Professional Documents
Culture Documents
Agone | « Agone »
2014/2 n° 54 | pages 27 à 44
ISSN 1157-6790
ISBN 9782748902037
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-agone-2014-2-page-27.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
A , 2014, 54 : 27–43
28
2. Ibid.
3. Yves Aguilar, « La chartreuse de Mirande. Le monument historique, produit d’un
classement de classe », Actes de la recherche en sciences sociales, 1982, vol. 42, p. 76-85.
(Souligné par l’auteur.)
30
aristocratique, une vie tournée vers les loisirs et la sociabilité. Aussi les
propriétaires poursuivent-ils leur mobilisation collective via le monde
associatif. Cette forme de mobilisation a pour atout de leur permettre de
revendiquer leurs intérêts et d’affirmer leur entre-soi. En se constituant
en militants spécialisés dans la protection du patrimoine, ils rendent
4. Une façon de faire toujours d’usage aujourd’hui pour ceux qui en ont les moyens,
comme en témoigne le portrait de la famille With fait par Michel Pinçon et Monique
Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha, Seuil, 2007, p. 116-119.
5. Charles-François Mathis décrit le cas de l’opposition d’une association proche
du National Trust, dont les adhérents non résidants de la région s’opposèrent au
développement des voies ferrées contre l’avis des habitants, dans l’attente d’un possible
développement économique – « Hugh Lupus Grosvenor : un duc au National Trust »,
in Caroline Le Mao et Corinne Marache (dir.), Les Élites et la terre du e siècle aux années
1930, Armand Colin, 2010.
6. Hélène Michel, La Cause des propriétaires. État et propriété en France, fin e - e siècle,
Belin, 2006, p. 48. L’auteur montre également que ce déclin s’est accompagné d’une
modification du classement administratif des propriétaires, de « professions libérales »
à « individus sans profession » en 1856, puis à personnes « vivant exclusivement de leurs
revenus », classés dans la catégorie des inactifs. Une catégorisation toujours d’actualité,
puisque la nomenclature de l’INSEE regroupe « les enfants de moins de 14 ans, les
femmes au foyer, les personnes ayant pris leur retraite, les personnes qui se consacrent à
la gestion de leur propre patrimoine, sans produire des biens ou services marchands ni participer à
l’activité d’aucune entreprise, les détenus, les personnes vivant d’une activité illégale ou de
la prostitution » (c’est nous qui soulignons).
31
moins visible l’image d’une classe dominante qui essaie d’asseoir ses
intérêts.
sur une frontière floue entre intérêt général et intérêts particuliers, que
se construisent leurs ressources symboliques : tandis qu’ils acceptent
avec dévotion la responsabilité de préserver l’image de la France, la
Commission supérieure des monuments historiques reconnaît dans
l’entretien de leurs résidences un travail d’intérêt général 8 . À l’instar
des premières mobilisations de la SPPEF, ils parviennent à influer sur le
cadre légal en obtenant en particulier le vote de deux lois, l’une portant
sur la défiscalisation des travaux sur leurs biens, l’autre portant sur la
possibilité d’exonération des frais de successions.
Le prestige des châteaux, grâce à l’imaginaire dont ils sont investis, est
toutefois indépendant des questions de classement patrimonial. Aussi,
sans se préoccuper de savoir si les propriétés des adhérents qu’elle
regroupe bénéficient d’un quelconque classement, l’association des
Vieilles maisons françaises (VMF) – créée en 1958 et devenue d’utilité
7. En effet, une grande partie des monuments historiques sont la propriété de familles :
« Sur 43 000 monuments, plus de 21 500 sont gérés par des propriétaires privés. Un
chiffre souvent oublié ou méconnu. » (Communiqué de presse de l’association Demeure
historique, 4 septembre 2013.) Pour une analyse détaillée de l’évolution des classements
patrimoniaux, lire Yvon Lamy, « Du monument au patrimoine. Matériaux pour l’histoire
politique d’une protection », Genèses, 1993, nº 11, p. 50-81.
8. Pour plus de détails sur ce processus de conversion des intérêts particuliers en intérêt
général, lire Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Châteaux et châtelains : les siècles
passent, le symbole demeure, Anne Carrière, 2005, spéc. chap. .
32
estiment être la leur depuis toujours, n’est cependant pas le fruit d’un
acharnement sur un domaine que nous pourrions considérer comme
mineur sur le plan politique. En effet, la mobilisation pour la cause
patrimoniale relève plus largement d’une stratégie de légitimation d’un
groupe social dont la rhétorique coïncide avec le discours qui apparaît
au même moment dans des clubs qui travaillent au renouvellement de
l’idéologie de la droite. Ce qui est parfois appelé « nouvelle droite »,
mouvement qui émerge en 1968 avec le GRECE, et dans la continuité
duquel s’inscrit le Club de l’horloge, mobilise alors des arguments
savants pour tenter de montrer la dégénérescence résultant du mélange
des groupes sociaux. Ils déplorent par ailleurs la profanation d’une
culture qu’ils jugent authentique (tant la grande culture que la culture
traditionnelle nationale). D’où l’idée de la protéger et, ce faisant, de
protéger ceux qui la détiennent de toute intrusion sociale.
Cette extrême droite reprend à son compte certaines théories scienti-
fiques afin de mieux légitimer sa rhétorique. C’est le cas, en particulier,
des thèses ethnodifférencialistes, à l’image de celles développées par
le GRECE. En justifiant biologiquement un certain nombre de com-
portements culturels, cette mouvance politique tente de contourner
17. Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La Démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation
politique, La Dispute, 2006.
18. Henry de Lesquen et le Club de l’horloge, La Politique du vivant, Albin Michel,
1979. Membres de la commission de travail : André Archimbaud, Michel Bauchot, Alain
Bercot, Martine Bercot, Yvan Blot, Thierry Bost, François Le Gallo, Anne-Laure Le Gallou,
Henry de Lesquen, Didier Maupas, Bruno Mégret, Hubert Mounier, Charles Rostand,
Maryvonne de Saint-Pulgent, Noël de Saint-Pulgent, Paul Soriano et Bruno Tellenne.
19. James Coleman, Equality of Educational Opportunity, 1966. Rapport mandaté par le US
Civil Rights Act de 1964.
20. Arthur Jensen, Educability and Group Differences, New York, HarperCollins, 1973.
21. Henry de Lesquen et alii, La Politique du vivant, op. cit., p. 141.
38
22. Henry de Lesquen et alii, La Politique du vivant, op. cit., p. 14. Plutôt que « marxiste »,
cette conception fut l’instrument de pouvoir du biologiste Lyssenko, qui régna sur la
biologie et l’agronomie soviétiques des années 1930 aux années 1960, avec les dégâts
que l’on connaît.
23. Ibid., p. 15.
24. Ibid., p. 141.
25. Ibid., p. 142.
26. Maryvonne de Saint-Pulgent, Le Gouvernement de la culture, Gallimard, 1999.
27. Ce prix, destiné à railler ceux que le Club de l’horloge considère comme œuvrant à
la perpétuation du dogme égalitaire plutôt qu’à la science, a été attribué à Bourdieu en
1988 « pour l’ensemble de son œuvre » – <www.clubdelhorloge.fr/lyssenko.php>.
28. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
39
que tout ce que fait le ministère ne sert à rien. L’erreur de Malraux, que
reprennent à sa suite les politiques, c’est de dire qu’il faut défendre les
grands artistes de notre temps, car il n’y a pas de grands artistes de notre
temps. Toutes les pratiques culturelles se valent. La démocratisation de
l’art est abandonnée au profit du terme de “démocratie culturelle”. Les
indicateurs du ministère deviennent purement quantitatifs. On retient
les sorties au restaurant comme une pratique culturelle. La musique
contemporaine est agrégée à la musique commerciale enregistrée, alors
que Malraux stigmatisait les “machines à produire du divertissement”.
L’action de l’État devait combattre leur effet pernicieux 29 . »
De ce fait, jouant sur le terme de « culture » et ignorant la distinction
29. « Quel projet pour la France », débat entre Maryvonne de Saint-Pulgent et Laure
Adler, mené par Christophe Barbier et Thierry Gandillot, L’Express, 27 janvier 2000.
40
30. Jean-Paul Hugot, Rapport fait au nom de la commission des Affaires culturelles sur le projet
de loi relatif à la « Fondation du patrimoine », 1996, rapport nº 273.
31. De manière non exclusive, on peut retrouver dans le conseil d’administration :
Bertrand de Feydeau, vice-président en tant que représentant d’AXA (par ailleurs adhérent
et délégué de la Vienne pour les VMF) ; Philippe Toussaint, président des VMF ; Michel
Fontaine, président d’honneur de Maisons paysannes de France. Conseil d’orientation :
Alexandre Gady, président de la SPPEF ; Henry de Lépinay, président de l’Union
REMPART.
32. Représentants du Sénat, de l’Assemblée nationale, de l’Institut de France, de
l’Association des maires de France, de l’Assemblée des départements de France, de
l’Association des régions de France, du ministère de la Culture et de la Communication,
du ministère de l’Intérieur et du ministère de l’Écologie.
33. Et pour cause, concernant les aides de la Fondation du patrimoine destinées à du
patrimoine appartenant à un propriétaire public, tel que les communes le plus souvent,
trois projets financés sur quatre portent sur la restauration des lieux de culte, dont 95 %
sont des lieux de culte catholiques (Patrimoine en devenir, mai 2010, p. 3).
41
34. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha, op. cit., p. 217.
35. Représentées par les présidents des associations suivantes : la Demeure historique,
la Ligue urbaine et rurale, Maisons paysannes de France, Patrimoine-Environnement
(ex FNASSEM), REMPART, Sauvegarde de l’art français, SPPEF, VMF. Précisons que la
Fondation du patrimoine n’étant pas une association, elle n’est pas membre du G8.
36. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha, op. cit., p. 217.
42
M D