
famille, la femme reçoit davantage que l’homme. La répartition de
l’héritage est liée à une conception très spécifique de la famille et des
rôles respectifs, où l’homme a le devoir de subvenir aux besoins de sa
famille, tandis que la femme a le droit d’être prise en charge. Ainsi,
l’homme qui reçoit le double de l’héritage est censé le dépenser pour
son bien-être et celui de sa famille, tandis que la femme le reçoit pour
elle seule, sans que personne, ni son mari ni sa famille, ait des
comptes à lui demander quant à l’usage qu’elle en fait.

En théorie, la répartition est donc compréhensible et équilibrée, mais


qu’en est-il lorsque, en pratique, les femmes ne sont pas prises en
charge par leur famille, que les hommes divorcent et parfois les
délaissent avec, en sus, des enfants à charge ? Sur de telles
questions, certains savants refusent d’entrer en matière et, au nom
de la clarté des Textes, prétendent imposer une application stricte de
la règle. Ils affirment que ce ne sont pas les Textes qu’il faut changer,
mais les comportements des hommes qui ne respectent pas leurs
devoirs. Tous s’accordent sur ce dernier point. Il n’en reste pas moins
qu’il convient de considérer la prégnance du contexte (il arrive que des
hommes soient aussi victimes d’une répartition inéquitable) et d’éviter
une application littérale qui serait trahison de la raison d’être et de
l’objectif de la règle (à savoir une distribution proportionnée en
fonction des rôles, des devoirs et des droits).

Cette traduction de la règle dans le réel (tanzit*) exige de penser une


application adaptée qui préserve l’esprit, rappelle l’idéal et l’objectif,
mais ne soit pas concrètement un supplément d’injustice faite aux
femmes. Cela peut passer par une compensation octroyée aux
héritières par l’autorité publique locale (si effectivement la
femme n’est pas prise en charge), ou par une gestion interne, au cas
par cas, selon l’attitude des fils quant à leur responsabilité de
subvenir - à hauteur de l’héritage reçu — aux besoins de leurs sœurs.
En cas de démission caractérisée des hommes, la répartition devrait,
au cas par cas, être adaptée et égalitaire, afin de préserver la raison
d’être et l’objectif de l’héritage, qui est justement d’assurer le bien-
être et la prise en charge des femmes.

Spiritualité et éthique

Dans la tradition prophétique mentionnée au début de ce chapitre14,


une troisième notion restait à expliquer : al-ihsân* (la bienfaisance, la
sincérité, ou encore l’excellence). A la question que l’ange Gabriel lui
posait à ce sujet, le Messager répondit : « Al-ihsân est que tu
adores Dieu comme si tu le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui te
voit. » Cette définition a donné lieu à d’innombrables commentaires,
dont certains insistaient surtout sur la notion de présence-surveillance
divine (on n’échappe pas au regard de Dieu), d’autres plutôt sur Sa
présence-accompagnement (la quête de Dieu est en toute chose, à
tout moment). Les deux approches ne sont pas contradictoires, mais
c’est la seconde qui porte l’enseignement spirituel le plus profond : la
sincérité avec Dieu, dans l’adoration et l’amour, c’est accéder au
sentiment, à l’état du cœur qui sent et « voit » Sa présence avec
intensité, au-delà du temps des rituels.

La règle et son sens

La lecture de cette tradition révèle le sens d’une progression des


éléments visibles de la foi (les rituels), de ses fondements invisibles
(les piliers de la foi) jusqu’à cet état intérieur où le cœur est attaché
à Dieu et vit dans Sa proximité. On comprend dès lors mieux le sens
des règles et des rituels : il s’agit d’une discipline imposée à l’être
humain pour qu’il combatte ses oublis et ses négligences et développe
une conscience nouvelle du Divin. Au demeurant, mieux vaudrait ne
jamais parler des règles sans cette mise en perspective, sous peine
de verser dans le formalisme, qui se suffit des règles sans en
comprendre le sens et les finalités. Le littéralisme de certains
juristes ifuqahâ ’) et l’obsession de la règle ont réduit la réponse
du Messager (sur la sincérité et l’excellence) à l’idée que Dieu guette
chacune des fautes des croyants et qu’il surveille chaque faiblesse,
chaque transgression, chaque défaillance. On assiste ainsi à une
double distorsion de l’essence et du sens des règles : premièrement,
leur vertu résiderait surtout dans la limite qu’en soi elles imposent, et
non dans le chemin de progression spirituelle qu’elles délimitent
et dessinent ; deuxièmement, cette approche entretient un sentiment
de culpabilité vis-à-vis des règles et une relation à Dieu fondée sur la
crainte de la faute, et non sur la confiance de l’accueil. Le texte ne dit
pourtant rien de tout cela et son agencement, troisième étape de la
progression, nous fait comprendre le sens et les moyens de l’élévation
spirituelle.

La discipline est importante, d’où l’impérative nécessité des piliers de


l'islam, avec leurs règles strictes relatives au temps, à l’espace, aux
conditions à respecter, aux gestes à effectuer dans un rapport
constant de verticalité avec Dieu et d’horizontalité avec les Hommes.
Cette discipline, paradoxalement, est libératrice et permet au croyant
de sortir de son ego, de la prison de son ignorance et de ses
oublis pour accéder au monde du cœur, de l’esprit, de l’invisible et du
sens de la vie. Ainsi, la règle n’est pas une finalité, elle est un moyen
et une condition de l’élévation et du rapprochement avec Dieu. La
sincérité ultime, l’excellence, est de se sentir dans Sa présence non
comme un coupable potentiel, mais comme un être appelé (puisque
Dieu appelle tous les Hommes) et attendu (puisque l’on a prononcé
l’attestation de foi qui impliquait cette destination).

Une tradition prophétique résume à merveille cet enseignement : «


Quiconque montre de l’hostilité à un de Mes bien-aimés [amis], Je lui
déclare la guerre. Mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par ce
que J’aime le plus, [qui est ce que] Je lui ai prescrit comme œuvres
obligatoires, et il ne cesse de se rapprocher davantage de Moi par des
œuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et quand Je l’aime, Je
suis l’oreille avec laquelle il entend, l’œil avec lequel il voit, la main
avec laquelle il tient et le pied avec lequel il marche. S’il Me demande
[quoi que ce soit], Je le lui donnerai assurément, et s’il Me
demande refuge, Je le lui accorderai assurément 15. »

Celui qui s’approche est un ami, en confiance et en sécurité avec Dieu


(c’est l’un des sens du mot imân, que nous traduisons communément
par foi). Il commence par les prescriptions rituelles, les obligations et
les interdits, puis il s’élève encore par les actes surérogatoires, qui
ne sont pas des obligations mais des conditions du rapprochement.
Alors le fidèle accède à l’amour de Dieu. Et, quand Dieu l’aime, ses
yeux, ses oreilles, sa main et ses pieds agissent par la médiation
spirituelle de Sa présence. On le voit, ici al-ihsàn prend une tout autre
densité et devient tout à la fois le centre et le sommet de l’expérience
spirituelle. Le Prophète avait l’habitude d’invoquer Dieu en ces termes
: « O Dieu, je Te demande Ton amour, l’amour de ceux qui T’aiment, et
l’amour de l’action qui me fera accéder à Ton amour16. » L’espérance
ultime est l’amour et n’a de réalité que par le sens de l’agir et l’amour
de l’action de bien.

Mysticisme, soufisme

Très tôt dans l’histoire de l'islam, des femmes et des hommes en


soulignent les finalités supérieures, qui sont le rapprochement avec
Dieu et Son amour (L’aimer et être aimé par Lui). Hassan al-Basrî
(mort en 728) évoque l’éloignement du monde, la tristesse de la vie
et l’espérance de la proximité de Dieu. Sa quête fait écho à celle de la
célèbre mystique Rabi'a al-‘Adawiyyah (793) qui, elle, n’entend agir
que mue par le seul amour de Dieu, non par l’espérance du paradis et
la crainte de l’enfer. Sans doute cette quête de Dieu dans l’amour
nécessite-t-elle de respecter le rituel et les règles, mais Rlbi ' a les
considère comme des moyens et des conditions. Il ne saurait être
question de cautionner un formalisme qui se suffirait des rituels
comme justification de la foi. Un verset du Coran, interpellant des
Arabes des tribus bédouines qui ont accepté l'islam, marque
clairement cette différence : « Les Arabes [Bédouins] disent : “Nous
avons cru.” Dis : “Vous n’avez pas cru”, mais dites plutôt : “Nous
nous sommes soumis [aux règles]” car la foi n’est pas entrée dans
votre cœur17. » La finalité est bien de vivre la foi avec le cœur. Or
l'islam a dessiné une Voie [sharï ah), une méthodologie et une praxis
(minhâj*) pour y parvenir et ainsi s’élever dans la proximité de
l’Unique.

Le courant mystique originel des zuhhàd, qui privilégiait l’éloignement


du monde pour se concentrer sur l’amour exclusif de Dieu, s’est peu à
peu diversifié et institutionnalisé à travers des cercles (turuq, sing.
tarïqah) et autres structures locales (ribat', khanaqah’, zawiyah'), avec
des ramifications nationales et internationales. Chacun de ces cercles
a développé sa méthodologie, avec ses étapes, ses niveaux et ses
stations (mardtib, maqâmàt) auquel le croyant initié (murid) doit
accéder par l’effort pour s’approcher de Dieu et vivre des états
spirituels de grande intensité (abwàt) qui sont des dons de Dieu.

Les enseignements süfis sont très divers, mais on peut mettre en


évidence un certain nombre de points communs : la finalité de la foi
en Dieu est Son amour ; les rituels et les actions, impératifs en tant
que moyens de libération de l’ego, n’en sont pas la finalité ;
l’élévation vers Dieu nécessite des enseignements, une initiation
et des étapes et se présente comme un voyage (à l’image
du pèlerinage, dont c’est le sens symbolique) ; enfin, la foi doit être
visible par l’agir, le comportement et la vertu, autant de signes qui
indiquent et confirment l’évolution spirituelle du croyant en quête
d’initiation.

Au sein de la tradition musulmane, les mystiques sont ceux qui ont le


plus insisté sur le comportement, la moralité et l’éthique (akblàq),
mettant en avant un rapport triangulaire important : le respect du
rituel et des règles doit avoir pour conséquence le changement de
comportement ; cette réforme du comportement clarifie la finalité des
règles et du rituel ; enfin, tous deux - le rituel respecté et le
comportement réformé - permettent la réalisation et l’élévation
spirituelles du fidèle qui s’approche de Dieu, libéré de son ego et
empli de Son amour. Formulé en ces termes, ce message est le cœur
de l'islam, au-delà de la diversité des écoles et des tendances.

Il existe un nombre incalculable de cercles mystiques à travers le


monde. Certains sont restés fidèles à la tradition ; d’autres, non sans
excès, ont voulu se déprendre de l’obsession de la règle au point de la
négliger, ou encore ont insisté sur des éléments qui pouvaient
s’apparenter à des déviations vis-à-vis des exigences de la foi. Des
cercles anciens et contemporains, sérieux et rigoureux, préservent la
tradition de l’enseignement mystique originel. D’autres ont fait du
guide ou du maître spirituel un être presque parfait ou infaillible que
l’on vénère aveuglement, comme s’il s’agissait d’un dieu ou d’un saint.
De telles dérives relèvent du shirk* (qui consiste à associer un être à
l’adoration du Dieu unique). Le rituel prescrit est parfois négligé et il
arrive que certaines pratiques commandées ou recommandées soient,
dans l’ordre du credo (‘aqidah), des innovations réprouvées (bida ').
Comme le littéralisme ou le légalisme, le soufisme n’est donc
pas épargné par les dérives qui le minent de l’intérieur, à tel point que
certains cercles ont été instrumentalisés à des fins politiques et fort
peu mystiques.
De façon schématique, quatre principes (ou conditions) permettent
d’identifier, de prime abord, un cercle mystique respectueux de la
tradition musulmane : 1) le rituel et les règles de bases sont
respectés (certaines pratiques peuvent être ajoutées, mais non pas
retranchées, comme l’indique la tradition prophétique) ; 2) le guide ou
le maître rapproche de Dieu et non de lui-même, au gré d’une
vénération qui le sacralise dangereusement ;

3) le cercle ou l’ordre süfi ne sert aucun régime ou pouvoir politique,


il préserve jalousement son indépendance ;

4) l’institution ne soutire pas de l’argent aux fidèles à des fins peu


transparentes ou pour le seul profit du guide et de son entourage, qui
vivent dans le luxe tout en appelant les fidèles à dédaigner les biens
de ce monde.

Pour réelles et observables qu’elles soient dans différents courants,


ces dérives ne suffisent pas à entacher la crédibilité de la longue
tradition süfi, qui n’a de cesse de rappeler à tous les musulmans que
les règles ne peuvent s’appliquer sans compréhension, que la peur de
Dieu et la culpabilité ne sont pas des garanties d’élévation et,
enfin, que la voie du salut et de la félicité passe par la réforme de soi
dans la confiance.

Foi et éthique

Il y eut très tôt une science nommée ilm al-akhlâq (science du


comportement et de l’éthique) s’intéressant prioritairement aux
valeurs morales et au bon comportement (choisir le bien). Par sa
nature même, elle était contiguë à toutes les autres sciences
islamiques (le credo, le droit, la mystique, etc.). Avec le temps,
l’éthique s’est vue quelque peu marginalisée ; à force d’être un peu
partout, elle a fini par n’être vraiment nulle part. Pourtant, à la
lumière des études du credo ( ‘aqïdah), du droit et de la jurisprudence
(fiqh), mais aussi de la mystique (tasawwuj), l’éthique joue un rôle
central en ce qu’elle établit un lien essentiel entre ces domaines.

Nous l’avons vu18, l’Homme se caractérise par sa dignité (karâmah)


originelle. Son modèle est le Messager, « d’une éminente moralité »
(khuluq), envoyé à l’humanité afin de « parachever [parfaire] les
nobles comportements ». Nous savons désormais que les règles
(ahkâm) ont pour objectif de se souvenir de Dieu et de permettre à
l’individu de réformer son comportement, de le rendre plus noble et
vertueux. Cette réforme du comportement (par l’introspection et le
choix conscient du bien), sur laquelle insiste tant la mystique, est
elle-même un moyen pour se rapprocher de Dieu et pouvoir vivre
l’élévation spirituelle. En résumé, on peut dire que l’éthique (au sens
du bon comportement) est la finalité de la règle et le moyen de la
spiritualité en général (et de la mystique en particulier).

En tant que fins et moyens, les valeurs et le bon comportement nous


obligent en permanence à nous questionner sur les finalités et les
objectifs supérieurs (maqàsid). C’est la condition pour éviter le
formalisme des règles, d’une part, et les actions humaines ou
les sciences qui se fragmentent sans se préoccuper de préserver leur
horizon commun qui doit être de servir à l’humanité, d’autre part.

Très vite, des savants se sont penchés sur le comportement éthique


immédiatement issu de la pratique religieuse, puisque le Coran parle
des musulmans en associant la foi et l’action : « Ceux qui ont la foi et
font le bien19. » De nombreux traités sont écrits sur les actions
vertueuses (avec leur classification) et les péchés (majeurs et
mineurs), qui cherchent à offrir un cadre catégorisant les valeurs et
les actions. Avec le temps, de plus en plus de recherches se sont
intéressées à l’éthique vis-à-vis des autres domaines du savoir et des
sciences. Si ces dernières doivent d’abord être utiles à l’humanité, il
importe donc de savoir quel doit être le comportement éthique du
savant ou du praticien (scientifique, médecin, économiste, architecte,
artiste, etc.), quelles peuvent être les moyens et les finalités
éthiques dans chaque domaine particulier, etc.

C’est dans le domaine de la médecine et de la bioéthique que les


savants et les praticiens musulmans ont développé la réflexion la plus
poussée sur les questions de déontologie médicale et d’éthique
appliquée (sur des sujets aussi délicats que l’avortement,
l’euthanasie, le clonage, la génomique, etc.). C’est également le
cas dans les recherches relatives à l’économie, à la finance, à
l’environnement, aux sciences humaines et aux arts, etc., quoique la
réflexion soit souvent restée plus fragmentée, voire embryonnaire
dans ces derniers domaines. Néanmoins, on peut voir l’angle
s’agrandir, depuis les règles strictes de la pratique du rituel jusqu’aux
finalités supérieures de l’agir humain. A chaque étape, les approches,
les moyens et les conditions different, mais l’ensemble présente une
cohérence qu’il importe de mettre en évidence et de préserver contre
les deux dangers majeurs que nous avons mentionnés : le formalisme
d’une pratique rituelle sans intelligence ni vertu, la
fragmentation utilitariste des savoirs et des sciences « sans
conscience » ni responsabilisation.

Éthique et réconciliation

Il n’existe pas vraiment de terme arabe pour traduire le mot «


spiritualité ». Pour rendre compte de cette idée, on se réfère souvent
à trois notions : rühànt (qui fait vivre le souffle, l’esprit intérieur),
rabbànf (qui est empli de la présence de Dieu), et enfin tazkiyah
(purification de l’être, de l’ego, pour s’approcher de Dieu). Il s’agit en
somme d’« être avec Dieu comme si on le voyait », ce qui est
la définition même d'al-ihsân (la sincérité et l’excellence).

Pour mettre ces notions en pratique, la conscience humaine doit en


permanence se questionner sur le sens et les finalités de son être et
de son action. La spiritualité ne consiste pas à se retirer du monde en
quête de sens, mais au contraire à préserver le sens et à le
reconnaître partout dans le monde. Le souffle qui nous habite, la
présence de Dieu dans la vie de chacun sont entretenus et vivifiés par
la question permanente du sens, que l’on soit seul ou en public, que S
on prie ou que l’on travaille, que l’on soit scientifique ou artiste,
manoeuvre ou intellectuel. Et la finalité doit toujours être le bien,
le service de l’humanité et le respect de la Création, qui sont autant
de moyens de remercier l’Unique et d’hono-rer notre dignité humaine.

Les questions des valeurs, du sens et du comportement vertueux, à


savoir toutes celles qui sont relatives à l’éthique, jouent un rôle de
réconciliation entre le rituel avec toutes ses règles, l’agir sous toutes
ses formes et les savoirs de tous les domaines. Elle donne substance
à la spiritualité et lui permet de ne jamais être éthérée ou à l’écart du
monde, mais d’être au contraire intelligente, active, exigeante et
courageuse. Intelligente, car il s’agit de comprendre les enjeux
intellectuels et scientifiques de son époque ; active, car elle doit avoir
un impact pratique sur les savoirs et le respect des Hommes et de la
Nature ; exigeante, car la consciente permanente du Divin, «
comme si on le voyait », requiert un effort et un engagement de tous
les instants ; courageuse, enfin, car elle doit oser se lever contre les
dérives inhumaines et avoir l’audace de questionner la folie des
Hommes et de leurs pouvoirs.

Dans la tradition musulmane, il est difficile de concevoir une


spiritualité sans son substrat religieux, puisque celui-ci est sa
condition et son moyen. La spiritualité vient compléter l’exigence de
sens en toute chose, elle est une conscience permanente des finalités
partout et en toutes choses. C’est là le seul moyen de protéger la
religion et tous les savoirs de leur instrumentalisation à des fins
politiques, économiques, guerrières ou, plus largement,
expansionnistes. Sans un principe de réconciliation entre la foi
en Dieu, le rituel, le savoir et l’agir humain, il n’est plus de « Voie »,
plus de cohérence, plus de Centre, mais un

univers sans signification, des savoirs aux visées utilitaristes,


fragmentés, cloisonnés, où toute vérité est déconstruite et devient
relative. Alors la foi en l’Unique n’a plus de substance et, sans Voie, il
ne reste que l’errance et l’absence de sens, littéralement et dans tous
les sens.

1 Voir p. 111.

2 Nous parlons d’obligations ici : la polygamie a toujours été


considérée comme une tolérance et une permission conditionnée en
islam, non comme une obligation. Nous la traiterons dans l’appendice
sur les « idées reçues » sur l'islam (p. 260).

3 Voir p. 40.

4 Voir p. 41.

5 Coran : sourate 2, verset 275.

6 Coran : sourate 2, verset 279.

7 Voir p. 44.

8 Coran : sourate 5, verset 38.

9 Hadïth rapporté par al-Bukhàrî.

10 Hadïth rapporté par al-Bukhàrï et Muslim.


11 Coran : sourate 2, verset 256.

12 Coran : sourate 2, verset 282.

13 Coran : sourate 4, versets 6 à 9.

14 Voir p. 101.

15 Hadïth rapporté par al-Bukhârî.

16 Hadith rapporté par Ahmad et al-Tirmidhï.

17 Coran : sourate 49, verset 14.

18 Voir p. 93.

19 Coran : sourate 95, verset 6.


Chapitre 4

LAVOIE

Outre ses conceptions fondamentales (Dieu, l’Homme, la religion), ses


piliers et ses règles pratiques (culte, obligations et interdits) qui
offrent un cadre à la foi, l’islâm se présente aussi comme une Voie, un
chemin à suivre, avec ses finalités et ses objectif, à partir desquels
son enseignement trouve une cohérence générale. Il existe une
source, un point de départ (l’unicité de Dieu, l’Homme et son lien avec
le Divin), il y a des règles, des lois qui tracent les limites d’un chemin,
il est enfin une destination dont il faut être conscient pour comprendre
le sens du tout. La notion de sharï ‘ ah renvoie, littéralement, à cette
idée de « Voie », laquelle permet de mieux appréhender le sens de la
vie et de la mort, l’exigence du jihâd et de donner une orientation à
l’éducation, aux relations sociales, au rapport avec la Nature, etc.

La sharï ah

La notion de sharï'ah est sans doute l’une des plus employées et des
plus mal définies et comprises par les musulmans eux-mêmes, comme
par leurs interlocuteurs. Pour les médias et pour le grand public, elle
se confond avec l’application littéraliste et brutale d’un code pénal qui

prévoit de couper la main du voleur, de lapider l’homme et la femme


adultères, d’exercer des châtiments corporels et d’appliquer la peine
de mort de façon expéditive. Or, de tout cela, il n’est nullement
question dans les Textes.

Le mot sharï'ah a plusieurs définitions et acceptions chez les savants,


selon leur domaine de spécialisation. Pour certains, à la lumière des
versets du Coran, la sharï 'ah est purement synonyme d’islam, deux
notions de même sens ; pour d’autres, il s’agit plus spécifiquement du
corpus de ses règles ; pour d’autres encore, elle se définit surtout
par ses objectifs et représente la philosophie de vie issue des sources
scripturaires.

Dans les Textes

Le mot sharï'ah signifie littéralement «le chemin qui mène à une


source d’eau [destinée à étancher la soif] » et, par extension, « le
chemin à suivre ». Autrement dit, il désigne le chemin de la survie et
du salut en milieu désertique.

On trouve trois mentions du mot dans le Coran, une fois sous sa


forme nominale (sharï'ah), deux fois sous des formes verbales (sha-ra-
'a* et shir atan*). Le contexte des versets éclaire la polysémie de
cette notion.

D’abord on peut lire : « Puis nous t’avons mis sur une Voie [sharï'ah]
qui procède de notre ordre, suis-la et ne suis pas les passions de ceux
qui ne savent pas 1. » Le verbe ittabi ici employé après la mention de
sharï'ah, signifie « suivre » (ta-ba- a) et renvoie directement à l’idée
d’une Voie à suivre, que certains savants associeront directement à
l'islam lui-même.

Un autre verset stipule : « Et juge donc entre eux [les Hommes]


d’après ce que Dieu t’a révélé. Et ne suis pas leurs passions en
délaissant ce qui t’est parvenu de la Vérité. Pour chacun de vous
[chaque religion] nous avons établi une Voie [shiratan*] et une
méthode [praxis] et, si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une
seule communauté2. » Encore une fois, le verbe « suivre » apparaît
corrélé à la notion de sharï'ah qui, sous la forme shiratan, peut
signifier «la Voie», mais aussi renvoyer à un cadre théorique de
référence (par distinction avec la « méthode » et la « praxis » des
rituels et du bon comportement).

Enfin, la troisième occurrence mentionne la racine verbale : « Il a


établi [shara 'a*} pour vous, en matière de religion, ce qu’il avait
prescrit à Noé. Et ce que Nous te révélons à toi et que Nous avions
prescrit auparavant à Abraham, à Moïse et à Jésus, [à savoir]
établissez la religion et ne vous divisez pas à son sujet 3. » Ici, la
référence dépasse la dernière des Révélations et renvoie aux
grands principes communs des religions monothéistes
successives, l’exigence étant donc de suivre cette Voie en
établissant la religion.

La lecture de ces trois versets montre qu’il est capital d’interroger


l’étymologie du mot, qui se rapporte à cette Voie qu’il faut suivre pour
espérer le salut (la voie de la fidélité à la Source). Une compréhension
plus holistique, associant la sharï'ah à l'islam lui-même ou à sa
philosophie (en se référant même aux religions antérieures),
se justifie également. Enfin, l’aspect légal, relatif à la prescription
d’un cadre et de règles, ne peut être négligé à la lecture de ces
versets. En revanche, il apparaît impossible de réduire la sharï'ah au
code pénal et à son application littérale.

Chez les juristes

Les savants spécialisés dans le droit et la jurisprudence (fiqh) ont


défini la sharï'ah à partir de leur domaine d’étude. La Voie était donc
d’abord une Voie légale, avec ses principes fondamentaux (éternels et
immuables), ses règles relatives au credo ('aqïdah) et à la pratique
rituelle ( ibadât), également immuables, ses obligations et ses
interdits enfin, dont il importait de respecter la prescription et de
penser l’application à travers le temps et les cultures.

C’est à partir de cette compréhension que la sharï'ah a pu être


traduite par « loi divine », dans le sens de corpus des lois et des
principes fondamentaux de l'islam (le même phénomène caractérise la
halakha juive, dont l’étymologie signifie « voie, chemin » et qui a fini
par renvoyer à la « loi juive »). Ces lois et principes fondamentaux
sont extraits en l’état des sources scripturaires et représentent le
donné brut de la Révélation en matière de droit. Les savants ont dû
très vite organiser cette matière brute en un système cohérent issu
des textes et fidèle à leurs orientations. Ainsi, la sharï'ah apparaît
comme le cadre ou la Voie organisée des principes immuables et des
lois fondamentales de l'islam : sa philosophie du droit.

Les juristes ont différencié cette référence fondamentale du travail


pratique relatif à l’application des principes et des règles dans la vie
quotidienne. Il s’agit, avec ce dernier, du droit et de la jurisprudence
(fiqh), laquelle est un exercice de traduction, de « descente » (tanzïl)
des grands principes dans le réel. Certaines prescriptions (notamment
pour le credo, les rituels et quelques obligations et interdits) doivent
être appliquées telles quelles ; d’autres nécessitent un travail
interprétatif considérable, tant sur les Textes que sur le réel. La part
de réflexion et d’appréciation humaines y est importante et,
nécessairement, subit l’influence de l’environnement historique et
socioculturel des juristes. Par sa nature même, cette mise
en application nécessite donc un renouvellement permanent, en
fonction de situations en perpétuelle évolution. C’est ici que Y ijtihàd
prend tout son sens.

Historiquement, cette compréhension spécifique de la shari'ah en tant


que corpus de lois pose plusieurs problèmes. Le premier consiste à
réduire la Voie, avec son amplitude, à « la Loi », avec ses restrictions.
Concentrés sur l’organisation des principes et des règles
fondamentales et sur leur application concrète dans la vie
quotidienne, les juristes (fuqaha) ont pu verser dans le formalisme
légal, qui ne pense plus la loi comme le moyen d’un objectif qui la
dépasse. A trop envisager la sharï'ah comme le corpus des « Lois
divines », donc absolues, on a souvent omis de considérer la part
humaine dans leur construction et leur organisation. C’est à la lecture
des textes, au gré d’un important travail d’interprétation, que les
savants ont organisé cette référence. Son agencement, l’émergence de
sa philosophie doivent beaucoup à la part humaine.

Par ailleurs, l’Histoire a trop offert le spectacle d’une confusion entre


sharï'ah et fiqh. Le travail interprétatif des savants (fuqaha ) sur le
plan du droit et de la jurisprudence se voyait alors élever au rang de «
loi divine » absolue et sacralisée. Des opinions légales devenaient
des sentences indiscutables. Malgré toutes les précautions des grands
savants anciens, exigeant que l’on reste critique et sélectif vis-à-vis
de leur production juridique, certains de leurs élèves ont cédé à la
tentation de sacraliser certaines opinions ou interprétations. Certes, il
existe des règles et des principes immuables dans le droit et la
jurisprudence. Cependant, l’élaboration du cadre juridique,
l’application du droit et l’exercice de la jurisprudence ne sont pas la «
loi divine », mais bien des élaborations humaines qui nécessitent la
critique, la sélection et le renouvellement.

Chez les savants des fondements (usul al-fiqh)

Les savants des fondements, ou principologistes (usüliyyün), se sont


bien sûr intéressés à la question de la sharl'ah, interrogeant ses
sources et ses fondements. Les premiers principologistes étaient eux-
mêmes des juristes pour qui la sharl ah avait d’abord à voir avec les
lois. Il leur importait d’établir une méthode d’extraction des règles
à partir des textes, d’en organiser les sources (Coran,
Sunnah, raisonnement par analogie, consensus, coutume, etc.) et de
déterminer une liste de principes de référence permettant de rester
fidèle au Message dans sa globalité (ainsi qu’aux Messages antérieurs
sur certains points). Pour les principologistes, la sharï'ah est la
référence fondamentale, en amont, dont ils s’efforcent de déterminer
le cadre et l’orientation sur le plan légal, afin de permettre aux
juristes d’orienter leur travail, leurs recherches et leur
démarche interprétative en restant fidèle audit cadre légal.

Ce travail, historiquement nécessaire, n’a pas été sans conséquences


problématiques, voire négatives. D’abord, le travail sur les sources et
l’élaboration d’un cadre a parfois réduit l’amplitude originelle du
Message coranique, qui incluait la loi et le droit dans une vision du
monde plus large. Ce travail, produit et construit par des Hommes,
à un moment donné de l’Histoire, a progressivement imposé des
critères et des normes devenus la référence, ou plus exactement le
prisme au travers duquel les Textes sont lus.

Enfin, des savants ont souligné le déficit potentiel d’une approche


exclusivement soucieuse des sources de la sharï'ah. Dès le xi e siècle,
des savants tels qu’al-Juwaynï et son élève al-Ghazzàlï, inversent les
priorités et s’intéressent aux « objectifs de la sharï'ah » (maqâsid).
Approche intéressante car, si elle aussi naît de la réflexion légale,
elle l’intègre à un cadre plus large. La loi doit être au service de
principes et de valeurs supérieurs qu’il faut chercher à protéger : la
religion, la personne humaine, l’intellect, les liens de parenté, les
biens, la dignité. Le savant andalou al-Shàtibî (xrv® siècle) poursuivra
ce travail en affirmant que le sens des règles précises prescrites
durant la période médinoise ne peuvent s’appréhender qu’à la lumière
des principes généraux (kuliyyât) révélés à La Mecque. Ces derniers
offrent le cadre, la philosophie du droit, en somme, qui permet de
penser les règles. Nous voilà loin d’une compréhension de la sharï'ah
comme corpus de Lois divines figées : ici, tout impose le
raisonnement, l’effort interprétatif et le renouvellement au nom même
des objectifs à atteindre. Il s’agit d’une tentative de réconciliation
entre la Voie et la loi.

Chez les philosophes et les mystiques

La notion de sharï'ah chez les théologiens-philosophes


(;mutakallimün), les philosophes inspirés des Grecs (falàsifah) et les
mystiques (süfi) est directement liée à la notion de Voie, laquelle se
rapporte à une certaine conception de la vie, de la mort, de l’être
humain et de ses aspirations ultimes sur la terre (dont le droit ne
serait qu’un moyen ou un élément). Ce que les théologiens-
philosophes et les philosophes mettent en évidence n’est pas un corps
de lois et de principes, mais un système de valeurs issu des Textes et
qui organise trois philosophies en miroir et en harmonie : une
philosophie de vie, une philosophie du droit et une philosophie de
l’être et du salut. Cette approche inclusive, holistique, n’est pas loin
d’associer la sharï'ah à l’islam, lui-même. Elle ne peut être que la
Voie, dans son sens étymologique et circonstancié : le sentier qui,
en milieu désertique, mène à la source d’eau et qui seul permet le
salut de l’être en quête de vérité.

Les théologiens-philosophes, comme les philosophes, partagent


naturellement la conviction que les Hommes doivent s’engager dans
un important travail rationnel pour élaborer ces trois philosophies : de
vie, du droit et du salut. Si les Textes disent tout en matière de
principes généraux et d’orientation, s’ils dessinent la Voie, c’est à la
raison humaine, éclairée et guidée par la foi, d’exercer son intelligence
et d’en déterminer les priorités, les catégories et l’ordre des finalités.

Les mystiques ajoutent à cette approche en amont de la Voie une


réflexion sur les finalités supérieures et spirituelles du Message. La
sharï ah doit d’abord être appliquée dans le cœur et son but ultime
(avec ses règles, ses obligations et ses interdits, la Voie qu’il faut
suivre) est celle de la libération de soi par l’introspection, la
purification, l’effort et la discipline personnelle. Cette intériorisation
de la sharï 'ah lui donne, par incidence, une amplitude qui fait écho au
souci d’inclusion des principologistes intéressés par les objectifs
(maqàsidiyyün), des théologiens-philosophes et des philosophes.
Réduire la sharï'ah à la Loi ou à un corpus de règles reviendrait donc à
en dénaturer l’esprit. Ce serait, par conséquent, le trajet le plus sûr
vers le formalisme et la littéralité, tous deux coupés des finalités. Or
la sharï'ah est une façon d’être avec Dieu, avec soi-même, une façon
d’agir, de respecter les règles, de promouvoir des principes pour
accéder aux valeurs supérieures de paix, de justice, de liberté,
d’égalité et de dignité.

Application de la sharïah

La shari'ah est donc d’abord une conception de la vie et de la mort,


qui dessine la Voie de la relation à Dieu, aux Hommes, à la Nature.
Cette Voie a ses sources (Dieu, les Textes, la Création), ses moyens
(la rationalité et le cœur humain, la Nature, les cultures, etc.) et ses
finalités (respect de la foi, de l’être, de l’intellect, de la dignité,
etc.). Pour les musulmans, il s’agit de suivre ce chemin de fidélité qui,
en termes spirituels, représente la Voie de leur salut.

L’application de la shari'ah exige un travail permanent d’aller-retour


entre les Textes et le contexte, les principes et leur application, à la
lumière des objectifs supérieurs qu’il faut chercher à atteindre
progressivement. Car il ne s’agit pas de tout détruire ou de tout
rejeter du monde au nom de lois divines intemporelles applicables
sans autre considération, mais bien de le réformer et de le
transformer à partir de ce qu’il est, au nom des valeurs, des
principes, des règles et des objectifs supérieurs. Large, inclusive
et progressive, l’approche commence par respecter les
droits fondamentaux des individus et leur liberté,
promouvoir l’éducation, établir la justice sociale et la préservation
de l’environnement, etc.

Par ailleurs, tout ce qui provient d’autres traditions religieuses ou de


productions humaines, s’il est en accord ou ne s’oppose pas aux
valeurs, aux principes et aux objectifs de la shari 'ah, est
naturellement intégré à la Voie sur le plan légal, intellectuel, culturel,
artistique, scientifique, social ou politique. Cette capacité de
captation et d’intégration des divers patrimoines de l’humanité (Grèce,
Chine, Inde, Afrique, etc.) a longtemps été une marque distinctive de
la civilisation islamique, qui a fait siens certains éléments fondateurs
des religions précédentes, qu’il s’agisse de cultures, de philosophie,
d’apports scientifiques, de productions et de goûts artistiques. Son
âge d’or correspond à cette ouverture et à ce dynamisme.

Nous l’avons vu, la shari ah a depuis longtemps été limitée à l’aspect


légal, eu égard au travail des juristes et à la prédominance et
l’autorité du fiqh sur les autres domaines du savoir. Depuis plus d’un
siècle, en outre, la référence à la shari'ah a changé de nature. Trois
réductions particulièrement dangereuses ont pu être observées. Les
luttes anticoloniales ont conduit des acteurs politiques et religieux à
en faire un instrument politique de résistance. Face à l’imposition de
valeurs et de règles occidentales exportées et imposées par les forces
coloniales, la shari'ah a pu représenter l’ordre politique et la référence
légale (parfois la revendication culturelle) qui s’opposaient à
l’occupation étrangère. Cette interprétation, qu’expliquent
ces circonstances historiques particulières, a donné naissance aux
mouvements islamistes, réduisant la shari'ah à sa traduction en
termes légaux et politiques, avec la notion d’« Etat islamique ».

La deuxième réduction, conséquence de la première, s’est développée


de façon indépendante. Elle consiste à borner la shari'ah à son aspect
le plus littéraliste et le plus répressif. La shari'ah ne consiste plus à
promouvoir l’éducation, la liberté, la justice, etc., au nom des valeurs
et des finalités évoquées plus haut, mais à imposer une panoplie
de réglementations et de mesures répressives censées démontrer que
ses exigences sont bel et bien appliquées, à commencer par le code
pénal et ses châtiments. On voit aujourd’hui des organisations et des
groupes qui disent appliquer la shari'ah en châtiant, torturant et
exécutant des individus de la façon la plus odieuse, en complète
contradiction avec les principes de l'islam et le sens de la Voie. Ces
pratiques existent dans plusieurs Etats du Golfe et, de façon
plus cruelle encore depuis 2013, avec Boko Haram au Nigeria ou Daesh
(ou Isil 4) en Irak et en Syrie. Enfin, alors que la Voie se veut inclusive
sur le plan légal, culturel ou scientifique, et vise à intégrer tout ce qui
provient des autres religions, spiritualités et civilisations, elle est
parfois présentée comme une référence exclusive, fermée,
convoquée en opposition à l’Occident ou aux autres civilisations.

Troisième réduction : la sharï'ah, au lieu d’être la Voie au sein de


laquelle des valeurs et des principes universels se partagent, devient
un système de règles et de pratiques dont l’objectif est de signifier la
différence et l’altérité de l'islam et des musulmans. On voit
aujourd’hui ces réductions à l’œuvre dans les courants littéralistes,
certaines tendances islamistes et les groupuscules extrémistes
qui, par leur actions violentes et spectaculaires, pervertissent le sens
de la Voie et contribuent à faire de la shanah, dans l’opinion générale,
une référence négative, répressive et dangereuse.

Jihâd

On aura à peu près tout lu et tout entendu sur la notion de jihâd,


souvent traduite de façon approximative, voire totalement erronée.
Ainsi, à l’image des croisades chrétiennes, le jihâd serait la « guerre
sainte » déclenchée par les musulmans pour « convertir les infidèles »
ou réaliser leur « mission d’expansion ». Cette conception apporterait

la preuve qu’une violence intrinsèque est inscrite dans les


enseignements islamiques. La seconde partie de la vie du Messager,
les guerres du passé, jusqu’aux violences extrémistes auxquelles nous
assistons aujourd’hui, tout concorde pour conclure, à travers cette
compréhension du jihàd, que l'islam n’est pas une religion qui prône la
paix.

Définitions : la Voie et le jihàd

Appréhender la notion àe jihàd exige de commencer par l'intégrer à


l’ensemble du Message de l'islam. Des principes fondateurs, des
rituels, des obligations et des interdits nous permettent de suivre la
Voie (sharï'ah) dont les objectifs sont le respect de la religion, de
l’intégrité humaine, de l’intelligence, des liens de parenté et des
biens, la promotion des valeurs de dignité, de liberté, d’égalité, de
justice et de paix. Tous les efforts requis des Hommes pour respecter
ces règles et promouvoir ces valeurs, dans chacun de ces domaines,
sont autant de jihàd. Etymologiquement, le terme est issu de la
racine ja-ha-da, qui désigne l’« effort », le « don d’énergie » consentis
par l’individu pour réaliser un projet ou défendre une cause. Le
concept d'ijtihâd, dérivé de la même racine, désigne l’« effort
intellectuel » pour rester fidèle au Message au cours de l’Histoire.

Au cœur de la Voie, cet effort prend un double aspect. L’engagement à


promouvoir le bien exige en effet, dans la vie quotidienne, de résister
au mal et de réformer pour le meilleur. Les deux mouvements doivent
aller de pair car la Voie exige de s’approcher des idéaux évoqués plus
haut. Il n’est pas seulement question d’éviter le pire, mais de
s’engager pour le meilleur. La Voie rend impératif le jihàd, entendu
comme double effort de résistance à toutes les tentations du mal et
du pire et d’engagement responsable pour rendre le monde meilleur.
Le jihad est donc « effort de résistance et de réforme » et,
contrairement à la perception courante, n’a rien à voir avec l’appel à la
guerre.

Des savants, tel al-Suyütï, ont mis en en évidence près de quatre-


vingts acceptions différentes de la notion àt jihàd, dont la guerre
(qitâl) ne serait qu’une des formes, et de loin pas la plus essentielle.
Sa première occurrence dans le Coran appelle le Prophète à un «jihàd
intellectuel ». Face aux moqueries et aux agressions des habitants de
La Mecque qui rejettent son Message et sa mission, la Révélation
lui indique : « [Donc] n’obéis pas aux négateurs et lutte en t’appuyant
sur lui [le Coran] d’une grande [noble] lutte5. »
La vie dans la Voie est une vie d’efforts, de résistances et
d’engagements, lesquels commencent par soi-même et rayonnent
dans tous les aspects de la vie sociale, scientifique, culturelle,
politique, économique et même artistique. A bien des égards, le jihàd
est la face visible de l’élévation spirituelle tant de l’individu que de la
société, lorsque, en quête du bien, ils sont décidés à résister au pire.

Jihàd spirituel

La forme la plus élevée et la plus accomplie du jihàd est celle que


chaque individu doit mener en lui-même. Tous les sens et tous les
objectifs du jihàd sont révélés dans cet engagement de soi à soi.
Chaque individu est habité par des tensions naturelles 6 que le Coran
mentionne de façon explicite : « Par l’être humain [l’âme dans le
corps] et la façon dont il a été formé ainsi, Dieu lui a inspiré [son
penchant vers] le libertinage et [son penchant vers] la piété. Il sera
certes sauvé celui qui la purifie [son âme] et il sera réprouvé [perdu]
celui qui la corrompt 7. » Le jihâd spirituel (jihàd al-nafs) est cet effort
par lequel un individu s’engage à maîtriser les aspects les plus
sombres de sa personne (l’ego, l’arrogance, le mal, le mensonge, la
violence, la cupidité, etc.) et cherche à se réformer en faisant le choix
du bien pour soi. Cette lutte intérieure ne s’arrête qu’avec la mort et
chaque conscience, chaque cœur est appelé à mener ce combat de
résistance et de réforme intérieures. Il s’agit de l’intime universel, que
chacun connaît et que chacun doit mener seul.

Trois enseignements peuvent être tirés du sens même du jihàd à


travers l’expérience spirituelle. D’abord, il est engagement pour la
paix, non appel à la guerre. Tiraillé entre l’attraction du mal et l’appel
du bien, notre être est en tension naturelle : 1 e jihàd consiste à se
maîtriser, à contrôler le mal qui nous habite et nous torture pour
accéder au bien. Il s’agit d’accéder à la paix spirituelle intime
en dominant les tensions et les luttes naturelles
intérieures. L’exigence morale de cet engagement n’est pas de
s’accepter tel que l’on est, mais de se réformer afin de
devenir meilleur. C’est le sens de la notion de tazkiyyah : se purifier
signifie se prendre en charge, reconnaître les défauts et les faiblesses
de sa nature et de sa personnalité, mais ne jamais s’y soumettre ou y
succomber. L’objectif ultime est l’élévation en quête des plus nobles
qualités humaines dans le rapprochement avec le Divin.
Enfin, sur la Voie, le jihàd est un moyen de libération : résister à son
ego, s’en déprendre par la maîtrise et l’acte de bien, c’est accéder à
une liberté qui est sœur de la paix intérieure. L’être n’est plus soumis
à l’aveuglement de certaines passions qui le rongent et l’emportent,
mais accède à la liberté promise aux cœurs en paix. Ainsi, on peut
dire que les deux objectifs du jihâd sont la liberté et la paix.

Les autres formes de jihâd

Les aspects spirituels du jihâd sont également valables sur les plans
individuel et social. Selon que l’on résiste au mal ou que l’on
promeuve le bien, il se présentera soit « pour » un bien, soit « contre
» un mal. La caractéristique morale qui doit distinguer les musulmans,
où qu’ils se trouvent au monde, est bien cet engagement pour le
bien, la paix et la liberté : « [Les croyants sont] Ceux qui,
lorsque Nous les établissons [quelque part] sur la terre, établissent la
prière, versent la zakdt, commandent [promeuvent] le bien,
interdisent le mal [lui résistent]. A Dieu appartient l’issue de toutes
choses 8. » C’est ce que confirme la nature de leur élection,
directement liée à leur façon d’agir et conditionnée par elle : « Vous
êtes la meilleure communauté établie pour les Hommes [dans la
mesure où, avec la condition que], vous commandez [promouvez] le
bien, vous interdisez [résistez] le mal et vous croyez en Dieu9. » Le
moteur de l’agir humain réside dans ces choix éthiques permanents,
chaque jour renouvelés.

Dans le prolongement du jihâd spirituel, il existe un jihâd pour la


connaissance, le savoir, les sciences, et un autre pour la santé et le
bien-être, afin de lutter contre la paresse intellectuelle et physique.
Sur le plan social, on s’engagera dans des jihâd pour l’éducation,
l’égalité de tous (dont celle des femmes et des hommes), la liberté, la
justice, la solidarité, mais on luttera également avec détermination
contre la pauvreté, les racismes, l’oppression, la torture et les
traitements indignes. Quelle que soit la forme de l’agir humain, le
double mouvement de résistance et de réforme doit être une
constante. Cela n’a donc vraiment rien à voir avec la guerre, à laquelle
on réduit trop souvent le jihâd. Il s’agit de rendre soi-même et ce
monde meilleurs en ne démissionnant jamais de ses responsabilités
humaines : c’est le sens et la direction de la Voie. Les jihâd spirituel,
intellectuel, social, scientifique, culturel, politique et économique ont
les mêmes objectifs essentiels : promouvoir la paix en ne
négligeant aucune de ses conditions (dignité, éducation, justice,
égalité, etc.), offrir à l’Homme la liberté d’être soi et de faire ses
choix sans injustices ni aliénations.

La guerre et son éthique

L’une des formes du jihâd peut être la guerre (qitâl). Les principes qui
prévalent pour toutes les autres formes de résistance et de réforme
restent alors opérants.

Nous avons dit comment devait se comprendre l’engagement militaire


du Prophète durant la période médinoise10 : il devait résister à la
volonté des Quraysh de l’éliminer et d’annihiler sa communauté. En
règle générale, si la guerre s’impose en situation de résistance, elle
ne doit jamais être déclenchée à des fins coloniales, pour occuper
des territoires, pour accéder à des richesses ou pour imposer la
religion ou les conversions. Face à une force conquérante, à des
colonisateurs ou à des oppresseurs, les textes offrent la possibilité de
légitime défense, avec les mêmes armes que celles de l’agresseur.
Face à l’agression armée, la résistance armée (comme ultime recours)
devient possible, dans l’exacte proportion imposée par l’agression : «
Et si vous devez exercer des représailles, exercez-les à la mesure de
l’attaque subie, mais, si vous patientez, cela est certes meilleur pour
ceux qui sont endurants 11 [savent se maîtriser]. » On le voit, même
en cas d’agression, le choix de la patience, de la résistance non armée
doit primer. Par ailleurs, le conflit doit cesser aussitôt l’agression
terminée : « Et s’ils [les oppresseurs] penchent vers [font le choix
de] la paix, alors penche vers elle [fais de même] et place
ta confiance en Dieu12. »

La guerre doit être évitée. Même dans une situation de colonisation


ou de répression, il convient de chercher d’autres voies de résolution
des conflits. Face aux dictateurs et à la folie inhumaine de certains
dirigeants ou de certains régimes, cependant, elle devient parfois un
mal nécessaire. La Révélation affirme : « Si Dieu n’avait pas établi
qu’un groupe de gens résiste à un autre, la terre aurait été
corrompue13. » Telle est la réalité humaine qu’elle exige un équilibre
des forces. Face à la tentation de l’exploitation et de l’oppression, qui
a toujours existé, on trouvera des femmes et des hommes déterminés
à leur résister et qui refuseront de se plier à l’injustice. Le pouvoir
absolu d’un régime, d’une nation ou d’une civilisation, sans
contrepartie, ne peut conduire qu’à la corruption et à la
destruction, puisque plus rien n’est là pour résister à l’appétit
illimité des puissants. Toutes les nations et toutes les sociétés,
sur tous les continents et tout au long de l’histoire humaine, ont
célébré leurs résistants, leurs « Justes », qui n’ont pas plié et qui ont
lutté - parfois au moyen de la violence légitimée comme ultime
recours - contre le colonialisme, le fascisme, le nazisme, la tyrannie et
le despotisme. Les enseignements de l'islam vont dans ce sens. Et,
parce que la religion promeut la paix, elle exige de gérer comme il se
doit les tentations humaines et les situations de guerre.

Quelque temps avant de mourir, afin de contrer une attaque, le


Prophète avait envoyé une expédition au nord, sous l’autorité du
jeune Usâmah. Les quelques recommandations qu’il lui donna furent
confirmées par Abu Bakr, qui l’envoya à nouveau après la mort du
Prophète (auprès duquel Usâmah avait dû revenir, en raison de
sa maladie). Il avait insisté pour que les combattants ne s’attaquent
ni aux femmes, ni aux enfants, ni aux religieux, et pour qu’ils
respectent la Nature et les arbres fruitiers. De telles exigences, en
temps de guerre, sont fortes de nombreux enseignements : ne s’en
prendre qu’aux soldats ennemis qui vous attaquent, épargner tous les
civils, respecter l’environnement et, à la lumière des versets, cesser le
combat quand l’agression a pris fin. Rien ne peut justifier les «
dommages collatéraux » ou l’usage de bombes (quelles qu’elles
soient) conçues pour provoquer la mort de civils et d’innocents. En ce
sens, présenter une bombe nucléaire comme « islamique », ainsi qu’on
la fait avec le Pakistan, est une contradiction dans les termes.

Ces principes sont clairs et nobles. Il faut néanmoins reconnaître que


les musulmans, dans le passé, sont loin d’avoir toujours été justes et
pacifiques. L’Histoire de l'islam est jonchée de situations de guerre,
d’oppression, d’exploitation et de colonisation. Idéaliser le passé
n’est jamais d’aucune aide pour résoudre les défis contemporains. Les
musulmans ont mené des guerres d’expansion, ils ont colonisé,
imposé la conversion, entretenu l’esclavage, manipulé la religion,
exploité des êtres humains, etc. S’il va de soi qu’ils agissaient contre
les principes et les prescriptions de la religion, il n’est pas moins
exact que certains s’en prévalaient et affirmaient agir au nom
de Yislàm. Aujourd’hui encore, chaque jour, des Etats et des groupes
extrémistes trahissent les principes élémentaires de la religion et
l’éthique de la guerre tout en justifiant leurs horreurs par la référence
à l'islam.

La critique lucide du passé, l’engagement courageux contre les dérives


du présent sont des impératifs. À cet égard, l’immense majorité des
musulmans, quoique pacifique, a le tort de rester trop souvent
silencieuse, voire de verser dans l’apologétique. Au sens très précis où
se comprend le jihàd, il faudrait voir naître un jihàd intellectuel et
politique, parfois armé, contre ceux qui dévoient le jihàd à des fins
d’oppression et de terreur et qui, au nom de l'islam, torturent, tuent
et détruisent également la Nature, mais aussi le patrimoine culturel et
artistique de l’humanité. Cela commence par la critique et la
condamnation rigoureuses des Etats dictateurs et corrompus, comme
des organisations du type Boko Haram, Daesh, etc. Un jihàd contre
l’imposture « jihadiste ».

Société

La sharï'ah, la Voie, à partir du corps de ses principes fondamentaux


(usül) et de ses objectifs supérieurs (maqâsid), oriente la vie de
l’individu autant que celle de la collectivité. Ses principes et ses
objectifs sont généraux et donnent une cohérence à l’action
individuelle et collective. En revanche, les Textes ne parlent pas - et
n’imposent donc pas - les modes d’application (et les détails) desdits
principes fondamentaux ; ils n’offrent pas non plus un modèle
d’application indépendant du cadre historique et de la diversité des
cultures. Principes et objectifs sont universels et transhistoriques,
alors que les modèles et les applications sont historiques et
nécessitent une prise en compte des progrès techniques et
scientifiques, ainsi que des environnements socioculturels.

Il appartient donc aux hommes de faire cet effort rationnel - individuel


et collectif - de traduction des principes dans la réalité de leur époque
(tanzïl), avec le souci constant du respect des objectifs de la Voie.
Pour leur part, les courants littéralistes, comme les extrémistes,
entendent imposer les modèles du passé, arguant qu’il s’agit de
la seule façon de rester fidèles au Message de 1 ’ islam.
Cette confusion entre principes et modèles - nous y reviendrons 14 —
reste l’un des problèmes majeurs de la pensée islamique
contemporaine.
Éducation

Le Message de l'islam, dès les premiers versets révélés, tourne autour


de l’éducation de l’être humain, dont la dignité originelle tient, entre
autres, à sa capacité à acquérir des savoirs 15. En ce sens, l’éducation
est un droit humain fondamental. Il s’agit tout à la fois
d’acquisition des connaissances (instruction) et de développement
du comportement (éducation), à la lumière des règles et des principes
moraux édictés par les sources scripturaires. Un être humain ne
devient véritablement humain qu’à travers l’éducation que sa famille
comme sa société doivent lui garantir. Une société majoritairement
musulmane, ou une communauté de foi, doit se distinguer par son
investissement dans l’éducation de ses enfants, comme d’ailleurs -
en termes de formation continue — de ses adultes. Ce droit humain
devient une obligation intellectuelle et morale pour chaque individu.
Deux traditions authentiques le disent clairement : « La quête du
savoir est une obligation pour tout musulman [et toute musulmane]16
», et : « Quiconque cherche un moyen d’acquérir un savoir, Dieu
facilitera son chemin vers le Paradis 17. » Cette obligation, son lien
avec le salut dans l’au-delà renforcent, par incidence,
l’obligation collective de promouvoir l’éducation et la connaissance.

Il n’est, bien sûr, pas seulement question d’instruction religieuse et


d’éducation morale. Tout savoir qui permet à l’être humain de
connaître le monde, d’acquérir les connaissances scientifiques de son
temps et lui offre de devenir un individu, un sujet libre (deuxième
caractéristique de sa dignité), est de fait nécessaire à sa formation.
Les différents âges d’or de l'islam, à La Mecque et à Médine à
l’origine, entre le VIIIe et le XIIIe siècle à Damas, à Bagdad et en
Andalousie, en Turquie au XVIe siècle avec Süleyman le
Magnifique, sont tous marqués du sceau du foisonnement des
sciences, de la philosophie et des arts, au nom même d’une
compréhension profonde des enseignements islamiques.
Deux traditions supposément prophétiques sont souvent citées, même
par des musulmans, pour appuyer cette approche : « Cherchez le
savoir jusqu’en Chine », ou encore : « Cherchez le savoir du berceau
au tombeau. » Mais elles sont considérées comme faibles et
fabriquées, même si, dans les faits, elles transmettent l’esprit du
Message islamique quant à la connaissance. Il faut prendre celle-ci
d’où qu’elle vienne et en faire un usage utile et éthique pour soi et
l’humanité.

La civilisation islamique n’a pas connu de tensions entre religion et


sciences, à l’inverse de l’Eglise catholique qui condamna Galilée, entre
bien des exemples. Au nom de l’injonction coranique de connaissance,
les musulmans ont toujours été en quête de savoirs scientifiques,
humains et expérimentaux (médecine, biologie, physique, mais
aussi sociologie, urbanisme, philosophie et arts). Le
Message coranique ne transmet pas un cadre dogmatique destiné
à contrôler et à limiter les savoirs, mais une obligation morale de les
orienter éthiquement, pour qu’ils demeurent au service de l’Homme.
L’éducation comme les savoirs se pensent par leurs finalités et c’est la
cohérence avec ces dernières qu’il convient de perpétuellement
réévaluer. La fragmentation dangereuse des savoirs contemporains et
l’émergence de sciences spécialisées sans grande conscience éthique
sont en contradiction avec les principes et les objectifs de la Voie.

L’éducation, en ce sens, doit toucher tous les domaines de l’agir


humain. L’initiation spirituelle et religieuse doit forcément
s’accompagner d’une éducation civique qui enseigne aux individus à
devenir des sujets responsables au sein de la collectivité. Les
sciences exactes, expérimentales et humaines font nécessairement
partie de la formation, si l’on veut être cohérents avec les injonctions
du Message invitant l’Homme à vivre avec son temps, en relevant
les défis scientifiques et éthiques de son époque. La culture,
les langues et les arts doivent être intégrés aux matières
d’enseignement : les modes de vie, les modes de
communication comme les expressions de l’imaginaire et de
l’esthétique sont autant de savoirs - et de savoir-faire — qui
permettent aux Hommes d’être autonomes et de s’épanouir.

Etre avec Dieu, selon la tradition musulmane, c’est s’éduquer et,


contre la paresse de l’esprit, s’engager dans un jihâd pour l’éducation
de soi et de la société. De nombreuses générations du passé ont vécu
en cohérence avec ce Message, mais force est de constater
qu’aujourd’hui les sociétés majoritairement musulmanes négligent
gravement l’éducation et l’instruction, quand elles ne procèdent pas à
l’élimination pure et simple de disciplines considérées comme
superflues, voire dangereuses. L’éducation islamique n’aurait-elle plus
besoin de la philosophie ou des arts ? Cette réduction, cette
amputation, témoigne de la profondeur des contradictions entre les
systèmes éducatifs contemporains et les objectifs supérieurs de la
Voie en ce domaine.

Liberté

Nous avons insisté sur l’importance essentielle de la liberté, dès lors


qu’il s’agit de définir l’être humain. Sur le plan religieux, l’acte de foi
d’un individu attestant qu’il croit en Dieu n’a de sens que s’il est libre
de croire ou non. De la même façon, sa responsabilité, et l’éducation à
sa responsabilisation sont dépourvues de sens si l’Homme n’est pas
libre. On doit aller jusqu’à dire que la sharï'ah elle-même, la Voie,
présuppose la liberté des êtres humains d’y adhérer ou non, de la
suivre ou pas. Sur les plans religieux, philosophique, social et
politique, la liberté humaine précède la sharï 'ah ; elle est un
prérequis à sa reconnaissance et à son établissement. Cela revient à
dire, en conséquence, que l’éducation et les espaces religieux, sociaux
et politiques doivent protéger la liberté des individus et la garantir
comme un droit humain fondamental.

La liberté de conscience est première. Chaque être est amené à faire


le choix de croire ou non et d’être respecté dans ce choix : « Dis : la
Vérité émane de mon Seigneur, que celui qui le veut croit, que celui
qui le veut nie [rejette]18. » Sur le plan de l’action, le croyant à qui
l’on donne une opinion légale (fatwa) sur un sujet donné doit être à
même de la comprendre et de la discuter, puis il est libre de l’accepter
ou non car elle n’est jamais contraignante. Nous avons évoqué la
conversion, le refus ou le changement de religion19 : cette position
de respect répond à ce prérequis.

La liberté collective de culte - censée assurer à une communauté de


foi l’exercice de ses rituels, de ses obligations et interdits — est de
même nature. La liberté de penser comme la liberté d’expression et de
mouvement font partie intégrante de la liberté humaine
fondamentale20. Former et exprimer sa pensée, développer un esprit
critique, être libre de se mouvoir sur la terre (d’autant plus si l’on
vit la persécution ou la pauvreté) sont autant de droits fondamentaux
que les principes et les objectifs généraux de la sharï'ah exigent que
l’on respecte. « La terre de Dieu n’est-elle point [assez] vaste pour
que vous puissiez vous exiler21 ? », rappelle le Coran aux persécutés
et aux démunis, stipulant par là même que la migration est un droit
humain.

L’éducation doit promouvoir le jugement libre, autonome et critique,


comme la loi et le système social doivent protéger la liberté
d’expression et les libertés collectives. Il existe certes des limites à la
liberté d’expression quand elle en vient à l’insulte, au racisme, à la
calomnie, etc., et toutes les sociétés ont fixé de telles limites ; l’ordre
public peut parfois réguler les modalités de son expression, mais il ne
peut s’agir de remettre en cause ces libertés fondamentales et
inaliénables.

La liberté est donc un prérequis à la sharï'ah et l’une des conditions


de son accomplissement dans la fidélité à ses objectifs. Or, on voit
aujourd’hui trop souvent contredire ce principe. Sur le plan religieux
comme intellectuel, social, politique, médiatique ou artistique, les
libertés sont bafouées et ce, nous dit-on, au nom même de la
référence islamique ou de la sharï'ah. Il n’est pas exagéré
d’affirmer que la plupart des sociétés majoritairement
musulmanes limitent le droit fondamental de l’exercice de la
liberté sur tous les plans susmentionnés. Le monde arabe est
sans doute celui dans lequel la répression est la plus
tangible. Certaines interprétations littéralistes, dogmatiques et
extrémistes de V islam, il faut le reconnaître sans
discussion, justifient de tels traitements au nom d’une
compréhension réductrice, binaire et totalement tronquée de la
sharï'ah, laquelle devrait naturellement être stricte, dure et restrictive,
par opposition à l’Occident « permissif et décadent ».

Il serait néanmoins erroné d’associer le manque de liberté, la


répression, voire la dictature, à la seule référence religieuse dans les
sociétés majoritairement musulmanes. De nombreux régimes
sécularisés, laïques ou areligieux ne sont pas moins répressifs, voire
dictatoriaux. Une analyse politique plus élaborée s’impose, qui tienne
compte des dynamiques internes de ces pays et du rôle de certains
pouvoirs étrangers (Etats-Unis, Europe, Russie, Chine, etc.)
qui soutiennent parfois de tels régimes. Associer sans
analyse politique et historique circonstanciée islam et répression
ou dictature est à la fois simpliste et dangereux. D’aucuns en viennent
même à affirmer que les musulmans ne peuvent accéder à la
démocratie, puisque l'islam, en soi, aurait « un problème avec la
liberté ». Cette position ne tient pas à l’analyse des enseignements
de l'islam. Les exemples abondent, dans l’Histoire, de sociétés
majoritairement musulmanes ouvertes et chérissant les libertés. Sans
oublier, de surcroît, qu’au-delà du monde arabe, en Asie ou en Afrique,
il existe des sociétés majoritairement musulmanes qui protègent les
libertés individuelles et collectives. Les citoyens musulmans dans les
sociétés occidentales défendent de la même façon ces libertés.

Justice sociale

De nombreux savants et penseurs musulmans ont affirmé, au cours de


l’Histoire, que la valeur la plus importante de Vislam était la justice
(al- 'adl*), qui est également l’un des noms de Dieu. Une multitude de
versets et de traditions prophétiques mentionnent en outre l’équité
(al-qist*). Cette justice doit s’appliquer à tous indifféremment et ne
peut admettre aucune distinction ou discrimination fondé sur la
religion, la couleur de peau, le genre ou le statut social. On peut lire
dans le Coran : « O vous qui avez la foi, tenez-vous fermement à la
justice en témoins devant Dieu, que ce soit contre vous-mêmes, vos
parents ou vos proches. Qu’ils [que les personnes] soient riches ou
pauvres car Dieu a la prééminence sur eux deux22. »

Par ailleurs, huit versets de la sourate 4 (« Les Femmes ») ont été


révélés au sujet d’un musulman, coupable d’un vol, qui avait tenté de
faire accuser un juif en essayant de tirer profit du conflit opposant la
communauté musulmane et une tribu juive voisine23. La Révélation
innocente le juif, incrimine le musulman et avertit : « Celui qui
commet une faute ou un péché puis en accuse un innocent, celui-
ci porte le poids d’une calomnie et d’un péché manifeste24. »

En toutes circonstances, avec tous les êtres humains, il faut établir la


justice : « Juge entre les gens avec [en établissant] la justice et ne
suis pas les passions qui te détourneront du chemin de Dieu25. »
Même en situation de conflit, malgré l’émotion et le ressentiment que
l’on peut nourrir à l’endroit de l’agresseur, la maîtrise et la
justice s’imposent : « O vous qui avez la foi, tenez-vous fermement
avec Dieu en témoin de la justice [l’équité] et que la haine d’un
peuple ne vous pousse pas à être injustes. Soyez justes, cela est plus
près de la conscience [piété] de Dieu et ayez la conscience de Dieu
[piété] car Dieu est bien informé de ce que vous faites 26. »

L’un des principes et des objectifs supérieurs de la shanah est la


justice. Son application commence par la justice sociale. Les
premières révélations, nous l’avons dit, insistaient sur le lien entre la
foi en Dieu, d’une part, et la conscience, la prise en charge, et
l’émancipation des pauvres, d’autre part. La zakàt établit le sens du «
droit du pauvre » sur la richesse accumulée de ses concitoyens et
de ses voisins plus fortunés. Dans cet esprit, la justice sociale exige
le respect des droits humains fondamentaux, à savoir l’éducation,
l’habitat, l’emploi et l’égalité des chances, lesquels devraient être
garantis à chacun. Les réformes sociales doivent donc chercher à
atteindre ces objectifs.

La participation à la société civile est le prolongement naturel de ces


exigences majeures, pour les femmes comme pour les hommes, sans
discrimination aucune. Un verset très explicite met en évidence que
les femmes et les hommes, ensemble, doivent être impliqués dans la
vie publique et la réforme de la société : « Les croyants et
les croyantes sont des amis [des partenaires, des alliés, solidaires]
les uns des autres. [Ensemble] ils commandent le bien et interdisent
le mal, accomplissent la prière et versent la zakât, et ils obéissent à
Dieu et à Son Messager27. » Le verset commence par la présence
sociale, égalitaire, que confirme la pratique cultuelle parfaitement
similaire. Le principe de l’égalité sociale (et non seulement de la «
complémentarité », comme le répètent les discours littéralistes
et traditionalistes) est ici stipulé on ne peut plus clairement.

Nombre d’interprétations de la littérature islamique, jusqu’à nos jours,


ont laissé entendre que la femme ne pouvait travailler et devait
s’occuper du ménage, s’appuyant pour cela sur une approche culturelle
patriarcale. Le texte coranique est pourtant clair. Sa formulation
implique l’exigence d’un salaire pour un travail : « Aux hommes
reviendra la part de ce qu’ils ont gagné, aux femmes reviendra la
part de ce qu’elles ont gagné28. » La justice exige que le
même travail, à compétence égale, reçoive un salaire égal ; rien ne
saurait justifier un traitement différencié de la femme et de l’homme.

La discrimination religieuse et raciale, de même, ne se justifie en


aucun cas. Il est intéressant de relever que la première communauté
de Compagnons, autour du Messager, était constituée de personnes de
toutes origines, couleurs et statuts sociaux confondus. Ici encore, le
principe est l’égalité de traitement et la justice - à laquelle doit
s’associer l’humilité -, selon les deux traditions prophétiques : « O
vous les gens, votre Seigneur est Un et votre père est un. Vous êtes
tous [issus] d’Adam et Adam provient de la terre. L’Arabe n’est point
meilleur que l’étranger, ni l’étranger que l’Arabe ; ni le Rouge [n’est
meilleur que] le Noir, ni le Noir [n’est meilleur que] le Rouge, si ce
n’est par la conscience révérencielle de Dieu : “Certes, le meilleur
d’entre vous est celui qui a la plus grande conscience révérencielle de
Dieu.”29 » Telles sont les dernières paroles du Messager dans son «
sermon d’adieu », qui mettent en évidence l’origine commune de tous,
la terre et son insignifiance (sur le plan spirituel). Dans une autre
tradition, il ajoute : « Les êtres humains sont égaux comme les
dents d’un peigne30. »

Rien ne peut donc justifier le racisme lié à l’origine ou à la couleur. Les


traitements discriminatoires contre les Noirs, les Blancs, les Arabes,
les Asiatiques ou quiconque n’ont aucune justification religieuse,
humaine, sociale ou politique. De même, nous avons vu comment le
Messager avait intégré les juifs et les chrétiens à la société de
Médine, affirmant que, faisant partie de sa ummah* (communauté), ils
avaient donc les mêmes droits et les mêmes devoirs que les
musulmans. « Pas de contrainte en matière religieuse31 » : toute
discrimination à l’égard des hindous, des bouddhistes, des juifs, des
chrétiens, etc., est interdite. Ce qui distingue les Hommes n’est ni la
couleur ni l’apparence, mais le cœur et l’action : « Dieu ne regarde ni
votre corps ni votre apparence, mais en vérité II observe votre cœur et
vos actions 32. » Femmes ou hommes, pauvres ou riches, Noirs,
Arabes ou Blancs, les êtres humains valent sur la terre par leur
capacité à être justes et équitables.

Hélas, les sociétés majoritairement musulmanes oublient souvent ces


enseignements. Non seulement certains savants, dans le passé ou de
nos jours, ont pu justifier des traitements discriminatoires (y compris
l’esclavage) à l’endroit des Noirs, des femmes et des pauvres, etc.
mais la réalité quotidienne est forte de mille contradictions : dans
les faits, la discrimination des femmes, le racisme, le
mauvais traitement des pauvres sont partout répandus. Les
justifications n’en sont pas toujours religieuses, mais les faits n’en
sont pas moins réels. Nombre de musulmans, dans le déni, citeront
les textes pour démontrer que l'islam s’oppose à toutes formes de
discrimination et de racisme. C’est exact, mais il y a loin des textes
au comportement des Hommes.
Pouvoir

La question du pouvoir est cruciale, notamment en matière d’affaires


religieuses. Toutes les religions, par essence, stipulent naturellement
que le pouvoir suprême est à Dieu. La formule islamique est connue :
« Il n’est de pouvoir et de force qu’en [que par] Dieu33. »
Comment donc se traduira ce pouvoir absolu de Dieu dans la gestion
de pouvoirs humains forcément relatifs ?

Pas de meilleure expression de cette gestion des pouvoirs divin et


humain que l’exemple du Messager, qui recevait la Révélation de Dieu
et était le dirigeant de la communauté musulmane. Dès le début, ses
Compagnons établirent une différence entre l’autorité provenant de
Dieu et de la Révélation, qui ne se discutait point, et l’autorité
humaine du Messager, relative, discutable et sujette à la critique. On
en trouve un exemple éloquent lors de la bataille de Badr, en l’an 2 de
l’Hégire. Arrivé sur les lieux, le Prophète établit le campement à
proximité des premiers puits que trouvent les musulmans. Observant
cela, Hubàb ibn al-Mundhir lui demande : « Le lieu où nous nous
sommes arrêtés t’a-t-il été révélé par Dieu, de sorte que nous n’avons
pas à nous en éloigner en avançant ou en reculant ; ou bien s’agit-il
d’une opinion, d’une stratégie liée à la ruse de guerre34 ? » Le
Messager confirme qu’il s’agit d’un choix personnel ; Hubàb se permet
alors de lui proposer un autre plan, consistant à camper autour
du plus grand puits, le plus proche de la route par laquelle doit venir
l’ennemi, puis de boucher les autres puits alentour, afin d’empêcher
l’ennemi d’avoir accès à l’eau et de le mettre en difficulté au cours de
la bataille. Muhammad écoute attentivement l’exposé de cette
stratégie, à laquelle il adhère aussitôt : le camp est déplacé et le plan
de Hubàb est appliqué à la lettre.

Ainsi, l’autorité du Messager - qui « n’est qu’un homme35 », rappelle


le Coran - n’était point discrétionnaire ni autocratique dans les
affaires humaines ; il offrait à ses Compagnons un rôle essentiel dans
la consultation. La Révélation le lui enjoint d’ailleurs en stipulant que
la façon dont les musulmans doivent gérer les affaires collectives
repose sur la consultation et la délibération (shûrâ*) : « Ils [les
musulmans] délibèrent ensemble de leurs affaires 36 [se consultent]. »
Cela vaut aussi bien au sein du couple, y compris pour les décisions,
apparemment secondaires, liées au sevrage de l’enfant : « Et si tous
deux [la femme et le mari] décident le sevrage d’un commun accord
et après s’être consultés, il n’y a là aucun mal 37. »

Plus largement, la consultation s’impose pour la gestion des affaires


sociales et politiques. Ainsi, au moment de la bataille d’Uhud, en l’an
4 de l’Hégire, le Prophète consulte ses compagnons sur la meilleure
stratégie à adopter. Lui-même est d’avis qu’il vaudrait mieux rester
dans Médine et attendre l’ennemi, mais telle n’est pas l’opinion de la
majorité. Immédiatement, le Messager se plie à l’avis majoritaire et
se prépare au combat. Ils sortiront donc vers Uhud, où la bataille sera
livrée ; les archers n’obéiront pas aux ordres et la défaite sera
cinglante. Malgré cette déroute, le Coran vient confirmer le principe de
la consultation et de la délibération qui ne peut être remis en cause,
quelles que soient les conséquences de la décision collective : « C’est
par un effet de la grâce de Dieu que tu fus conciliant [doux] à leur
égard et si tu t’étais montré rude, dur de cœur, ils se seraient
détournés [détachés] de toi. Pardonne-leur et implore le pardon de
Dieu en leur faveur ! Consulte-les quand il s’agit de prendre une
décision ! Une fois la décision prise, place ta confiance en Dieu car
Dieu aime ceux qui mettent leur confiance en Lui 38. » Ainsi, dès
l’origine, distinction est faite entre l’autorité du Prophète en tant qu’il
reçoit la Révélation (et qui se plie lui-même aux principes et aux
règles de cette dernière) et son autorité en tant que chef exigeant la
discussion et la délibération, à la suite desquelles les décisions sont
prises à la majorité. Les études classiques ont depuis
longtemps distingué entre les différents rôles du Prophète, à la
fois Messager, dirigeant, juge, homme, etc.

Ce qui ressort de cette approche de la sharï'ah est un principe majeur


de distinction et de séparation des autorités : l’autorité religieuse,
dans ses fondements et ses modalités, ne s’établit ni ne se gère
comme l’autorité politique. La première se constitue « par le haut » et
impose le principe et la règle de façon unilatérale, alors que la
seconde s’organise par le bas en respectant, par la nature même de la
consultation (shùrâ), des principes clairs tels que délibération, liberté
de pensée et d’expression, égalité des membres. La décision politique
reste relative, discutable et circonstancielle (géographiquement et
historiquement) car produite par des êtres humains faillibles. Nous ne
sommes pas loin ici de la pensée qui, en Occident, a produit
la sécularisation : il s’agissait, selon les mêmes critères, de distinguer
le pouvoir du clergé, de l’Eglise catholique, de celui de l’État. Il n’y a
pas de clergé en islam (même chez les chiites, le rôle de la hiérarchie
n’est pas identique à celui de l’Église), mais il n’y a pas, à l’origine, de
confusion des ordres : même si le Messager était à la tête
de l’autorité politique à Médine, son pouvoir ne s’exerçait pas selon
une référence religieuse dogmatique et imposée « au nom de Dieu »
ou « de droit divin ». Jamais il n’a été question d’une théocratie, mais
seulement d’une gestion ouverte où les décisions se prenaient en
commun, selon le principe de la majorité.

Ce que la religion offre à la politique et à l’exercice de l’autorité


publique n’est pas un modèle dogmatique, mais un corps de valeurs et
de principes éthiques que celle-ci doit chercher à respecter. Les
caractéristiques du chef d’État, ou du politique, sont l’intégrité, la
compétence et la responsabilité (au sens anglais d’accountability : qui
doit rendre des comptes à ses administrés). L’exercice du pouvoir doit
se faire dans la transparence, la justice, l’égalité et le respect du
choix de la majorité, des femmes comme des hommes, musulmans ou
non.

A Médine, les femmes comme les hommes avaient fait allégeance au


Message (bay 'ah*) ; ceux qui n’étaient pas musulmans faisaient
partie de la ummah*, ils y avaient les mêmes droits et les mêmes
devoirs, selon la charte constituée sous l’autorité du Messager. Quand,
inversement,

le pouvoir n’est pas géré de façon plurielle et selon les exigences de


la shürâ (délibération) démocratique, il appartient aux Hommes de
résister et de réformer leur société. Le Messager l’a affirmé : « Le
meilleur des jihâd est une parole de vérité devant un tyran39
[despote, dictateur]. » Et d’avertir les pouvoirs injustes : « Craignez
l’invocation de celui qui est injustement traité, même s’il est un
négateur [kafir*, il n’y a pas entre cette invocation [et Dieu] de
voile40 [d’obstacle]. »

L’histoire de l'islam montre que les choses n’ont pas toujours été
gérées de cette façon. Très tôt, et jusqu’à nos jours, on a assisté à
des confusions, des distorsions et des trahisons de ces
enseignements quant à la gestion ouverte de l’action politique. Les
approches littéralistes ont souvent confondu les deux autorités et
transformé le pouvoir politique en un pouvoir dogmatique religieux,
sans distinction de nature. Par ailleurs, la non-distinction
entre principes universels et applications anciennes a conduit certains
groupes politiques à refuser les évolutions sociales et politiques et à
vouloir imposer des modèles totalement caducs. Enfin, la notion de «
pouvoir absolu de Dieu » a parfois été traduite, en termes politiques,
dans le déni de la rationalité humaine individuelle et collective et
par l’application littérale et stricte de principes et règles directement
tirés du Coran, sans tenir compte de l’Histoire et des contextes
sociaux, politiques et culturels. Tout écart vis-à-vis de cette
application atemporelle des principes justifierait, selon certains
groupes littéralistes et extrémistes, l’usage de la violence et
l’application stricte et cruelle de leur interprétation du code pénal
islamique. Les exemples de ces trahisons et de ces errances abondent
aujourd’hui, qu’il s’agisse des dictatures constituées ou des
mouvements littéralistes extrémistes au Moyen-Orient et dans le
reste du monde.

Le pardon

Les enseignements de la shari'ah ne cessent de faire référence au


pardon. Entre les principes premiers à respecter et les objectifs
universels à atteindre, les êtres humains seront confrontés, sur la
Voie, à de multiples épreuves et difficultés. Ils devront leur résister et
se réformer au moyen de tous les jihâd dont nous avons parlé41, mais
il est impératif qu’ils apprennent la compassion (rahmah), la douceur
(rifq*) et le pardon ( 'afw*). Cela commence bien sûr avec eux-
mêmes, dans la confiance en Dieu, quelles que soient les difficultés et
les erreurs : « Dis : “O vous mes serviteurs qui avez agi contre vous-
mêmes [à votre propre détriment], ne désespérez pas de la
Miséricorde divine [Sa Compassion, Sa Grâce]. Dieu en vérité pardonne
tous les péchés. Car II est certes le Clément, le Compatissant.”42 »

La Voie est une invitation à la compassion, à la mansuétude, à la


protection de soi et de ses semblables. Une tradition prophétique
rappelle : « Qui donc protège [couvre les fautes d’] un musulman [une
musulmane] ici-bas, Dieu le protégera [couvrira ses fautes] ici-bas et
dans l’au-delà43. » Il ne s’agit pas d’appliquer des règles de façon
stricte, inconsidérée et rude en cherchant à nourrir la culpabilisation
et à exposer les coupables, bien au contraire.
L’enseignement islamique commence par célébrer l’innocence des
Hommes, puis leur accès à la responsabilité avec douceur et pardon :
il ne cultive pas la culpabilité et n’invite pas à la culpabilisation. Au
contraire, cet enseignement insiste sur la Miséricorde de Dieu, Sa
Compassion, Sa Douceur et Sa Bonté dont doivent s’inspirer les
Hommes pour les vivre dans leur quotidien, vis-à-vis d’eux-mêmes et
vis-à-vis d’autrui. Ainsi : « Celui qui ne fera pas preuve de compassion
ne trouvera point la compassion44. » Sur la Voie, cette attitude de
respect, de maîtrise, de protection et de pardon est une des
caractéristiques morales du croyant, comme l’indique le Coran : « [Les
pieux sont ceux] qui maîtrisent leur colère et pardonnent aux gens 45
», donc à tous, de façon générale. Il leur est demandé d’accueillir, de
pardonner et de ne jamais juger autrui une fois pour toutes, car le
jugement appartient à Dieu seul. Au Prophète même, la Révélation
rappelle : « Ton devoir est de transmettre [le Message] et le jugement
Nous appartient 46 [appartient à Dieu]. »

Entre les principes et les objectifs, l’humanité des Hommes sur la Voie
est illuminée par la patience, la protection, la compassion et le
pardon. Ce trait spirituel est une disposition du cœur qui éclaire d’un
jour particulier tous les enseignements de l'islam. Vis-à-vis de chacun,
il convient d’éviter la moquerie, le dénigrement, la médisance, le
soupçon et l’espionnage : « O vous qui avez la foi, évitez de
conjecturer sur autrui, ne vous épiez [espionnez] pas les uns les
autres ! Ne médisez pas les uns des autres ! Lequel d’entre vous
voudrait manger la chair de son frère mort ? Certes vous en auriez
horreur ! Soyez empli de la conscience révérencielle de Dieu car Dieu
est Clément [Pardonneur, Indulgent] et Très Miséricordieux47. »
L’image est forte : espionner, médire, soupçonner, c’est manger la
chair morte de son frère en humanité. Or, la Voie appelle à la vie, au
bien, au pardon et à l’amour.

Le verset suivant est un appel, un élan ouvert vers l’humanité entière


; il rappelle que la distinction et la grandeur des êtres humains sont
intérieures et que Dieu seul en a le savoir et le secret : « O vous les
Hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous
vous avons répartis en peuples et en tribus, afin que vous vous
entreconnaissiez. En vérité, le plus noble d’entre vous auprès de Dieu
est celui dont la conscience révérencielle de Dieu [la piété] est la plus
profonde. Dieu est Omniscient et le Bien informé48. » Parce qu’ils ne
connaissent pas les secrets des cœurs, les Hommes sont invités à
rester pondérés, indulgents et pleins de mansuétude quant au
jugement des actions visibles. Le cœur de chacun a ses secrets et, sur
la Voie, nul ne peut en être le juge ni le bourreau.

1 Coran : sourate 45, verset 18.

2 Coran : sourate 5, verset 48.

3 Coran : sourate 42, verset 13.

4 Islamic State of Iraq and the Levant : État islamique en Irak et au


Levant.

5 Coran : sourate 25, verset 52.

6 Voir chapitre 2, p. 91.

7 Coran : sourate 91, versets 8 à 10.

8 Coran : sourate 22, verset 41.

9 Coran : sourate 3, verset 110.

10 Voir chapitre 1, p. 36.

11 Coran : sourate 16, verset 126.

12 Coran : sourate 8, verset 61.

13 Coran : sourate 2, verset 251.

14 Voir chapitre 4, p. 184.

15 Voir chapitre 2, p. 81.

16 Hadïth rapporté par Ibn Màjah.

17 Hadïth rapporté par Muslim.

18 Coran : sourate 18, verset 29.

19 Voir p. 112.

20 Voir chapitre 2, p. 95.

21 Coran : sourate 4, verset 97.


22 Coran : sourate 4, verset 135.

23 Coran : sourate 4, versets 108 à 115.

24 Coran : sourate 4, verset 112.

25 Coran : sourate 38, verset 26.

26 Coran : sourate 3, verset 8.

27 Coran : sourate 9, verset 71.

28 Coran : sourate 4, verset 32.

29 Ce « sermon d’adieu » figure parmi les ahâdïth authentifiés par


al-Albanï ; le verset cité est le 13e de la sourate 49.

30 Hadïth rapporté par al-Bukhàrî.

31 Coran : sourate 2, verset 236.

32 Hadïth rapporté par Muslim.

33 La formule : « Il n’est de pouvoir qu’en Dieu » se trouve dans


le Coran, sourate 18, verset 39.

34 Ibn Hishàm, op. citvol. 3, p. 167.

35 Coran : sourate 26, verset 154.

36 Coran : sourate 42, verset 38.

37 Coran : sourate 2, verset 233.

38 Coran : sourate 3, verset 159.

39 Hadïtb rapporté par Ahmad.

40 Hadïtb rapporté par Ahmad.

41 Voir p. 161.

42 Coran : sourate 39, verset 53.


43 Hadlth rapporté par Muslim.

44 Hadïth rapporté par al-Bukhârï et Muslim.

45 Coran : sourate 3, verset 134.

46 Coran : sourate 13, verset 40.

47 Coran : sourate 49, verset 12.

48 Coran : sourate 49, verset 13.


Humanité et environnement

Nous avons vu comment le Message de l'islam parle de l’Homme et de


la Création. Tous ses enseignements exigent le même respect de tous
les êtres humains, qui tous proviennent de la même origine et auront
tous la même fin. Les relations entre les Hommes et les nations sont
fondées sur le respect et la connaissance mutuelle. Il existe un
véritable humanisme de l'islam qui met l’Homme au centre de la
Création, mais exige de lui, en tant que vice-gérant (khalïfah), une
gestion spirituelle, humaine et respectueuse.

Humanisme

Les enseignements de la sharï'ab ont pour visée principale l’Homme


au cœur de la Création. Cinq enseignements sont développés de façon
très explicite.

Premièrement, toutes les femmes et tous les hommes proviennent du


même être originel : « O vous les Hommes, soyez emplis de la
conscience révérencielle de Dieu qui vous a créés d’un être unique et
qui en a créé [tiré] son conjoint [époux] et fit naître de ce couple de
nombreux hommes et femmes 1. » Le texte coranique ne
mentionne pas la création de la femme à partir de l’homme, mais
la création des deux, femme et homme, à partir d’un être unique qui
est leur commune origine.

Deuxièmement, toutes les femmes et tous les hommes ont la même


dignité originelle, quels que soient leur religion, leur couleur, leur
origine et leur statut social : « Nous avons certes octroyé la dignité à
l’être humain2. » Les faiblesses, les péchés, voire les pires actions ne
doivent pas faire oublier cette dignité fondamentale dans le
jugement et le traitement de nos semblables.

Cette humanité, en troisième lieu, est une. Dieu, nous l’avons dit, a
voulu la diversité des nations et des tribus, comme d’ailleurs la
diversité des langues et des couleurs : « Parmi Ses signes, [il y a] la
création des Cieux et de la Terre, et la diversité de vos langues et de
vos couleurs 3. »

Cette diversité, au cœur même de l’unité de l’humanité, exige le


respect de la volonté de Dieu et l’engagement à mieux se connaître, à
mieux connaître les religions, les langues, les cultures, etc.

Ce pluralisme des nations et des cultures permet de préserver


l’équilibre des forces (pour éviter la corruption sur la Terre), mais il
invite aussi, et c’est le quatrième point, à une compétition positive
pour le bien : «[...] Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une
seule communauté, mais il en est ainsi afin de vous éprouver en ce
qu’il vous a donné. Rivalisez donc de bonté4 [dans le bien]. »
Cette attitude positive vis-à-vis d’autrui, qui devient le catalyseur de
l’expression du bien et le miroir de l’humanité commune définissant
les êtres, impose donc d’aller au-delà du principe de tolérance, lequel
ne suffit pas. Il ne s’agit pas de « souffrir » la présence de l’autre,
dans un rapport qui le classerait dans un rang inférieur (celui qui
tolère est forcément en position de force), mais de respecter sa
présence dans un rapport d’égalité, de reconnaître sa richesse et sa
singularité par la connaissance et de célébrer l’apport mutuel à travers
une saine rivalité pour le bien.

Enfin, cinquièmement, il est impératif de suspendre son jugement


quant aux peuples et aux nations : « O vous qui avez la foi, qu’un
peuple ne se moque pas d’un autre peuple, car il se pourrait que ce
peuple [dont ils se moquent] soit meilleur qu’eux5. » Le jugement
appartient à Dieu. Comme il est dit à plusieurs reprises dans le Coran
: « A Dieu est votre retour à tous et II vous informera alors de ce sur
quoi vous divergiez 6. » Dieu seul est le maître du jugement et chacun
doit s’engager à être un Homme digne, respectueux de l’égalité de
tous les individus, femmes et hommes, de toutes les croyances
et religions, en tâchant de promouvoir le bien autant que faire se
peut. Certes, en tant que croyant, l’Homme pense et croit que la
dernière Révélation est l’ultime vérité provenant de la Vérité de Dieu
(al-Haq), mais cette Vérité exige de lui qu’il respecte autrui,
s’abstienne de tout jugement définitif et se distingue éthiquement. En
ce sens, le message universel de l'islam enseigne aux musulmans
que la diversité est universelle.

Ces enseignements fondent le socle de l’humanisme islamique, que


l’on trouve inscrit dans les Textes et qui donne sens à la Voie, avec
tout ce que nous avons déjà mentionné de ses enseignements
fondamentaux.
La Création et la Nature

Un grand nombre de versets et de traditions prophétiques évoquent la


Création, la Nature et toutes les espèces vivantes. Dieu, certes, a
conféré à l’Homme un statut et un rôle privilégiés (« Il [Dieu] a mis à
votre disposition tout ce qui est dans les Cieux et sur la Terre7 »),
mais l’être humain ne doit jamais négliger le fait que tous
les éléments de cette Création chantent les louanges du Divin, que le
sacré l’entoure et qu’il doit être respectueux de ce don de Dieu. Nous
l’avons vu : « Les sept Cieux et la Terre chantent les louanges de
Dieu, de même que tout ce qu’ils contiennent. Et il n’est point un
élément qui ne chante Ses louanges, mais vous ne comprenez pas
leurs prières. Dieu est certes plein de mansuétude et de compassion8.
» Avec l’œil du cœur, on peut voir, de surcroît, que « l’étoile et l’arbre
se prosternent 9 ». Jamais la Création n’est vide des signes de Dieu,
jamais elle n’est « désenchantée », puisque tous les éléments
rappellent et célèbrent Dieu. Cet environnement spirituel et physique
doit être respecté, protégé et géré avec un grand respect. En ce sens,
l’humanisme de 1 ’isldm a comme pendant naturel ses enseignements
écologiques.

Le Messager a exigé la protection de la Nature en temps de guerre et


donc, à plus forte raison, dans la vie de tous les jours.
L’enseignement fondamental de l'islam concerne les animaux et tous
les éléments (eau, arbres fruitiers, etc.) sans exception. Le Messager
n’a eu de cesse de le répéter. Ainsi, alors qu’il passait un jour à côté
de Sa d ibn Abi Waqqàs, occupé à faire ses ablutions rituelles, le
Prophète l’interpella : « Qu’est-ce que ce gaspillage, ô Sa d ? - Y a-t-
il gaspillage même dans les ablutions ? », lui demanda-t-il. Et le
Prophète de répondre : « Oui, et ce, même en utilisant l’eau courante
d’une rivière10. » L’eau est un élément essentiel dans tous les
enseignements et toutes les pratiques rituelles car elle représente la
purification du corps comme celle du cœur, de l’extériorité physique
comme de l’intériorité spirituelle. Mais le Prophète enseignait à Sa‘d
et à ses Compagnons de ne jamais la considérer, non plus qu’aucun
élément de la Nature, comme un simple « moyen » de leur édification
spirituelle : au contraire, leur respect et la mesure de leur usage
constituaient déjà, en soi, un exercice et une élévation spirituels, une
« finalité » dans leur quête du Créateur.
Cette réprobation du gaspillage (« même avec l’eau courante d’une
rivière ») indique que le Prophète place le respect de la Nature au
niveau d’un principe premier censé réguler les comportements, quelles
que soient la situation et les conséquences de l’agir humain. Il ne
s’agit pas d’une écologie née du pressentiment des catastrophes
(résultant des actions humaines), mais d’une sorte d’« écologie
en amont », qui fait reposer les rapports de l’Homme avec la Nature
sur un socle éthique associé à la compréhension des enseignements
spirituels les plus profonds de la Voie. Le Prophète pleura une nuit
entière lorsqu’il reçut le verset suivant : « Il y a certes dans la
création des Cieux et de la Terre, et dans la succession de la nuit et
du jour, des signes pour ceux qui sont doués de discernement 11. »

Le rapport du croyant avec la Nature ne peut se fonder que sur la


contemplation et le respect. Ce dernier est si important que le
Prophète avait un jour affirmé : « Si l’un de vous tient dans sa main
un plant [de palmier] et qu’il entend que sonne l’heure du Jour du
Jugement, qu’il s’empresse donc de le mettre en terre12. » La
conscience croyante devrait donc, jusqu’au bout, se nourrir de
cette intime relation avec la Nature, au point que son dernier geste
soit celui qui s’associe au renouveau de la vie et de ses cycles.

Ce même enseignement parcourt la vie du Prophète vis-à-vis des


animaux. Les situations-limites de guerre, durant lesquelles le
Prophète a montré et rappelé qu’il fallait bien traiter les animaux,
sont encore une conséquence directe des enseignements de la sharï
ah en la matière. Muhammad n’a jamais cessé de rendre ses
Compagnons conscients de la nécessité de respecter toutes les
espèces animales. Il leur conta un jour cette histoire : « Un homme
marchait sur la route, sous une chaleur étouffante ; il vit un puits et y
descendit pour étancher sa soif. Lorsqu’il en remonta, il aperçut un
chien tout haletant de soif et se dit : “La soif de ce chien est aussi
grande que l’était la mienne.” Il redescendit alors dans le puits,
remplit d’eau sa chaussure et remonta, la tenant par les dents. Il y fit
boire le chien, et Dieu l’en récompensa et lui pardonna ses péchés. »
On lui posa alors la question suivante : « O Prophète, avons-nous une
récompense si nous traitons bien les animaux ? » Le Prophète
répondit : « Tout bien fait à toute créature vivante est récompensé13.
» En une autre occasion, il affirma : « Une femme a été châtiée pour
une chatte qu elle avait emprisonnée jusqu’à ce qu’elle mourût. A
cause de cette chatte, elle est entrée en enfer. Elle ne l’a ni nourrie ni
abreuvée, alors qu’elle la tenait enfermée, et elle ne lui a pas
laissé la possibilité de consommer ses proies 14. »

Au moyen de traditions de ce type, et par son propre exemple,


l’Envoyé rappelait que le respect des animaux participe de
l’enseignement islamique le plus essentiel. Toutes les occasions sont
bonnes pour insister sur cette dimension. Nous avons parlé de la
viande halâl et de sa consommation15. Le Messager, de la même
façon, a insisté sur le traitement des animaux. Alors qu’un individu
avait immobilisé sa bête puis aiguisait son couteau devant elle, le
Prophète intervint et lui dit: «Tu veux donc la faire mourir deux fois ?
Pourquoi n’as-tu pas aiguisé ton couteau avant de l’immobiliser16 ? »
Il enseignait ainsi que le droit de l’animal à être respecté, à ne point
souffrir, à recevoir la nourriture dont il a besoin et à être bien traité
n’est pas négociable : il participe des devoirs de l’être humain et doit
être compris comme l’une des conditions de son élévation spirituelle
au cœur et par la Voie.

La focalisation sur l’aspect légal des enseignements islamiques, au


cours de l’Histoire, a bien souvent rendu secondaires, voire fait oublier
l’humanisme du Message et la force des ses exigences vis-à-vis de la
Création, de la Nature, de l’environnement et des animaux quels
qu’ils soient. La fraternité humaine et le respect de la vie, animale et
végétale, se font écho ; c’est ainsi que l’Homme, avec sa liberté,
participe au concert des louanges célébrées par la Création entière. De
nos jours, hélas, les musulmans négligent de nombreux
enseignements de la sharï'ah, de la Voie, que ce soit sur le plan de
l’édification et de l’élévation spirituelles, du respect de l’humanité des
Hommes et de celui de l’environnement. Le formalisme et le
peu d’insistance sur le sens, les finalités, les vertus et le
bon comportement ont un impact pernicieux sur la pratique de la
religion.

Le renouveau de l'islam passera par la réconciliation des musulmans


avec le message le plus profond de la shari'ah qui est une conception
de la vie, de l’Homme, de la Création et de la mort. La Voie est une
éducation et une rééducation perpétuelle.

1 Coran : sourate 4, verset 1.


2 Coran : sourate 17, verset 70.

3 Coran : sourate 30, verset 22.

4 Coran : sourate 5, verset 48.

5 Coran : sourate 49, verset 8.

6 Coran : sourate 5, verset 48.

7 Coran : sourate 31, verset 20.

8 Coran : sourate 17, verset 44.

9 Coran : sourate 55, verset 6.

10 Hadïth rapporté par Ahmad et Ibn Mâjah.

11 Coran : sourate 3, verset 190.

12 Hadith rapporté par Ahmad.

13 Hadïth rapporté par al-Bukhàri et Muslim.

14 Hadïth rapporté par al-Bukhàrî et Muslim.

15 Voir p. 129.

16 Hadïth rapporté par al-Bukhârï.


Chapitre 5

LES DÉFIS CONTEMPORAINS

Les musulmans d’aujourd’hui font face à de nombreux défis. Les piliers


de la foi et de la pratique, les exigences de la Voie sont autant de
principes, de règles et d’objectifs difficiles à appliquer ou à atteindre,
avec lesquels le comportement des musulmans est souvent en
contradiction. Face aux perceptions souvent négatives, d’aucuns se
réfugient dans la célébration du passé, dans l’apologétique ou, plus
grave encore, dans le déni. De fait, le plus grand défi est sans
doute d’ordre psychologique. Il tient à cette tendance à idéaliser
le passé, à relativiser les problèmes contemporains et encore à blâmer
autrui. Il est nécessaire pourtant d’aborder de front la question du
rapport aux Textes, de la diversité des interprétations, de la confusion
entre religion et culture comme du déficit de dialogue
intracommunautaire. la question de l’homme et de la femme, de leur
égalité et de leur relation reste centrale. Un certain nombre de défis
sont liés aux sociétés majoritairement musulmanes ; d’autres
concernent plus spécifiquement les musulmans vivant en situation de
minorité religieuse à travers le monde. Certains, comme
l’éducation, leur sont communs.

Passé et présent

On a beaucoup glosé sur les notions de « religion » et de « civilisation


» islamiques, et l’apport de la première, comme la définition de la
seconde, n’ont pas toujours fait l’unanimité. Tous les historiens
s’accordent à reconnaître des périodes particulièrement florissantes,
des « âges d’or islamiques » sous les différents empires
musulmans. On les trouve, dès l’origine, à La Mecque et à
Médine, puis à Damas sous l’Empire umayyade, avec le rayonnement
de Bagdad sous l’Empire abbasside, sans oublier l’extraordinaire
apport de l’Andalousie, à quoi il faut ajouter le long règne (quarante-
six ans) de Süleyman Ier, dit « le Législateur » (al-Qanünt) ou « le
Magnifique ». Il importe de se rappeler et d’étudier ce passé pour
connaître les raisons de la réussite ; mais aussi de comprendre les
causes du déclin et du délitement pour en tirer des enseignements
utiles face aux défis du présent.
Les âges d’or

L’une des raisons majeures de l’expansion de l’islam et des


musulmans, puis de leurs apports à travers les continents, tient aux
lieux de leur installation et à la nature de leurs relations avec les
autres civilisations, religions et cultures. Avant l'islam, La Mecque est
un haut lieu de commerce et d’échanges. Des tribus de toutes les
régions voisines s’y rencontrent et s’y enrichissent culturellement et
financièrement. Avec l’expansion très rapide de l'islam, le
rassemblement international que représente le pèlerinage à La
Mecque et l’installation des musulmans à presque tous les
carrefours des routes marchandes (Afrique saharienne, ensemble
du Moyen-Orient, Asie vers la Chine et l’Inde et pourtour
méditerranéen jusqu’à l’Europe), un cumul de facteurs objectifs
explique le dynamisme de la civilisation islamique, bien plus que les
conquêtes militaires, au-delà de l’expansion proprement dite. Ce sont
surtout les marchands, au gré de leurs migrations le long des routes
commerciales, qui s’installèrent et s’acculturèrent, de l’Afrique du Nord
jusqu’à l’Europe, vers l’Occident, et jusqu’à l’Inde, la Chine et l’Asie du
Sud-Est, à l’Orient, sans oublier leur présence active au Moyen-Orient
et en Asie centrale (Ispahan, Samarkand, etc.). Avec leur foi, ils
apportaient une langue, des pratiques commerciales et des cultures
diverses. Les autorités politiques et économiques des différents
empires ont accompagné ce mouvement en s’appuyant sur une langue,
en instituant une monnaie et en réglementant le commerce, sans trop
intervenir dans l’organisation pratique, laissée à la discrétion
des gouvernants locaux. Ce double mouvement migratoire de la
périphérie vers le centre, avec le pèlerinage, et du centre vers la
périphérie, avec la diffusion de la foi, de la langue et des cultures, a
donné lieu, au-delà des échanges commerciaux, des rencontres
intellectuelles et culturelles, à des apports et des fécondations
mutuels.

On situe le premier âge d’or de l'islam entre le VIIIe et le XIIIe siècle,


alors que le pouvoir est surtout entre les mains des Arabes. Durant
ces six siècles, l’énergie spirituelle, intellectuelle, commerciale et
militaire des empires musulmans successifs est remarquable. Avec
l’avènement d’al-Ma’mün (mort en 833) sont créés l’Observatoire de
Bagdad (829), qui va développer l’astronomie, et la « Maison de
la Sagesse » (bayt al-Hikmah) (832), dont les divers centres seront
des lieux d’étude, de traduction et de recherche ouverts à tous les
penseurs et chercheurs à travers le monde1.

Ces « maisons de la Sagesse », à Bagdad, au Caire, à Damas,


Samarkand, Ispahan, Fès ou Cordoue, sont en contact avec les
civilisations perse, grecque, romaine, chinoise et indienne. On y
traduit les grandes œuvres scientifiques, philosophiques et artistiques
en langue arabe. Savants et penseurs arabes - musulmans, mais aussi
juifs et chrétiens -y ajoutent leurs propres apports, en établissant des
liens et des ponts entre les savoirs, les sciences et les civilisations
du monde, à partir de leur foi et de leurs références
culturelles. L’astronomie, les mathématiques (algèbres,
arithmétiques, géométrie, etc.), la médecine (circulation sanguine,
optique, chirurgie, anesthésie, dissection et institution des
premiers hôpitaux, etc.), la physique, la chimie, la géographique,
la botanique, la zoologie et l’agriculture : autant de domaines qui sont
développés et enrichis. Les chiffres et le système décimal indiens sont
adoptés. Ainsi, les découvertes des uns croisent les hypothèses des
autres et, partout, ces « maisons de la Sagesse » produisent des
savoirs scientifiques nouveaux et originaux, par la diversité de leurs
sources et leur exploitation. Il en va de même en philosophie (avec
l’héritage gréco-romain et la théologie-philosophie islamique - ilm al-
kalâni), en sociologie (chacun connaît l’œuvre d’Ibn Khaldün), en
poésie, en architecture (arcs, hypostyles, coupoles, colonnades, etc.)
et dans les arts (calligraphie, enluminures, miniatures, céramique,
ébénisterie, textile, etc.). Dès le VIIIesiècle, la civilisation islamique
emprunte à la Chine l’usage du papier et le diffuse de l’Orient
à l’Occident, permettant le développement sans précédent des savoirs
et des techniques.

Pendant six siècles, la civilisation musulmane se distingue par la


célébration des savoirs sous toutes leurs formes : sciences exactes,
expérimentales et humaines. La foi, avec son exigence de
connaissance, d’éducation et de mouvement, est une motivation,
jamais un obstacle. Entre autres

moments historiques particulièrement florissants, citons encore


l’Andalousie du VIIIe siècle jusqu’à la chute de Grenade, au XVe
siècle, riche de tous les apports intellectuels et de la diversité de ses
contributions (juive, chrétienne et islamique). L’édifiant règne de
Süleyman le Magnifique (1520-1566) se distingue par son expansion
militaire, mais surtout grâce à ses réformes tant administratives que
juridiques (qui lui ont valu son surnom de « Législateur »), ses projets
architecturaux monumentaux (avec son célèbre architecte Sinan) et le
développement des arts à travers ses sociétés (« Communauté des
talentueux ») dont le centre était le palais de Topkapi, à Istanbul. On
comptait plus de quarante sociétés artistiques (regroupant des
centaines de membres de toutes origines), où les apports
culturels turcs et européens se mêlaient aux contributions
d’artistes musulmans provenant de tout l’Empire. Süleyman était un
grand chef militaire, un législateur et un poète : il réforma le droit
pénal, fiscal et foncier, s’intéressa même aux droits des animaux. Les
actes passibles de la peine de mort furent restreints, il fit appliquer
des lois fiscales plus favorables aux chrétiens (Code des Rayas) et se
dota d’une législation spécifique assurant la protection aux
juifs (1553). Il développa l’éducation, l’enseignement gratuit et
l’alphabétisation (mektebs). Dans les lycées (médersas) et les
universités, on enseignait la philosophie, l’astronomie, l’astrologie et
les arts. La diversité et le respect des religions, des cultures et des
savoirs étaient célébrés et partout visibles (jusqu’à ce jour) à Istanbul
et dans les grandes cités.

Ces époques florissantes sont des preuves manifestes que l'islam non
seulement n’a jamais été un frein aux savoirs, aux arts et à la
diversité, mais que la religion bien comprise en a été le moteur, à
l’échelle internationale, pendant des

siècles. On a souvent minimisé, voire totalement occulté l’apport


islamique à la culture occidentale en affirmant, contre toute vérité,
que les Arabes et les musulmans n’avaient été que des traducteurs,
des « ponts », de simples passeurs des héritages grecs et romains. En
somme, ils n’auraient fait que restituer à l’Europe ce qui lui
appartenait et lui aurait transmis, tout au plus, qu’une poignée de
connaissances venues de Chine (le papier) et d’Inde (le calcul
décimal). Or, l’apport des musulmans fut notablement plus important
et substantiel dans tous les domaines susmentionnés. Une étude
sérieuse prouve leur contribution intellectuelle, scientifique, sociale et
artistique. La culture européenne et occidentale a bien des racines
gréco-romaines et judéo-christiano-islamiques.

Le déni de ces racines islamiques est allé de pair, depuis des siècles,
avec la construction idéologique d’un islam présenté comme la «
religion de l’autre ». L’Europe semble avoir tout fait pour nier cette
part de son héritage afin de se construire et de s’unir, religieusement
et culturellement, en se différenciant de l'islam, essentialisé à travers
une description caricaturale et erronée. Au cours des siècles, il
est devenu évident, comme un truisme indiscuté, que l'islam a « un
problème » avec la raison, les sciences, les arts, le pluralisme, la
séparation des autorités religieuse et étatique. On a pu affirmer tout
et son contraire, mais toujours en entretenant cette altérité. A
l’époque du puritanisme religieux des catholiques, puis des
protestants, Xislâm est perçu comme une religion permissive, où la
sensualité le dispute à la luxure des harems (la littérature courtoise
et subversive s’en est inspirée) ; aujourd’hui, à 1ère de la
libération sexuelle, le même islam en vient à représenter
exactement le contraire : un monde d’interdits, de carcans, de
voiles et de frustrations. Dans les deux cas, il est pensé et
perçu comme « l'autre », le différent.

Cette représentation idéologique de l'islâm, l’un des moteurs de


l’orientalisme au XIXe siècle, a eu un impact considérable. On
l’observe encore dans les propos que l’on peut entendre aujourd’hui
dans les sociétés occidentales, sociétés ouvertes et pluralistes sur les
plans religieux, culturel, scientifique, philosophique et artistique, mais
qui, niant et oubliant leur riche histoire, autorisent parfois
des conclusions simplistes et dangereuses sur un islam imaginaire où
toute raison serait absente, où les sciences et les arts seraient bannis
et dont la foi exclusive et expansionniste serait imposée. Une étude
historique et scientifique prouve que rien n’est plus faux. Il serait bon
que les programmes d’enseignement des écoles occidentales
intègrent les contributions majeures des musulmans aux
civilisations du monde, si l’on veut sincèrement actualiser les
savoirs et réformer les perceptions.

Les causes du déclin

De nombreux historiens datent le déclin de la civilisation islamique


aux alentours du XIIIe siècle et des invasions mongoles. Les troubles
aux frontières de l’Empire, la fragilité du pouvoir, les défaites
militaires ensuite ont été des facteurs déterminants dans ce déclin.
Néanmoins, ce sont bien plus des facteurs internes qui, à terme,
provoquent son délitement, puis sa chute. On ne peut manquer
d’observer, très vite après la mort du Messager, les tensions
politiques qui conduisent à l’assassinat de trois des quatre
premiers califes. Ces tensions et ces luttes de pouvoir
traversent l’histoire de la civilisation islamique. Elles se sont
encore amplifiées avec l’instauration de la succession dynastique et
héréditaire. La rapidité de l’expansion, la grandeur du territoire à
administrer, la diversité des cultures politique et sociale à gérer ont
marqué, dès l’origine, les différents empires islamiques. Selon la
vision, la détermination et la force de caractère du calife, du sultan ou
du chef, on a pu voir des périodes florissantes où la puissance
militaire, la stabilité politique et la richesse culturelle ont permis à la
civilisation islamique de s’épanouir. Au cours de l’Histoire, néanmoins,
face à l’émergence d’autres forces et de puissances étrangères
conquérantes, il est arrivé que l’énergie et la créativité aient été
mises à mal.

Historien, philosophe et l’un des premiers sociologues, Ibn Khaldün


(mort en 1406) a décrit les cycles des civilisations en étudiant les
motifs de leur naissance, de leur apogée et de leur déclin, mettant en
évidence les raisons internes et externes de cette évolution naturelle.
La civilisation islamique, comme les autres, a traversé ces
différentes phases. Parmi les facteurs internes, il y eut, après
l’énergie initiale et la confiance conquérante, de longues
périodes d’instabilité, de doute et de crainte vis-à-vis des
autres civilisations et des empires concurrents.

Trois phénomènes ont accompagné ces périodes difficiles. Sur le plan


de la connaissance, les savants s’intéressaient essentiellement au
droit (fiqh) comme moyen de protection vis-à-vis de la potentielle
ingérence ou de la colonisation par l’ennemi (ou perçu comme tel).
Fixer le licite (halàl) et le distinguer de l’illicite (harâm) donnait le
sentiment d’être mieux armé pour résister aux cultures et apports
exogènes. En période de crise, la civilisation islamique, naguère
ouverte à la pensée, aux sciences et aux arts, soudain se protège, par
un réflexe naturel mais problématique, au moyen de la législation et
de l’établissement de limites. Cette prééminence du droit aura
un impact sur la pensée islamique à long terme. Le rapport à Dieu,
l’interaction entre les Hommes, les structures du pouvoir sont pensés
à travers des règles et des normes qui leur confèrent leur caractère
islamique, par opposition à ce que d’autres pourraient penser ou faire.

Cette attitude intellectuelle a précédé le déclin politique et les


invasions. On l’observe dès le XIesiècle. Les deux principales
conséquences de cette attitude vont porter de grands préjudices à
l’évolution de la pensée musulmane. Par peur, parfois par
pusillanimité, on commence par affirmer que les savants du passé ont
déjà tout dit et qu’il n’y a rien à ajouter. D’aucuns, parmi les sunnites
(mais pas chez les chiites), osent même affirmer que les portes de
l'ijtihàd ont été fermées et qu’il n’est plus nécessaire, ni même
permis, de raisonner au-delà des Textes et de ce que ces savants
du passé ont établi en matière de règles et de normes. Cette attitude,
tournée vers la répétition et l’imitation (taqlïct), est un signe de
régression manifeste. On la décèle encore aujourd’hui dans certaines
tendances islamiques : ainsi, les littéralistes proposent une forme de
taqlld par l’imitation formaliste des modèles du passé, tandis que les
traditionalistes veulent se borner à répéter et commenter les savants
anciens.

L’autre conséquence consiste à se penser soi-même dans l’altérité et


à redouter les influences intellectuelles et culturelles étrangères.
Certains domaines du savoir seront, de fait, considérés comme
dangereux. C’est ainsi que l’on voit de plus en plus de juristes
s’opposer à certains développements scientifiques, à la philosophie ou
à la mystique. Cette peur du savoir, cette crainte de la «
contamination » n’existait pas à l’origine ; bien au contraire, l'islam
intégrait, repensait, adaptait et exploitait. La crise intellectuelle
du monde musulman, aux alentours des xne et xme
siècles, commence par cette inversion qui voit le formalisme du droit
l’emporter sur le sens et les finalités éthiques, l'imitation s’imposer en
étouffant la curiosité et la production intellectuelles et, enfin, le
renfermement sur soi fixer des limites rigides et exclure certains
savoirs, en contradiction avec l’esprit d’accueil, d’échange et de
partage qui caractérise le Message lui-même, tel qu’expérimenté au
cours des périodes les plus florissantes. Aujourd’hui encore,
les séquelles de cette crise intellectuelle ancienne sont
visibles partout, dans les sociétés majoritairement
musulmanes comme en Occident. La fidélité au Message serait dans
la norme (halàl — harâm), dans l’imitation-répétition (taqlïd) et dans
l’exclusion de tous les savoirs non « purement islamiques ». Les
causes internes du déclin sont aussi les raisons profondes qui,
aujourd’hui encore, empêchent une renaissance intellectuelle,
scientifique et artistique de l'islam.

Idéaliser le passé
L’un des défis majeurs de l’époque contemporaine est à la fois
intellectuel et psychologique. De nombreux savants et intellectuels
musulmans, au cours des siècles, ont idéalisé ce passé,
singulièrement la période initiale. Les Compagnons n’étaient pas
présentés comme des individus inscrits dans l’Histoire, mais comme
des êtres d’exception presque exempts de faiblesses. Leurs propos les
plus nobles et leurs grands faits d’armes étaient abondamment
cités, mais les analyses historiques sérieuses sur les
dynamiques sociales et les tensions politiques, la gestion erratique
de l’héritage du Prophète et les bouleversements caractéristiques des
premières générations manquaient cruellement. Il en a résulté une
attitude particulièrement néfaste, arc-boutée sur un passé idéalisé,
parfois sacralisé, où l’analyse critique est perçue comme un manque
de foi, voire une volonté de détruire l’héritage. La « nostalgie de
l’origine », en l’idéalisant, a eu pour conséquence psychologique
de minimiser le potentiel des individus et des énergies du présent,
toujours imparfaits, presque jamais à la hauteur.

Cette même attitude tend à faire des « grands savants » du passé,


qui somme toute auraient tout dit de ce qui doit être su et dit, les
seuls détenteurs des bonnes clés d’interprétation des textes. Cette
confusion entre préserver un héritage humain et s’y enfermer
s’observe dans nombre de productions intellectuelles à travers
l’histoire de la pensée islamique, du droit (fiqh) aux fondements du
droit (usül al-fiqh), à la philosophie ( ilm al-kalàm, falsafah) et à
la mystique (tasawwuf}. Par incidence, ce regard tourné vers les
productions du passé donne à croire que les savants du présent ne
sont pas équipés pour produire une pensée aussi fiable et appropriée,
qui permette, de fait, de relever les défis du présent. La crise
intellectuelle se double ainsi d’une crise psychologique profonde, où le
rapport au passé glorieux prive le présent de la confiance et de
la force intellectuelles de son renouvellement. On finit par s’empêcher
de penser les raisons de ces crises et par répéter jusqu’à l’overdose
que la civilisation islamique est en crise. Pour confirmer ce diagnostic,
on ne cesse de se référer à la grandeur des contributions passées pour
prouver le « génie de l'islam » et des musulmans tout en insistant sur
le contraste avec la non-contribution actuelle. Ainsi, la boucle est
bouclée : analyse tronquée du passé, regard négatif sur le présent,
attitude défaitiste, fataliste parfois, face aux défis contemporains.

Autre conséquence de ces états de crise : une posture victimaire. Loin


de prendre en compte les facteurs internes du déclin, le déficit
d’études historiques, la critique de la pensée musulmane de l’intérieur,
le monde islamique en vient à blâmer autrui des maux qui l’habitent.
Les Croisades, puis la colonisation politique,
l’impérialisme économique et culturel ont été et seraient causes de
tous les maux et de toutes les déroutes. L’Occident dominant aurait
tout pris de l'islam (et des musulmans) avant d’en faire son ennemi,
de l’exploiter, de le diviser, d’y créer des conflits (celui de la Palestine
et d’Israël, notamment) et d’y entretenir des crises. S’il est vrai qu’on
ne peut faire l’économie d’une analyse critique sérieuse des facteurs
extérieurs (ils sont réels et nombreux), on ne peut se satisfaire de
cette mentalité de victimes qui transforme les musulmans non en
sujets, mais en objets de l’Histoire et de la perception d’autrui.

Ce processus est si pernicieux que l’on en vient à ne plus même voir


et évaluer la contribution actuelle des musulmans à travers le monde.
Car enfin, sur les plans intellectuel, social, économique, scientifique,
culturel, environnemental ou artistique, d’innombrables musulmans,
femmes et hommes, se signalent par leur engagement, leur énergie
et leur créativité. Beaucoup le font avec leur foi, leur identité et leur
conception de la vie, de la mort et du monde. En Afrique, en Asie, au
Moyen-Orient comme en Occident, ils sont des sujets de leur histoire,
fournissent un travail critique, relèvent les défis de leur temps et
contribuent à enrichir le patrimoine humaniste de l’humanité. Non
seulement l’Occident dominant ne les voit pas toujours, ni ne les
considère, mais leur propre société, et les musulmans à travers le
monde - persuadés qu’ils n’ont pas les moyens d’agir et sont victimes
des agissements d’autrui -, peine à reconnaître leur valeur et à y voir
les signes d’un possible renouveau. Ce rapport au passé et au présent
révèle, à n’en point douter, une crise collective profonde.

Lire les Textes

Le rapport aux Textes est fondamental en islam. L’un des piliers de la


foi est de croire au dernier Message en tant que parole révélée de
Dieu. Les traditions prophétiques, essentielles pour la pratique,
exigent d’être prises au sérieux. Les études sur leur authentification
et leur compréhension doivent se poursuivre. Le rapport aux
sources scripturaires reste donc un défi majeur pour les
musulmans d’aujourd’hui, qui traversent profonde crise de
confiance, conséquence directe des crises que nous venons d’évoquer.
Littéralisme et traditionalisme

Les différentes tendances de l'islam se distinguent par la façon dont


les Textes sont interprétés. Certains courants, qui se présentent
comme les gardiens du Message et de l’héritage islamiques, affirment
que la seule vraie fidélité au Message consiste à l’appliquer dans sa
littéralité. Ces mouvements salafi (dits parfois inadéquatement
wakhabf), aujourd’hui actifs partout dans le monde, se
répartissent entre mouvements apolitiques et quiétistes, salafi
politisés ou ayant fait le choix de la violence.

Les salafi, dans leur ensemble, se distinguent des courants


traditionalistes qui se réfèrent strictement à une école de droit
(madhhab) et s’en tiennent, pour l’essentiel, à répéter ce qu’ont dit
les savants du passé. La seule façon d’être fidèle au Message, selon
eux, est de se contenter de la contribution des grands savants,
auxquels personne ne peut plus être comparé de nos jours. La
simplicité d’approche que proposent ces deux courants est attractive
pour les musulmans, surtout par les temps troublés qu’ils traversent.
Ils n’auraient donc, pour bien faire, « qu’à » appliquer littéralement
les versets et les traditions prophétiques ou répéter
scrupuleusement ce que la tradition a déjà formulé. Aucune réflexion
critique n’est nécessaire : à entendre ces deux courants, la réforme
de la pensée et des interprétations serait une façon
pernicieuse, encore et toujours, de « détruire Vislam de l’intérieur ».

Il s’agit pourtant d’une réduction pure et simple du Message. Les


enseignements de ces courants insistent sur une fidélité
intellectuellement figée, dogmatique et sectaire. Le Coran est leur
référence première, mais les traditions prophétiques jouent un rôle
majeur, souvent sans nuance. L’application des règles, très formaliste,
devient l’essentiel du Message. Leur obsession : s’accaparer le
monopole d’un islam « vrai » et « authentique », non dévoyé comme
celui des autres tendances, lesquelles sont souvent « excommuniées
». Ces courants n’appellent pas à relever les défis sociaux, culturels et
politiques de l’époque, mais à s’en protéger, dût-on, au nom de cette
protection, composer avec de nombreuses contradictions, voire des
hypocrisies.

Les soutiens financiers et logistiques des Etats du Golfe ou


d’institutions privées permettent à ces courants de former des savants
et des imams, de construire des mosquées et de diffuser des livres
partout dans le monde, souvent avec la bénédiction des pays
occidentaux. Pourtant, ces lectures littéralistes et traditionalistes
proposent des interprétations dogmatiques souvent dangereuses
relativement aux femmes, aux différentes cultures et aux autres
confessions, au pluralisme, à la démocratie, à la diversité, etc. Ils
s’opposent à toute idée de réforme ou de renouveau (itajdïd) qui
redonnerait la priorité au Coran, travaillerait à l’authentification des
hadïth et à leur mise en perspective, repenserait les modèles et la
modalité de l’application des règles à l’époque contemporaine. Pour
eux, en un mot, réformer la pensée, c’est trahir les Textes.

L ’héritage culturel

Il n’est pas facile de distinguer ce qui est culturel de ce qui est


religieux. Ce travail est pourtant nécessaire, il est même impératif.
Comment comprendre les Textes ? Comment identifier ce qui, dans
leur interprétation, relève de la culture arabe et ce qui découle d’un
principe islamique ? Ce travail s’impose vis-à-vis des
sources scripturaires, mais aussi de l’héritage que nous ont légué les
savants : tous ont subi l’influence de la culture dans laquelle ils
baignaient et ont lu les Textes à travers le prisme de leur époque. La
réduction littéraliste et traditionaliste se voit ici complétée par une «
projection culturelle » sur les textes. C’est ainsi que des savants
ouverts et audacieux sur d’autres points se révèlent influencés par
leur environnement sur des sujets tels que l’autorité politique,
les femmes ou l’esclavage, par exemple. Historiquement, certaines
interprétations nous apparaissent plus arabes, perses, turques,
africaines, asiatiques que véritablement islamiques. Très tôt,
d’ailleurs, des savants ont voulu réduire la culture de l'islam à la
culture arabe : contre tous les enseignements des Textes sur le
pluralisme, devenir musulman consistait, dans les faits, à devenir plus
arabe. On observe encore ce travers partout dans le monde. Parce que
l’arabe est la langue du Coran, on généralise et on essentialise
l'islam, dont la culture exclusive ne saurait être qu’arabe.

Cette conception débouche sur quatre problèmes majeurs. Le premier


est cette confusion entre le religieux et le culturel, qui conduit à
considérer comme principe religieux une interprétation à partir d’une
culture donnée ou une application dans un environnement culturel
spécifique.
Deuxième problème : cette même confusion se retrouve en amont, au
sein des sources scripturaires elles-mêmes (surtout les ahâdith), entre
le principe islamique et son vêtement culturel lié à l’époque.

Le troisième problème auquel font face les musulmans est celui de la


critique du donné culturel à partir des principes religieux. Aucune
culture, ni arabe ni autre, n’est exempte de travers, de défauts, de
discriminations ou d’habitudes douteuses, même normalisés. Les
principes islamiques, les règles et les objectifs qui constituent la
Voie imposent d’évaluer éthiquement les cultures en
refusant justement ce qui contredit lesdits principes, règles et
objectifs. Aujourd’hui, on assiste à l’exact contraire : du fait de la
domination culturelle occidentale, perçue comme un danger,
l’acceptation aveugle des cultures arabes, africaines et asiatiques
serait une garantie de fidélité à Vislam. Or, rien n’est plus faux : ces
cultures appelleraient un travail de réévaluation et de réforme
considérable, car des attitudes injustes et discriminatoires y ont été
acceptées et normalisées.

Cette attitude a pour conséquence - quatrième problème - d’entretenir


la peur des « autres cultures », sous prétexte qu’elles ne seraient pas
« islamiques ». Impossible d’être un « bon musulman » et un Français,
un Britannique, un Américain ou un Canadien. Posture craintive et
frileuse : rien dans ces cultures n’est « anti-islamique » en soi. Il faut
instituer avec elles le même travail critique d’évaluation éthique et
faire le meilleur choix. L’universalité de l'islam n’a de sens que par le
socle unique des principes et la diversité célébrée des cultures — de
toutes les cultures, dominantes ou pas, occidentales ou pas.

Diversité et dialogue intrareligieux

Quiconque voyage dans les sociétés majoritairement musulmanes ou


côtoie les communautés musulmanes à travers le monde ne peut
manquer de constater les divisions, discordes, voire conflits internes
qui les traversent, qu’il s’agisse de désaccords sur le début du mois de
Ramadan ou d’opinions contradictoires sur certains sujets sensibles.
Les musulmans sont les premiers à s’en plaindre. Cette obsession de
la division a généré une psychologie collective non moins obsédée par
l’unité et l’unification, souvent confondues avec l’uniformité de la
pensée. Les musulmans d’aujourd’hui peinent à gérer la diversité
d’interprétations des écoles de droit et de pensée et, plus largement,
les tendances qui les constituent.

L’absence de clergé et de structure unique en islam exige une


acceptation de la diversité d’opinions et l’organisation de mécanismes
censés permettre le dialogue intrareligieux. De nos jours, hélas, ce
dialogue est soit inexistant, soit conjoncturel et superficiel. Les
conflits politiques (à partir des années 1980 entre l’Iran et l’Irak, puis
en Irak et en Syrie plus récemment) ont aggravé les tensions
entre sunnites et chiites de façon extrêmement critique. Une logique
d’affrontement et de concurrence malsaine a pris le dessus sur le
dialogue. Entre les écoles et les tendances, sunnites ou chiites, le
dialogue est quasi inexistant et les divisions sont amplifiées par des
considérations politiques, des enjeux géostratégiques ou culturels. La
diversité d’interprétations des Textes ne trouve pas vraiment
d’espace ou d’institution pour se discuter, s’alimenter et tout
simplement se gérer dans l’écoute et le respect. Et, quoique de
nombreux ouvrages aient été publiés sur l’« éthique de la divergence »
(adab al-ikhtilâf), force est de constater que les musulmans sont loin
d’en respecter les principes et d’en appliquer les enseignements.

L'autorité

La question de l’autorité est directement liée à celle de la diversité


d’interprétations et de courants. Si les chiites donnent l’impression
d’être mieux organisés et structurés que les sunnites (ce qu’ils sont
dans les faits), il n’en demeure pas moins que les conflits d’autorité y
sévissent tout autant. Qui parle au nom des musulmans ?
Comment s’octroient l’autorité, la crédibilité et donc le pouvoir sur le
plan religieux ? Certes, on insiste beaucoup sur les bases théoriques
du savoir et de la compétence, mais on est obligé de constater
qu’aujourd’hui l’autorité ne repose pas sur ces données objectives.
Entre la légitimité déterminée par la filiation naturelle, le charisme de
certains savants, l’audience offerte à d’autres ou les liens avec les
pouvoirs, il est indéniable que les musulmans vivent une réelle
crise de l’autorité religieuse. Au niveau national comme international,
les structures organisant la représentation religieuse sont disputées
et contestées, parce qu’elles sont entre les mains des pouvoirs, parce
que leurs membres sont réputés incompétents, ou parce qu’elles ne
représentent qu’elles-mêmes.

Les musulmans ordinaires, dans ce chaos, finissent par choisir leur


imam ou leur représentant religieux soit dans leur région, soit pour
son charisme, soit parce qu’il/elle confirme ce qu’ils estiment eux-
mêmes être juste, soit enfin dans leur pays d’origine (quand ils vivent
en exil), ou encore en Arabie Saoudite, où, affirment les littéralistes,
se trouve la seule vraie source. D’aucuns, insatisfaits de ces opinions
contradictoires, s’octroient l’autorité d’interpréter les Textes sans
toujours maîtriser la langue, la hiérarchie des prescriptions ni la
structure du Message global. Cet appel à la démocratisation du
rapport aux Textes, faute des connaissances nécessaires, reste
problématique. Il a produit des interprétations diverses, des plus
libérales aux plus extrémistes : certains groupes tuent en raison d’une
lecture superficielle et non contextualisée de certains versets.

Des conseils ont vu le jour, au niveau international et national,


réunissant des savants de différentes tendances pour organiser la
diversité et donner une direction et un poids à l’autorité religieuse.
Ces tentatives, souvent vaines, restent isolées. Il y a peu de chances
que les choses évoluent si, aux niveaux régional et national, les
structures ne sont pas organisées indépendamment des pouvoirs,
avec le concours des musulmans ordinaires et des associations de
base.

L 'éthique appliquée :

sciences, médecine, bioéthique, etc.

La question de l’autorité se pose également sur certaines questions


plus poussées, telles que les sciences expérimentales et appliquées.
Si les grands penseurs du passé pouvaient être à la fois savants (
âlim), philosophes et médecins, ce cumul de compétences n’est plus
possible aujourd’hui. La complexification des savoirs, la masse de
compétences requises pour les appréhender ne permettent plus à un
seul individu de répondre adéquatement aux questions scientifiques et
technologiques de notre époque. Souvent, des conseils juridiques se
réunissent et formulent des opinions légales ifatdwa) sur des
questions d’éthique médicale, technologique, économique ou autre. Ils
consultent des spécialistes, s’appuient sur des rapports et proposent
des approches nouvelles et circonstanciées selon les sujets.

Il existe une abondante littérature sur les situations où l’avortement


peut être envisagé (traitement au cas par cas le plus souvent), où le
don d’organes est possible et recommandé, où l’euthanasie peut être
pratiquée (passive), ou encore sur des questions de bioéthique plus
pointues (jusqu’à la génomique), ainsi que sur toutes les questions
économiques et financières (définition, moyens et objectifs de
l’économie), les technologies, les médias, les arts, etc. Des opinions
légales aussi riches que diverses ont été proposées dans ces
différents domaines. Il reste pourtant que nombre de savants, experts
et spécialistes des différents domaines (sciences, médecine,
économie, finance, technologies, médias, etc.) relèvent
systématiquement le hiatus existant entre les avis juridiques, d’une
part, et l’état réel des pratiques dans les différentes disciplines,
d’autre part. L’autorité morale des savants, leur connaissance
des Textes ne sauraient suffire à leur conférer autorité et compétence
dans l’orientation des sciences et l’établissement de leurs finalités. A
la connaissance des sources scripturaires doit impérativement
s’ajouter la connaissance des sciences elles-mêmes, du contexte et
des environnements sociaux et culturels.

Les savants des sciences exactes, expérimentales et humaines sont


très souvent les laissés-pour-compte du travail d’élaboration de
l’éthique islamique appliquée. Leur autorité est marginale, alors qu’ils
devraient être au premier plan de ce travail rigoureux et pointu. Leurs
compétences, tout au contraire, ne sont pas mises à profit comme il
se devrait. Ici encore, les musulmans subissent les conséquences de
la prééminence attribuée au droit et à la jurisprudence ifiqh) au cours
de l’Histoire, qui se double de la priorité absolue donnée à la relation
aux Textes et relativise, de fait, l’importance du contexte, de la
traduction et de l’application (tanzït) des règles dans le réel. C’est sur
ce dernier chantier que l’autorité des savants et spécialistes des
différentes disciplines est fondamentale, puisqu’il s’agit d’offrir des
réponses éthiques adaptées, adéquates et informées. Mais cette
rencontre des compétences et ce partage de l’autorité restent fort
rares.

La question de la femme et de l’homme

On ne compte plus les livres et les articles consacrés à la situation de


la femme en islam. Il y est question de l’inégalité, de la violence, du
foulard, de la polygamie, etc., soit pour prouver le caractère sexiste de
l'islâm, soit pour démontrer, au contraire, le caractère erroné de
ces reproches. Il faut pourtant reconnaître l’existence de vrais défis
sur cette question et, plus largement, sur celle qui est relative à
l’homme comme à la femme. Mais, paradoxalement, sans doute est-ce
l’homme, dont le rôle et le statut se voient aujourd’hui bouleversés,
qui traverse la crise historique la plus importante.

L 'être et le rôle

L’immense majorité des contributions en droit et en jurisprudence


(fiqh), comme dans l’ensemble des sciences islamiques, est le fait des
hommes. Quant à la contribution de milliers de savantes, c’est peu
dire qu’elle a été négligée. Ce fait n’a pas été sans impact sur
l’ensemble de la littérature relative à la question de la femme et
de l’homme. Commençons par dire que le prisme masculin de lecture
des Textes, à partir de sociétés le plus souvent patriarcales, s’est
intéressé, presque naturellement, au rôle de la femme dans la
société. Il était question de son statut d’épouse, de mère ou de fille,
mais, pendant des siècles, aucun livre notable ne s’est intéressé à la
femme en tant que femme, être et sujet libre appelé à vivre sa
spiritualité, son émancipation et son épanouissement comme
femme. On semblait considérer que les aspirations de l’être
féminin étaient implicitement les mêmes que celles des hommes, ce
qui les distinguait tenant essentiellement au rôle et au statut de
chacun - façon très masculine, voire sexiste, de considérer la
question, sous l’influence d’une lecture littéra-liste des Textes
(réduction) et d’un environnement culturel (projection) prégnant. Des
versets et des traditions prophétiques étaient interprétés
littéralement, sans tenir compte du Message dans sa globalité. Le
cadre culturel et patriarcal dans lequel vivaient savants et juristes ne
pouvait être sans effet sur leur compréhension des Textes étudiés.
De sorte que l’on observe, dans la littérature islamique au sujet des
femmes, une triple distorsion : on s’intéresse à son rôle plus qu’à son
être, on donne la priorité à la partie (certains versets lus
littéralement) en contradiction avec le tout (les finalités générales du
Message) et l’on confond le donné culturel et le principe religieux.

Ces façons de voir ont donné lieu à des interprétations très


dommageables. De grands savants, au cours de l’Histoire, ont produit
des commentaires réducteurs, justifiant les comportements les plus
inappropriés. Tel, dès le xii e siècle, a considéré que le contrat de
mariage s’apparentait à une relation de maître à esclave ; tel
autre, encore aujourd’hui, autorise la violence conjugale ; et certains
ont pu défendre les mariages arrangés sans que l’avis de la femme (et
parfois de l’homme) soit sollicité. Nul ne peut nier que ces
interprétations et ces commentaires extravagants existent, que des
réflexions et des avis juridiques inacceptables car discriminatoires ont
été formulés par le droit musulman au cours de son histoire, y compris
par les savants les plus reconnus et respectés sur d’autres questions.
Le Message, dans sa globalité, dit pourtant tout le contraire. La
Révélation appelait les premiers musulmans à vivre l’égalité et le
partenariat dans le couple, à demander l’avis de la femme pour le
choix de son époux et enfin à interdire toute violence conjugale, à
l’exemple du Prophète qui jamais ne frappa une femme et qui affirma
: «Ne frappez pas les servantes de Dieu2 [les femmes]. »

L’égalité et la crise du masculin

Certains discours littéralistes et traditionalistes postulent que les


femmes et les hommes, égaux devant Dieu, sont complémentaires
dans le couple et en société. Cette notion de complémentarité reste
très vague ; elle justifierait aussi bien la complémentarité du maître
et de l’esclave - et certains, du reste, l’ont justifiée dans le couple
pendant de nombreux siècles.

Ce qui se joue ici est plus profond : il s’agit, en amont, de reconnaître


l’égalité de l’être féminin et de l’être masculin, dans leurs besoins
spirituels et humains comme dans leurs égales aspirations à la
liberté, à l’autonomie et à l’épanouissement individuel, social et
économique. Dans le couple comme dans la vie sociale, l’homme et la
femme sont partenaires. Un verset, déjà cité, exprime
clairement cette exigence : « Les croyants et les croyantes sont des
amis [des partenaires, des alliés solidaires] les uns des
autres. [Ensemble] ils commandent le bien et interdisent le
mal, accomplissent la prière et versent la zakât et ils obéissent à Dieu
et à Son Messager3. »

La revendication de cette égalité exige un sérieux travail de relecture


des Textes, par des femmes comme par des hommes, et la mise en
évidence des principes et objectifs comme fondements de la critique
des interprétations réductrices et des projections culturelles. Des
savants et des intellectuels, femmes et hommes, ont entamé ce
travail de revendication du droit des femmes. Certains
revendiquent l’appellation de « féministes musulman[e]s ». Il ne
s’agit pas de penser cette relation contre les Textes et les
principes de l'islàm, mais à partir de ces derniers, en s’efforçant
de faire la critique des trois distorsions ci-dessus évoquées et de leurs
conséquences dans la vie quotidienne.

Relevons toutefois que, s’il est beaucoup question de la « question de


la femme », on néglige souvent, de ce fait, la crise contemporaine de
« l’homme musulman ». Pendant des siècles, son statut, son autorité
(naturellement issue des sociétés patriarcales), ses prérogatives ont
été protégés et lui garantissaient un rôle sécurisé. Les
bouleversements socioculturels, l’évolution des mœurs, la nouvelle
présence sociale des femmes, leur ascension plus confiante ont eu
des répercussions psychologiques, sociales et culturelles dans la vie
de nombreux hommes. Cette crise de confiance masculine appelle une
analyse tout aussi sérieuse et approfondie, ainsi que la prise en
compte des maux les plus répandus de l’époque : perte des repères,
troubles de la masculinité, syndrome du père absent, etc.

Inversion :

quand le secondaire devient prioritaire

En aval de ces questions de fond surgissent des débats sur des sujets
inattendus, conséquence, là encore, de lectures réductrices et
culturelles. Certains savants, mais aussi des musulmans ordinaires,
prennent parfois des positions qui coïncident avec des prescriptions
juives et/ou chrétiennes, bien plus qu’avec la référence musulmane,
en vertu de la conviction selon laquelle plus un avis juridique est
strict et exigeant, plus il serait « islamique ». Cette équation
est aussi infondée que les Textes sont explicites.

Ainsi, la majorité des savants, chiites et sunnites, ont reconnu que la


contraception était permise, que l’avortement devait être examiné au
cas par cas, que l’autonomie financière des femmes devait être
protégée (puisque son bien, son salaire et son héritage lui
appartiennent exclusivement), etc. Or, ces positions sont remises en
cause par certains courants, littéralistes et traditionalistes, qui se
présentent comme les « défenseurs de 1 'islam » face aux dérives
contemporaines et, de la même façon, insistent sur des avis
juridiques qui imposent des comportements problématiques. En
Occident, on est par exemple choqué de voir des hommes qui ne
serrent pas la main aux femmes (et inversement), ou encore des
femmes qui refusent d’être auscultées ou opérées par un médecin
homme. Or, il existe une diversité d’opinions sur ces sujets. Si le
Prophète a bien affirmé, quant à lui, qu’il ne serrait pas la main
aux femmes, il n’a jamais été question de généraliser ce
comportement à tous les musulmans. Les traditions
prophétiques, assez nombreuses, qui interdisent le toucher et la
proximité physique font allusion au contact mêlé de
concupiscence, non pas à l’acte ordinaire de se serrer la main.

Il en est d’ailleurs de même pour le regard : regarder un homme ou


une femme lors d’un échange ou d’une discussion n’a rien que de très
normal et le Coran, à ce sujet, est précis dans sa formulation : « Dis
aux croyants de baisser [une partie de] leur regard... » et, en
miroir, dans le verset qui suit : « Dis aux croyantes de baisser
[une partie de] leur regard4...» La « partie » spécifiée est celle qui
correspond au regard nourri de désir et de séduction.

Cependant, on voit aujourd’hui des courants littéralistes et


traditionalistes interdire, comme s’il s’agissait d’un péché majeur, le
simple toucher, lorsqu’il s’agit simplement de serrer la main. Ceux qui
s’en réclament ne regarderont jamais dans les yeux un interlocuteur
de sexe opposé. De la même façon, ils font interdiction aux femmes
de consulter un médecin de sexe masculin, alors que, de l’avis de
la majorité des savants, rien ne l’empêche en vue d’un traitement
médical nécessaire. On peut d’ailleurs se demander pourquoi les avis
juridiques invoqués par ces courants ne sont pas aussi stricts quand il
s’agit des hommes. Ce rigorisme à sens unique, on le retrouve sur la
question des piscines. Eu égard aux exigences de pudeur, nombre
de femmes musulmanes évitent de se rendre dans les piscines mixtes.
Ce choix peut se comprendre au regard de la conception islamique de
la relation au corps, dont chaque femme doit être libre de disposer
comme elle l’entend. Mais n’est-il pas troublant que cette exigence ne
soit valable que pour les femmes et non pour les hommes, qui ne
seraient pas tenus aux mêmes règles concernant ce qu’ils montrent et
ce qu’ils voient ? Cette interprétation tendancieuse ne se justifie en
rien - si ce n’est, là encore, par une lecture strictement masculine.

La polygamie

La polygamie, autre sujet très débattu, prouverait le caractère


intrinsèquement discriminatoire de l'islam vis-à-vis des femmes. Une
analyse circonstanciée, à partir des principes et des objectifs, éclaire
de nombreux points et permet une meilleure compréhension des
Textes. A l’époque de la Révélation, la polygamie est répandue dans
les tribus et les clans arabes, qui ne fixent aucune limite au nombre
d’épouses. Le Coran vient limiter ce nombre à quatre et l’assortit de
conditions particulières. La promotion de la monogamie est cependant
explicite, avec une tolérance pour la polygamie dans des situations
liées à la prise en charge des orphelins : « Si vous craignez,
en épousant des orphelines, de vous montrer injustes envers elles,
[sachez qu’j il vous est permis d’épouser en dehors d’elles, parmi les
femmes de votre choix, deux, trois ou quatre épouses. Mais si vous
craignez de manquer d’équité à l’égard de ces épouses, n’en prenez
qu’une seule, libre ou choisie parmi vos esclaves 5. » Cette tolérance
est donc conditionnée par l’exigence d’un traitement égalitaire
des épouses, faute de quoi s’impose le choix de la
monogamie. Certains savants, de surcroît, ont en outre exigé l’accord
de la première épouse, qui peut faire inscrire dans le contrat de
mariage son refus de la polygamie, obligation que le mari devra
respecter.

Dans de nombreuses sociétés, beaucoup d’hommes musulmans se


contentent de retenir la tolérance formelle et ne respectent pas les
conditions dont elle est assortie. Par ailleurs, outre le consentement
de la première épouse, la ou les autres épouses sont censées voir
leurs droits et leurs biens formellement protégés par la loi. C’est
rarement le cas et les femmes se voient encore imposer des
contrats et/ou des conditions de vie injustes et discriminatoires.

A la lumière de ces strictes conditions, il va de soi que, partout où les


lois interdisent la polygamie, celle-ci, n’étant qu’une tolérance, n’est
plus permise, tant sur le plan du principe (respecter la loi) que de la
protection de la seconde épouse : l’illégalité de son statut aurait en
effet pour conséquence qu’aucun de ses droits ne serait protégé. Sur
cette question comme sur celle du mariage, par ailleurs, l’avis de la
femme est nécessaire et doit être une condition. Toutes les
législations nationales imposant un âge minimal pour le mariage vont
ainsi dans le bon sens :

si l’on veut qu’une femme puisse donner son consentement, encore


faut-il qu’elle ait l’âge et les moyens de son indépendance
intellectuelle et psychologique.
Les mariages mixtes et interreligieux

On parle beaucoup des mariages mixtes (interculturels), que l’on


confond avec les mariages interreligieux. La tradition musulmane a
toujours salué et encouragé les mariages entre époux de différentes
cultures et nationalités, au nom même de la fraternité islamique qui
transcende les frontières, les couleurs et les langues. Néanmoins,
force est de constater que cet encouragement n’a pas empêché,
hier comme aujourd’hui, l’expression d’attitudes racistes intolérables
entre Arabes, Turcs, Noirs, Asiatiques, Blancs ou encore à l’égard des
convertis. Des nationalismes xénophobes mêlent l’arrogance et le
mépris à des considérations qui sont en totale contradiction avec les
principes de l'islam. On le voit, les contradictions ne manquent pas.

Par ailleurs, les savants sunnites, chiites et ibadites s’accordent sur le


fait que le mariage interreligieux entre un musulman et une femme
juive ou chrétienne (croyante monothéiste des gens du Livre) est
autorisé. La philosophie générale de la famille - rôles respectifs des
conjoints, transmission de l’appartenance religieuse par le père
(selon la tradition) à qui incombe, en sus, le devoir de prise en charge
familiale — n’offre pas la même possibilité à la femme musulmane,
qui est tenue d’épouser un musulman. Les savants se réfèrent pour
cela au verset 10 de la sourate 60 (« L’Epreuve ») qui stipule : « Ni les
femmes [croyantes musulmanes] ne sont licites pour eux [les non
musulmans au sens large ici], ni ces hommes ne sont licites pour
elles. » L’interprétation de ce verset et d’autres traditions
prophétiques ont amené les ulamâ' à une conclusion quasi unanime ne
permettant pas à une musulmane d’épouser un non musulman.

Seuls quelques savants, très minoritaires, ont plus récemment


développé des interprétations différentes, reconnaissant aux femmes
la possibilité d’épouser des croyants juifs ou chrétiens, permission
assortie de conditions plus ou moins contraignantes (que l’homme
respecte la pratique religieuse de l’épouse, que les enfants
reçoivent une éducation religieuse musulmane, etc.). Notons que
la situation est quelque peu différente si la femme se convertit (ou
revient à la pratique religieuse) après le mariage. L’avis majoritaire a
toujours stipulé, dans ce cas, que la femme devait divorcer. Dans la
tradition savante, depuis des siècles, de nombreux avis juridiques
permettent néanmoins à la femme de rester avec son mari non
musulman, si celui-ci respecte sa liberté religieuse et n’impose
aucune limite à sa pratique (d’autres conditions ont été relevées par
les uns et les autres, notamment quant à l’éducation des enfants).

Il s’agit là d’une question devenue critique, a fortiori du fait de la


présence de millions de musulmans en Occident. On constate deux
phénomènes concomitants. De nombreuses musulmanes se sont
mariées et se marient encore avec des hommes d’autres confessions
(voire sans confession), parfois parce qu’elles ne sont pas
pratiquantes (ce qui provoque des crises si elles le deviennent ou
redeviennent), parfois en connaissance de cause et de façon assumée.
Les savants ont beau répéter la règle, les réalités concrètes, à
l’intérieur des communautés religieuses musulmanes, sont en train de
changer. La majorité des femmes musulmanes continuent à épouser
des musulmans, mais le pourcentage de celles qui se marient à des
personnes d’autres confessions est en constante progression.

Un autre problème de fond s’est fait jour. Nombre de jeunes femmes,


issues de milieux traditionnels, empêchées de sortir ou d’avoir une vie
sociale hors de la maison parentale, se sont investies dans l’école et
les études. On constate aujourd’hui que ces femmes, au bout d’une
à trois générations, ont mieux réussi scolairement. Dotées d’une
formation plus solide, elles jouissent souvent d’un statut intellectuel
et social supérieur aux hommes musulmans. On peut difficilement
croire qu’elles trouveront leur époux et leur bonheur parmi ces
derniers, si flagrant paraît le déséquilibre entre leur ascension sociale
impressionnante et les difficultés d’insertion professionnelle de bien
des jeunes hommes musulmans. C’est désormais une réalité en
Occident comme en Asie, en Afrique ou dans le monde arabe. Or les
‘ulama se contentent de rappeler l’opinion unanime, sans vraiment
prendre en compte les réalités du terrain. Elles les obligeraient à
aborder ces questions en tenant compte, aussi, de l’état des lieux et
à proposer des approches nouvelles et circonstanciées (parfois au cas
par cas), permettant aux femmes comme aux hommes de penser et de
vivre la question du mariage de façon sereine, comme une espérance
d’accomplissement personnel, spirituel et religieux, non comme un
cadre formaliste qui enferme et étouffe.

L 'homosexualité

Sur ce sujet très sensible, les positions islamiques vont de la


condamnation la plus absolue (la peine de mort) à une relecture des
Textes par certains penseurs marginaux, le plus souvent homosexuels
eux-mêmes, affirmant que rien ne s’oppose à l’homosexualité en
islam. Le Texte coranique comme les traditions prophétiques ne
laissent pourtant aucune marge interprétative à ce sujet.
L’homosexualité est interdite en islam, comme dans les traditions
juive et chrétienne et dans la plupart des spiritualités à travers
le monde. Sur ce point, le consensus des savants, sunnites comme
chiites, est indiscutable.

De nombreuses questions ont été soulevées, au cours des siècles,


concernant l’homosexualité passive ou active (qui serait seule
interdite), l’homosexualité féminine (plus rarement envisagée, mais
proscrite dans la littérature musulmane), ou encore la vie sexuelle
privée qui ne doit pas s’exposer. Les savants, sunnites comme chiites,
ont souvent formulé les peines les plus dures quand
l’homosexualité masculine était active et publiquement exposée.
L’opinion majoritaire en la matière confirme donc que l’homosexualité
n’est pas permise et ne devrait pas pouvoir s’exposer publiquement
dans une société majoritairement musulmane.

Deux questions ont fait l’objet de débats spécifiques au cours du


demi-siècle écoulé. Tout d’abord, peut-on être musulman(e) et
homosexuel (le) ? Certains savants, appartenant le plus souvent aux
tendances littéralistes et traditionalistes, ont répondu par la négative,
affirmant que l’homosexualité d’un individu l’empêche, ipso
facto, d’être un musulman. Tel n’est pas l’avis de la majorité
qui reconnaît qu’un(e) homosexuel (le) peut être musulman(e) et qu’il
en va de même de tout musulman qui agirait contre les principes et
les règles établis. Faire le mal ou commettre un péché n’a jamais
exclu personne de l'islam. Quand bien même l’homosexualité est
considérée comme un péché, il n’appartient à personne d’excommunier
les homosexuel(le)s.

Seconde question : quel comportement à adopter vis-à-vis des


homosexuel (le)s ? Le Coran rappelle que Dieu « a octroyé la dignité
aux êtres humains » et que sont jugés

les actes, non les êtres. Dans les sociétés majoritairement


musulmanes comme ailleurs, le principe devrait être de respecter la
dignité des êtres, même si l’on désapprouve leurs actions. Au
demeurant, la règle générale du respect des consciences et des
comportements veut que l’on respecte chacun dans son égale dignité
tout en restant libre de porter un jugement sur les actes sans
condamner les êtres.

1Le père d’al-Ma'mün, Harun al-Rashïd, avait déjà institué des «


maisons de la Sagesse », mais pour l’élite exclusivement.

2 Hadith rapporté par Abü Dawüd.

3 Coran : sourate 9, verset 71.

4Coran : sourate 24, versets 30 et 31.

5Coran : sourate 4, verset 3.


Dans les sociétés majoritairement musulmanes

On parle couramment de « monde musulman » ou de « sociétés


musulmanes », mais ces appellations ne rendent pas compte de la
réalité de ces pays. Il nous paraît plus exact de parler de « sociétés
majoritairement musulmanes », comme nous le faisons depuis une
vingtaine d’années. Cette formulation met en évidence le fait que ces
sociétés, où vit une majorité de musulmans, sont néanmoins
plurielles et ne peuvent être définies par la seule référence à
l'islam. De l’Afrique à l’Asie, en passant par le Moyen-Orient, les défis
majeurs de ces sociétés sont souvent les mêmes, particulièrement
nombreux en ce qui concerne l'islam.

L'éducation

Alors que, sur la Voie, l’éducation devait être la première exigence,


force est de constater que la plupart des sociétés majoritairement
musulmanes négligent l’éducation et l’instruction de façon alarmante.
D’emblée, on observe des déficits au niveau de l’instruction générale
des populations, du fait de systèmes scolaires totalement obsolètes,
voire inexistants. Les écoles publiques en Afrique, au Moyen-Orient ou
en Asie sont souvent une garantie d’échec et les niveaux d’instruction
restent très faibles. Le secteur privé, plus performant, requiert des
moyens financiers que seule une élite peut s’assurer.

Sur le plan de l’éducation religieuse, les dysfonctionnements sont


également nombreux. Le plus souvent, l’instruction se limite à
l’apprentissage par cœur. Dates, règles et prescriptions sont
enseignées formellement, mais leur sens n’est pas expliqué. On se
réjouit, à bon droit, du nombre croissant de jeunes qui connaissent le
Coran par cœur, mais on ne se soucie pas suffisamment de leur exacte
compréhension du sens de la Révélation, des traditions prophétiques
et des prescriptions. Cet apprentissage par cœur, en matière
d’éducation religieuse, a pour conséquence deux phénomènes que l’on
voit se répandre : soit les jeunes délaissent la religion ou n’en
respectent les principes que par habitude familiale et culturelle, soit
ils deviennent formalistes et développent, de façon
parfois dogmatique dans l imitation (taqlïd), des positions tranchées
et sectaires. Ce constat vaut d’ailleurs également dans les
communautés musulmanes en situation de minorité religieuse.
Cette éducation souvent formaliste ne s’accompagne presque jamais
d’une initiation à l’esprit critique. On apprend aux élèves à respecter
les Textes, la tradition et les grands savants du passé, mais en
évitant de s’interroger, comme si le respect supposait l’absence de
questionnement. Les Compagnons du Messager et les premiers
grands savants enseignaient pourtant à leurs élèves de ne
pas accepter un avis juridique sans en avoir questionné la source et
les fondements interprétatifs ; quinze siècles plus tard, voilà les
musulmans invités à répéter sans comprendre et à suivre sans
questionner. Cette instruction religieuse défaillante, souvent coupée
de l’apport des autres sciences, ne permet pas de répondre aux
besoins de sens, d’orientation et aux préoccupations éthiques dont
nous avons parlé. L’enseignement d’une histoire non idéalisée,
des sciences, de la culture, de la philosophie et des arts
est totalement marginalisé, voire évacué par l’éducation religieuse.
Au-delà des rituels, on transmet peu ces exigences de l'islam que sont
le respect des êtres humains, la justice sociale, le rejet du racisme, la
protection de l’environnement, l’accompagnement des parents et des
personnes âgées, etc. Un enseignement aussi fragmenté, formaliste
et superficiel n’est pas à même d’équiper comme il se doit les
musulmans pour relever les défis de leur époque. A commencer par la
décolonisation intellectuelle : car, au-delà de la colonisation politique,
aujourd’hui dépassée dans la majorité des pays, les programmes
d’enseignement, les terminologies et les priorités de l’éducation sont
souvent pensés ailleurs.

Reste un atout, paradoxal : la prégnance culturelle, un rapport naturel


avec le sens du sacré (une conscience individuelle et collective
latente) qui reste imprégné par l’exigence spirituelle et qui pourra
être, comme souvent dans l’Histoire, l’origine d’un renouveau et
l’espoir d’une renaissance.

L'absence de libertés démocratiques

La privation de liberté est également un trait commun à la majorité


des sociétés où vivent les musulmans en Afrique, au Moyen-Orient et
en Asie. La dictature est pour ainsi dire la règle dans les sociétés
arabes 1. Quant aux régimes des autres pays, leur rapport aux libertés
publiques n’est pas spécialement ouvert, même si on trouve en Asie
ou en Afrique des pays respectant - de façon plus ou moins stricte -
les principes démocratiques en matière d’élections. On a souvent
rendu l'islam responsable de ces situations car il aurait « un problème
avec la liberté ». Une simple étude des principes islamiques et de
l’Histoire le dément : la situation présente des
sociétés majoritairement musulmanes s’explique par des
facteurs politiques, géostratégiques, économiques et
historiques. Même s’il est évident que la religion est instrumentalisée
par les pouvoirs, dans un sens ou dans un autre, on ne peut en
conclure qu’elle est la cause du despotisme et du dogmatisme d’Etat.
L’absence de liberté de pensée, d’expression et de mouvement a des
répercussions logiques sur la nature de la référence religieuse
partagée par les populations. Soit on trouve des institutions à la solde
des régimes, comme c’est le cas en Arabie Saoudite ou en Égypte ;
soit on voit des dynamiques associatives s’organiser dans la société
civile, en marge du pouvoir ; soit, enfin, s’établissent des
organisations qui contestent la légitimité des régimes et entrent dans
une confrontation légaliste ou violente avec ces derniers.

Autre point commun, en plus de l’absence de transparence


démocratique : la corruption, notablement et indifféremment répandue
dans tous les pays majoritairement musulmans. Non seulement les
régimes politiques ne sont pas ouverts, mais la corruption financière
et économique est la norme. Elle prend des formes différentes selon
les pays. Certains appliquent des règles islamiques strictes quand il
s’agit de punir le peuple, comme dans les États du Golfe, alors que les
richesses communes sont spoliées par des monarchies corrompues et
dépensières. D’autres régimes - ou corps militaires - détiennent
une part non négligeable des secteurs économiques et perçoivent
d’énormes commissions en plaçant leur argent à l’étranger, au lieu de
l’investir dans des projets sociaux au service du peuple. Alors que
l’éthique musulmane appelle à la transparence et au service des
peuples, les régimes musulmans, dans leur immense majorité,
agissent dans l’opacité, la corruption et la spoliation. La contradiction
est patente. En dépit des discours convenus sur la responsabilité de
l’Occident dans l’appauvrissement et la déroute des sociétés du Sud
(qu’il ne faut pas minimiser), relevons que les dirigeants politiques
des pays majoritairement musulmans sont les premiers responsables
des dysfonctionnements liés à l’absence de liberté et à la corruption
institutionnalisée, et sont donc les premiers à blâmer.

L îslam politique et la polarisation


Dès la fin du xixe siècle, sous la colonisation anglaise et surtout
française, des voix se font entendre qui réclament la libération des
sociétés arabes et majoritairement musulmanes de l’emprise
étrangère. Né en Egypte, le mouvement de la Nahda* (renaissance)
ne s’oppose pas uniquement à la colonisation politique, mais travaille
sur les défaillances internes au monde arabe, dans le sens de la
formule ultérieure du penseur algérien Malek Bennabi et son idée de la
« colonisabilité » : « Nous avons été colonisés car nous étions
colonisables 2. » C’est un appel au renouveau de la pensée et à la
réforme du monde arabe sur les plans linguistique, littéraire,
philosophique, politique et religieux. Alors que les pays arabes, à la
faveur de la dislocation de l’Empire ottoman, subissent la colonisation
et se voient politiquement marginalisés, des savants et des
intellectuels arabes, chrétiens et musulmans, se mobilisent et
veulent organiser tant la résistance que la renaissance.

Deux tendances politiques majeures naîtront de la Nahda : les


courants nationalistes, que l’on retrouvera partout dans le monde
arabe, et des courants d’inspiration religieuse influencés par les
réflexions de Jamal al-Dïn al-Afghànï (1838-1897) et Muhammad
Abduh (1849-1905). Tous deux appellent à la fois à une réforme de
l’enseignement religieux et à une résistance à la colonisation en
établissant un front uni des « nations musulmanes » encore sous le
joug politique des Anglais et des Français. Iis insisteront sur le retour
au Coran et aux traditions (avec des interprétations renouvelées), à la
langue arabe (turque, perse) et à l’unité religieuse (panislamisme)
comme moyens de résistance politique. Leur influence sera
prépondérante, au cours du xxc siècle et jusqu’à nos jours, sur toutes
les organisations promouvant l’« islam politique ».

En 1928, la naissance en Egypte des Frères musulmans, première


grande organisation structurée de l'islam politique contemporain,
s’inscrit dans la droite ligne des positions d’al-Afghànï et de Abduh
quant aux principes fondamentaux. Il s’agit de revendiquer l'islam
comme identité religieuse et politique et d’en faire l’instrument de
la résistance à la colonisation. Hassan al-Banna (1906-1949) insiste
davantage sur la spiritualité, la norme juridique et, même si ses
visées sont internationalistes (semblables en cela au panislamisme de
ses prédécesseurs), il en appelle à la transformation de la situation
en Egypte, de l’éducation du peuple jusqu’à l’établissement d’un «
État islamique » (dont n’avaient pas parlé les deux prédécesseurs).
Cet État est dit « islamique » en ce qu’il réconcilie les musulmans
avec leur religion et leurs principes ; il est une alternative endogène
au modèle de l’État-nation importé de l’Occident.

À l’origine, on y trouve, associés à un discours conservateur, des


accents théologico-politiques similaires à ceux de la théologie de la
libération en Amérique latine. Réprimé par Nasser, le mouvement a
donné naissance à de nombreux courants, au sein des Frères
musulmans comme dans la dissidence. Certains, restés légalistes,
prônent l’éducation du peuple ; d’autres choisiront la résistance armée
; d’autres encore quitteront les Frères musulmans pour fonder des
organisations radicales et violentes.

L’islam politique, également appelé islamisme3, est constitué d’une


myriade de tendances et d’organisations aux positions très
différentes, voire contradictoires. L’usage de cette notion nécessite
des analyses et des mises en perspective plus fines. Né à l’époque
coloniale, l'islam politique représente alors une voie de résistance
dans le concert des Etats-nations. Depuis, il a pris des formes très
variées, entre céux qui réclament un État islamique appliquant la sharï
'ah (sans que l’on sache très bien à quoi cela correspond), ceux qui
souhaitent un État civil doté d’une référence éthique islamique (pas
mieux définie), ceux enfin qui appellent, au-delà des États, au
rétablissement du khilàfah (comme sous l’Empire ottoman), dans la
reconstitution de YUm-mah islamique internationale.

On retrouve Yislàm politique dans tous les pays majoritairement


musulmans : soit à la tête du pays, comme en Iran ; soit au
gouvernement, comme au Maroc ou en Turquie, où ses thèses ont
grandement évolué ; soit dans l’opposition, auquel cas ses partisans
(organisations légalistes comme mouvements armés) ont souvent été
réprimés et le sont encore. Le grand défi, de nos jours, tient à la
nature du jeu politique dans les sociétés majoritairement islamiques.
Depuis des années, on assiste à un débat polarisé entre les
organisations laïques et les « islamistes » qui paralyse les pays et
n’autorise aucune réflexion sur les vrais enjeux4 : éducation,
corruption, politique économique et culturelle. Au-delà des slogans
idéologiques, il devient impossible de proposer un débat critique
ouvert et sérieux sur les thèses des deux camps, qu’il s’agisse du peu
de propositions et de représentativité démocratique des laïques ou de
la dangereuse pauvreté des thèses islamistes sur les plans politique,
culturel et économique. La voie du déblocage politique dans les pays
majoritairement musulmans ne peut passer par la répression. Une
réelle ouverture politique et pluraliste s’impose, au-delà de
cette polarisation stérile et dangereuse, qui permette les
débats critiques et l’émergence de nouvelles forces politiques.

Droits humains, droits citoyens

Il n’est pas un jour sans que soit évoqué le droit des femmes dans les
sociétés majoritairement musulmanes. C’est oublier que ce sont les
droits humains de toute la population qui y sont, le plus souvent,
quotidiennement bafoués. Les droits à l’éducation, à l’habitat, aux
besoins de première nécessité ne sont souvent pas respectés
(pour les pauvres et les résidents). Dans certains Etats riches, comme
dans tous les États du Golfe, on observe encore des traitements
esclavagistes vis-à-vis des pauvres et/ou des travailleurs migrants.
Les mauvais traitements et la torture sont la règle dans la majorité
des pays, sans compter les exécutions sommaires et les viols dans les
prisons. Des prisonniers d’opinion politique, des femmes et des
hommes innocents peuvent rester détenus des années sans
jugement ni considération. Nous sommes loin des
enseignements éthiques islamiques ; force est pourtant de constater
que telle est la situation dans la plupart des pays majoritairement
musulmans. Le respect des droits de l’Homme, qui ne contredisent en
rien les principes islamiques, est bafoué par la majorité des États
quand il s’agit des pauvres, des résidents, des migrants, des
opposants et, souvent, des femmes.

Il faut encore évoquer le respect des droits de tous les citoyens, la


formule « pays majoritairement musulmans » impliquant de fait
qu’une minorité de citoyens non musulmans attend d’y être traitée
égalitairement et équitablement. Beaucoup de musulmans évitent ce
débat, préférant affirmer que, par le passé, juifs et chrétiens ont été
accueillis par les musulmans et n’ont jamais subi de leur part de
tentative d’extermination, au contraire des juifs d’Europe au cours de
la Seconde Guerre mondiale. S’il est vrai que les musulmans, de
l’Afrique au Moyen-Orient et à l’Asie, ont souvent réussi à vivre en
bonne intelligence avec leurs concitoyens hindous, bouddhistes, juifs
et chrétiens, ou autres, il n’en demeure pas moins que des
discriminations existent et perdurent. Des minorités se voient
empêchées de disposer de lieux de culte et de pratiquer leur religion
(comme dans les États du Golfe), la discrimination à l’habitat et à
l’emploi est réelle (au Moyen-Orient comme en Asie) et les minorités
citoyennes sont suspectées quant à leur loyauté aux différents
pays dont elles ressortissent. L’égalité entre les citoyens n’en est pas
moins un droit et une condition. Elle est un des défis majeurs des
sociétés majoritairement musulmanes.

Violence et Terreur

La violence est aujourd’hui partout, au Moyen-Orient et dans d’autres


pays d’Afrique et d’Asie. On en vient à croire qu’elle est indissociable
de l'islam. Critique que certains balaient en affirmant que ces excès
n’ont rien à voir avec l'islam et que ceux qui s’y livrent « ne sont
pas musulmans », mais de simples criminels. D’autres, tout
au contraire, assurent que l'islam est « violent par essence ». Ces
deux positions sont également erronées. Là encore, une analyse plus
fine s’impose.

On ne peut comprendre la violence qui sévit aujourd’hui sans lui


appliquer deux grilles d’analyse, l’une historico-politique, l’autre
religieuse. La violence s’explique à partir d’une succession
d’événements historiques (colonisation, relations internationales,
intérêts géostratégiques et économiques) qu’il faut mettre en
perspective, comme autant de considérations historiques, politiques
et économiques dont il convient de tenir compte. Dans le même
temps, loin d’essentialiser l'islam, l’usage qu’en font les acteurs des
mouvements extrémistes violents doit être analysé. Prétendre que «
cela n’a rien à voir avec l'islam » n’est ni juste ni pertinent, puisque
les acteurs eux-mêmes s’y réfèrent et convoquent des versets et des
traditions pour justifier leurs actes de terreur. Une critique rigoureuse
de cette instrumentalisation du religieux par les mouvements
extrémistes doit être élaborée, mais elle ne sera pertinente
qu’accompagnée d’une analyse politique circonstanciée des situations
géopolitiques respectives. Quelque horreur que nous inspire la
violence, on ne peut ranger dans la même catégorie la résistance
armée à l’oppression, les luttes de libération nationale et les actes de
terreur. Aucun historien ou politologue sérieux ne se permettrait ce
genre d’amalgame. Pourtant, cette absence de nuance et de
pondération dans l’analyse est fréquente en Occident. La résistance
armée à l’occupation coloniale, comme la résistance palestinienne
aujourd’hui, n’a rien à voir avec l’action violente extrémiste qui s’en
prend à des civils, comme Boko Haram au Nigeria et Daesh en Syrie et
en Irak. Si l’assassinat de civils et d’innocents doit être condamné
dans tous les cas et sans compromis, il demeure impératif de
distinguer la nature de la violence lorsqu’elle est provoquée par le
colonisateur ou l’oppresseur.

Les musulmans doivent répondre à ces questions et consentir un vrai


travail critique quant à l’interprétation que certains font des Textes.
On a pu entendre certains groupes extrémistes faire l’apologie du
martyr en islam. De tels propos sont inconsidérés. Si, pour défendre la
justice, sa foi, sa dignité, sa patrie et ses biens, il peut être
compréhensible d’aller jusqu’à sacrifier sa vie dans la résistance à
l’oppresseur et aux colonisateurs, il ne peut être question d’inverser
l’ordre des choses et, à l’instar de certains groupes extrémistes, de
célébrer la mort au point de justifier n’importe quelle horreur. Que ce
soit au Nigeria, en Irak, en Syrie, au Liban, au Mali, à Paris ou aux
Etats-Unis, cette folie meurtrière ne peut avoir aucune
justification religieuse. Face à ces dérives répétées et multipliées, il
ne peut y avoir qu’une condamnation claire et un engagement continu
dans la critique et la dénonciation.

La vie est sacrée en islam. Les discours mortifères n’y peuvent trouver
aucune légitimité. On a souvent prôné la démocratisation de
l’interprétation des Textes, sans toujours se rendre compte qu’une
lecture non informée n’est pas forcément la garantie d’une pensée
ouverte et libérale. C’est ainsi que des musulmans ordinaires,
dépourvus de toute formation (connaissance du Message, mise en
perspective des différents versets, contextualisation chronologique,
etc.), s’autorisent d’une lecture à la lettre de tel ou tel verset
qui parle de guerre ou du fait de « tuer les ennemis » pour considérer
qu’une « licence pour tuer » leur a été octroyée par la Révélation. Ce
risque n’est pas seulement réel, il est confirmé. Il y a là un défi de
taille, et malheureusement pour longtemps.

En situation minoritaire

Certains des défis évoqués dans ce chapitre - notamment l’éducation,


le formalisme et l’absence d’esprit critique -concernent tous les
musulmans à travers le monde. Il est néanmoins des questions plus
spécifiquement liées à la situation des musulmans qui vivent dans des
pays où ils se trouvent en minorité. Leur cas a fait l’objet d’un travail
juridique impressionnant au cours des siècles, de façon plus
dynamique encore depuis deux générations. Des savants (‘ulama) et
des juristes (fuqahà '), individuellement ou par le biais de conseils
institués, ont étudié ces situations et analysé leurs diverses
retombées sur un certain nombre de questions juridiques. De l’Asie à
l’Afrique, en passant par l’Amérique du Nord, l’Europe ou l’Australie,
des réflexions ont été menées pour adapter l’approche juridique aux
différents contextes, certains savants ayant même évoqué un « droit »
et une « jurisprudence des minorités » (fiqh al-aqaliyydat).

Situation nouvelle ?

Les débats liés à la présence nouvelle des musulmans en Occident ont


fait dire à certains universitaires, chercheurs et commentateurs que la
situation était originale pour les musulmans qui, historiquement, ne
s’étaient jamais trouvés en situation de « minorité religieuse ». Cette
affirmation ne correspond en rien à la réalité. Depuis l’origine
de Yislàm, au contraire, une telle expérience s’est renouvelée à de
très nombreuses reprises. Le fait d’être minoritaire est connu depuis
des siècles, de la présence des musulmans en Abyssinie, à l’époque
de la Révélation, jusqu’aux pays africains, en Inde, en Chine et dans
bien d’autres nations d’Asie et du Moyen-Orient même. Des juristes
ont formulé de nombreux avis juridiques (fatàwâ) à ce sujet dès le ixc
siècle, puisqu’on en trouve au Moyen-Orient, en Asie et déjà en
Andalousie. Cette situation n’est donc pas nouvelle et la littérature
savante sur les questions relatives à la gestion des affaires
musulmanes en situation de minorité numérique est ancienne et très
riche.

Le fait nouveau, avec l’installation des musulmans en Amérique du


Nord (Etats-Unis, Canada et Québec), en Europe (surtout à l’Ouest,
puisque la présence des musulmans à l’Est est millénaire) ou en
Australie et en Nouvelle-Zélande, tient en réalité à deux phénomènes.
D’abord, l’arrivée massive des musulmans entre les deux guerres
mondiales, exponentielle à partir des années 1950, leur a donné une
visibilité assez inattendue, littéralement surprenante, voire
choquante pour certains. Ensuite, toutes ces sociétés, passées par la
sécularisation, ont institué, à divers degrés, un cadre juridique laïque
écartant peu ou prou la religion du traitement des affaires publiques.
Les musulmans minoritaires d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie
vivaient encore dans des sociétés où les références religieuses et
spirituelles participaient de la vie publique et quotidienne.

En Occident — comme en Chine avec l’imposition de l’athéisme d’Etat


-, cette situation a nécessité un double travail pour répondre aux
besoins des musulmans : penser la référence musulmane dans des
sociétés laïques et proposer une orientation juridique adaptée à cette
présence musulmane qui se compte désormais en millions. La
production et l’évolution des propositions, au cours des cinquante
dernières années, ont été impressionnantes. Il est paradoxal
de constater que les savants musulmans traitant des minorités dans
les sociétés du passé, qui identifiaient les individus selon leur
appartenance religieuse, n’ont jamais parlé de « fiqh des minorités »
et développaient une réflexion juridique à partir de la méthodologie
générale. Le concept de « fiqh des minorités » est apparu pour traiter
de ces questions dans des sociétés qui, au nom de la laïcité,
stipulent une citoyenneté commune et égalitaire, où la religion
n’a aucun impact sur le statut, les devoirs et les droits des citoyens.
Le concept, de fait, est problématique, et certains l’ont critiqué, car il
ne rend pas compte du statut juridique des citoyens occidentaux de
confession musulmane. Il n’existe pas, somme toute, de « citoyenneté
minoritaire ».

Ce qui est « islamique » et ce qui ne l’est pas

L’installation rapide des musulmans, à partir des années 1950, n’a pas
été visible immédiatement car ils étaient souvent regroupés soit dans
les « inner cities » des pays anglo-saxons, soit à la périphérie, dans
des quartiers isolés ou des banlieues. Les nouveaux arrivants, comme
d’ailleurs les pays d’accueil, pensaient que leur présence ne durerait
que le temps d’accumuler assez d’argent pour retourner dans leur pays
d’origine. La naissance d’enfants et la constitution de familles, le
regroupement familial et l’acculturation ont rendu ces projets de
retour presque toujours impossibles, de sorte que le temporaire est
devenu définitif. Les immigrés sont devenus des résidents, puis
les résidents des citoyens.

Longtemps, les juristes ont conseillé aux musulmans de ne pas


prendre la nationalité de pays qui n’étaient « pas les leurs » et qu’il
leur faudrait un jour quitter pour « rentrer chez eux ». L’expérience
historique de l’installation en Occident a incité lesdits juristes à
reconsidérer leur jugement et, passé une génération, à formuler un
avis exactement opposé : prendre la nationalité du pays était somme
toute préférable, pour protéger ses droits et devenir un acteur positif
dans la société considérée.

Les deuxième, troisième et même quatrième générations, dans


certains pays tels que la France, la Belgique ou l’Angleterre, sont nées
en Occident avec le statut de citoyens. Avec le temps, elles se sont
éloignées des inner cities, des quartiers ou des banlieues dans
lesquels leurs parents étaient installés et vivaient isolés (donc
invisibles). Cette nouvelle visibilité de l'islam, incarnée surtout par
de nombreux jeunes dans les écoles, les universités et tous les corps
de métier, a pu donner l’impression que leur présence était nouvelle,
massive et menaçante, alors que la présence (invisible) de leurs
parents remontait à une ou deux générations déjà.

Dans les faits, cette présence des enfants apportait la preuve que l’«
intégration du fait religieux » n’avait pas posé de problème et qu’elle
était plutôt un succès historique, puisque le processus se normalisait
sans heurts. Néanmoins, la conjonction historique de cette
visibilité massive, surprenante, de nouveaux citoyens
musulmans, d’une part, et de problèmes sociaux liés aux conditions
de vie des inner cities, des quartiers et des banlieues (où la majorité
des jeunes vivait encore), d’autre part, a produit une confusion dans
les analyses. On s’est empressé d’expliquer la marginalisation, la
délinquance et les ruptures sociales par l’identité musulmane des
jeunes qui les subissaient. Ainsi, des Etats-Unis au Canada et de
l’Europe à l’Australie, l'islam, et la « non-intégration » des
musulmans expliquaient la persistance de l’échec scolaire, des
fractures sociales, de la délinquance, etc.

L’étude sérieuse de ces situations prouve qu’elles n’ont pas à voir


avec l'islam et relèvent des politiques publiques et de l’« intégration
par le social », vis-à-vis desquelles la référence à l'islam, secondaire,
sert souvent de prétexte pour masquer l’incurie des Etats ou des
autorités locales. Nombre de juristes et de représentants musulmans
tombent eux-mêmes dans ce piège et ont tendance à « islamiser » ou
à « ethniciser » les problèmes sociaux. Ce faisant, ils ne parviennent
qu’à ajouter à la confusion des débats, alors qu’il importe ici de parler
d’égalité des chances, d’accès à l’éducation, à l’habitat et à l’emploi,
de lutte contre le racisme (informel et structurel) et de justice sociale.

L ’identité et l’espace
Il n’en faut pas conclure que 1 ’ islam, en tant que religion et cadre de
référence, ne pose aucun problème dans des sociétés de régime
laïque, où la majorité des concitoyens sont d’autres confessions, ou
sans confession. La première question qui se pose est celle de
l’identité, du simple fait que les musulmans sont forcément
interpellés par un environnement qui leur demande de se définir.
A cause de leur nouvelle visibilité aux yeux de leurs concitoyens, les
nouveaux arrivés, hier perçus comme pakistanais, africains, turcs ou
arabes, deviennent désormais et avant tout des « musulmans », à qui
il paraît légitime de demander, dès lors qu’ils se sont installés en
Occident, s’ils sont d’abord américains, britanniques, français ou
musulmans. Beaucoup, par fierté ou dépit, répondent soit qu’ils
sont d’abord musulmans, revendiquant ainsi leur différence, soit qu’ils
sont américains ou européens, parfois par crainte de la stigmatisation
et du racisme.

Cette « assignation à l’identité » est un leitmotiv des débats


politiques en Occident. Les musulmans se trouvent souvent piégés par
la nature binaire de questions révélatrices d’une perception qui les
identifie d’emblée comme « autres », dans un climat général qui
pousse parfois les Occidentaux musulmans à intégrer ce sentiment
d’altérité.

Or, nul n’a une identité unique. Tout individu à des identités multiples
(femme, homme, noir, blanc, juif, chrétien, musulman, canadien,
belge, indien, etc.), prioritaires ou non selon le contexte. Devant
l’urne, on se sentira d’abord allemand ou suisse ; face à la mort,
d’abord athée ou croyant. Ces identités se complètent et
s’harmonisent selon les contextes, elles ne se contredisent pas
forcément. Les musulmans en situation de minorité religieuse
ont besoin de dépasser la crise de confiance qui les fait
douter (souvent à cause de la pression environnante) de leur capacité
et de leur droit à revendiquer une multitude d’identités.

Il en est de même de la définition du lieu de vie. Pendant des siècles,


les savants musulmans ont divisé le monde en « maison (ou espace)
de l'islam » ( dâr al-islàm*) et « maison de la guerre » (dâr al-harb*).
Ces notions, quoique non coraniques, permettaient de distinguer
les sociétés dans lesquelles les musulmans étaient en sécurité (ou au
pouvoir) de celles où leur survie était en jeu. Ces notions sont
aujourd’hui caduques, de nombreux savants ayant mis en évidence
qu’elles ne rendent plus compte de la réalité. En effet, les musulmans
sont parfois plus en sécurité, pour ce qui est de leur liberté de
conscience et d’expression, dans les sociétés occidentales que
dans les sociétés majoritairement musulmanes. Comment
donc nommer ces sociétés ? Le monde globalisé a fait voler en éclats
les anciennes catégories. Ce monde est devenu, pour toutes les
nations, un espace global de témoignage (dâr al-shahàdah*). La
perception binaire étant dépassée, il appartient à chaque musulmane
et à chaque musulman, où qu elle ou il vive, de témoigner de sa foi
et de ses principes éthiques en devenant un citoyen
engagé, connaissant ses devoirs et ses droits, acceptant sa culture et
en y promouvant le bien.

l'islam est une religion occidentale et les cultures occidentales sont


désormais des cultures de l'islam. Les Occidentaux musulmans sont
des témoins de leurs principes, comme le sont les juifs, les chrétiens,
les hindous ou les bouddhistes, ou encore les agnostiques et les
athées (de leur philosophie de vie). Avec les multiples identités de
ces musulmans, nourris de cultures qui sont désormais les leurs, leur
défi consiste à rester fidèle à leurs principes sans se construire contre
l’environnement social, politique et médiatique, même si ce dernier
leur demeure, pour un temps, hostile. C’est cette expérience
historique que les Occidentaux musulmans vivent aujourd’hui.

Rappelons, au passage, que les citoyens d’Europe orientale,


européens et musulmans depuis des siècles, ont assumé tous leurs
héritages culturels aux influences historiques multiples, sans oublier
leurs références musulmanes. La richesse de l'islam européen des
Balkans est souvent négligée, comme on oublie la profondeur
de l'islam d’Andalousie. Plus près de nous, l'islam pratiqué par les
Afro-Américains et les conversions par milliers que l’on observe en
Occident obligent à repenser le schéma binaire d’opposition des
identités, plus spécifiquement de la culture occidentale et des
principes islamiques. Accéder à la multiplicité des identités dans
l’espace unique et commun du témoignage exige l’étude, la confiance,
la participation et la contribution.

La contribution : bien au-delà de l’intégration passée - et dépassée


—, tel est donc le défi des générations présentes et à venir.

Communauté, communautarisme et « infidèles »

Les musulmans, qui parlent beaucoup de « communauté » (ummah),


donnent souvent l’impression qu’ils ne se définissent que par et dans
cet ensemble. Certains courants littéralistes et traditionalistes le
présentent et le vivent ainsi : les musulmans, faisant partie d’une
communauté spécifique, doivent absolument se distinguer et se
séparer de « ceux qui ne sont pas musulmans ». Pourtant, la notion
de communauté (ou $ ummah) n’a jamais eu cette connotation
restrictive.

L’ummah peut se comprendre à deux niveaux différents : sur le plan


de la foi, elle est une communauté spirituelle, dont les fidèles
partagent la religion, le rite et les aspirations vers le Transcendant.
Cette ummah spirituelle vibre d’un élan commun, d’une communion,
par exemple pendant le mois du Ramadan ou lors du grand
pèlerinage. Toutes les religions et les spiritualités connaissent
cette dimension de communion spirituelle qui communique
une énergie contagieuse à chaque fidèle.

L "ummah est aussi une communauté de principes partagés. Elle peut


dépasser les seuls musulmans, voire se retourner contre eux s’ils
venaient à les trahir. Le Messager, à Médine, avait considéré que les
juifs faisaient partie de sa ummah et avaient donc les mêmes devoirs
et les droits que les musulmans. En sus, la Révélation exige des
musulmans, au nom des principes supérieurs, de lutter contre
les musulmans qui se révéleraient des oppresseurs : « Et si
deux groupes de croyants [musulmans] sont en guerre, établissez

la paix entre eux. Mais si l’un d’eux transgresse [est injuste], alors
combattez l’agresseur jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’ordre de Dieu
[la justice]. S’il s’y conforme, réconciliez-le avec justice et équité car
Dieu aime les êtres équitables 5. » Dans le même esprit, le Messager
avait affirmé : « Aide ton frère, qu’il soit juste ou injuste ! » A
l’intention d’un compagnon qui s’interrogeait sur la nature du soutien
à offrir au frère injuste, le Prophète ajouta : « Empêche-le [le frère
injuste] d’accomplir son injustice, ce sera ton soutien à son égard6 ! »

Il ne peut donc jamais être question de revendiquer des principes ou


des législations particulières ou d’affirmer : « Avec ma communauté,
dans le juste ou l’injuste ! » La communauté de principes s’oppose à
toute tentation d’enfermement, d’appartenance aveugle ou de
communautarisme revendiquant des traitements différenciés ou
des privilèges. Au contraire, elle exige un regard critique et ouvert qui
sache voir et respecter la justice chez les personnes d’autres
confessions et condamner l’injustice quand elle est le fait de
coreligionnaires. La communauté de foi s’élargit à la communauté des
principes et interdit les isolements : l’appartenance à une collectivité
humaine, quelle qu’elle soit, nationale ou culturelle, sera régulée par
les principes et les lois communes au nom même de la foi, qui agit
comme un supplément de conscience pour le respect desdits principes.

Cette perspective donne une tout autre acception à la notion de kâfir


(plur. kujfâr), souvent traduite inadéquatement par « infidèle », que
certains musulmans utilisent de façon dépréciative pour désigner les
pays occidentaux (pays des kujfâr) ou leurs concitoyens d’autres
confessions

(ou sans confession), voire pour les insulter. Cette notion a un sens
normatif. Elle définit tous ceux qui, en connaissance de cause, nient
Dieu et/ou la vérité de la dernière Révélation et de la mission du
Messager. Elle n’est ni une stigmatisation ni une insulte et doit être
employée avec beaucoup de précautions car il est très difficile de
savoir si une personne nie en toute connaissance de cause ou
par ignorance (auquel cas on ne peut donc pas parler de négation
consciente). De plus, la Révélation indique clairement quelle relation
entretenir avec les négateurs de la religion (qui la rejetteraient donc
en connaissance de cause) : « A vous votre religion, à moi la mienne7.
» Le principe de la liberté de conscience, nous l’avons dit, est associé
à l’exigence de justice pour tous, sans distinction de religion, de
couleur ou de statut. Le refus de l’enfermement communautaire est
donc une exigence impérative.

Le cadre légal et le récit commun

Depuis plus de trente ans, un important travail juridique a été produit


par les juristes (fuqahâ') quant à la relation des musulmans avec leurs
nouvelles sociétés occidentales. Ils se sont parfois inspirés du
pluralisme des autres sociétés d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie,
où le « vivre ensemble » a été possible pendant des siècles. Des
avis juridiques successifs ont grandement renouvelé la compréhension
que les musulmans avaient de la laïcité, de l’identité, de la
nationalité, de la citoyenneté, du rapport à la loi et de la loyauté
patriotique. À l’exception des courants littéralistes et traditionalistes,
qui restent minoritaires sur ces questions, la grande majorité des
savants et des Occidentaux musulmans ordinaires ont développé une
réflexion ouverte et sereine sur ces questions et considèrent que rien
n’empêche les musulmans de vivre et de respecter le cadre laïque,
d’être des citoyens loyaux à leurs pays et de se sentir appartenir
culturellement à leurs pays respectifs. Même si, au gré des
controverses, politiques et médias alimentent les perceptions
négatives et nourrissent les enfermements identitaires, l’évolution de
la conscience musulmane occidentale est patente, et positive. La
présence des citoyens musulmans à tous les échelons des
formations scolaires et universitaires, dans tous les corps de
métier, dans les médias et les partis politiques, dans la culture et le
sport, est un fait observable et acquis. Face aux crises et aux
provocations, des caricatures danoises aux propos provocateurs et
islamophobes de certains intellectuels, politiques et journalistes, leur
réaction est très majoritairement calme, critique et posée, à
l’exception de certains groupuscules dont le comportement violent et
hors norme prouve l’adhésion de l’immense majorité aux débats
sereins et responsables. En cela, ils sont en phase avec les idéaux
des sociétés plurielles, qui exigent une loyauté responsable
et critique.

Il faut pourtant aller plus loin que le respect du cadre juridique en


accédant à ce que nous avons appelé l’exigence des « trois L » :
connaissance de la Langue du pays, respect des Lois et Loyauté
envers la société. Aujourd’hui, l’atmosphère généralement hostile à
Vislam, le discours politique et médiatique insistant sur l’altérité des
musulmans, la normalisation du racisme antimusulman
(islamophobie) sont autant de phénomènes qui ont un impact même
sur l’application égalitaire du droit ou la reconnaissance de la
citoyenneté pleine et entière des musulmans. On en vient à se
demander si une nouvelle catégorie n’aurait pas vu le jour concernant
les musulmans, certes nantis de la nationalité du pays, mais encore
trop musulmans et informellement « étrangers » pour être vraiment
citoyens. Des « citoyens étrangers » en somme.

Il est encore bien difficile, dans ces conditions, de se sentir chez soi
en Occident, de développer un véritable sentiment d’appartenance non
seulement dans le respect des lois de l’Etat, mais comme partie
prenante de la narration et du récit communs (selon la notion anglaise
: common narrative) du pays, de la patrie, de la nation. C’est l’un des
grands défis des musulmans en Occident. Il consiste pour eux, au-
delà de tous les obstacles, à devenir des acteurs apportant une valeur
ajoutée à l’avenir des sociétés où ils vivent (comme ils ont su l’être
en Afrique et en Asie, même en situation de minorité religieuse). Il
est l’heure non plus de s’intégrer (ce stade étant désormais acquis et
dépassé) mais de contribuer à l’organisation et à la réforme des
sociétés, pour le bien-être de tous. Pour les musulmans,
paradoxalement, cela implique de parler moins à)islam, de sortir de
l’obsession et de l’assignation identitaires, d’être capables de
s’intéresser à la dignité et au bien public de leurs semblables
(leurs concitoyens et tous les êtres humains, quelle que soit
leur croyance), à l’éducation, à la justice sociale, aux droits
des femmes, à la lutte contre tous les racismes, aux migrations, à
l’environnement, à la culture, aux arts, etc. Plus qu’une révolution
intellectuelle, il s’agit d’abord d’une révolution psychologique qui naît
de la conscience qu’une valeur, une action ou une œuvre fidèle à
l'islam ne l’est pas en raison de l’adjectif « islamique » qu’elle peut
appeler (ou parce que son auteur est musulman), mais du fait des
principes, de l’éthique et des finalités qu’elles portent. Cette «
révolution de confiance » ouvre la conscience croyante vers le monde
et vers l’humanité, avec une exigence éthique résolument
universaliste car profondément sereine.

1Les Arabes ne représentent que 30 % des musulmans du monde,


contrairement à l’opinion commune.

2Malek Bennabi (1905-1973), Vocation de l’islam, Éditions Albouraq,


2006.

3Ce terme est aujourd’hui utilisé dans la plus grande confusion. On ne


sait plus très bien de qui et de quoi l’on parle. Les organisations dites
islamistes ne sont pas d’accord entre elles sur les moyens et
les objectifs de l’engagement politique, quand elles ne sont pas
radicalement en désaccord. Considérer qu’elles sont toutes «
islamistes », sans autre nuance et sans les qualifier plus avant n’aide
pas à comprendre les acteurs et les enjeux politiques contemporains.

4Voir à ce sujet notre réflexion dans Z 'Islam et le réveil arabe,


Presses du Châtelet, 2011, chapitre 4, p. 155-213.

5 Coran : sourate 49, verset 9.

6 Hadïth rapporté par al-Bukhàrî.


7Coran : sourate 109, verset 6.

8Coran : sourate 10, verset 99.

9Ibn Hishâm, op. cit. vol. 6, p. 75-76.

10 Islam et « valeurs occidentales »

Les stéréotypes sur l'islam sont nombreux. L’Europe n’a pas peu
contribué à le présenter comme « l’Autre ». Au Moyen Âge, l'islam
était la religion de la permissivité et de la luxure

Conclusion

Au terme de ce voyage d’initiation, le lecteur aura pu, nous l’espérons,


acquérir une meilleure connaissance de l'islam comme religion et
comme civilisation. Il nous a paru important de mettre en évidence le
corps des principes et des rituels qui unissent les musulmans,
sunnites, chiites ou ibàdites, tout en relevant la diversité des
interprétations, des écoles de droit et de pensée, de même que les
divers courants. La civilisation islamique a connu des âges d’or et des
périodes plus sombres, des temps d’épanouissement et des siècles de
crise. En rédigeant ce court traité, nous n’avons voulu éviter aucune
question et n’avons pas cherché à nier les contradictions entre
la noblesse des principes et les comportements parfois moins dignes
des musulmans.

On aura compris que l’univers de référence islamique est constitué


d’une terminologie et de notions qu’il faut appréhender dans un
système de valeurs cohérent. Le seul exercice de traduction d’une
langue à une autre ne suffit pas, encore faut-il comprendre comment
les notions s’agencent et s’éclairent les unes les autres. Les piliers
de la foi et de la pratique, avec le corps des obligations et des
interdits, permettent d’accéder au cadre strictement religieux qui est
aussi une source d’inspiration pour les juristes, les philosophes, les
mystiques, comme pour les architectes, les artistes, etc. Ces derniers,
au gré des évolutions historiques, produisent des œuvres inspirées par
les principes et les finalités de Message, qui viennent nourrir la
pensée, les sciences, les cultures et les arts. C’est ainsi que l’on
comprend mieux le sens de la Voie (shari'ah) qui est, nous l’avons vu,
autrement plus ouverte à l’intelligence et à la créativité humaines que
les interprétations littéra-listes, traditionalistes et dogmatiques le
laissent entendre.

Une meilleure connaissance de l’histoire de l'islam, de ses différentes


phases, de l’apport des savants, penseurs, philosophes et artistes
musulmans devrait être également de nature à ébranler les certitudes
avancées par certains penseurs ou commentateurs sur l’impossibilité
pour Y islam, par nature, de promouvoir la rationalité, le
pluralisme, les sciences et la philosophie. Il ne faut rien
essentialiser, ni pour le meilleur, en se bornant à faire l’apologie
des grandes valeurs de la religion ; ni pour le pire, en diaboli-sant, sur
le mode islamophobe, Y islam en soi, sans nuance ni
contextualisation. Nous n’avons eu d’autre objectif, à chaque étape de
cet ouvrage, de rappeler les principes, de mettre en évidence la
diversité d’opinions et même les défaillances et les contradictions
décelables dans l’éducation islamique ancienne et contemporaine,
comme dans l’application des enseignements et des règles.

A l’attention des lecteurs bouddhistes, hindous, juifs, chrétiens, sans


confession et de tous les autres, ces pages n’ont eu d’autre prétention
que d’éclairer la curiosité de quiconque est désireux de comprendre,
simplement mais sans simplisme. Pour les musulmans, elles se
voudraient en outre un appel à une compréhension plus profonde et à
l’autocritique. Trop souvent, au cours de l’Histoire, il est apparu que
les musulmans avaient eux-mêmes négligé, perdu, voire trahi, le
génie de Y islam. À cause du manque de confiance en soi, du déficit
d’énergie et de créativité intellectuelles, de la prédominance du
littéralisme, du traditionalisme et de l’enfermement dans l’imitation et
la répétition (taqlid), ou encore par la faute de la
colonisation intellectuelle, coincés entre l’idéalisation du passé,
l’impuissance du présent et l’espérance d’un meilleur avenir ; à cause
de tous ces facteurs, les musulmans traversent une triple crise de
confiance, de l’intelligence et de l’autorité. Retrouver le chemin de la
Voie, de façon holistique, exige une révolution intellectuelle et
psychologique. Elle commence par une réconciliation : retrouver la
compréhension des Textes et leurs finalités, donner la place centrale
qui lui revient au sens des pratiques et des règles, s’ouvrir à tout ce
que le patrimoine de l’humanité a produit pour le bien commun en le
faisant sien. L'islam attend des musulmans qu’ils retrouvent, avec
toute leur foi et leur intelligence, le sens du Message, sa force
spirituelle, sa défense de la liberté, son invitation à la connaissance,
son appel à être des témoins devant les Hommes et à
servir l’humanité entière.

Nous avons abordé plusieurs questions sensibles. Sans camper sur la


défensive ou l’apologétique, il était nécessaire et légitime de répondre
aux questions les plus fréquentes concernant Yislam et les
musulmans. Ces analyses ont été sciemment intégrées à la
présentation générale et mises en perspective en leur donnant leur
juste place au cœur de l’ensemble du système de valeurs islamiques.
Il n’a pas toujours été loisible de traiter chaque question de façon
exhaustive, mais cette introduction n’avait d’autre prétention que de
livrer les premières clés de compréhension. Ceux qui voudraient
pousser l’analyse liront des ouvrages spécialisés sur chacun des sujets
que nous avons abordés. Il n’est pas toujours aisé d’évoquer en peu
de mots des questions complexes qui nécessitent une triple mise en
perspective historique, juridique et théologico-philosophique. Nous
avons fait de notre mieux pour rendre ce livre accessible au plus grand
nombre. Quiconque s’apprête à refermer ce livre avec le
sentiment d’avoir mieux compris et la certitude d’avoir encore
à comprendre nous aura offert l’humble satisfaction d’une mission
accomplie.

ANNEXES

I- Dix choses que vous pensiez savoir SUR l'islam

Nombre d’idées reçues courent sur l'islam. Avec le temps, au gré


des événements historiques et des controverses
médiatiques, préjugés et stéréotypes se sont répandus parmi les
musulmans eux-mêmes. Certains, croyant connaître l'islam et
maîtriser leur sujet, répètent ces « vérités » et ces « évidences »,
contribuant à répandre préconceptions et idées reçues. Que savez-
vous vraiment et que croyez-vous savoir ? Question pertinente, à
laquelle l’exercice qui suit devrait vous permettre d’apporter
quelques réponses.

1. Shari'ah

Dans de nombreux livres de vulgarisation et dans les médias, la shari


'ah est devenue une notion négative et effrayante. On y voit
l’application de la législation islamique, présentée comme la « Loi de
Dieu » et réduite au code pénal, avec son lot de punitions inhumaines
: la main coupée des voleurs, les châtiments corporels et la lapidation
de l’homme et de la femme adultères (que l’on croit, à tort, réservée
aux seules femmes, à partir de la représentation biblique). Il est
exact que des Etats et des groupes musulmans violents et
extrémistes, affirmant appliquer la sharî ah, ont déployé un arsenal de
lois et de punitions répressives. Nous les condamnons. La notion de
shari 'ah, qui a de nombreuses définitions selon les domaines
d’études, signifie littéralement « le chemin qui mène à la source d’eau

[pure, destinée à être bue] ». Elle représente la Voie à suivre pour


rester fidèle aux principes et aux finalités du Message islamique. Elle
commence avec la relation d’intelligence et de cœur avec Dieu, la
réforme de soi, la bonne compréhension du credo et des rituels et, sur
les plans individuel et collectif, par la promotion de l’éducation, de
l’usage responsable de sa liberté, de l’égalité des êtres humains, de
la justice sociale et de la quête de la paix intérieure, sociale et
internationale.

2. Jihàd

On ne compte plus les livres où 1 e. jihàd est présenté comme la «


guerre sainte » des musulmans. Il serait pour eux ce que les
Croisades furent pour les catholiques. Or, jihàd signifie littéralement «
effort » ; il désigne tout ce qui est fait pour résister aux tentations ou
états négatifs qui habitent les êtres humains ou qui les environnent,
d’une part, et pour promouvoir le bien, se réformer et réformer leur
environnement, d’autre part. Il s’agit donc d’un double mouvement de
résistance et de réforme : il existe un jihàd spirituel contre l’ego et
l’arrogance, des jihàd contre la pauvreté, le racisme ou la
corruption, comme il existe des jihàd pour l’éducation, la justice
sociale, l’égalité et la paix. Sur les quatre-vingts acceptions du
mot, une seule réfère à la guerre (qitâî) et qui impose des
conditions strictes : la guerre n’est autorisée que dans la légitime
défense, si l’on est agressé ou colonisé, par exemple. Les armes de
la défense doivent alors correspondre à celles de l’agresseur et
le conflit doit s’arrêter aussitôt que l’agression a cessé. Jamais
une guerre ne peut se justifier pour exploiter, coloniser, s’accaparer les
terres d’autrui ou ses richesses, encore moins pour imposer la
conversion. Le verset coranique est très clair : « Si ton Seigneur l’avait
voulu tous les Hommes de la terre auraient cru, tous sans exception.
Est-ce donc à toi à contraindre les gens jusqu’à ce qu’ils croient 8 ? »
Par ailleurs, l’éthique de la guerre de légitime défense est exigeante :
on ne peut s’en prendre aux femmes, aux enfants, aux religieux et aux
civils (la notion de « dommages collatéraux » est inopérante et
inacceptable). En outre, la Nature (les animaux, les arbres et les
plantes) doit impérativement être préservée.

3. Les Messagers

On sait l’attachement des musulmans au Prophète Muhammad. Les


diverses controverses autour des caricatures au Danemark, en France
ou ailleurs ont fortement affecté leur perception. Des manifestations
violentes ont eu lieu, des attentats ont été perpétrés, des menaces
ont été proférées parce qu’on avait osé « toucher au Prophète de
Vislam ». Les musulmans sont appelés à respecter et à aimer le
dernier des Messagers, mais ils doivent éviter de le sacraliser, voire
d’en arriver à des attitudes excessives d’adoration émotionnelle. Dès
sa mort, son plus fidèle ami Abu Bakr avait prévenu : « Que ceux
d’entre vous qui adoraient Muhammad sachent que Muhammad
est mort, quant à ceux qui adoraient Dieu, qu’ils sachent que Dieu est
le Vivant, qui jamais ne meurt 9. » Les musulmans respectent tous les
Prophètes et Messagers. La position majoritaire stipule qu’on ne les
représente pas, ni par le dessin ni par la sculpture, précisément pour
éviter les tentations idolâtres qui finiraient par prendre le Messager
pour objet de l’adoration, au lieu du Dieu unique. L'islam reconnaît
donc et enseigne le respect égal de tous les Prophètes : Noé,
Abraham, Moïse, Jésus, Muhammad et tous les autres, cités ou non
dans les sources scripturaires. Ce respect ne justifie pas les
réactions excessives, parfois hystériques et violentes, de certains
musulmans quand des caricatures sont publiées et/ou des
propos irrespectueux proférés. La distance intellectuelle critique est
la meilleure réponse qui, avec calme et confiance, évite l’émotivité
aveuglée et, avec sagesse, ne réagit pas aux provocations.

4. Allah, religion et culture

Au xviii c siècle, en Europe, on présentait « Allah » comme le « dieu


des Arabes » et l'islam était de fait « la religion des Arabes ». On
ignorait même que les Arabes chrétiens prient Dieu et le nomme «
Allah » dans leur langue. Tout ce qui concernait l'islam était
représenté à travers le prisme de l’Orient et de ses cultures. Il est vrai
par ailleurs que beaucoup d’éléments culturels des sociétés du Sud
ont été intégrés aux modes de vie des pays majoritairement
musulmans. Il en est résulté deux phénomènes : le premier est la
confusion, chez les musulmans eux-mêmes, entre ce qui provient des
prescriptions religieuses islamiques extraites des Textes et le
vêtement culturel que lui ont octroyé les premières sociétés où celles-
ci ont été comprises et appliquées ; le second tient au sentiment que
la fidélité à l'islam reviendrait à rester ou à devenir plus oriental. Or,
les principes, les rites et les objectifs de l'islam se marient
avec toutes les cultures, ce qui en fait d’ailleurs un Message à
vocation universelle. Etre musulman et américain, africain,
arabe, asiatique ou européen n’est nullement contradictoire, mais
le résultat de la rencontre entre un corps unique de principes et de
rituels, d’une part, et la diversité des cultures, d’autre part. Vislam
occidental est donc un isldm fidèle aux Textes du point de vue du
credo, du rituel et des prescriptions, tout en faisant sienne les
cultures occidentales. Le processus n’est pas nouveau, puisque l’on
connaît l'islam indien, africain, arabe, etc. Il s’agit d’un seul et même
isldm, avec la diversité de ses cultures. Il appartient aux musulmans,
dans leurs cultures respectives, de distinguer ce qui est compatible ou
non avec leur foi et leurs principes, de l’intérieur, dans la sélection et
la nuance, non dans le rejet, la diabolisation et la condamnation
générale. 10

abhorrées par l’Église catholique, avec sa morale sexuelle stricte et


puritaine. On reconnaissait qu’il avait été une source de savoir en
sciences, en philosophie et dans les arts, mais on affirmait que les
savants arabes et les musulmans n’avaient été que des traducteurs,
des transmetteurs qui s’étaient bornés à restituer à l’Europe l’héritage
gréco-romain qui lui appartenait en propre. Aujourd’hui encore, on
répète que l'islam se distingue par le retard de son aggiornamento
religieux, son rapport difficile à la raison, aux sciences, aux libertés.
Quant à sa morale sexuelle, inversement à ce que l’on affirmait
au Moyen Age et au début de la Renaissance, elle se caractériserait
par l’enfermement, les carcans et les interdits de toutes sortes. La
perception a changé, mais la constante a toujours été de maintenir
l’altérité de l'islam. Aujourd’hui, affirmer que l'islâm a un problème
avec la raison, la liberté et le progrès, qui seraient autant de «
valeurs occidentales », est presque une évidence pour nombre
d’intellectuels, de politiques et de journalistes. Une simple étude de
l’Histoire du vm' au xnT siècle, jusqu’au XVe siècle en Andalousie et
au xvi' siècle dans l’Empire ottoman sous le règne de Süleyman le
Magnifique, est déjà de nature à remettre en cause cette
essentialisation tronquée de l'islâm. Un tel examen prouve, de
surcroît, que l'islâm a participé à l’évolution des savoirs dans le
monde, que la rationalité y a toujours été célébrée et que l’humanité
lui doit beaucoup en termes de progrès intellectuels, scientifiques
et technologiques. Les valeurs que l’Occident s’est appropriées ne lui
appartiennent pas en propre et sont partagées par de nombreuses
autres civilisations, dont l’Islam. Enfin, on aurait tort de ne pas
reconnaître les contributions intellectuelles et scientifiques
contemporaines des musulmans à travers le monde (sciences,
médecine, économie, sociologie, anthropologie, etc.).

6. Fatalisme et in shà Allah

La meilleure preuve que les musulmans sont fatalistes repose dans la


formule bien connue : in shâ Allah (« S’il plaît à Dieu »).

Elle démontre qu’ils s’inscrivent dans le temps de l’Histoire non pas


vraiment en sujets libres, mais plutôt dépendants de la volonté
divine, victimes d’une conception paralysante du déterminisme
historique que des penseurs des Lumières, en France, en Allemagne,
en Angleterre, avaient déjà relevée, analysée et critiquée. Cette
représentation confirmait que les musulmans, par l’essence même de
leur religion, ont un « problème » avec l’idée même de « sujet libre »
qui raisonne, cherche et s’émancipe par la découverte et le savoir.
Pourtant, la formule « in shâ Allah » est le contraire d’une incitation
au fatalisme ou à la passivité. L’ensemble du Message de l'islam,
dans le Coran et les traditions prophétiques, invite les musulmans à
se savoir seuls et responsables devant Dieu, libres et agents de leurs
actes, avec l’obligation de se mettre en quête du savoir et d’agir
pour le bien. « In shâ Allah », en ce sens, représente la formule
de l’humilité spirituelle du croyant, acteur et actif dans sa vie et dans
l’Histoire. Ce dernier sait qu’il doit agir, donner de sa personne, faire
les efforts nécessaires, acquérir les connaissances requises pour
réaliser ses projets ou pratiquer son métier ; il sait aussi, néanmoins,
que, comme il assume sa responsabilité et son pouvoir, le résultat
ultime n’est pas entre ses mains. En ce sens, « in shâ Allah » ne peut
pas, jamais, servir de justification au fatalisme passif : la formule
exprime bien plutôt la nécessaire humilité spirituelle du sujet libre et
conscient de devoir s’engager, jusqu’au bout de ses capacités, à
acquérir du savoir pour se réformer et réformer le monde qui l’entoure.
7. Polygamie

Les débats sur la polygamie ne sont pas nouveaux. La seule présence


de cette notion en islam est la preuve, une de plus, qu’il ne connaît
pas l’égalité des sexes et a bien « un problème » avec le droit des
femmes. À l’époque de la Révélation, les Arabes pratiquaient la
polygamie et aucune limite n’était fixée au nombre d’épouses. On sait
que certains interdits, recommandations ou obligations (l’alcool, les
intérêts, etc.) ont fait l’objet de plusieurs révélations successives
indiquant une direction, une pédagogie divine, afin d’orienter les
musulmans vers un but. Les révélations relatives à l’homme, à la
femme, au couple et à la polygamie sont de cette nature. D’abord
limitée à quatre épouses, la polygamie est en outre liée à
une situation particulière : la prise en charge des orphelins. En
ce sens, elle est présentée comme une tolérance, et non comme la
règle qui est clairement la monogamie. Dans les cas où la polygamie
peut être envisagée et tolérée, elle est encadrée par des règles
strictes de transparence, d’égalité de traitement et de protection
légale qui imposent, si elles ne sont pas respectées (comme c’est le
cas factuellement dans de nombreux pays), de s’en tenir à la
monogamie, par l’injonction même du Coran. Par ailleurs, selon
certains savants, la première épouse peut stipuler dans son contrat de
mariage qu’elle refuse la polygamie ; elle s’interdit par là à son mari,
s’il a accepté les termes du contrat. En conclusion, l'islam a régulé
cette tolérance, et l’évolution de la Révélation tend clairement à
l’établissement et à la défense de la monogamie.

8. La tenue vestimentaire

La notion de pudeur, centrale en islam, concerne les hommes aussi


bien que les femmes. Il importe de relever qu’il ne s’agit pas
simplement de pudeur physique, mais d’une certaine conception du
rapport à soi et à la vie : la pudeur intellectuelle et sentimentale sont
les miroirs de ce que la pudeur physique doit être pour tous et toutes.
Intellectuellement, sentimentalement et physiquement, il s’agit
d’éviter la visibilité superficielle, l’exposition indécente, l’arrogance,
l’ostentation et l’égocentrisme. Dans ce sens, quatre critères sont liés
à l’être au monde des croyants désireux d’appliquer les principes
de l'islam sur le plan plus spécifiquement vestimentaire : en
public, éviter le vêtement transparent (a) et moulant (b) ; le
vêtement doit rester discret (c), sans pour autant négliger l’esthétique
et la beauté (d). Pour les femmes, la prescription porte également sur
le port du foulard (khimâr), dont on parle beaucoup en Occident. Il
faut noter que le port du niqâb (le voile qui couvre la face) n’est pas
reconnu comme une obligation de l'islam par la majorité des savants.
Le khimâr (foulard), au contraire, est bien une prescription, mais il ne
fait pas partie des obligations essentielles (darüriyât) de l'islam. Il
s’agit d’un acte de foi. En tant que tel, il doit donc être et rester pour
chaque femme un choix libre dans son parcours spirituel de
pratiquante. Le principe vaut dans les deux sens : il n’est pas juste
islamiquement d’imposer aux femmes de porter le foulard (comme
c’est le cas dans certains pays, dans certaines communautés ou
familles) ; et il est contraire aux droits de l’Homme de leur imposer
de l’enlever contre le choix de leur conscience.

9. L’abattage rituel

De nombreuses organisations de défense des droits des animaux ont


critiqué, en Occident, les méthodes d’abattage rituel, tant juif que
musulman, mettant en évidence le caractère cruel du traitement des
bovins, des ovins ou des volailles, puis de leur mise à mort.
Autrement plus violentes et choquantes paraissent les méthodes
industrielles que sont l’élevage mécanique, le gavage, le transfert des
bêtes dans des conditions souvent scandaleuses, leur traitement dans
les abattoirs, les électronarcoses parfois approximatives, l’eau
électrifiée et, à chaque étape, le peu de considération accordé à la
souffrance animale. L’abattage rituel musulman, très exigeant, impose
un traitement exemplaire des animaux de leur vivant. Le Messager a
demandé que les animaux soient respectés et bien nourris, que les
couteaux ne soient pas aiguisés devant leurs yeux et, enfin, qu’un
animal ne soit jamais sacrifié en présence d’un autre. Leur épargner la
souffrance est une obligation morale. Rien ne peut donc justifier la
souffrance des animaux : ni l’importance du rituel proprement dit, ni le
fait de devoir répondre à des demandes qui se chiffrent en millions de
bêtes. Les formes du rituel d’abattage sont également très strictes.

La formule : « Au nom de Dieu, Dieu est le plus grand » inscrit cet


acte dans l’ordre de l’adoration de Dieu, qui donne autorisation aux
Hommes de consommer la viande animale. Seule la consommation
permet d’ailleurs l’abattage ; aucune autre mise à mort n’est justifiée.
Celle-ci doit être pratiquée de façon experte, avec une technique
d’exécution immédiate et sans souffrance. Il ne s’agit donc pas
uniquement d’ajouter quelques rituels formalistes aux méthodes
d’élevage et d’abattage industriels, lesquelles, de l’avis de tous les
défenseurs des animaux, sont indignes et scandaleuses. La viande ne
devrait vraiment être considérée comme halàl que lorsque tous
ces critères ont été réunis, notamment l’exigence d’un
traitement digne, de l’élevage à la mise à mort. Trop de
musulmans s’en tiennent au formalisme de l’abattage en copiant,
voire en multipliant les méthodes industrielles dont l’« habillage
islamique » relève surtout de la cosmétique. Quelques formules
et techniques ne suffisent pas à rendre la viande halàl. Des
organisations musulmanes se sont engagées à développer un élevage
et une production de viande plus respectueux des normes musulmanes
; elles conseillent très justement aux musulmans de se tourner vers
les méthodes bio d’élevage et d’abattage (qui correspondent aux
critères de l’éthique islamique) et les invitent également à consommer
moins de viande, ce qui serait en effet une bonne chose (la
permission n’est pas caution de l’excès).

10. Qui est musulman ?

Les écoles de droit (madhhab) ne sont pas d’accord sur la réponse à


donner à cette question. Toutes conviennent que, femme ou homme,
on est musulman dès lors qu’on a prononcé l’attestation de foi («
J’atteste qu’il n’est de dieu que Dieu et que Muhammad est Son
Envoyé »), en connaissant son sens et avec la sincérité du cœur. La
majorité des savants exige que cette attestation soit prononcée
devant deux témoins musulmans et qu’elle soit suivie des ablutions
majeures (une douche avec des rituels restreints). Ensuite, l’individu
est déclaré musulman,

son passé est effacé, donc pardonné. Quant aux musulmans de


naissance, l’attestation prononcée à l’âge de raison confirme, par un
acte de conscience, leur appartenance première et naturelle à l'islam.
Certains ajoutent que ne peuvent être considérés comme vraiment
musulmans que les individus qui pratiquent leur religion (prières,
zakât, jeûne, etc.) ou encore évitent les péchés majeurs. D’autres
encore, dans les courants extrémistes, considèrent que le soutien à
des dirigeants usurpateurs ou à des despotes (ou simplement la
passivité complice) exclut automatiquement de l'islam les individus en
question, voire des collectivités entières. Ces dernières positions sont
infondées et reposent davantage sur des lectures littéralistes et
des considérations idéologiques et politiques. Au demeurant,
toute personne ayant formulé l’attestation de foi, avec son
intelligence et son cœur, et qui se sent musulmane, doit être
considérée comme telle, quels que soient sa pratique, son
comportement, ses péchés, ses erreurs ou ses contradictions. Aucune
autorité, aucune institution, aucun savant n’a le pouvoir de « sortir
» (takfïr) quiconque de Yislàm. Il est certes possible de juger un
propos, un comportement ou une action, de dire sa compatibilité, ou
non, avec les prescriptions de Yislàm, mais non pas de nier
l’appartenance d’un individu à Yislàm si celui-ci la revendique. Ce
jugement ultime - jugement des êtres et des cœurs — n’appartient
qu’à Dieu.

II- Bibliographie indicative

(pour aller plus loin)

Coran, nouvelle traduction du sens des versets, traduit par Mohammed


Chiadmi, préface de Tariq Ramadan, Tawhid, 2007.

Libéra Alain de, Penser au Moyen Age, Seuil, 1996

Vitray-Meyerovitch Eva de, Islam, l’autre visage, Albin Michel, 1995.

Fakhry Majid, Nasr Marwan, Histoire de la philosophie islamique, Cerf,


1989.

Gardet Louis, Bouaram Chikh, Panorama de la pensée islamique,


Sindbad/Actes Sud, 1995.

Geoffroy Eric, Le Soufisme, voie intérieure de l’islam, coll. « Points


Sagesses », Seuil, 2009.

Laurens Elenry, Tolan John, L’Europe et l’Islam, quinze siècles


d’histoire, Odile Jacob, Paris, 2009.

Links Martin, Muhammad. Sa vie d’après les sources les plus


anciennes, Seuil, Paris, 2002.

Lory Pierre, Amir-Moezzi Mohammad-Ali, Petite Histoire de l’islam, J’ai


Lu, Paris, 2007.

Ramadan Tariq, La Réforme radicale. Ethique et Libération, Presses du


Châtelet, 2008.

Ramadan Tariq, Muhammad, vie du Prophète. Les enseignements


spirituels et contemporains, Presses du Châtelet, 2006.

III-Glossaire

Abwàb (sing.
Portes d’accès (mystique).
bâb)

Adàb (sing.
Lettre, littérature, bon comportement.
Adab)

Adl Justice.

Afw Pardon, grâce.

Ahkâm Règles, prescriptions.

Ahkâm Règles fixant la nature et la responsabilité


taklïfiyyah légale et morale de l’action.

Ahl al- ilm Gens du savoir, gardiens du savoir.

Ahl al-bayt Membres de la famille du Messager.


Ceux qui se réfèrent à la stricte narration
Ahl al-hadith
des sources.

Gens du Livre (communément les juifs et


Ahl al-kitâb
les chrétiens).

Ceux qui défendent l’opinion au-delà de la


Ahl al-ra 'y
littéralité.

Ahwâl (sing.
États et dons divins (mystique).
hâl)

Akhlâq
Éthique, valeurs morales, comportement
(sing.
vertueux.
khuluq)

L’éthique (souvent utilisé pour les codes de


Akhlâqiyyât
déontologie).

Âlim (pl.
Savant.
ulamd ’)

A mal (sing.
Action.
amal)
Aman Sécurité.

Amânah Dépôt.

Âmmah
(plur. a Général, les gens ordinaires.
wàm)

Amr Commandement, ordre.

Dhikr Rappel, souvenir.

Religion, conception de la vie et de la


Dïn
mort.

Du à ' Invocations libres.

Fada il (sing.
Vertus.
fadïlah)

Fajr Première prière de la journée.


Falâh Succès, réussite, bien-être, joie.

Falàsifah
(sing. Philosophes.
falyasüfi

Falsafah Philosophie.

Fana ' Extinction.

Faqïb (pl.
Savant du droit musulman, juriste.
fuqaha)

Faqr Pauvreté.

Fard Obligation.

Fardï De nature obligatoire.

Fardï Individuel.

Faridah Obligation.
Fasâd Corruption, perversion.

Fâtihah L’Ouverture (première sourate du Coran).

Fatwa (pl.
Opinion légale.
fatàwâ)

Fiqh Droit et jurisprudence.

Fisq Perversion.

Fitnah Trouble, crise, division, guerre intestine.

Disposition naturelle vers le


Fitrah
Transcendant, la quête naturelle de sens.

Fujür Immoralité, licence, libertinage.

Invisible, caché, inaccessible aux sens,


Ghayb
mystère.

Hadïth (pl. Tradition prophétique (« ce qu’il a dit, fait


ahàdith) ou approuvé »).
Prescriptions secondaires liées aux
Hâjiyyât
besoins.

Hajj Grand pèlerinage (une fois par année).

Haklm Sage.

Halàl Licite.

Personne ou avis qui suit l’école juridique


Hanafi
d’Abü Hanïfa.

Personne ou avis qui suit l’école juridique d’Ibn


Hanbalï
Hanbal.

Individus prônant le monothéisme de la


Hanïf
tradition abrahamique sans être juifs ni
(pl.
chrétiens (littéralement le mot signifie pur,
hunafa)
purifié).

Haqd’iq
(sing. Les vérités.
haqïqah)
Haram Illicite.

Hassan Bon, beau, embelli.

Haya Pudeur.

Hijz Protection.

Hijrah L’Hégire, l’exil.

H ikmah Sagesse.

Hilf al-
Pacte des vertueux.
fudül

Hiyal Astuces (juridique).

Hub Amour.

Hudûd Limites, code pénal (juridique).

Huriyyah Liberté.
Husn Bon, bien.

Huzn T ristesse.

Ibâdât
(sing. Le culte, les rituels.
‘ibâdah)

Ibdrah
(pl. Expression, locution.
ibârdt)

La grande fête du sacrifice après le temps du


Id al-
pèlerinage (l’une des deux fêtes du calendrier
Adhà
islamique).

La fête de la rupture du jeûne du Ramadan


Id al-Fitr
(l’une des deux fêtes du calendrier islamique).

Iffah Tempérance, maîtrise, abstinence.

Ihrâm Etat de sacralisation.

Ihsan Sincérité, excellence.


Ijmâ ' Consensus.

Raisonnement autonome et original,


Ijtihâd éthiquement orienté, développé à la lumière
du message.

Ikhlas Sincérité.

Ilham Inspiration (par la pensée éveillée ou le rêve).

Illah (pl.
Cause, raison d’être, ratio legis.
liai)

llm Le savoir.

Imàn Foi.

Imârat al-
Pouvoir, installation et gestion de la terre.
ard

Infisâl Séparation.
Insàn Être humain.

L’homme complet, accédant à la plénitude


Insân kàmil
(mystique).

Appel annonçant le début imminent de la


Iqàmah
prière.

Iràdah La volonté.

Ird Honneur, dignité.

Ishâ ' Cinquième prière de la journée.

Ishàrah (pl.
Indication, allusion.
ishârât)

Ishq Amour spirituel exclusif (mystique).

Islâh Réforme, renouveau.

Isnâd Chaîne de transmission.


Istinbât Extraction des règles, des principes à partir
des sources.

La voie droite, de la droiture et de la


Istiqâmah
fidélité.

Istislàm Don total de soi (mystique).

Istità ah Capacité.

ftidâl Justice, droiture.

Retraite dans les mosquées durant les dix


Vtikâf
derniers jours du Ramadan.

Ittisàl Lien, être lié (mystique).

Ittifâq Accord, conciliation.

Ittihâd Union.

Ittihâdiyyah Union acquise, expérimentée (mystique).


Jabriyyah École de pensée déterministe.

Jahmiyyah École de pensée déterministe.

Jalb Apport, acquisition, intégration.

Jamâ ah Prière en commun.

Jarnâ i Collectif.

Jinn Esprit bienfaisant ou malfaisant.

Vendredi (et également la prière


Jum ah
hebdomadaire qui a lieu ce jour).

Juz 'iyyàt Détails, parties.

Kaba ir Les grands péchés.

Kdfir (pl. Celui qui nie Dieu (ou une partie, un


kujfâr) élément de la vérité révélée).
Kdmil Complet, achevé, réalisé (mystique).

Karâmah Dignité.

Kasb Acquis (par l’effort).

Kashf Dévoilement (mystique).

Kawn La Création, l’Univers.

Kawniyyah Lié à l’ordre de la Création.

Khalifah Vice-gérant.

Khâliq Le Créateur.

Khalq La Création, le créé.

Khanaqah Cercle soufi.

Khâssah Spécifique, spécial, particulier.


Khawârij Ancien courant religieux extrémiste et
excommunicateur.

Khawâs Les singuliers, l’élite (mystique).

Khawâs al- L’élite de l’élite, les initiés, amis de Dieu


khawâs (mystique).

Khayr Bien, bon, bienfaisant.

Khildfah Vice-gérance sur la Terre.

Khimâr Foulard couvrant les cheveux et la poitrine.

Khushü ' Crainte amoureuse de Dieu.

Kitàbah Écriture, obligation.

Négation de Dieu, de la vérité ;


Kufr
étymologiquement : voilé, couvert, scellé.

Kullï (pl.
Total, complet, global, universel.
kulliyât)
Latd if Secrets, beautés subtiles (mystique).

Laylah al-
La Nuit du Destin ou du Mérite.
Qadr

Lutf Bonté, gentillesse, douceur.

Connaissance (de la Vérité, Dieu, chez les


Ma rifah
mystiques).

Ma'rüf Connu, bien, bon, licite.

Madhhab (pl.
Ecole de droit.
madhâhib)

Mafiadah (pl.
Corruption, corrompu, corruptif.
mafàsid)

Maghrib Quatrième prière de la journée.

Mahabbah Amour.
Mahjüb Voilé (mystique).

Deviné, partiellement dévoilé


Mahzür
(mystique).

Majdlis fiqhiyya Conseils juridiques islamiques.

Makdrim Les plus nobles, vertueux.

Makdsib Rétributions (avec l'effort).

Makrûh Détesté, non recommandé.

Personne ou avis qui suit l’école


Màlikï
juridique de Mâlik.

Raison d’être, ratio legis (parfois


Mandt
synonyme de illah).

Mandzil (sing.
Étape, stations (mystique).
manzilah)

Mandüb Recommandé, permis.


Manzilah bayna Position entre deux positions (Mu
manzilatayn tazilah).

Maqâmdt
Stations, étapes (mystique).
(maqdm)

Maqàsid (sing.
Objectifs, finalités supérieures.
maqsid)

Partisans de l’école des objectifs et


Maqàsidyyûn
finalités supérieurs.

Marâtib (sing. Niveaux, degrés, étapes de l’élévation


martabah) mystique.

Référence religieuse (référant souvent


Marja '
aux savants, chez les chiites).

Mas ûliyyah Responsabilité.

Masâdir (sing.
Sources de référence.
masdar)
Masïr Le chemin, la voie (mystique).

Maslahah (pl.
Intérêt éthique individuel ou collectif.
masâlih)

Le corps du texte d’une tradition


Matn
religieuse (juridique).

Partisans de l’école qui associe le révélé


Matürïdï
et la raison.

Mawdhib Dons, cadeaux (mystique).

Mawlà Maître, guide, savant.

Millah Communauté, religion, communauté

spirituelle.

Minhâj Méthodologie, praxis.

Mü dkhâh Pacte de fraternité de Médine.


Mu allim Enseignant.

Mu 'âmaldt Relations interpersonnelles, actions et

(sing. u
transactions.
'dmalah)

Mu 'min Croyant, qui porte la foi.

Mu 'tazilah Partisan de l’école rationaliste.

Mubdh Permis.

Mufassirün Exégètes du Coran.

(sing. mufassir)

Muhaddithün Spécialistes du Hadïth.

Musulmans qui ont quitté La Mecque pour


Muhdjirün
Médine, les exilés.

Muharram Interdit.
(pl. muharramdt)

Muhdsabah Autoévaluation.

Mujàhadah L’effort.

Mukallaf Parvenu à l’âge de raison, responsable

(pl.
de ses actes.
mukallafün)

Mukhtdr Choisi.

Muktasab Acquis (par l’effort).

Mumârasah Expérimentation, pratique.

Munkar Mauvais, rejeté, illicite.

Murabbï Educateur.
Murdqabah Autosurveillance.

Murid (pl.
Aspirant, initié.
murïdün)

Courant musulman qui défend la croyance


Murji un
d’un individu malgré les grands péchés.

Situation où il faut considérer l’intérêt


Mursalah
éthique en l’absence de textes (juridique).

Murshid Guide.

Murü ah Souplesse, facilité.

Musawdh Égalité.

Muslim (pl. Les musulmans (qui ont foi, font don de


muslimün) leur être en quête de la paix de Dieu).

Mustafâ Purifié (un des noms du Messager).

Mustahab Préféré, recommandé.


Situations et applications légales sujettes
Mutaghayyiràt
au changement.

Théologiens-philosophes et juristes-
Mutakallimün
philosophes.

Mutasawwifiun Les soufis, les mystiques.

Nabi (pl.
Prophète.
anbiya)

Ndfi ‘ Utile, profitable.

Nafi L’être, l’âme habitant le corps.

Nafs ammârah L’être, l’âme qui impose et subit le mal.

Nafi L’être, l’âme en tension entre le bien et


lawàmmah le mal.

Nahy L’interdit.
Naql Les Textes (Coran et traditions du
Prophète).

Naqshbandï Ecole et cercle soufi(e).

Nasl Filiation, parenté.

Nâss Les gens, les Hommes, l’humanité.

Nas (pl.
Le Texte, les sources scripturaires.
nusüs)

Épanchements et fusions ultimes


Nihâyât
(mystique).

Montant à partir duquel la zakât doit être


Nissâb
versée.

Nür Lumière.

Qabd Contraction (mystique).

Qabïh Laid, mauvais, mal.


Qada Volonté de Dieu (prédestination).

Qadar Décret de Dieu (prédestination).

Qadariyyâb École partisane du libre-arbitre.

Qàdiriyyah École et cercle soufi.

Qalb (pl.
Cœur.
qulüb)

Qalb sallm Cœur sain (fidèle à l’état originel).

Le Législateur (nom donné en arabe et


Qanünï
en turc à Suleyman le Magnifique).

Définitif, sans marge interprétative


Qat i
(juridique).

Qat
'iyyah Principes et règles avérés et clairs quant à la
(pl. qat source et au sens (juridique).
iyyàt)
Qawâ id Règles, principes.

La direction de La Mecque pour la prière


Qiblah
rituelle.

Qist Justice, équité.

Qiyam
(sing. Les valeurs.
qimah)

Qiyàs Le raisonnement par analogie.

Qudrah Le pouvoir, la capacité.

Tradition dont l’inspiration vient de Dieu et les


Qudsï
mots du Messager.

Qur ân Coran.

Quraysh Habitants de La Mecque.


Rabbànï Qui est empli, imprégné de la présence de
Dieu.

Rahil Départ, exode.

Rak'ah Cycle de prière rituelle.

Rasùl (pl.
Messager, Envoyé.
rusut)

Ri bd Intérêt, usure et spéculation.

Riddah Apostasie.

Rüh Esprit.

Rühdnï Qui fait vivre le souffle, l’esprit intérieur.

Sa àdah Félicité.

Sabr Patience, persévérance, endurance.

Sadaqah Don, charité libre et non prescrite.


Sadàqah Amitié, confiance.

Safd (al) Deux stations entre lesquelles courent les


wa al- pèlerins en souvenir de Hâjar cherchant de
Marwah l’eau.

Safa La pureté.

Sakinah La paix, l’apaisement intérieur.

Les trois premières générations des


Salaf
musulmans.

Qui suit les enseignements des trois


Salajt premières générations. Aujourd’hui, les
littéralistes (parfois les réformistes).

Saldh Bon, bien, droit.

Saldm Paix.

Sali h Bon, vertueux, valide.


Sâlikün (sing.
Aspirants en quête de Dieu (mystique).
sâlik)

Samâhah Pardon, mansuétude.

Sha â 'ir Prescriptions juridiques.

Personne ou avis qui suit l’école juridique


Shâfi'î
d’Al-Shâfi‘1.

Shâhid Témoin.

Shahmo Martyr.

Shâmil Complet, achevé, plein.

Sharaf Honneur, noblesse.

Sharï ah La Voie de la fidélité, les lois (juridique).

Sharr Mal, mauvais, malfaisant.


Shart (p. Condition.
shurüt)

Shawq Désir spirituel (mystique).

Shir'ah (shara
Voir sharï ah.
'a)

Associer quelqu’un (ou quelque chose) à


Shirk
l’adoration du Dieu unique.

Shuhüd Témoins, l’expérience vécue (mystique).

Shukr Remerciement.

Shürâ Consultation, délibération.

Shuyükh Savant, Guide, Référence (litt. âgés,


(sing. shaykh) vieux).

Sidq La sincérité, la véracité.

Sifât (sing. Attributs (divins).


sifd)

Sïrah La biographie du Prophète.

Sirr Le secret.

Subh Première prière de la journée.

Süf Laine (vêtement des mystiques).

Sùfi Un mystique, un souft.

Suhuf (sing.
Feuilles anciennes (révélations), Tables.
sahïfah)

Sukr Ivresse spirituelle (mystique).

Sullam al-
Echelle des valeurs.
qiyâm

Sulük Le comportement, la pratique, l’attitude.

Sunan (sing. Traditions, coutumes, tradition du


Sunnah) Prophète (juridique).

Sur ah Chapitre du Coran (114 chapitres au total).

Surûr Joie.

Taifah Groupe, tribu, secte.

Génération qui suit les compagnons du


Tâbi ün
Prophète.

T ahib Médecin.

Tatbïq Application, mise en pratique.

Tadhakkur Rappel.

Tafakkur Méditation.

Tafiir Commentaire du Coran.

Tafwïd Renoncement de soi en Dieu (mystique).


Tahajjud Prière de la nuit.

T ahârah Pureté rituelle.

Tahdhïb Discipline, raffinement, sublimation.

Prescriptions de troisième catégorie liées à


Tahsiniyyât
l’embellissement.

Tajallï Epiphanie (mystique).

Takfir Excommunier, sortir quelqu’un de l’islam.

Taklif Responsabilité rituelle et légale.

Mise en application d’une règle dans le réel


Tanzil
ou un contexte donné (droit).

Taqdrub Rapprochement, proximité (mystique).

Appréciation, imaginant des situations


Taqdïrï
nouvelles (juridique).
Taqlid Imitation, émulation (Shï'a).

Conscience et amour révérenciels de Dieu,


Taqwà
piété.

Prière de la nuit pendant le mois du


Tarawïh
Ramadan.

Tard al-
Rejet du souci, du trouble.
hamm

T ariq Le chemin.

Tasawwuf Le soufisme, la mystique.

Tawâdu ‘ Humilité.

Tawbah Repentir.

Tawhid Unicité de Dieu.

Tawhid al- Unicité de Dieu, au sens de Son être, en Lui-


rubübiyyah même.

Tawhïd al- Unicité de Dieu, au sens de la quête


ulühiyyah humaine de Son adoration exclusive.

T ayyib Bon, bien, généreux.

Tazkiyah Purification, réforme de soi (mystique).

Thawâbit
(sing. Principes immuables, universels.
tbàbit)

Thiqqah Confiance.

Turâth Héritage scientifique ou culturel, tradition.

Turuq
(sing. Cercles soufis, mystiques.
tarïqah)

« Esclaves » livrés à la volonté de Dieu


'Ubbàd
(mystique).
'Ubüdiyyah Adoration, disposition à servir Dieu.

Les cinq principaux Messagers qui ont fait


Ulü al-
preuve de patience et de fermeté : Noé,
'azm
Abraham, Jésus, Moïse et Muhammad.

Ulüm al-
Sciences des traditions prophétiques.
hadïth

'Ulüm al-
Sciences du Coran.
Qur 'ân

Communauté spirituelle, communauté de foi


Ummah
et de principes.

Usül (sing.
Les fondements.
ast)

Le petit pèlerinage (à tout moment de


'Umrah
l’année).

Savants spécialisés dans les fondements du


Usüliyyùn
droit.
Wa'd Promesse.

Wa'ïd Avertissement, menace.

Wahdat al- Unité de l’expérience de la présence


Shuhùd (mystique).

Wahdat al-
Unité de l’être et de la présence (mystique).
Wujûd

Wdjib (pl.
Obligation.
wâjibât)

Wâqï Réalité, environnement.

Wildyât Proximités de l’ami initié (mystique).

Wujüd Présence.

Yaqazah
Éveil (mystique).
Yaqin
La certitude.
Yathrib
Ancien nom de la ville de Médine. L’apparent,
Zàhir l’exotérique (mystique). Partisan de l’école
littéraliste d’Ibn Hazm.
Zâhirl

Zakàt Impôt social purificateur (3' pilier de l’islam).

Zakàt Taxe purificatrice de la fin du Ramadan destinée


al-fitr aux pauvres.

Conjectural, ouvert à l’interprétation


Zannï
(juridique).

Zawiyah
Cercle, centre soufi, mystique.
Zuhd
Ascèse, éloignement des biens du monde. Les
Zuhhàd
ascètes (mystique).
Zuhr
Seconde prière de la journée. Injustice.
Zulm

IV-Les mois du calendrier lunaire musulman

1. Muharram (mois sacré)

2. Safar

3. Rabî al-awal

4. Rabï' al-thânï
5. Jumâdàh al-ülà

6. Jumâdàh al-thâniyyah

7. Rajab (mois sacré)

8. Cha 'bân

9. Ramadan

10. Chawwal

11. Dhü al-qi dah (mois sacré)

12. Dhü al-hijjah (mois sacré)

Remerciements

Il est difficile de faire simple. Ce livre d’initiation à l’islam, qui se


devait de rester accessible et assez court, aura somme toute exigé
beaucoup d’efforts. Ce Génie de l’islam, on m’avait proposé de l’écrire
en 2003. Il m’a fallu un peu de temps...

Cet ouvrage est la synthèse de nombreuses lectures, d’études et


d’expériences vécues au cours de ces longues années
d’étude, d’enseignement et d’engagement intellectuel dans les
débats publics et sur le terrain. Tous ces éléments, ajoutés aux
contributions de tant de femmes et d’hommes sur la route -
musulmans, croyants d’autres confessions ou sans confession — m’ont
permis de l’écrire en ces termes. L’esprit de ce petit livre
d’introduction leur doit beaucoup.

J’aimerais remercier les Presses du Châtelet pour leur confiance. Une


pensée particulière pour Olivier, à qui j’ai sans doute donné plus de
travail que d’habitude avec ce manuscrit. Il a fait un excellent travail
de relecture. Je n’oublie pas Sandrine, Sophie et l’équipe entière qui
ont assuré le suivi de l’édition.

Ce livre n’aurait pu voir le jour dans sa forme actuelle sans la


contribution majeure de Caroline Davis, mon assistante à l’université
d’Oxford. Jennifer Reghioui, en charge de mon bureau européen, est
d’un soutien majeur, quotidiennement. Ce livre lui est dédié avec
respect et reconnaissance.
Iman, toujours et intensément. Maryam, Sami, Moussa, Najma, avec
le cœur d’un papa. Shaima et Ali, avec amour. Dans la multiplication
de cet amour aujourd’hui Kylian et Noora... et d’autres bientôt, s’il
plaît à Dieu. Je vous dois tant.

Je n’oublie pas ma mère, que Dieu la protège ; mon père, que Dieu
l’accueille dans Sa Grâce et Aymen, Bilal, Yasser, Arwa, Hani, mes
frères et ma sœur sur cette route qui continue ici, et que tous leurs
enfants, nos enfants, poursuivent au gré des sentiers, des convictions
et des espoirs. Que votre route soit belle.

Merci, merci vraiment, merci profondément.

Oxford, novembre 2015

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