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LE PATRIMOINE POUR TOUS

La contribution des aristocrates d'extrême droite au maintien de l'idéologie des


« belles demeures »
Maïa Drouard

Agone | « Agone »

2014/2 n° 54 | pages 27 à 44
ISSN 1157-6790
ISBN 9782748902037
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le patrimoine pour tous


La contribution des aristocrates d’extrême droite
au maintien de l’idéologie des « belles demeures »

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L
’ de l’extrême droite est celle d’une nébuleuse
« anti-système » s’attaquant frontalement à une « classe poli-
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tique » qui serait corrompue. Ce faisant, elle est parfois pensée


comme l’alliée de ceux qui veulent que « tout change ». A contrario,
le travail idéologique réalisé par certains aristocrates d’extrême droite
s’avère bien souvent un outil précieux pour que « rien ne change » du
côté des classes dominantes. La bourgeoisie et l’aristocratie en déclin
y trouvent une rhétorique qui promeut une certaine façon de voir le
monde où il s’agirait surtout de restaurer ou de maintenir leur « rang ».
Longtemps restée l’apanage de l’aristocratie, la protection du patrimoine
bâti et des paysages offre une focale privilégiée pour saisir comment le
travail idéologique réalisé par sa frange la plus réactionnaire peut servir
l’aristocratie dans son ensemble.
Si les agents les plus investis dans la protection des châteaux ont
su aménager un certain nombre de règles en leur faveur, en agissant
à la fois dans et hors de l’État, ces régimes d’exception sont toujours
menacés par le travail d’universalisation qu’opère le droit : tout l’enjeu
de cette mobilisation réside donc dans sa capacité à faire valoir
par l’État le rôle historique et actuel des propriétaires de demeures
historiquement « notables », en opposition aux maisons ordinaires et
sans « histoire ». La catégorie patrimoniale, selon laquelle l’architecture
doit être préservée pour le bonheur de tous, masque ainsi les inégalités
de traitement dont bénéficient certains propriétaires tout en faisant
d’eux, paradoxalement, des contributeurs majeurs à « l’éclat de toute
la nation ».

A , 2014, 54 : 27–43
28

Au cœur de ce travail de mobilisation et d’universalisation d’idéaux


inégalitaires, le renouvellement idéologique de la droite au début des
années 1970 a joué un grand rôle. Il a permis de réactualiser le
lexique d’une pensée réactionnaire ainsi que les modes d’action et
d’intervention des aristocrates « au nom de l’histoire », en particulier
par l’intermédiaire du champ culturel. Proposant une série d’arguments
contre « l’égalitarisme culturel » dont les politiques culturelles des
années 1980 auraient été porteuses, cette frange réactionnaire a su
renouveler son répertoire d’action jusqu’à proposer l’instauration (ou
plutôt, la restauration) d’une chambre d’enregistrement de ses désirs
à travers la création d’une « fondation du patrimoine ». Ce travail

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idéologique – toujours nié comme tel – remplit simultanément deux
fonctions politiques : il organise d’une part la captation continue des
ressources étatiques par une partie des classes dominantes ; et permet
d’autre part le maintien dans le giron de la respectabilité sociale d’une
série de personnalités aux prises de position ouvertement extrémistes.
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Se porter, au nom du culte de l’histoire et de la lignée, à l’avant-


garde d’un combat pour les « belles demeures » au profit de tous les
aristocrates apparaît pour elles comme le moyen le plus sûr de ne
pas se voir menacer d’ostracisme politique, et ce, malgré une adhésion
ostensible aux thèses de l’extrême droite. S’inscrire dans la continuité
d’un long combat mené par toute l’aristocratie pour la défense de son
patrimoine immobilier au nom des inégalités naturelles permet d’éviter
les affres de la stigmatisation politique, et même de se voir institués en
porte-parole fréquentables de la cause des grands propriétaires.

L’ancienneté d’un groupe social mobilisé :


défendre le paysage, et les murs avec
e
La création, à la fin du siècle, des premières associations du
patrimoine, dans un contexte d’industrialisation, coïncide avec une
opposition forte à une urbanisation croissante et densifiée 1 . Entendant
s’opposer aux effets néfastes de l’installation de sites industriels à
proximité de fiefs appartenant à de grandes familles, la Société pour
la protection des paysages et de l’esthétique de la France (SPPEF)

1. Yves Luginbühl, « Paysage élitaire et paysages ordinaires », Ethnologie française, 1989,


nº 3, p. 227-238.
29

se fonde ainsi sur une mobilisation contre la canalisation, par un


industriel, des cascades du Lison dans le département du Doubs.
Ces associations de défense justifient leur action au nom de l’idée
que les qualités morales de l’homme seraient indissociables de son
environnement. C’est pourquoi les qualités esthétiques de la nature
et du patrimoine, en tant que « paysage », devraient être protégées
sous peine d’un déclin des valeurs, et plus largement de la grandeur
nationale. Pour ces groupes, porter atteinte à l’esthétique des paysages
reviendrait à remettre en cause un certain nombre de vertus, depuis
l’hygiène de vie jusqu’au savoir-vivre. Les associations intègrent au
fil du temps les principes énoncés par le mouvement hygiéniste 2 ;

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et la préservation des paysages garantissant selon eux une bonne
conduite morale, elle peut aussi constituer une solution pour résorber
les problèmes sociaux. Les groupes mobilisés se tournent alors vers les
classes laborieuses, qu’il faudrait sauver des dangers d’une urbanisation
et d’une industrialisation invasives. Il s’agit donc d’amener le peuple à
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s’inspirer du style de vie de l’aristocratie – en particulier grâce à la saine


influence de la nature sur les comportements – et ainsi de maintenir
sur lui une emprise culturelle, mais aussi économique. Ces actions de
valorisation de l’habitat et de l’environnement au sens large garantissent
bien sûr, au passage, la valorisation des biens immobiliers possédés.
Ces associations tentent alors de faire entendre leur cause en
collaborant avec des personnalités proches du milieu artistique et
littéraire, mais aussi et surtout en empruntant la voie juridique. La
première loi instaurée par Prosper Mérimée à propos du « classement »
des Monuments historiques, loi du 30 mars 1887, indique que « les
immeubles par nature ou par destination dont la conservation peut
avoir, au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt national, seront
classés 3 ». Puis, en 1906, la loi sur la protection des sites, obtenue par la
SPPEF, empêche de faire prévaloir le développement des infrastructures
économiques et de transport sur la préservation des paysages. Au
premier abord, cet investissement sert avant tout une cause publique.
Pourtant, ces associations ont en premier lieu vocation à défendre ce

2. Ibid.
3. Yves Aguilar, « La chartreuse de Mirande. Le monument historique, produit d’un
classement de classe », Actes de la recherche en sciences sociales, 1982, vol. 42, p. 76-85.
(Souligné par l’auteur.)
30

qui relève tantôt du cadre de vie de ses adhérents 4 , tantôt de milieux


dont ils souhaitent préserver les bénéfices esthétiques dans la pratique
du tourisme, y compris à l’encontre parfois de la volonté propre des
habitants 5 . Ces associations d’aristocrates et de notables de province
sont soucieuses de préserver le paysage (pour ne pas dire « leur »
paysage), mais plus largement leur façon de voir le monde – et plus
particulièrement le monde économique. En effet, le monde industriel –
un modèle économique qui n’est plus basé sur un héritage – menace le
milieu des grands propriétaires terriens et immobiliers, qui ont bâti une
partie de leur fortune sur les rentes liées à leurs biens. Par opposition à
ceux qui produisent des richesses, les propriétaires terriens, notamment

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les rentiers, se trouvent peu à peu dévalués dans l’espace public, et
apparaissent progressivement comme des individus « sans qualité 6 ».
Exclue au fil du temps de l’espace public et productif, cette
façon de vivre est peu à peu reléguée vers sa dimension privée et
familiale, protégeant ainsi ce qui faisait la spécificité d’un style de vie
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aristocratique, une vie tournée vers les loisirs et la sociabilité. Aussi les
propriétaires poursuivent-ils leur mobilisation collective via le monde
associatif. Cette forme de mobilisation a pour atout de leur permettre de
revendiquer leurs intérêts et d’affirmer leur entre-soi. En se constituant
en militants spécialisés dans la protection du patrimoine, ils rendent

4. Une façon de faire toujours d’usage aujourd’hui pour ceux qui en ont les moyens,
comme en témoigne le portrait de la famille With fait par Michel Pinçon et Monique
Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha, Seuil, 2007, p. 116-119.
5. Charles-François Mathis décrit le cas de l’opposition d’une association proche
du National Trust, dont les adhérents non résidants de la région s’opposèrent au
développement des voies ferrées contre l’avis des habitants, dans l’attente d’un possible
développement économique – « Hugh Lupus Grosvenor : un duc au National Trust »,
in Caroline Le Mao et Corinne Marache (dir.), Les Élites et la terre du e siècle aux années
1930, Armand Colin, 2010.
6. Hélène Michel, La Cause des propriétaires. État et propriété en France, fin e - e siècle,
Belin, 2006, p. 48. L’auteur montre également que ce déclin s’est accompagné d’une
modification du classement administratif des propriétaires, de « professions libérales »
à « individus sans profession » en 1856, puis à personnes « vivant exclusivement de leurs
revenus », classés dans la catégorie des inactifs. Une catégorisation toujours d’actualité,
puisque la nomenclature de l’INSEE regroupe « les enfants de moins de 14 ans, les
femmes au foyer, les personnes ayant pris leur retraite, les personnes qui se consacrent à
la gestion de leur propre patrimoine, sans produire des biens ou services marchands ni participer à
l’activité d’aucune entreprise, les détenus, les personnes vivant d’une activité illégale ou de
la prostitution » (c’est nous qui soulignons).
31

moins visible l’image d’une classe dominante qui essaie d’asseoir ses
intérêts.

Se distinguer parmi les propriétaires


Dès 1924, les propriétaires de biens immobiliers classés au titre des
Monuments historiques fondent ainsi l’association Demeure historique,
dont l’objet va être de monopoliser l’expertise sur les classements
patrimoniaux qui ont été mis en place par l’État 7 . Une stratégie
qui paie : l’association est reconnue d’utilité publique en 1965, ce

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qui constitue un premier avantage dans la mesure où les dons aux
Associations reconnues d’utilité publique (ARUP) ouvrent le droit à des
réductions d’impôts. Mais c’est aussi une image qui change : par ce biais,
ces propriétaires dépassent ce statut pour acquérir celui de gardiens
d’un patrimoine national. C’est sur cette ambiguïté entre public et privé,
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sur une frontière floue entre intérêt général et intérêts particuliers, que
se construisent leurs ressources symboliques : tandis qu’ils acceptent
avec dévotion la responsabilité de préserver l’image de la France, la
Commission supérieure des monuments historiques reconnaît dans
l’entretien de leurs résidences un travail d’intérêt général 8 . À l’instar
des premières mobilisations de la SPPEF, ils parviennent à influer sur le
cadre légal en obtenant en particulier le vote de deux lois, l’une portant
sur la défiscalisation des travaux sur leurs biens, l’autre portant sur la
possibilité d’exonération des frais de successions.
Le prestige des châteaux, grâce à l’imaginaire dont ils sont investis, est
toutefois indépendant des questions de classement patrimonial. Aussi,
sans se préoccuper de savoir si les propriétés des adhérents qu’elle
regroupe bénéficient d’un quelconque classement, l’association des
Vieilles maisons françaises (VMF) – créée en 1958 et devenue d’utilité

7. En effet, une grande partie des monuments historiques sont la propriété de familles :
« Sur 43 000 monuments, plus de 21 500 sont gérés par des propriétaires privés. Un
chiffre souvent oublié ou méconnu. » (Communiqué de presse de l’association Demeure
historique, 4 septembre 2013.) Pour une analyse détaillée de l’évolution des classements
patrimoniaux, lire Yvon Lamy, « Du monument au patrimoine. Matériaux pour l’histoire
politique d’une protection », Genèses, 1993, nº 11, p. 50-81.
8. Pour plus de détails sur ce processus de conversion des intérêts particuliers en intérêt
général, lire Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Châteaux et châtelains : les siècles
passent, le symbole demeure, Anne Carrière, 2005, spéc. chap. .
32

publique en 1963 – réunit tous les propriétaires de châteaux qui le


souhaitent. Cette association opère un travail dans un autre domaine
que la Demeure historique en se lançant dans une lutte pour la défense
des propriétaires. Elle offre plus largement du conseil légal, édite un
bulletin puis une revue et des brochures, et propose sur son site Internet
des conseils sur les organismes à contacter. Les délégations départe-
mentales proposent également chaque année des « promenades » qui
sont autant d’occasions de bénéficier de visites des demeures des autres
adhérents, généralement fermées au public. Toutefois, cette population
n’est pas homogène socialement : l’association regroupe depuis les
enseignants jusqu’à l’agriculteur propriétaire de sa propre marque de

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légumes et dont le chiffre d’affaires atteint les vingt millions d’euros
annuels, en passant par les professions du droit et de la médecine. Cette
disparité s’en ressent sur le bâti : lorsque certains passent leurs week-
ends et vacances à restaurer le château en famille, d’autres peuvent
faire intervenir des artisans spécialisés ou solliciter les restaurateurs
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du Louvre pour sauvegarder les œuvres d’art et documents anciens


dénichés dans leur grenier.
Les VMF permettent surtout de réunir les châtelains, dont nombre
peinent à maintenir leur patrimoine. Les « promenades » sont un
moment d’échanges, propices à recueillir les dernières nouvelles
concernant telle ou telle famille, mais surtout entre des personnes qui
rencontrent les mêmes problèmes et peuvent librement en parler : à
quel artisan faire appel, comment trouver du personnel de maison
disponible sur recommandation, quelle conduite tenir face aux cam-
briolages, etc. Les VMF offrent la possibilité d’un entre-soi qui participe
à la réification d’un groupe très dispersé dans les faits, entretenant
ainsi l’illusion d’un noyau éternel, sur lequel les conditions matérielles
d’existence auraient peu de prise. Ce faisant, l’association ravive ce
sentiment d’appartenir à un même milieu, celui des propriétaires de
châteaux.
Toutefois, l’action de ces associations présente des limites. À titre
privé, certains propriétaires rencontrés parviennent à obtenir du député
UMP local le prolongement du « droit de bouillir », un droit napoléo-
nien autorisant les propriétaires de vergers à produire de l’alcool. Mais
qu’en est-il des actions directement efficientes vis-à-vis du patrimoine ?
33

Des personnalités engagées...


dans le maintien des belles demeures
Les années 1990 semblent être subitement marquées par un contexte
plus propice à la prise en compte des desiderata des propriétaires
de belles demeures. La loi du 2 juillet 1996 permet notamment la
création de la Fondation du patrimoine, dont la première fonction
est de rendre possible la défiscalisation des travaux sur les biens
immobiliers ayant obtenu le label qu’elle délivre à partir des critères
qu’elle établit, avantage auparavant réservé aux monuments classés.
Comment expliquer ce regain du lobbying des propriétaires des « belles

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demeures » ?
Une sociographie rapide des personnes les plus investies autour
de ces nouveaux dispositifs donne une idée assez précise des forces
sociales qui poussent en faveur de ces nouvelles lois. L’idée de créer
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cette fondation est ainsi d’abord le fait de Maryvonne de Saint-Pulgent,


alors à la tête de la direction du Patrimoine, l’un des grands pôles
du ministère de la Culture et de la Communication, poste qu’elle a
occupé de 1993 à 1997, avant de devenir présidente-directrice de la
caisse nationale des Monuments historiques et des sites. Énarque issue
de la promotion Guernica (1976), elle est nommée conseillère d’État
en 1998 9 . Elle est par ailleurs l’épouse de Noël Chamboduc de Saint-
Pulgent, polytechnicien passé par Sciences Po, ingénieur des Ponts et
chaussées, inspecteur général des finances et président depuis 2002 de
l’Association d’entraide de la noblesse française (ANF) 10 . Tous deux

9. Également diplômée du premier prix de piano du conservatoire de Paris, elle


s’investit dans de hauts lieux de la culture française et est toujours présidente des
conseils d’administration de l’Opéra comique, de l’Institut national de l’information
géographique et forestière (IGN), de l’établissement public du musée d’Orsay et du musée
de l’Orangerie. Elle fut également directrice de l’éphémère Maison de l’histoire de France
(2011-2012) et chroniqueuse de l’émission « À voix nue » sur France Culture.
10. Reconnaissant des qualités de naissance aux membres de la noblesse, cette association
dispense un certain nombre d’aides matérielles aux plus démunis d’entre eux : « La
première forme d’entraide et la plus connue est l’attribution de bourses d’études. […]
L’ANF exige que les jeunes adultes bénéficiaires d’une bourse adhèrent aux valeurs de
l’association et il leur est demandé de se souvenir leur vie durant de cette aide… Ces
bourses vont soit à des familles dans le besoin, soit à des familles nombreuses tout
simplement. La deuxième forme d’entraide pour nos jeunes et nos moins jeunes concerne
la recherche d’emploi sous toutes ses formes : méthodologie, conseils, recours, rédaction
34

ont été membres du Club de l’horloge. Ce cercle de réflexion politique,


fondé en 1974 par cinq énarques, dont certains sont auparavant
passés par le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation
européenne (GRECE), se donnait pour objectif de renouveler le débat
politique, en gommant les frontières entre la droite et l’extrême droite,
adoptant ce faisant un positionnement politique à la fois conservateur
et libéral. Son efficacité résidait alors dans le « recrutement » : l’essentiel
de ses membres étaient énarques ou issus des grandes écoles et donc
voués à occuper des postes importants, en particulier au sein de la haute
administration. Les époux Saint-Pulgent ont quant à eux contribué à
des publications issues des commissions du club.

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Le rapporteur de la loi qui a instauré la Fondation du patrimoine
a des orientations politiques comparables. À l’époque sénateur-maire
RPR de Saumur, Jean-Paul Hugot porta ce projet en tant que rapporteur
à la commission des affaires culturelles du Sénat. Il fut par ailleurs
membre du conseil d’administration de la fondation jusqu’à la fin de son
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dernier mandat de sénateur, puis au conseil d’orientation jusqu’à son


décès en 2013. Jean-Paul Hugot s’était déjà investi dès la fin des années
1970 dans les questions de politiques culturelles, avec l’intention de ne
pas laisser à la gauche le loisir de se développer à travers ce champ,
dont elle avait partiellement renouvelé les codes à la suite de Mai 68.
Aussi devient-il, aux côtés de François-Georges Dreyfus et de Jean-
Yves Le Gallou 11 (tous deux membres du Club de l’horloge), l’un des
membres actifs de l’Association des élus pour la liberté de la culture –
association dont les dirigeants sont tous issus du syndicat étudiant de
droite, l’Union nationale inter-universitaire (UNI), que Jean-Paul Hugot
préside alors. Il participe également à une rencontre de trois jours à
Fontevraud 12 , où se trouvaient aussi Gustave Thibon, président de
l’Alliance pour une nouvelle culture, et Philippe de Villiers, secrétaire de

de CV… La troisième forme d’entraide s’adresse à quelques personnes âgées pratiquement


démunies de toute ressource à qui l’ANF verse une modeste pension viagère. […] Une
autre forme d’entraide, souvent oubliée, est constituée par le vestiaire, qui distribue
chaque année plusieurs tonnes de vêtements. » (Source, <www.anf.asso.fr>.)
11. Membre du GRECE, et de l’UDF jusqu’à son départ pour le FN en 1985, adjoint à
la Culture de Patrick Devedjan, alors maire de la ville d’Antony en 1983, Jean-Yves Le
Gallou deviendra par la suite le fondateur de Polémia en 2003, et le coordinateur du
« Bulletin de réinformation » sur Radio courtoisie à partir de 2007.
12. Rencontre qui réunit entre autres trois associations : Alliance pour une nouvelle
culture (dont le secrétaire est alors Philippe de Villiers et le trésorier, Michel de Rostolan,
35

la même association et fondateur du parc d’attractions du Puy du Fou,


dont l’ambition était de mettre en scène sa propre vision de l’histoire 13 .
Les années 1980 et l’arrivée de Jack Lang correspondent à une mise en
branle de la droite sur les questions culturelles, à un moment où les
hiérarchies des goûts et des pratiques sont peu à peu gommées par la
« démocratie culturelle » qui voudrait mettre sur le même plan « grande
culture » et « sous-cultures ».
« Le patrimoine, martelait [Jean-Paul Hugot], c’est un vecteur
d’enracinement des citoyens et de cohésion nationale, un facteur de
développement économique. Face à la concurrence internationale, c’est
le gisement majeur de la France : on ne peut pas nous le prendre »,

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rappelle le communiqué de la Fondation du patrimoine à l’occasion
du décès de Jean-Paul Hugot 14 . Cette émotion patrimoniale permet
d’établir un lien avec une idéologie nationaliste et libérale, comme le
montrent les propos de Jean-Paul Hugot, élu au comité d’honneur de
l’UNI après en avoir été membre pendant plusieurs dizaines d’années,
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et à celui du Mouvement initiative et liberté (MIL) 15 : « Les grands


monuments sont objectivement des signes historiques et culturels de la
Nation. Aussi, leurs surveillance et sauvegarde ne pouvaient-elles être
confiées qu’à une administration nationale qui a fait ses preuves. Mais
le patrimoine de proximité entretient un rapport très différent avec ses

ancien d’Occident et du CNPI aujourd’hui passé au FN, animateur de « Libre journal »


sur Radio courtoisie – et par ailleurs fondateur du Cercle Renaissance, dans le comité
d’honneur duquel on retrouve François-Georges Dreyfus et Henry de Lesquen) ; Art et
lumière, dont Hugot est alors vice-président ; et l’Association des élus pour la liberté de
la culture. (Lire Mathias Bernard, La Guerre des droites : de l’affaire Dreyfus à nos jours, Odile
Jacob, 2007, p. 187-188.)
13. Le Puyfolais, 1983, nº 19, p. 20. Cité par Jean-Clément Clément, Charles Suaud, Le
Puy du Fou, en Vendée. L’Histoire mise en scène [1996], L’Harmattan, 2012, p. 96.
14. « Jean-Paul Hugot nous a quittés. L’un des artisans majeurs de la Fondation du
patrimoine », 17 juillet 2013, <www.fondation-patrimoine.org>.
15. Bien qu’il ne s’agisse pas ici de disserter sur la teneur de ce mouvement, un extrait du
manifeste permet toutefois de saisir son intention : « La famille est une cellule naturelle
irremplaçable. Formée depuis la nuit des temps à partir de l’union d’un homme et d’une
femme, elle fournit aux enfants les meilleures conditions pour leur développement et elle
détient la responsabilité de leur éducation. Les sociétés qui croient pouvoir échapper à
ces nécessités biologiques sont vouées à la désagrégation. La nation n’est pas une donnée
naturelle ou universelle, mais elle est en France une réalité historique essentielle, une
patrie incarnée dans une culture et une langue qui sont parmi les plus riches du monde. »
(« Le manifeste du MIL », <www.lemil.org.pdf>.)
36

propriétaires. Ceux-là débordent le cadre des seuls possédants matériels


pour englober tous ceux qui en font une part de leur paysage affectif
et en retirent une émotion. Ce patrimoine participe d’une adhésion
collective spontanée et exige donc une structure populaire, qui fédère
ce mouvement patrimonial sous le signe de la séduction, de l’expérience
identitaire et d’une certaine démocratie culturelle. Par sa structure
inédite et la mutualisation qu’elle encourage entre secteurs public et
privé, particuliers et entreprises, salariés et bénévoles, la Fondation du
patrimoine répond à ces aspirations 16 . »

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La « nouvelle droite » au secours
de la culture légitime
Cette lutte pour le maintien de la culture légitime, par cette alliance
d’activistes politiques et de propriétaires terriens, à la place qu’ils
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estiment être la leur depuis toujours, n’est cependant pas le fruit d’un
acharnement sur un domaine que nous pourrions considérer comme
mineur sur le plan politique. En effet, la mobilisation pour la cause
patrimoniale relève plus largement d’une stratégie de légitimation d’un
groupe social dont la rhétorique coïncide avec le discours qui apparaît
au même moment dans des clubs qui travaillent au renouvellement de
l’idéologie de la droite. Ce qui est parfois appelé « nouvelle droite »,
mouvement qui émerge en 1968 avec le GRECE, et dans la continuité
duquel s’inscrit le Club de l’horloge, mobilise alors des arguments
savants pour tenter de montrer la dégénérescence résultant du mélange
des groupes sociaux. Ils déplorent par ailleurs la profanation d’une
culture qu’ils jugent authentique (tant la grande culture que la culture
traditionnelle nationale). D’où l’idée de la protéger et, ce faisant, de
protéger ceux qui la détiennent de toute intrusion sociale.
Cette extrême droite reprend à son compte certaines théories scienti-
fiques afin de mieux légitimer sa rhétorique. C’est le cas, en particulier,
des thèses ethnodifférencialistes, à l’image de celles développées par
le GRECE. En justifiant biologiquement un certain nombre de com-
portements culturels, cette mouvance politique tente de contourner

16. Patrimoine en devenir, mai 2008, p. 14. Il s’agit de la lettre d’information de la


Fondation du patrimoine.
37

l’accusation de racisme par une bonne part de l’espace médiatique, et


d’échapper à la stigmatisation comme un groupe extrémiste 17 .
Dans l’ouvrage collectif du Club de l’horloge intitulé La Politique
du vivant 18 – dont les auteurs incluent Yvan Blot, Henry de Lesquen,
Bruno Mégret, Noël et Maryvonne de Saint-Pulgent –, les Horlogers
s’invitent dans le débat politique par le biais des résultats de la recherche
scientifique, en particulier en biologie, et de travaux académiques dont
le but n’est pas tant l’avancée de la connaissance et la compréhension
du monde social que son usage politique. Ainsi, le club évoque le
travail du sociologue étasunien James Coleman, Equality of Educational
Opportunity, dit « Rapport Coleman », qui interroge l’influence du milieu

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social et de la minorité d’appartenance sur les résultats scolaires 19 . En
mobilisant la réinterprétation des travaux de Coleman par le psycho-
logue controversé Arthur Jensen 20 , les auteurs de la Politique du vivant
concluent que toutes les « races » ne seraient pas également douées
dans le domaine intellectuel. Ces différences ne s’expliqueraient pas
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uniquement par des causes sociales (environnement, revenus, etc.) mais


par le potentiel génétique des individus. Comme l’affirme Henry de
Lesquen, « s’il n’est plus contesté que les différences d’intelligence entre
individus sont surtout fonction de l’hérédité, on continue d’éprouver
quelque répugnance à admettre que les écarts entre groupes sociaux
puissent s’expliquer par des différences génétiques 21 ».
Les auteurs accusent alors la presse de ne penser le débat public
qu’à travers la psychanalyse et la sociologie, et de juger les sciences
de la nature « réactionnaires », les médias reprenant selon eux « à
[leur] compte la bonne vieille théorie marxiste des ‘‘deux sciences’’ :
une mauvaise science bourgeoise (ou réactionnaire, ou fasciste…)
s’opposerait à la bonne science progressiste, garantie conforme au sens

17. Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La Démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation
politique, La Dispute, 2006.
18. Henry de Lesquen et le Club de l’horloge, La Politique du vivant, Albin Michel,
1979. Membres de la commission de travail : André Archimbaud, Michel Bauchot, Alain
Bercot, Martine Bercot, Yvan Blot, Thierry Bost, François Le Gallo, Anne-Laure Le Gallou,
Henry de Lesquen, Didier Maupas, Bruno Mégret, Hubert Mounier, Charles Rostand,
Maryvonne de Saint-Pulgent, Noël de Saint-Pulgent, Paul Soriano et Bruno Tellenne.
19. James Coleman, Equality of Educational Opportunity, 1966. Rapport mandaté par le US
Civil Rights Act de 1964.
20. Arthur Jensen, Educability and Group Differences, New York, HarperCollins, 1973.
21. Henry de Lesquen et alii, La Politique du vivant, op. cit., p. 141.
38

de l’histoire 22 ». L’un des enjeux est de démontrer que les sciences


sociales sont bâties sur un paradigme égalitaire erroné, établi par Jean-
Jacques Rousseau dans son Discours sur le fondement de l’inégalité parmi les
hommes, qui aurait muté en « orthodoxie contemporaine », une « utopie
égalitariste [devenue] une idéologie dominante » 23 . Pour aboutir à la
conclusion suivante : les inégalités ne constituent pas une injustice dans
un monde qui devrait être égalitaire, mais sont la simple conséquence
de réalités biologiques contre lesquelles on ne peut rien.
Le Club de l’horloge revendique l’existence de la « personnalité »,
décrite comme un « lieu géométrique des multiples ensembles aux-
quels tout homme appartient : sexe, race, type physiologique et

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psychologique 24 ». Une éducation différenciée se justifierait par des
tempéraments différents : « La société ‘‘unisexe’’ vers laquelle certains
voudraient nous entraîner est fallacieuse, dé-personnalisante, irréaliste :
elle a échoué partout où elle a été mise à l’épreuve des faits 25 . »
Maryvonne de Saint-Pulgent applique ce même raisonnement natu-
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ralisant au champ culturel, dans son ouvrage Le Gouvernement de la


culture 26 , où elle mobilise les travaux de Pierre Bourdieu. Une référence
surprenante dans la mesure où son groupe de réflexion politique
venait de décerner à Bourdieu le « prix Lyssenko » 27 . Reprenant à son
compte les travaux du sociologue sur les pratiques culturelles 28 , elle
revient sur les méfaits de la démocratie culturelle et de la politique de
Jack Lang : « Il ne faut pas se laisser piéger par des mots quand on
parle de démocratisation de l’art. L’ambition de Malraux était que le
peuple pratique les chefs-d’œuvre comme les classes favorisées. Dans
les années 1960, Pierre Bourdieu a montré que cela restait un vain mot,
que tout se décide à l’école, qui reproduit les inégalités de la société, et

22. Henry de Lesquen et alii, La Politique du vivant, op. cit., p. 14. Plutôt que « marxiste »,
cette conception fut l’instrument de pouvoir du biologiste Lyssenko, qui régna sur la
biologie et l’agronomie soviétiques des années 1930 aux années 1960, avec les dégâts
que l’on connaît.
23. Ibid., p. 15.
24. Ibid., p. 141.
25. Ibid., p. 142.
26. Maryvonne de Saint-Pulgent, Le Gouvernement de la culture, Gallimard, 1999.
27. Ce prix, destiné à railler ceux que le Club de l’horloge considère comme œuvrant à
la perpétuation du dogme égalitaire plutôt qu’à la science, a été attribué à Bourdieu en
1988 « pour l’ensemble de son œuvre » – <www.clubdelhorloge.fr/lyssenko.php>.
28. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
39

que tout ce que fait le ministère ne sert à rien. L’erreur de Malraux, que
reprennent à sa suite les politiques, c’est de dire qu’il faut défendre les
grands artistes de notre temps, car il n’y a pas de grands artistes de notre
temps. Toutes les pratiques culturelles se valent. La démocratisation de
l’art est abandonnée au profit du terme de “démocratie culturelle”. Les
indicateurs du ministère deviennent purement quantitatifs. On retient
les sorties au restaurant comme une pratique culturelle. La musique
contemporaine est agrégée à la musique commerciale enregistrée, alors
que Malraux stigmatisait les “machines à produire du divertissement”.
L’action de l’État devait combattre leur effet pernicieux 29 . »
De ce fait, jouant sur le terme de « culture » et ignorant la distinction

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entre la culture cultivée et les pratiques culturelles, Saint-Pulgent
entend rétablir une hiérarchie entre la culture classique, légitime, et
celle, mineure, produite par la démocratie culturelle. Les contours de
la culture « authentique » devraient donc être redéfinis afin de réduire
le risque qu’elle soit profanée.
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Le renouvellement des modes de défense


des propriétaires du patrimoine
On voit ainsi comment la mobilisation des classes dominantes en
faveur de la protection de leur patrimoine ne passe pas tant par la
voie politique que par celle, plus nuancée, d’un investissement qui
garantirait le bien commun, que ce soit via le Sénat ou la haute
administration, par l’intermédiaire de la production d’une nouvelle
forme administrative. Aussi, l’émergence de la Fondation du patrimoine
fut accompagnée d’un discours consensuel répondant aux difficultés
de l’État à financer le patrimoine non classé : créer une fondation
qui permette aux mécènes un investissement financier, mais aussi, de
fait, d’établir une autre forme de classement que celle dont l’État avait
auparavant l’exclusivité.
On constate alors la création d’une nouvelle administration, aux
côtés de l’État, en charge de labelliser les bâtiments représentatifs
du patrimoine national. Si le conseil d’administration est composé
de grandes entreprises ayant accepté d’investir pour cette cause, on

29. « Quel projet pour la France », débat entre Maryvonne de Saint-Pulgent et Laure
Adler, mené par Christophe Barbier et Thierry Gandillot, L’Express, 27 janvier 2000.
40

retrouve en son sein les anciennes principales associations de protection


du patrimoine, mais aussi celles qui regroupaient les propriétaires
de maisons de qualité, comme le préconisait le rapport préalable
à sa création, présenté par Jean-Paul Hugot : « Votre rapporteur a
retiré le sentiment qu’il manquait actuellement aux associations, et
dans une moindre mesure aux collectivités locales, un partenaire
unique susceptible de relayer leurs préoccupations auprès des pouvoirs
publics. La “Fondation du patrimoine” pourrait jouer ce rôle de porte-
parole des acteurs du patrimoine auprès de l’État. Il lui serait en effet
possible de réunir et d’agréger les différentes demandes et suggestions,
de mettre en valeur les difficultés rencontrées, d’en réaliser la synthèse,

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et de retransmettre ces informations ou revendications auprès de la
direction du Patrimoine. L’audience et la force de persuasion exercée
par diverses associations auprès des pouvoirs publics ne pourraient s’en
trouver que renforcées 30 . »
La Fondation ayant pour vocation de porter la voix des associations,
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on retrouve en son sein, aux côtés des administrateurs de grandes


sociétés, quelques représentants d’associations telles que Maisons
paysannes de France, VMF et SPPEF 31 . S’y trouvent également des
représentants d’institutions et du gouvernement 32 . En premier lieu
chargée de valoriser les sites et le « petit patrimoine » des communes,
dont l’archétype est le village dans l’incapacité de sauvegarder son
église 33 , la Fondation eut pour premier moyen d’action la possibilité
d’attribuer, dès 2000, un label d’une durée de cinq ans, permettant aux

30. Jean-Paul Hugot, Rapport fait au nom de la commission des Affaires culturelles sur le projet
de loi relatif à la « Fondation du patrimoine », 1996, rapport nº 273.
31. De manière non exclusive, on peut retrouver dans le conseil d’administration :
Bertrand de Feydeau, vice-président en tant que représentant d’AXA (par ailleurs adhérent
et délégué de la Vienne pour les VMF) ; Philippe Toussaint, président des VMF ; Michel
Fontaine, président d’honneur de Maisons paysannes de France. Conseil d’orientation :
Alexandre Gady, président de la SPPEF ; Henry de Lépinay, président de l’Union
REMPART.
32. Représentants du Sénat, de l’Assemblée nationale, de l’Institut de France, de
l’Association des maires de France, de l’Assemblée des départements de France, de
l’Association des régions de France, du ministère de la Culture et de la Communication,
du ministère de l’Intérieur et du ministère de l’Écologie.
33. Et pour cause, concernant les aides de la Fondation du patrimoine destinées à du
patrimoine appartenant à un propriétaire public, tel que les communes le plus souvent,
trois projets financés sur quatre portent sur la restauration des lieux de culte, dont 95 %
sont des lieux de culte catholiques (Patrimoine en devenir, mai 2010, p. 3).
41

propriétaires privés d’obtenir des aides financières – la plupart du temps


offertes par les départements – ainsi qu’une déduction du montant des
travaux effectués sur les revenus imposables, après avoir conclu un
partenariat avec le ministère de l’Économie et des Finances.
Ce travail depuis l’intérieur même du ministère de la Culture fut
poursuivi par Renaud Donnedieu de Vabres, ministre sous la présidence
de Jacques Chirac. En 2005, Donnedieu de Vabres crée officiellement le
Groupe national d’information et de concertation sur le patrimoine, dit
« G8 du patrimoine 34 », au sein duquel les huit principales associations
de protection du patrimoine ont un rôle consultatif et de suggestion
auprès du ministère 35 . Une fois de plus, on peut souligner les multiples

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appartenances des initiateurs du G8. Le ministre de la Culture est éga-
lement membre du comité d’honneur de l’Observatoire du patrimoine
religieux, une association de protection et de sensibilisation. Quant à
Christian Pattyn, qui fut le premier à occuper le poste de directeur
du patrimoine au ministère de la Culture en 1978, il reconnaît dans
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le G8 « une institutionnalisation des rapports entre les associations de


défense du patrimoine et l’administration de la culture 36 ». Également
président de la Ligue urbaine et rurale (LUR), Christian Pattyn sera
président d’honneur de la fédération Patrimoine-Environnement, issue
de la fusion de la LUR avec la Fédération nationale des associations
de sauvegarde des sites et ensembles monumentaux (FNASSEM). Dans
une interview accordée en 2011 à Sauvegarde de l’art français – une
association qui se définit comme « le premier mécène des églises et
chapelles de France », dont il est également membre –, Christian Pattyn
prend position à propos des aides accordées aux propriétaires : « Dans
la chasse actuelle aux niches fiscales, s’attaquera-t-on aux déductions
d’impôt relatives à l’aide privée au patrimoine en danger ? — À tous les
niveaux de l’État, on devrait être conscient des sacrifices considérables
consentis par les propriétaires privés pour entretenir et restaurer leurs
édifices. Il a été scientifiquement démontré que les crédits affectés
à ce but étaient rentables en termes économiques, si on veut bien

34. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha, op. cit., p. 217.
35. Représentées par les présidents des associations suivantes : la Demeure historique,
la Ligue urbaine et rurale, Maisons paysannes de France, Patrimoine-Environnement
(ex FNASSEM), REMPART, Sauvegarde de l’art français, SPPEF, VMF. Précisons que la
Fondation du patrimoine n’étant pas une association, elle n’est pas membre du G8.
36. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha, op. cit., p. 217.
42

tenir compte de l’ensemble des paramètres. On peut espérer qu’en ce


domaine notre système actuel sera maintenu 37 . »
La mise en place des différents dispositifs d’aides, produits par
les associations et fondations, ainsi que par l’administration, se fait
dans une initiative commune. Les luttes qui opposent souvent les
associations à l’État semblent, dans le domaine du patrimoine, bien
réduites. Un phénomène qu’on pourrait sans doute associer aux
positions multiples occupées par les administrateurs. Une absence de
conflit notable même entre associations, dans la mesure où la plupart
partagent un grand nombre d’administrateurs, chacune souhaitant
représenter les autres en son sein.

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Bien évidemment, les propriétaires de châteaux ne sont pas les seuls
à bénéficier des aides et avantages accordés par la Fondation du
patrimoine. Toutefois, au fil du temps, plusieurs lois sont venues
accompagner le label qui vient en aide aux propriétaires. Si la Fondation
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était initialement destinée à accompagner financièrement le patrimoine


rural non classé, celle-ci intervient désormais sur des résidences situées
en Zones de protection du paysage architectural et urbain (ZPPAUP)
– rendant par exemple possible l’aide à la restauration jusque dans
les centres-villes. D’autre part, la loi de finances de 2007 permet
d’établir des actions de mécénat à destination des propriétés privées
classées Monuments historiques, à l’image des campagnes de mécénat
populaire auparavant réservées aux propriétés du secteur public. Autant
d’aménagements qui viennent renforcer les propriétaires initialement
les moins démunis face à l’entretien de leur patrimoine.
Cependant, si toutes ces aides ne sont pas négligeables dans le
maintien de leur position, la réussite du travail entrepris présente pour
les classes dominantes des intérêts plus symboliques. En faisant parler,
au même titre que l’architecture, l’histoire des murs et des localités, c’est
l’histoire des plus dominants qui demeure la plus valorisée. Tandis que
les familles d’aristocrates et de notables ravivent leur rôle historique
dans tous les domaines mis en avant – économie, politique, arts –
les « gens modestes » n’ont d’autres atouts que la mémoire de la vie
paysanne dont ils se font écho, un rappel de la place qui était et reste
la leur, celle du peuple. Ainsi, alors même que les plus dominants

37. Sauvegarde de l’art français, La Politique publique de défense du patrimoine en danger,


mai 2011, <www.sauvegardeartfrancais.fr>.
43

ne semblent pas faire de politique en s’investissant dans la cause


de la défense du patrimoine, ils obtiennent finalement un résultat
très politique en parvenant à institutionnaliser dans des classifications
étatiques leur propre façon de penser le monde social.
On peut alors aisément en conclure comme Yves Aguilar que « le beau
n’est pas cette catégorie ineffable qui serait un pur donné, mais c’est,
bien au contraire, le jugement social d’un moment porté par la classe
sociale qui en a le droit 38 ». Ceux qui ont su imposer leurs catégories
patrimoniales, à travers la redéfinition du couple d’opposition patri-
moine et Monument historique versus « petit patrimoine », se donnent
par l’intermédiaire du droit et de l’administration qui en découle les

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moyens de remporter une lutte de classements, dans lesquels ils sont
en mesure de définir, certes, ce que doit être le patrimoine, mais aussi
ce que doit être le peuple 39 . En neutralisant leur action politique sous
une intervention culturelle présentée comme universelle, ceux qui ont
imposé ces catégories ont diffusé non seulement l’idée selon laquelle ils
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sont les « gardiens du patrimoine », mais aussi des schèmes de pensée


amenant les passionnés de patrimoine à s’inscrire dans une vision de
la famille où la noblesse dépend de l’« enracinement » dans une terre,
et du travail de mémoire qu’elle a su élaborer. Ce faisant, la division
du monde social ne s’inscrit plus en termes d’antagonisme de classes
mais davantage dans une vision coopérative, organique, dans laquelle
chacun – aristocrate et paysan, patron et salarié – occupe la place qui
lui échoue naturellement.

M D

Doctorante au Centre universitaire de recherche sur l’action publique et le


politique (CURAPP-ESS) et au Laboratoire de sociologie quantitative (LSQ,
GENES), Maïa Drouard mène une thèse sur l’engagement associatif et l’action
publique liés au patrimoine bâti.

38. Yves Aguilar, « La chartreuse de Mirande… », art. cité, p. 85.


39. Pierre Bourdieu, « Décrire et prescrire », Actes de la recherche en sciences sociales, 1981,
nº 38, p. 69-73 ; et « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977,
nº 17-18, p. 2-5.
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