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Tout fout le camp. Manger on n’en parle même plus. Sauf pour se faire peur.

En tout
cas, pas pour se nourrir. Alors on préfère oublier. Les gens qui n’excluent pas, un jour
ou l’autre, de se faire enlever l’estomac, sont de plus en plus nombreux. Je connais un
restaurant qui avait gardé un coin mangeur, entre la zone fumeur et non fumeur. Il l’a
fermé, trop risqué. Maintenant, toute la salle à manger est non mangeur. Cuisiner, est
pratiquement devenu un acte de résistance, une forme militante de suicide alimentaire,
un acte de désespéré.
L’autre nuit, j’ai fait un rêve affreux. Le GIGN (groupe d’intervention de la
gastronomie neutralisée) avait saisi dans ma cuisine un train de côtes de bœuf, du
matériel de cuisine, plusieurs poêles, des couteaux. J’étais interrogé par un inspecteur
de l’OCRB (l’office contre les résurgences bovines) « Qui c’est ton boucher ordure ?
et les farines tu les planques où ? Tu caches combien de vaches ? t’as combien de
prions sur toi ?». Je n’ai pas osé me rendormir. Trop risqué. Je suis devenu non
dormeur. La maladie du sommeil, très peu pour moi. Je me soigne en lisant de la
littérature subversive, des livres de recettes, les fiches cuisine de la presse féminine, des
cahiers manuscrits de famille transmis de mère en fille. Je cherche fébrilement une
sorte d’engin infernal alimentaire digne d’un adieu à la cuisine par la grande
fourchette. Je relis comme une œuvre nihiliste, le grand livre de cuisine d’Alexandre
Dumas. Je vais directement au chapitre bœuf, à la rubrique côte de bœuf. J’apprends
par cœur les huit recettes avec la ferme intention de les chanter à haute voix sur l’air
de « est ce ainsi que les hommes vivent » dans des lieux publics. Je fais des exercices de
survie : parez une côte de bœuf bien épaisse piquez là avec des lardons, dites adieu
aux proches, embrassez la femme ou l’homme de votre vie, appelez le samu réservez
au chaud.
Parfois, je frôle l’overdose. J’ouvre « L’éloge de la cuisine française » d’Edouard
Nignon 1865-1934, cuisinier des rois, du tsar et des célébrités de son temps. Je lis
d’invraisemblables menus, boursouflés, baroques, outranciers. Je dévore des repas ou
l’on commence par les chauds, pour enchaîner avec les œufs (deux plats) les poissons
(trois plats)les entrées (cinq plats) les rots, les froids, les légumes, pour finir avec les
entremets. Ah, dîner entre une noblesse d’Empire et un enrichi du ministère Guizot,
et retrouver l’assurance des consciences masticatoires, la résolution des ventres
légitimes, les certitudes lipidiques des estomacs de plombs. Lire à la une du Figaro de
Zola : Le RPVP (le rassemblement populaire des ventres pleins) obtient la majorité à
la chambre. Le rétablissement de la confiance est à ce prix, un régime bourgeois
triomphant, obèse, obscène. La restauration contre la peur au ventre. Je n’hésiterai pas
à risquer le recel de ris de veau, à collectionner des médaillons de ris Carmen Sylva,
des bloquettes normandes, des grenadins de ris Rossini, comme les vestiges d’une
civilisation disparue, des îlots de paradis artificiels. J’ai enfin trouvé une recette qui
vient à point pour endiguer le flot des peurs nouvelles, délivrer nos âmes de la montée
des angoisses répandues. Une recette à base de mots imprononçables en public sans
plonger pour abus de biens sanitaires, attentat à la pudeur alimentaire, viol sur poulet
fermier: le koldonick litovskie : un simple ravioli farci à la côte de bœuf. Une véritable
bombe à retardement. Laisser mijoter pendant trente ans. Servir bien chaud et sauter
par la fenêtre en hurlant : la bouffe est morte vive la bouffe.
Auteur: Jean-jacques Chiquelin 2002

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