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L'EXPERIENCE INTERNE CHEZ KANT LE DOGMATISME PRECRITIQUE DU SENS INTERNE. C’était peut-étre un regard jeté sur l'histoire de sa pensée qui inspirait 4 Kant, dans l'Architectonique de la Raison pure’, la réflexion suivante : « Il est facheux que ce ne soit qu'aprés avoir passé beaucoup de temps, guidés par une idée cachée en nous, & rassembler rapsodiquement, comme autant de matériaux, beau- coup de connaissances relatives & cette idée, et méme aprés les avoir longtemps disposées techniquement, qu'il nous est enfin possible de voir l'idée dans un jour plus clair et d’esquisser archi- tectoniquement un ensemble d’aprés les fins de la raison. » Dans cette remarque, I'historien de la pensée kantienne peut, en tout cas, trouver une expression assez exacte de la maniére dont s'est constituée la philosophie critique. Certes, il évitera d'introduire dans le développement de cette philosophie une finalité ou une continuité qui ne permetiraient plus de rehausser, comme il con- vient, certains moments décisifs d’invention et de rupture avec le passé. Mais il discernera, au-dessous de ces brusques inflexions, le mouvement incessant d’une réflexion orientée, par la méditation des antinomies, vers la découverte d'un nouveau rationalisme. II montrera comment, sous la poussée de la réflexion critique désa-_ grégeant l'une aprés l’autre les parties les plus résistantes du ralionalisme dogmatique, certains concepts se sont trouvés peu a 4. Kritik der reinen Vernun/t, A, 834, Kant’s gesammelle Schriften; Berlin, t. IIL, p, 540. Tous nos renvois se rapportent a I'édition de l'Académie de Ber- lin, dont nous indiquerons seulement Je tome. — Traduction frangaise Treme- saygues et Pacaud, Paris, Alcan, 1905, p. 643, Nous désignerons cette traduction parT. P. 206 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE peu libérés des synthéses anciennes auxquelles ils appartenaient, pour étre appropriés avec un usage immanent aux exigences de la philosophie nouvelle. Quelques-unes des conceptions médiatrices qui rendent possible la collaboration de la sensibilité et de l'en- tendement n'ont regu que tardivement une signification transcen- dantale, alors que Kant avait déja atteint, par ailleurs, des résul- tats garantissant la fécondité de sa méthode. Le sens interne est une de ces notions. Destituer le sens interne de toute valeur pour la connaissance du moi considéré comme substance, fut une des derniéres étapes de la pensée de Kant, avant 4781. A cette condi- tion seulement pouvait étre-défini le rapport du moi formel de Vaperception, par ses catégories, aux intuitions formelles de la sensibilité. Au nombre des causes qui expliquent que Kant ait ajourné, aprés 1772, l'espoir d’une prompte publication de son ceuvre, il faut compter l'obstacle qu'opposait la psychologie ration- nelle a l’élaboration de la Critique. Car le concept de l’dme en soi, tel que la psychologie rationnelle le développe, est fourni par le sens interne. Kant avait déja formulé, dans toute sa netteté, le probléme critique, qu'il adhérait encore, semble-t-il, 4 quelques- unes des théses essentielles de la psychologie rationnelle. Cependant, nulle recherche de psychologie portant sur les facul- tés de l’'Ame n’avait conduit Kant, dans la Dissertation de 1770, a conférer a la sensibilité le rang d’une faculté de connaitre hétéro- gene a l’entendement. La découverte des intuitions pures de la sensibilité couronnait un laborieux effort de méditation appliqué aT’analyse des concepts de l’espace et du temps en usage dans la science newtonienne. Les écrits de Kant antérieurs & 1784 font rarement mention du sens interne. Toutefois, il est remarquable que, dans les passages ou il en est question, le sens interne appa- rait solidaire d'une connaissance obtenue par un entendement qui refuse de se mouvoir uniquement parmi les relations logiques des concepts. Ainsi, dans la Vova Dilucidatio (1755), aprés avoir éta- bli, contre Leibniz et Wolff, qu’il est impossible qu'une substance simple, sans rapport avec d’autres substances, éprouve en elle des changements continuels, en vertu d’un principe interne d’activité, Kant ajoute : « C’est la meilleure preuve 4 donner en faveur de l’exis- tence des corps; car on ne peut expliquer autrement que par une action réciproque des substances les unes sur les autres les chan- gements internes éprouvés par l'4me, qu'elle pergoit par le sens J. NABERT, — L'EXPERIENCE INTERNE CHEZ KANT. 207 interne (per sensum internum )* ». Ici, le sens interne est comme un organe de l’4me pour la réception des influences exercées par les autres substances. Dans la conclusion du petit écrit de 1763, sur la fausse subtilité des quatre figures syllogistiques, Kant fonde la distinction entre l'étre raisonnable et l’animal sur le pouvoir \de juger possédé par l’homme. Mais qu’est-ce que ce pouvoir de juger ? Ce n’est rien moins que le pouvoir qu’a le sens interne de faire de ses propres représentations l'objet de ses pensées ?. Ce pouvoir est un pouvoir originaire de l’entendement; c’est sur lui que repose toute faculté supérieure de connaissance. Il faut retenir cette défi- nition du sens interne, toute proche, dans les termes, de celle de Locke, et qui ne s'en écarte que dans la mesure méme oi la pen- sée de Kant a traversé le rationalisme de Leibniz et de Wolff. Elle permet de comprendre le chemin que Kant avait & parcourir avant de donner au sens interne, par le temps qui en est la forme, la signification transcendantale qu'il aura dans la Critique. Mais il importe de noter que cette connexion du sens interne et de l'en- tendement concerne une faculté tournée vers la connaissance des existences. Notamment, dans l'£tude sur ’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale (4764), Kant oppose a la méthode des mathématiques, par libres liaisons de concepts, la méthode de la philosophie qui doit imiter les disciplines de la science newtonienne de la nature, et chercher & déterminer, par une sire expérience interne*, les caractéres contenus dans les concepts des choses & connaitre. Or, cette expérience interne n'a, certes, rien de commun avec l’analyse psychologique des états de lame : c’est l'instrument d’une certitude métaphysique appliquée a la détermination des concepts fondamentaux du réel. Le sens interne rend possible cette expérience en permettant de connattre, par le jugement, les différences entre les objets. Assurément, Kant devait étre conduit, dans les années suivantes, a percevoir plus nettement les limites de cette analyse rationnelle des concepts d’objets, et & éprouver la nécessité de faire appel a l'expérience pour rendre compte des relations réelles de cause a effet, de ‘ Principiorum primorum cognitionis metaphysicae nova dilucidatio, t. 1, p. 44. 5 * ie falsche Spitsfindigkeit der vier syllogistischen Figuren erwiesen, . II, p. 60. 3. Untersuchung tiber die Deutlichkeit der Grundsdtse der natirlichen Theologie und der Moral, t. Il, p. 286.

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