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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »

Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

De la Gouvernance démocratique au Consensus


européen : mutations et permanences

Sophia Mappa1
Forum de Delphes
Université Paris 12

Introduction

A   en   croire   certains   instigateurs   des   changements   apportés   aux   politiques   françaises   et 
européennes   d’aide   au   développement   depuis   20062,   il   s’agirait   d’un   « changement   de 
paradigme ». On affirme, en effet, la sortie de la logique des réformes élaborées jusqu’ici en 
Europe et la volonté de donner, en premier lieu, le primat à la décision des acteurs africains. Il 
s’agirait également de remettre en question la temporalité ancienne et de laisser la place aux 
« processus »   internes   en   Afrique,   sans   préfixer   de   limites   temporelles   aux   changements 
attendus. Un autre enjeu serait de s’émanciper de la « tutelle » intellectuelle et politique de la 
Banque mondiale et d’affirmer la volonté politique, française et européenne, dans le domaine 
de la gouvernance. 
Cependant la perception de ces réformes et des changements qu’elles impliquent n’est pas 
univoque.   Leurs   causalités,   leurs   objectifs,   les   méthodes   pour   les   mettre   en   œuvre   sont 
différemment interprétés, en fonction des individus, de leur rôle dans leur élaboration, de leur 
expérience,  de leur statut dans les institutions,  de leur âge, voire  de leur psychisme. Des 
différences   encore   plus   importantes   sont   perceptibles   entre   le   discours   officiel   sur   les 
réformes et les opérateurs, publics et privés européens (fonctionnaires, ONG, consultants) qui 
sont   censés   les   rendre   effectives.   Par   ailleurs,   les   « bénéficiaires »   africains   de   l’aide : 
institutionnels,   élus   locaux   et   ONG,   semblent   avoir   épousé   leur   rhétorique,   sans 
nécessairement en partager ou comprendre la logique et le sens.
Notre propos dans ce texte est de rendre intelligibles les réformes réalisées  dans le cadre de la 
« gouvernance démocratique » en France et celui du « Consensus européen » au niveau de 
l’UE,  dans un contexte de mutations sociales et politiques profondes et difficiles à cerner en 
Europe et, a fortiori, dans les autres sociétés de la planète. L’interprétation qu’en font leurs 

1
 Nous tenons à remercier tous ceux qui ont accepté de nous accorder les entretiens qui ont rendu ce texte 
possible. Mes remerciements aussi à Pierre Bauby pour ses remarques pertinentes.
2
 Cf, MAEE français, DGCID, Stratégie Gouvernance de la Coopération française, Paris, décembre, 2006 et 
CCE, La gouvernance dans le consensus européen pour le développement, le 30.8.2006, COM (2006)421final
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

instigateurs, leurs bénéficiaires et les opérateurs, européens et africains occupera une place 
importante dans notre analyse. Elle nous permettra d'en mieux comprendre et expliquer le 
contenu, les mutations et les permanences, ainsi que l'impact possible dans la réalité. Car la 
diversité des points de vue est révélatrice des questionnements et des divergences des acteurs 
européens concernant le politique en général, dont les politiques d’aide sont un aspect. 
En   vue   de   cette   analyse,   nous   nous   sommes   appuyés   sur   les   données   que   nous   avons 
recueillies, lors de nos recherches sur la décentralisation en 2007 et 20083  dans le cadre du 
projet du Forum de Delphes « Quelles gouvernances au Nord et au Sud ». Ce dernier est la 
prolongation   et   l'approfondissement   de   nos   travaux   antérieurs   sur   les   politiques   d'aide, 
notamment   l'analyse   des   conditionnalités   démocratiques   et   celle   de   l’impact   de   la 
mondialisation sur les politiques d'aide4.
Selon notre hypothèse, les mutations annoncées ne rompent pas avec l’ancien système d’aide 
au développement, elles se situent dans sa continuité. Il ne saurait en être autrement. Les 
changements ont lieu à partir des réalités et des matériaux socio­historiques qui sont déjà là. 
Les   orientations,   les   cheminements   et   l’effectivité   des   réformes   dépendront   des   débats 
qu’elles susciteront et des interactions entre les (nombreux) acteurs impliqués dans leur mise 
en œuvre, tant en Europe qu’au Sud, notamment en Afrique qui en est la plus concernée.
Le texte qui suit est encore provisoire. Il sera complété par nos recherches en cours et par les 
débats   qu’il   suscitera   au   sein   des   instances   politiques   françaises,   européennes   et 
internationales et parmi des acteurs sociaux. Il est structuré autour de quatre questions : la 
perception  qu’ont les instigateurs des réformes de politiques d’aide et de leurs causes ; la 
perception   qu’ils   ont   de   soi   (de   l’Europe)   et   d’Autrui   (des   bénéficiaires   de   l’aide,   en 
l’occurrence l’Afrique) ; la perception de l’aide et, enfin, la perception du changement. On 
mettra ces perceptions en parallèle avec celles d’autres institutionnels, élus, acteurs sociaux et 
opérateurs européens et africains.

1. Les origines des réformes

Les  instigateurs  des réformes expliquent  leur nécessité par deux considérations  majeures : 


d’une part, leur désaccord avec le monopole de la Banque mondiale dans le domaine de la 
gouvernance   et,   d’autre   part,   la   remise   en   question   des   politiques   européennes   d’aide   au 
développement qui ont montré, à présent, leurs limites, sinon leur inefficacité, « en dépit de 
quelques succès »5.

3
  Outre   les   documents   officiels   que   nous   avons   consultés   (ministères,   ONG,   CE)   nous   avons   réalisé   une 
quarantaine d’entretiens avec des institutionnels, élus locaux et ONG européens, d’élus locaux mauritaniens et 
sénégalais,  des  institutionnels de ces  deux pays, des  ONG et consultants  africains  et européens  agissant  en 
Afrique. Un matériel précieux nous a été fourni par des ateliers de réflexion que nous avons organisés avec une 
quarantaine   d’élus   locaux,   à  raison   de   six   cycles   de   cinq   jours   chacun,   en   Mauritanie   et   au   Sénégal.   Nos 
discussions informelles avec des responsables politiques et autres acteurs européens sont prises en compte dans 
cette analyse mais elles ne seront pas citées.
4
 Cf entre autres publications du Forum de Delphes, S. Mappa (sous sa dir.) Développer par la démocratie ? 
KARTHALA, Paris, 1995, et S. Mappa (sous sa dir.) La coopération internationale face au libéralisme,  
KARTHALA, Paris, 2004
5
Entretien avec un fonctionnaire français
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Le politique versus l’économique

La critique des positions de la Banque mondiale en matière de gouvernance semble être une 
des origines des mutations en cours. Si les textes officiels restent relativement discrets à ce 
propos, en réaffirmant leurs engagements internationaux comme la Déclaration de Paris en 
2005, l’ensemble de personnes qui se sont prononcées sur ce sujet (cinq personnalités du 
MAE et de la Commission européenne) expriment leur désaccord avec le « réductionnisme » 
de la « bonne gouvernance » que la Banque mondiale réduit à la lutte contre la corruption.
Alors que la « légitimité scientifique » de cette institution est différemment appréciée par les 
individus   interrogés,   un   large   accord   semble   se   dégager   (sans   pour   autant   qu’il   y   ait 
unanimité)   contre   l’élargissement   politique   du   mandat   de   cette   institution   (initialement   à 
vocation économique), la technicisation du politique, la standardisation des politiques qu’elle 
élabore, son monopole dans ce domaine, les objectifs préfixés, voire son ingérence dans les 
affaires des pays récipiendaires de l’aide. Cette opposition ne s’exprime pas avec la même 
force par tous nos interlocuteurs, ni avec la même hiérarchisation des problèmes identifiés. Ce 
qui est intéressant pour notre propos, c’est que pour certains, il s’agit ici « d’un désaccord de 
fond » qui concerne la relation du politique avec l’économique. « Les Etats, ce ne sont pas  
des   Banques »,   dit   avec   force   un   fonctionnaire   français,   qui   se   pose   comme  la  politique 
alternative à celle de la Banque mondiale, conscient que, lui, il est dans son rôle et que c’est à 
lui (l’Etat) de contrôler et de limiter la Banque « et sa tentation d’aller vers le politique ». Il 
préconise   donc   l’affirmation   du   politique   sur   l’économique,   au   niveau   national   (France), 
européen (UE) et international. 
Dans le même sens, la Commission européenne suggère  sa différenciation par rapport à la 
Banque   mondiale6  et   met   en   avant   son   triple   rôle   dans   les   politiques   d’aide   au 
développement : politique (par le dialogue qu’elle engage avec les gouvernements des pays 
aidés), acteur de développement et agent administratif. Des efforts sont consentis pour nouer 
des alliances avec d’autres instances internationales, comme le PNUD, dans le but de réduire 
le   rôle   de   la   Banque   mondiale7.   Ce   changement,   comparé   avec   le   suivisme   traditionnel, 
explicite et assumé, de la Commission européenne et son acceptation du leadership de la 
Banque   mondiale   par   le   passé8,  est   à   souligner.   Il   semble   indiquer   que   l’on   assisterait   à 
l’émergence   d’un   sujet   politique   européen   au   niveau   international   et   à   l’affirmation   d’un 
« consensus européen » autour des orientations nouvelles des politiques d’aide élaborées en 
Europe. 
En effet, l’adoption fin 2005 par la Commission, le Parlement et le Conseil du « Consensus 
sur   le   développement »   a   associé   pour   la   première   fois   les   Etats   membres   à   la   politique 
communautaire   d’aide   au   développement   et   les   a   engagés   jusqu’en   2010   autour   d’une 
« stratégie   européenne   de   développement »   qui   se   fonderait   elle­même   sur   « une   vision 
commune du développement ». Le Consensus entend promouvoir une conception et un projet 
« typiquement européens » et réalise une synthèse des textes, dispositions et engagements de 
l’Union en faveur d’un monde solidaire, harmonieux et multipolaire, fondé sur le dialogue, la 
justice,  le  respect du droit, etc.  L’objectif  affiché  est l’éradication  de la pauvreté dans  le 

6
 Entretiens avec fonctionnaires européens et français
7
 Entretiens avec fonctionnaires français et européens
8
  cf S. Mappa « Tolérance à l’altérité dans les politiques communautaires  de développement » in S. Mappa 
(dir.) Les deux sources de l’exclusion : économisme et replis identitaires, Karthala, Paris, 1993
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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contexte du développement durable, pour édifier un monde plus stable, plus prospère et plus 
riche9 .
Mais quel est le sens de cette affirmation du primat du politique et quelles sont ses chances de 
devenir effective au niveau national, européen, voire international ? On peut observer que 
dans le contexte actuel la théorie et la pratique du politique est en profonde mutation. La 
tendance   lourde   dans   les   sociétés   occidentales   est   l’affirmation   de   l’économique   et   plus 
précisément celle de l’emprise de la logique économique dans le politique et le rôle politique 
fondamental qu’acquiert l’économie. 
Le rôle politique croissant de la Banque mondiale, leader jusqu’ici en matière des politiques 
d’aide n’en est­elle pas un des symptômes ?  
Les politiques de gouvernance, mises en œuvre au niveau national et européen, ne font­elles 
pas   partie   du   changement   du   paradigme   démocratique   historique,   au   sein   de   l’Union 
européenne ? En effet, depuis les années soixante dix du siècle dernier, nous assistons à des 
mutations politiques, économiques, sociales intriquées les unes aux autres (ce qui nous amène 
à   penser   qu’il   serait   plus   précis   de   parler   en   termes   des   mutations   culturelles   et 
anthropologiques)   qui   se   radicalisent   dans   la   conjoncture.   De   ce   fait,   le   concept   de 
« politique »   dans   les   politiques   de   gouvernance   élaborées   pour   l’Europe 10  recouvre   des 
réalités différentes de celles de la démocratie. Le concept de gouvernance, en dépit de ses 
imprécisions sémantiques, est utilisé pour rendre compte des mutations à la fois de la théorie 
et   de   la   pratique   du   pouvoir   politique,   de   ses   rapports   avec   la   société,   mais   aussi   des 
changements au sein de cette dernière.
On   peut   évoquer,   comme   indicateurs   de   ces   changements,   la   radicalisation   de   certaines 
valeurs démocratiques, notamment celle des libertés et des droits individuels. Une « crise de 
croissance », écrit Marcel Gauchet, qui se retourne contre la démocratie et rend les sociétés 
occidentales ingouvernables, en raison de la perte des repères et de l’anomie qu’elle entraîne.
L’unicité et l’altérité du pouvoir politique par rapport à la société s’estompent. Le pouvoir 
politique doit à présent « composer » avec des pouvoirs qui lui étaient jadis subordonnés – 
judiciaire,   policier,   administratif   –   et   avec   une   foule   d’acteurs   privés :   entreprises, 
groupements corporatistes, ONG, experts et autres technocrates, agissant en fonction de leurs 
intérêts   spécifiques,   et,   en   dépit   des   exceptions,   largement   indifférents   à   la   question   de 
l’intérêt   général. La théorie  et la pratique  de la légitimité  du pouvoir d’Etat  perd de son 
effectivité au profit des pratiques populistes des hommes d’Etat, otages à présent des humeurs 
des citoyens et prisonniers des revendications particulières. Les relations entre Etat et société 
et celles entre les « citoyens » sont devenue délétères. La pacification apparente des rapports 
sociaux cache une profonde discorde entre la norme et les droits individuels. Les hiérarchies 
démocratiques de valeurs sociales sont inversées. Ce sont les impératifs économiques ­ le 
gain, la concurrence radicalisée, la productivité, la rentabilité, la compétitivité ­ qui orientent 
les   actions   des   individus   et   de   l’Etat,   en   l’absence   de   questionnement   sur   les   finalités 
collectives   et   les   impératifs   éthiques.   Un  des   piliers   de   la   démocratie,   la   projection   dans 
l’avenir et la maîtrise du devenir collectif cède sa place à une temporalité de l’éphémère et 
d’absence de projet collectif pour le futur11. Paradoxalement, ces mutations ­ le morcellement 

9
 Cf  Consensus européen, op.cit ; cf aussi Laurent Delcourt, « Aide au développement de l’Union européenne : 
perspective critique » in Centre Tricontinental , http://www.cetri.be/spip.php?article667&lang=fr
10
 Cf  CE, Gouvernance européenne. Un Livre blanc, Bruxelles, 25 Juillet 2001, COM (2001) 428 final
11
 Cf aussi les analyses de Marcel Gauchet, entre autres,  La révolution moderne, Gallimard, Paris, 2007, cf aussi, 
Jean­ Pierre Le Goff, La France morcelée, Gallimard, Paris, 2008
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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de   la   société   et   les   revendications   particulières,   le   populisme   des   hommes   d’Etat,   leur 


médiatisation  extrême,  la  montée  en puissance  des  affects  au détriment  de  la raison, etc. 
­rapprochent   les   sociétés   occidentales   de   celles   qu’elles   se   proposent   de   changer   de 
l’extérieur.
Ces mutations viennent largement de l’intérieur du système occidental, de la radicalisation de 
certaines de ses significations imaginaires ­ les libertés et droits individuels ­ de la disparition 
d’autres   ­celle  de limite,  de la morale  ou encore  de la pensée critique  par exemple  –  de 
l’inversion des hiérarchies anciennes – comme celle du primat de l’éthique sur l’économique. 
Des valeurs comme la liberté individuelle qui étaient fécondes tant qu’elles étaient en tension 
avec les significations héritées du passé, deviennent à présent problématiques, dans la mesure 
où elles sont déployées à l’extrême et ne rencontrent pas d’obstacle (de limite) à l’intérieur du 
système.   Ce   dernier   est   alors   en   crise   et   a   besoin   d’être   redéfini.   Les   difficultés   que 
connaissent   les   sociétés   occidentales,   depuis   quelques   années,   sont   significatives   de   la 
difficulté et de la complexité de cette tâche, en d’autres termes de la difficulté du changement.
L’affirmation   du   politique   dans   la   gouvernance   démocratique   et   le   consensus   européen 
s’inscrit donc dans une crise politique profonde, en France, en Europe et plus largement en 
Occident. En effet, autant la volonté politique de l’Union européenne semble s’affirmer vis­à­
vis de la Banque mondiale et vis­à­vis des bénéficiaires de l’aide, autant cette volonté a du 
mal à se construire à l’intérieur de l’Europe, qui peine à s’ériger en sujet politique dans son 
propre territoire et a des difficultés à faire face aux mutations tant internes qu’externes. Cela 
amène   certains   observateurs   à   se   demander   si   l’Europe   sera   dans   l’avenir   un   des   pôles 
d’influence sur la planète12. L’alignement de la France et de l’UE avec le camp des donateurs 
et les normes technocratiques standardisées issues de la Déclaration de Paris, n’est­il pas en 
tension avec la volonté d’affirmer une vision et une politique européennes propres ? 
Nous   pouvons   d’ores   et   déjà   constater   que,   comme   les   politiques   d’aide   antérieures,   la 
« gouvernance   démocratique »   et   le   « Consensus   européen »,   destinés   aux   pays   du   Sud, 
apparaissent comme une projection idéalisée de la gouvernance qui se construit en Europe en 
tant   que   théorie   et   pratique13.   A   mi­chemin   entre   l’ancien   et   le   nouveau,   cette   dernière 
conserve la terminologie du paradigme démocratique, tout en mettant en place le dispositif 
politique   et   social   qui   est   le   dépassement   de   ce   paradigme   et   occulte   les   tensions,   les 
contradictions et les apories qui lui sont inhérentes.
Les   catégories   analytiques   utilisées   ­   Etat   de   droit,   volonté   politique,   intérêt   général, 
régulation   par   le   politique  ­   se   juxtaposent   à   celles   qui   mettent   en   avant   les   impératifs 
économiques, l’ouverture au marché, la culture des résultats, l’autonomie et la participation 
de la société civile à la prise de la décision politique, la décentralisation, etc. Comme dans 
toute société en mutation, l’ancien et le nouveau coexistent et l’issue du changement, jusqu’à 
ce que celui­ci aboutisse à un nouveau système, n’est pas donnée d’avance. L’affirmation du 
primat   du   politique   fait   partie   de   l’ancien   et   est   en   quelque   sorte   à   contre   courant   des 
tendances actuelles. Cependant la crise financière que traverse la planète rend la nécessité 
d’un pouvoir politique « interventionniste » évidente, au moins pour certains.
Dans un tel contexte de mutations, l’opposition à la Banque mondiale pourrait être un lieu de 
rencontre ou d’opposition de plusieurs courants de pensée : la volonté par certains d’affirmer 
le primat du politique sur l’économique, la volonté de doter l’UE d’une politique extérieure 

12
 Cf entre autres P. Boniface et H. Védrine, Atlas du monde global, Armand Colin/Fayard, Paris, 2008
13
 Cf Gouvernance européenne, op.cit
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

commune, celle d'affirmer l’hégémonie européenne sur les bénéficiaires de l’aide, notamment 
les africains, dans une conjoncture de percée chinoise dans le continent noir, de concurrence 
accrue entre les grandes puissances ou encore de tentatives de recomposition dans le camp 
occidental,   qui   pour   le   moment   sont   différemment   appréciées   en   Europe.   On   pense 
notamment aux courants politiques aux Etats Unis préconisant, sous des formes variées, un 
resserrement du camp des démocrates14 pour faire face aux apories de la diversité culturelle de 
la   planète,   tant   occultée   par   le   passé   au   nom   de   l’universalité   du modèle   occidental.   On 
pourrait aussi identifier la volonté de certaines instances internationales comme l’ONU de 
recomposer les rapports de force et de redéfinir le rôle de la Banque mondiale. 
Il est intéressant de noter que ces différends intra­institutionnels et intra­occidentaux sur la 
définition du politique, du social et de l’économique dans les politiques de gouvernance et le 
rôle   de   chaque   instance   internationale   laissent   indifférents   les   « opérateurs »   européens 
(ONG, consultants) et presque totalement leurs « bénéficiaires » en Afrique. En France, les 
ONG n’ont pas engagé de débat de fond sur la gouvernance démocratique ni sur le consensus 
européen.  Leurs  préoccupations  se concentrent  largement  sur les aspects  institutionnels  et 
financiers des réformes qui touchent directement leurs intérêts. Ils continuent de reprocher 
aux  pouvoirs publics le peu d’intérêt qu’ils  portent à la coopération avec les ONG, alors 
même qu’une partie des réformes actuelles porte sur la coopération de l’Etat avec la société 
civile15. En Afrique, le discours officiel sur la question est largement de l'ordre du mimétisme. 
Il   renvoie   la   responsabilité   des   politiques   de   gouvernance   aux   pressions   du   système 
international et à ses exigences de conformité16 ; les nuances entre les différentes injonctions 
occidentales sont peu ou pas du tout perçues et sont toutes reçues comme une obligation à se 
conformer, au moins en apparence17.

Les erreurs du passé

La remise en question des politiques européennes d’aide au développement apparaît comme 
l’autre pilier des réformes. « Avoir un instituant réel »18 (en Afrique), agir en fonction de ce 
que les bénéficiaires de l’aide décident et mettre à leur service « nos outils »19.  Deux idées 
majeures se dégagent de cette critique du passé : d'une part, les limites des conditionnalités de 
l’aide européenne et l’élaboration des politiques publiques en Europe, en l’absence de leurs 
« bénéficiaires » ; d'autre part, celles  d’un modèle de développement  unique (l’occidental) 
projeté   sur   les   sociétés   aidées.   Cette   remise   en   question   s’imposerait   vu   les   résultats 
médiocres de la coopération jusqu’ici, et la difficulté pratique des délégations européennes en 
Afrique   de   mettre   en   œuvre   les   politiques   antérieures   de   gouvernance.   Dans   le   nouveau 
14
 Voir Centre d’analyse et de prévision du MAEE, Concert ou Ligues des démocraties : réengagement  
américain dans le multilatéralisme ou reformulation de l’obsession démocratique ? N/08­42.1 
15
 Cf entre autres Coordination Sud, Les grands axes de la coopération française, in 
http://www.coordinationsud.org/spip.php?rubrique 101
16
 (...) « la décentralisation est à la fois une conviction et une demande de l'élite aussi et de la population, mais  
aussi,   c'est   en   plus   une   conformité   aussi   avec   un   système   international,   c'est­à­dire   que   c'est   ça   la 
décentralisation, il y a une forte demande et un vent de démocratisation et de décentralisation. A la fois, il y a  
ça, cet accompagnement du gouvernement international (...) (entretien avec un haut responsable mauritanien).
17
 « La Banque mondiale dit qu’il faut gérer les collectivités locales comme une entreprise ; c’est ça qu’il fau.t 
faire » (responsable mauritanien)
18
 Entretien avec un fonctionnaire français
19
 Entretien avec un fonctionnaire européen
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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contexte, le rôle de la coopération française et européenne serait d’aider les pays bénéficiaires 
à construire leurs propres politiques publiques. A la place des conditionnalités du passé, on 
privilégierait à présent le « contrat » et le « dialogue » entre acteurs et Etats membres, et, au 
lieu du résultat préfixé, on laisserait la place aux processus20.
En   effet,   l’article  2 du Consensus  européen  stipule que  si le développement  relève  de   la 
responsabilité collective, les pays bénéficiaires de l’aide sont les premiers responsables de 
leur développement. Ca serait à eux de définir les priorités et d’en assurer les conditions. Les 
pays européens les aideraient par le dialogue, le partenariat, la fourniture d’une aide plus 
substantielle, et une plus grande cohérence des politiques de développement qui s’aligneraient 
sur leurs propres priorités21.
Sommes­nous,   pour   autant,   devant   un   changement   de   paradigme ?   Y   a­t­il   une   volonté 
politique européenne de laisser la place à un sujet instituant africain ? Y a­t­il en Afrique une 
volonté   politique   et   une   aspiration   manifeste   à   instituer   la   cité ?   Y   a­t­il   possibilité   de 
dialogue   entre   donneurs   et   récipiendaires   de   l'aide   et,  a   fortiori,   dans   un   contexte   de 
différences culturelles significatives entre l'Europe et l'Afrique ? Quels sont les « outils » que 
l'on peut mettre à la disposition des bénéficiaires de l'aide, sans de ce fait même projeter sur 
eux le système européen, qui est lui­même en mutation ? En quoi l'approche par les « outils » 
est   différente   de   l'approche   gestionnaire   que   l'on   reproche   à   la   Banque   mondiale ?   Que 
signifie au juste l'énoncé « laisser la place aux processus » ? Pour quelle finalité et pour 
combien de temps ?
Ces   questions   sont   immenses   et   certains   de   nos   interlocuteurs,   notamment   français,   sont 
conscients   des changements   de   culture   nécessaires   des   deux   côtés,   pour  que   les   réformes 
deviennent effectives. «Tous ceux qui sont impliqués dans les réformes n’ont pas perçu la 
profondeur du changement qu’implique cette stratégie »22. 

Le sujet instituant

En réalité, en continuité avec le passé, le cadre dans lequel les bénéficiaires de l’aide sont 
invités à élaborer les politiques de « gouvernance démocratique » est donné d’avance, comme 
par ailleurs la méthodologie pour rendre ce cadre effectif. Il s’agit, comme on l’a déjà noté, 
des   principes   démocratiques   historiques   (Etat   de   droit,   droits   de   l'homme),   élargis   à   la 
 participation de la société civile, la décentralisation, l'autonomie, la responsabilité, la parité 
des   femmes   avec   les   hommes,   etc.   que   l'on   retrouve   également   dans   la   théorie   de   la 
gouvernance   européenne.   Largement,   nos   interlocuteurs   avancent   l’argument   que   ces 
principes sont intégrés dans les traités internationaux et signés par les Etats, même si l’on 
admet parfois qu’entre « ratifier et mettre en œuvre… »23.

La continuité avec l’ancien est perceptible dans les termes utilisés pour signifier les finalités 
des réformes et, par conséquent, le vrai sujet instituant : « recréer la sphère publique » (en 
Afrique), « travailler pour faire émerger la société civile », « refonder l’Etat », « accompagner 
les   processus   vers   un   meilleur   respect   des   droits   de   l’homme », « les   aider   à »...   La 
20
  Cf ,CE, la gouvernance dans le Consensus européen… document cité et entretiens avec fonctionnaires 
français et européens
21
 Cf aussi Laurent Delcourt, op. cit
22
 Entretien avec un fonctionnaire français
23
 Entretien avec fonctionnaire européen
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Commission   européenne,   on   vient   de   le   dire,   se   donne   comme   rôle   celui   d’agent   de 
développement,   d’acteur   politique   et   d’administrateur.   C’est   la   définition   même   de   l’Etat 
occidental moderne. Selon un de nos interlocuteurs, ce triple rôle devrait être renforcé avec 
les nouvelles politiques de gouvernance24. L'interventionnisme que certains reprochent à la 
Banque mondiale ne pose pas de problème quand il s’agit de soi. « On va pouvoir intervenir  
partout (…) Il faudra trouver les moyens politiques, des moyens d’action ; ça peut être des  
blocus… »25.
A l’intérieur de ce cadre préfixé, les priorités du financement sont définies par la CE. Les 
questions liées à la gouvernance, définies comme prioritaires dans la plupart des programmes 
nationaux et régionaux pour 2007­2013 en sont un exemple 26 . Ainsi, un programme élaboré 
théoriquement par un pays bénéficiaire est soumis à l’approbation des bailleurs, assurant de ce 
fait « une conditionnalité ex post »27. A l'instar de la Banque mondiale, les délégations de la 
C.E. rédigent avec les Etats membres des « profils de gouvernance » couvrant « neuf secteurs­
faiblesses »28 et demandent aux pays d'élaborer des politiques en fonction de leurs priorités. 
« On fait avec la gouvernance comme la Banque mondiale », constate un fonctionnaire de la 
Commission. « Ils se sont engagés sur des plans, on a accepté un certain nombre de mesures,  
on va leur dire « bon, finalement, votre plan (...) ce n'est pas suffisant, vous aurez un peu 
moins   d'argent  que votre  voisin qui  a fait  quelque chose  de bien » C'est juste  pour  dire 
comme aux enfants : « toi, tu as trois bonbons, toi, tu n'en as qu'un »29.   La coopération est 
toujours ascendante affirment certains de nos interlocuteurs. Saurait­il en être autrement dans 
un contexte d’aide et vu les relations instaurées entre l’Europe et l’Afrique ?   On y reviendra 
dans un moment.
Les méthodes utilisées rappellent le technocratisme de la Banque mondiale. La CE définit 
« rigoureusement » les organisations de la « société civile » et fait évaluer leurs compétences 
et   l’efficacité   des   projets   par   des   consultants   européens,   qui   parfois   (ou   souvent ?)   ne 
connaissent pas le pays30. Des milliers de programmes nationaux et européens appuient ici 
« la gestion par la société civile des services publics », là la « gouvernance locale » ailleurs la 
« culture   citoyenne »   et   le   « dialogue »,   à   un   autre   endroit   « les   droits   de   la   personne 
handicapée »   alors   qu’ici   « le  problème   c’est   l’impunité   et   ils  (les   gens)  ne   savent   pas  
comment faire pour déposer plainte »31.  
Malgré   les   efforts   de   concertation   entre   les   pays   européens   et   la   Commission,   c’est   la 
dispersion qui l’emporte, on ne peut s'en étonner. C’est le cadre de penser l’Autre et « ses 
besoins » qui appelle cette cacophonie. Dans ce cadre de pensée, les sujets instituants sont une 
multitude d’instances régionales, nationales et européennes, « sachant » les besoins des autres 
mieux qu’eux, en concurrence les unes avec les autres, s’ignorant mutuellement, opérant par 
automatisme et intérêts divers, sans réflexion sur leur politique et ses effets32. Les Etats et les 

24
 Entretien avec  fonctionnaire de la CE
25
 Entretien avec fonctionnaire européen
26
 Selon Eurostep , la CE a clairement indiqué lors des rencontres avec les pays ACP qu’une part substantielle 
des financements serait allouée au renforcement de la Gouvernance « quelles que soient les priorités nationales 
identifiées », cité in Laurent Delcourt, op.cit  p.14/24
27
 IBON, Primer on development and Aid Effectivness, cité in Laurent Delcourt, op.cit
28
 Entretien avec  fonctionnaire de la CE
29
 idem
30
 Entretien avec consultant de la CE
31
 idem
32
 Cf Sophia Mappa, « La crise de la gouvernabilité comme crise de la pensée », communication au séminaire 
international du LARGOTEC,  Crise de la gouvernabilité, décembre, 2007, à paraître
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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autres  bénéficiaires  de l’aide  sont perçus et posés (avec leur consentement actif) non pas 


comme des sujets instituants mais comme des acteurs passifs susceptibles de « s’approprier » 
les   principes   de   la   gouvernance   par   des   formations   techniques.   Il   s’agit   de   recettes 
standardisées sur des questions qui ne relèvent pas de la formation – mener des négociations, 
apprendre le leadership ou encore les droits de l’homme et la parité des femmes  ­ mais de 
l’autoréflexivité de l’acteur ainsi que de son action sur lui­même et sur son environnement en 
vue d’un changement voulu par lui­même. Dans le cadre actuel, les apprenants apprennent par 
cœur les messages pour les oublier aussitôt sortis de la formation33. Il est significatif qu’au 
moment où la « participation de la société civile » et son autonomie est devenu un slogan 
politique fort en Europe, les ONG, africaines comme européennes, sont utilisées comme des 
opérateurs assujettis aux politiques, moyennant les financements. « Nous sommes réactifs, à 
cause des financements des bailleurs, instrumentalisés par les bailleurs…On n’arrive pas à  
poser les bonnes questions et à y répondre »34.
La contradiction entre l'affirmation de la volonté de laisser la place à « un instituant » africain 
et la définition des finalités de la gouvernance démocratique par les instances européennes 
semble échapper à la conscience de certains instigateurs des réformes. Le rôle prépondérant 
de l'Europe dans la définition des politiques africaines est considéré, en quelque sorte, comme 
une donnée naturelle et, de ce fait, il est difficilement questionnable. C'est un fait social total, 
hérité des relations historiquement instaurées entre les deux types de culture. 
Pour de nombreuses ONG qui travaillent sur le « terrain » ou font de la « sensibilisation » de 
« l’opinion   publique »,   le   « développement »   de   l’Afrique   relève   de   la   responsabilité 
occidentale35, en l’occurrence européenne ou de la « coresponsabilité ». Mais le sens donné à 
la coresponsabilité c’est le manquement des Etats et institutions européens de répondre aux 
« besoins » des pays du Sud posés comme victimes de l’Occident : « on est coresponsable 
tant qu’on n’écoute pas les besoins d’un gouvernement ou les priorités d’un gouvernement et  
qu’on continue à faire leurs priorités à leur place, on est plus que coresponsable 36» On a 
dans ces propos une des apories « des défenseurs des intérêts du Sud ». Peut­on satisfaire les 
demandes de ces sociétés et si oui pourquoi ?
Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas de remise en question, mais que celle­ci est marginale ou 
silencieuse. Tant il est vrai que le débat sur les responsabilités n’arrive pas à devenir public, 
car soit il est trop politiquement incorrect, soit les intérêts des acteurs lui font obstacle. Ainsi 
le   questionnement   sur   la   continuité   de   la   gouvernance   démocratique   avec   la   logique 
traditionnelle des « donneurs de leçons »37 relève pour le moment des discussions privées et 
non publiques. 
Le   primat   du  rôle   de  l'Europe  en   Afrique   est  souvent  justifié   par  l'absence   de  politiques 
publiques en Afrique « (…)  il y a aussi une difficulté par rapport aux bénéficiaires  eux­
mêmes, c'est­à­dire à formuler eux­mêmes une politique en tant que telle dans un maquis de  
33
 Cf Sophia Mappa (sous sa dir.) Le savoir occidental au défi des cultures africaines : former pour changer ? 
KARTHALA, Paris, 2005
34
 Entretien avec un représentant d’une importante ONG européenne. Notons toutes fois que c'est un discours 
largement répandu parmi les ONG européennes comme africaines. 
35
 « Nos focus… la justice, l’économique, l’accès aux services là­bas : éducation, santé notamment et comment  
est­ce que cela se met en place, et en quoi nos politiques de développement aident véritablement à mettre en  
place des politiques publiques euh…fortes, ambitieuses pour pouvoir espérer atteindre ou l’éducation pour tous,  
ou la santé pour tous, à terme mais, au moins essayer d’y tendre » ( salarié d’ONG internationale).
36
 idem
37
 « Il y en a une (politique), c'est celle que j'espère, c'est celle où, enfin, nous n'aurons plus de leçons à donner  
et où on aurait peut­être tout simplement l'humilité de dire que, si on avait trouvé la recette du développement, 
ça serait facile. Mais ça donc, on ne l'a pas encore dit » (entretien avec fonctionnaire détaché en Afrique).
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

dispositifs, de modes, de règles pour obtenir des financements (...) »38. L'explication n'est pas 
nouvelle. Elle était déjà avancée pour légitimer les politiques antérieures39 que l'on remet en 
question aujourd'hui. Certains instigateurs des réformes actuelles considèrent que leur succès 
dépend de l'émergence d'une volonté politique des Etats africains. Or la question s'impose : 
quels sont les changements identifiables en Afrique qui permettent de préconiser l'émergence 
inéluctable d'un instituant africain ? Et que fait­on s’il n’émerge pas ?
Dans   les   faits,   les   acteurs   africains   participent   activement   à   la   construction   de   leur 
subordination   au   sujet   occidental,   en   l’occurrence   européen.   Les   entretiens   avec   les 
institutionnels, les élus locaux et les ONG africains, notre travail avec les quarante élus locaux 
mauritaniens   et   sénégalais   pendant   trente   jours   en   200740  interrogent   le   bien­fondé   du 
postulat, même s’il est rhétorique, d'un sujet instituant en Afrique. Les rapports au pouvoir, 
local et central, à la loi, à l’individu et au groupe, à la liberté, à l’autonomie, au territoire, à la 
pensée et à l'action, etc. sont différents de ceux qui en Occident, en l’occurrence à l’Europe, 
ont historiquement construit le sujet politique.
Le   « sujet   instituant »  en   tant   que   théorie   et   pratique   fait   partie   d'une   histoire   singulière, 
l'occidentale, qui, de surcroît, est en train de muer. Dans la philosophie politique, le concept 
de sujet rend compte de la volonté des humains de s’affranchir de la tutelle des pouvoirs 
qu’ils   avaient   eux­mêmes   institués   comme   supérieurs   aux   leurs   et   auxquels   ils   se 
soumettaient, convaincus qu’ils étaient que ces pouvoirs leur étaient donnés par des forces 
surnaturelles. Le sujet est de ce fait indissociable de la liberté de pensée et d’action, voire de 
la raison et de l’autoréflexivité. On connaît les luttes sociales pour que cette conquête des 
sociétés occidentales sur elles­mêmes et sur leurs convictions passées devienne effective mais 
aussi   les   régressions.   On   en   connaît   aussi   la   fragilité,   les   tensions   avec   les   convictions 
traditionnelles   et   ses   mutations   dans   le   temps   et   dans   la   conjoncture.   On   voit   en   effet 
aujourd’hui   se   construire   à   nouveau   l’hétéronomie   et   le   report   de   l’autonomie   du   sujet 
instituant sur le marché, posé souvent comme indépendant de la volonté et du pouvoir des 
humains. C’est le retour « de la main invisible ».
Toujours est­il que dans d'autres sociétés de la planète, en l'occurrence en Afrique, l’initiative 
pour l’institution de la société est largement reportée à l’extérieur et est considérée comme 
indépendante de la volonté des acteurs. Le pouvoir institué à tous les niveaux du champ social 
–du chef du village, de l'ethnie, du parti, de l'Etat – est considéré et se considère lui­même 
comme relevant non pas de la volonté de la société, qui pourtant l'institue, mais comme étant 
donné des forces qui lui sont extérieures : les ancêtres, la nature, Dieu, voire l'Occident. Cette 
dépossession de l'individu et du groupe de leur responsabilité d'instituer la vie collective, alors 
même qu'ils le font, est un fait social total41. Il y a bien entendu des individus en Afrique, 
comme dans d’autres sociétés non occidentales, qui agissent en faveur de l’autonomie d’un 

38
 Fonctionnaire français détaché en Afrique
39
 Cf S. Mappa « tolérance à l’altérité… »,  op.cit
40
  Cf. Les textes issus de nos recherches récentes, entre autres Philippe de Leener et S. Mappa,  Rapports de 
formation en Mauritanie et au Sénégal, in WWW. Forum de Delphes.org     Cf. aussi S. Mappa « le pouvoir 
comme objet de pensée » in P­H Chalvidan et S. Mappa (dir.) Gouvernance au Nord et au Sud : les rapports au  
pouvoir, Forum de Delphes, Paris, 2008, S. Mappa, « le rapport au pouvoir comme rapport à la loi » à paraître, in 
La Lettre du Forum de Delphes, Octobre, 2008, et S. Mappa, « le rapport au pouvoir comme rapport à l’action », 
à paraître, in La Lettre du Forum de Delphes, 2009
41
 Nous avons développé cette dépossession volontaire en Afrique dans nos écrits antérieurs. Cf., entre autres, S. 
Mappa, Pouvoirs traditionnels et pouvoir d'Etat en Afrique, Karthala, Paris, 1998 et  La démocratie planétaire : 
un rêve occidental ? Sépia, Paris, 1999
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

sujet instituant. Mais jusqu’à nouvel ordre, ils pèsent peu sur le changement du système et 
l’issue de leur action n’est pas donnée d’avance.
Dans ce cadre de pensée, le sujet censé agir c'est l'Autre. Cette manière d’instituer l’individu 
et le collectif commence déjà à l’intérieur de la famille dans laquelle l’individu est socialisé 
pour ne pas agir par soi et pour soi. Il n’est pas responsable de ses actes mais de ceux des 
individus appartenant aux rangs inférieurs qui lui doivent une subordination sans faille. Aussi, 
l’initiative et la responsabilité sont reportées d’un rang sur l’autre, et, au delà, sur tout Autrui 
posé comme supérieur auquel les autres se soumettent. Cette relation de subordination et du 
report de la responsabilité à l’Autre est reconstruite à tous les niveaux de pouvoir à l’intérieur 
du champ social, comme dans les relations avec l’extérieur, notamment l’Occident. 
La   subordination   au   clan   et   à   ses   pouvoirs   s’est   déplacée   dans   les   pouvoirs   politiques 
impulsés   de   l’Occident,   centralisés   comme   décentralisés.   Dans   ces   derniers,   le   maire   est 
largement désigné par les élus locaux comme le responsable des problèmes non résolus et le 
seul   à   même   d’agir ;   ce   dernier   reporte   la   responsabilité   à   l’Etat   et   celui­ci   la   reporte   à 
l’Occident 42. Largement les élus locaux avec lesquels nous avons travaillé en Mauritanie et 
au Sénégal ne connaissent pas les textes de loi, ou ils en ont une connaissance théorique, 
notamment les élus sénégalais. Ils ne considèrent pas pour autant qu’ils pourraient agir pour 
les connaître ou pour les corriger, s’ils sont inadéquats pour les pays, ce qui est largement le 
cas.   C’est   au   maire   et   à   l’Etat   de   le   faire.   C’est   aussi   à   l’Etat   d’assurer   les   ressources 
financières des collectivités locales, sujet récurrent des conflits entre  pouvoir local et central. 
La conviction est largement répandue que les élus n’ont pas d’action propre à entreprendre 
pour   comprendre   la   décentralisation   et   les   compétences   qu’elle   implique   en   théorie :   la 
responsabilité, l’autonomie, l’action, etc. C’est aux formations dispensées et conçues par les 
occidentaux de le faire43, lors des apprentissages qui privilégient, comme on l’a déjà noté, la 
mémorisation passive des apprenants. Mais le report le plus massif de la responsabilité et de 
l’initiative locales se fait sur l’Occident, dont sont attendus les solutions de leurs problèmes 
les plus intimes. Les débats  sur l’Union pour la Méditerranée mettent à nouveau en relief des 
attentes et des demandes des pays méditerranéens mais pas de proposition qui engagerait leur 
propre   action :   « nous   souhaiterions   plus   d’investissements   français,   plus   d’assistance  
technique, et plus de souplesse dans la circulation des personnes », confie dans le Monde le 
président algérien44.
L’auto­idéalisation vient au secours de cette attitude du report de l’initiative à l’extérieur. 
L’action intellectuelle sur le monde extérieur (la réflexivité) et sur soi (l’auto réflexivité) qui 
est le propre du sujet instituant, rencontre en Afrique l’idéalisation de soi (et son pendant 
inconscient dans le vécu,  qui est la honte pour soi). Ce rapport au savoir explique l’opacité 
étonnante (pour l’esprit occidental) des acteurs africains sur eux­mêmes et sur leur société et 
les confusions courantes des pouvoirs traditionnels – émirats, pouvoirs tribaux, etc. ­ avec les 
pouvoirs locaux issus des élections45.
42
 Cf S. Mappa, Rapport du premier cycle de formations au Sénégal, Philippe De Leener et Sophia Mappa, 
Rapport du premier cycle de formation en Mauritanie, op.cit
43
 Entretiens avec haut responsable mauritanien et  avec les élus locaux de la Mauritanie et du Sénégal. Cf aussi 
les rapports des formations cités
44
 « Le premier ministre algérien préconise un troisième mandat pour le président Bouteflica » in Le Monde, 19 
juin 2008, p. 6 
45
 « La décentralisation en tant que concept convient très bien à nos traditions…On s’inspire sans complexe de 
la décentralisation française, allemande, espagnole » affirme un fonctionnaire mauritanien qui fonde son savoir 
sur le manuel de gestion communautaire et les divers guides élaborés par les occidentaux qui disent aux élus 
«correctement, simplement,  ce qui est prévu,  ce qu’ils doivent faire, quelle est leur mission » (entretien). 
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

L’accueil étonnant des injonctions et autres réformes occidentales en Afrique et ailleurs n’a 
pas sa source seulement dans la convoitise des flux financiers, qui les accompagnent, mais 
aussi dans la conviction que l’Occident sait mieux que soi et est le seul à pouvoir agir pour 
soi. Cette subordination largement assumée éclaire l’absence d’innovation et le mimétisme 
des institutions copiées sur l’Occident. A l’heure actuelle, c’est la décentralisation, la société 
civile et l’ensemble des institutions qui les accompagnent qui ont le vent en poupe. L’esprit et 
la logique de ces innovations venues d’ailleurs échappent pour l’essentiel à l’entendement des 
acteurs   mais   elles   ne   sont   pas   contestées.   Un   haut   fonctionnaire   sénégalais   explique   la 
décentralisation comme une contrainte imposée par le colonisateur au XIXème siècle. A la 
question de savoir pourquoi elle a été maintenue après l’indépendance, la réponse vient sans 
hésitation : « les autorités ont décidé de poursuivre la politique qui avait été initiée par le  
colonisateur »46.
Dans  ce contexte,  la responsabilité  des problèmes  les plus intimes  en Afrique, comme  la 
corruption   ou   la   pauvreté,   sont   reportés   à   l'Occident.   L'aide   est   considérée   comme   une 
compensation pour les biens « volés » par les colonisateurs47. Le dialogue ne porte pas sur les 
valeurs, comme le présupposent les réformes. Selon certains de nos interlocuteurs européens, 
ce   que   nos  partenaires  demandent,   c'est  l'inversion   de la  situation  actuelle   : contrôler  les 
élections européennes, prendre la revanche sur la passé, etc.48 « L’aide a des problèmes : c’est 
sa mauvaise coordination par les occidentaux », affirme un fonctionnaire mauritanien comme 
pour signifier que sa responsabilité n’est pas engagée49.
De   ce   fait,   les   présupposés   sur   lesquels   reposent   les   politiques   de   la   gouvernance 
démocratique  risquent   de  reproduire   les  apories   du  passé.   Comment   favoriser  la   décision 
interne, lorsqu’on se pose toujours comme le sujet responsable d’autrui, en l’absence d’un 
sujet   affirmant  sa volonté  politique  propre d’instituer  la  cité ?  Comment  faire   émerger   la 
société civile dans des pays où le collectif est posé comme relevant du naturel (des liens de 
sang, de territoire) ou du surnaturel et non de la volonté des humains de vivre ensemble et, a  
fortiori, de s’instituer par eux­mêmes et de participer à la prise de la décision politique et de la 
gestion de la cité ? Comment dialoguer avec autrui, si le dialogue et le débat sont d’emblée 
biaisés par l’instrumentalisation mutuelle des « partenaires en jeu », poursuivant chacun ses 
objectifs propres ? Le dialogue et le débat sont­ils une pratique sociétale et un  héritage du 
patrimoine   culturel   en   Afrique ?   Quelle   est   leur   effectivité   en   Europe   aujourd’hui,   où   le 
conformisme   de   la   pensée   rend   le   débat   difficile ?   Comment   favoriser   l’aide   aux 
« processus »,   sans   admettre   en   même   temps   l’installation   de   la   tutelle   occidentale 
permanente   sur   l’Afrique ?   Comment   faire   profiter   des   « outils »   européens,   issus   d'une 
histoire   particulière   à des  sociétés  qui  en ont une  autre ?  Et quelle  analyse fait­on de  la 
pénétration croissante de la Chine en Afrique ?
Ces questions reçoivent jusqu’à présent des réponses provisoires qui nécessitent des débats 
collectifs publics. La contradiction entre l’affirmation de la diversité culturelle de la planète, 
et celle opposée « notre coopération n’est pas neutre, elle est orientée par nos valeurs »50 
exige   une   clarification :   quelles   valeurs   et   qu’en   est­il   des   valeurs   des   autres ?   C’est   la 
question de fond et elle renvoie à la perception de soi et d’autrui et à celle  des relations 
possibles entre les deux.  
46
 Entretien
47
 Ces propos d’un fonctionnaire européen font écho à une situation largement généralisée.
48
 idem
49
 Entretien
50
 Entretien avec fonctionnaire français
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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2. Perception de soi et d’Autrui

Traditionnellement,   « la   coopération   au   développement »   est   caractérisée   par   une   étrange 


dissociation   de   la   réflexion   que   le   sujet   occidental   développe   d’une   part,   sur   les 
« bénéficiaires de l’aide » et sur leurs « besoins », d’autre part, celle qu'il a sur soi. C’est 
comme   si   l’analyse   qu’on   fait   d’autrui   et   les   objectifs   qu’on   fixe  pour   lui  seraient 
indépendants de l’analyse qu’on fait de soi et des objectifs qu’on se fixe pour soi­même. 
Ce clivage de la pensée est une tendance lourde au niveau politique, mais aussi sociétal. Les 
solutions proposées aux bénéficiaires de l'aide par les politiques occidentales – économiques, 
éducatives, sanitaires, etc. ­ évacuent les problèmes du « modèle » en Occident. Ses apories ne 
sont pas partagées avec les bénéficiaires de l’aide. C'est comme si les seuls vrais problèmes 
étaient localisés en dehors de l'Occident et qu'il n'y avait rien à changer chez ce dernier ou que 
les changements qu’il préconise pour lui­même ne concerneraient pas ceux qui accueillent le 
« prototype ».   Des   responsables   politiques   occidentaux   impuissants   face   aux   problèmes 
croissants   de  leurs  sociétés  se croient  compétents  pour apporter  des  solutions  à  ceux des 
sociétés   aidées   (« projetés »,   écrit   joliment   Dominique   Darbon51).   Des   milliers   d'ONG 
occidentales, silencieuses devant les impasses des sociétés dont elles sont issues, s'appliquent 
à   distribuer   des   remèdes   à   des   sociétés   dont   elles   ignorent,   ou   taisent   volontiers,  la 
complexité. 
Les   sciences   sociales,   de   plus   en   plus   spécialisées   et   morcelées,   voire   technocratisées 
n'échappent  pas à cette tendance. Depuis une vingtaine d’années, la comparaison des sociétés 
aidées avec les sociétés européennes et celle entre les sociétés de la même aire culturelle sont 
abandonnées, au profit de monographies des faits particuliers déconnectés de leur contexte. 
L’analyse des systèmes sociaux et de leur complexité est ainsi éludée, évacuant de ce fait les 
difficultés du changement. De nombreux chercheurs « analysent » les autres sociétés, en leur 
projetant des catégories analytiques et des valeurs occidentales, indifférents à leur effectivité 
et leur capacité de rendre compte de leurs réalités. Les conditions du « développement » sont 
largement   définies  en fonction  des  « percées » des  pays  « développés » ou « émergents », 
évacuant, par ignorance ou idéologie, ce qui revient au même, les conditions historiques et 
anthropologiques  de   ces   « percées ».  Les   variantes   explicatives   utilisées   dénient,   ou  nient 
explicitement, les cultures propres aux sociétés étudiées –rapport à l’économie, au travail, à 
l’individu,   à   la   famille,   etc.­   en   faveur   des   facteurs   externes :   taux   de   croissance, 
démographie, ouverture au marché, etc. Pourtant ces variables n’expliquent pas l’intégration 
des certains pays, notamment asiatiques, dans « l’économie mondiale » et inversement « la 
médiocrité   des   performances   des   PMA »52.   Une   comparaison,   entre   autres,   du   rapport   à 
l’économie et à l’activité économique observable dans les PMA et les pays occidentaux ou 
asiatiques   auraient   fourni   des   variables   plus   pertinentes   qui   éclairent   les   sociétés   de 
l’intérieur, c'est­à­dire qui mettent l’accent sur ce qui fait sens pour les acteurs. Cela aurait 
épargné aux analystes des rationalisations et des tautologies stupéfiantes, avec à la clef des 
« recettes » préfixées53  issues de la rationalité occidentale, et plus précisément de la seule 

51
 Dominique Darbon, in  MAEE, Séverine Bellina (sous sa direction),  La gouvernance démocratique. Un  
nouveau paradigme pour le développement ? Karthala, Paris, 2008
52
 A titre indicatif de cette démarche Cf J.P. Cling, « Relations commerce­croissance » in la Lettre des 
économistes de l’AFD, n 19
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

rationalité technocratique. Recettes qui sont fondées sur une idée naïve et messianique du 
changement qui n’est validée par aucune expérience historique sur la planète.
Cette démarche entraîne deux conséquences dans la manière de penser autrui et de se penser 
qui   sont   profondément   psychiques   :   d'une   part,   la   dénégation   à   la   fois   de   la   singularité 
occidentale   et   celle   des   sociétés   aidées,   en   tant   que   créations   historiques   particulières   et, 
d'autre   part,   la   projection   des   valeurs   occidentales   sur   les   sociétés   qui   en   ont   d'autres. 
L’affirmation de l'universalité du système occidental repose sur cette double dénégation de 
soi­même et d'autrui en tant que systèmes sociohistoriques irréductibles l’un à l’autre.
L'universalité, concept ambigu, déjà dans sa déclaration de 194854, l'est davantage dans notre 
conjoncture qui est marquée par deux traits nouveaux : d'une part, la connaissance accrue des 
sociétés les plus reculées de la planète et l'expérience de leur altérité dans la vie de tous les 
jours, du fait des mouvements migratoires et du développement du tourisme. D'autre part, le 
déclin  de  l'hégémonie  occidentale  et l'affirmation,  parfois violente,  des  autres  cultures.  Si 
Septembre   2001  restera  dans  l'histoire   comme  le   symbole  de   la  revendication  désespérée 
d’identités culturelles en mal de reconnaissance, l'affirmation pacifique de l'altérité asiatique 
(et de sa puissance croissante) rendent le concept d'universalité encore plus mal aisé à définir. 
Un   concept   mou,   écrit   à   juste   titre   François   Jullien,   qui   ne   clarifie   pas   s’il   s’agit   d’une 
nécessité de principe, d’une universalité de droit ou de l’invocation d’un devoir être 55. Il s’agit 
en effet de l’invocation d’un devoir être proclamé par l’Occident, sans questionnement sur 
son effectivité dans les autres sociétés qui ne connaissent pas ce principe ou n'en ont qu'une 
connaissance théorique. De nos jours, l’affirmation de l’universalité de l’Occident apparaît 
comme l’expression du repli sur soi et d'une défense stérile de l'identité culturelle occidentale, 
qui a perdu ce qui a fait jadis sa fécondité : la curiosité pour les autres et pour soi. C'est de 
cette   clôture   euro­américaine   sur soi­même   dont  parle  aussi  Régis  Debray  dans  son petit 
pamphlet contre ce nouveau slogan qu'est devenu le « dialogue des civilisations »56.
Les   réformes   de   gouvernance   démocratique   et   du  Consensus   européen   se   situent   dans   la 
continuité   de   ce   cadre   de   pensée.   Les   diagnostics   et   les   objectifs   nouveaux   de   l’aide   au 
développement,   tels   qu’ils   sont   formulés   dans   les   documents   officiels   du   MAE   et   de   la 
Commission européenne, ne laissent pas apparaître de réflexion significative sur les mutations 
politiques, sociales et économiques à l’œuvre en Europe ni sur les autres sociétés. 
Les entretiens que nous avons réalisés avec l’ensemble des acteurs européens confirment cette 
tendance   lourde :   largement,   les   responsables   institutionnels,   les   ONG,   les   élus   et   les 
consultants européens évoquent plus facilement la nécessité du changement des Autres, et non 
seulement des bénéficiaires  de l’aide, que le changement de soi. Cependant, une minorité 
parmi eux a une analyse des sociétés européennes et se pose la question de la faisabilité des 
objectifs   des   politiques   de   l’aide   en   Afrique   –   la   participation   de   la   société   civile,   la 
décentralisation, l’autonomie, la responsabilité – dans les sociétés européennes elles­mêmes.  
53
 On est souvent frappé par les contradictions non questionnées de cette démarche qui consiste à nier ses propres 
énoncés. L'exemple de deux africanistes, analysant le fait ethnique en Afrique sans « jugement de valeur » et 
dans la reconnaissance de « la diversité culturelle », est significatif. L'article se termine dans les termes suivants : 
«  On ne peut pas faire comme si les ethnies n'existaient pas, laisser croire qu'elles sont la marque de sociétés  
particulières  a­historiques.  Le  but  ultime  est  de faire   émerger  une identité  nationale dans  le  respect  des  
identités particulières » (c'est nous qui soulignons) (René Otayek et Christian Colon, « En Afrique, la question 
ethnique a été manipulée », in Le Monde, 31 mars 2008, p. 11
54
  « Ce qui  n'est  pas  dit  dans  la Déclaration  de 1948, c'est  ce qu'il  faut  entendre  par universalité » écrivait 
Christine Fauré en 1988 (cité in F. Jullien, De l'universalité, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les  
cultures, Fayard, Paris, 2008
55
 F. Jullien, De l'universalité..., op.cit
56
 Régis Debray, Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations , CNRS Editions, Paris 2007
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

Les deux courants de pensée que nous allons analyser dans les pages qui suivent sont, à notre 
avis,   significatifs   des   idées   qui   circulent   en   Europe.   Il   va   sans   dire   que   si   l’on   parle   de 
courants   de   pensée,   nous   ne   faisons   pas   référence   à   des   situations   ou   à   des   individus 
monolithiques, mais à des idées qui se dégagent et sont parfois partagées par les individus 
pensant pourtant différemment l’un de l’autre.

L’auto-idéalisation

C’est le courant majoritaire. Il est solidement ancré dans la tradition européenne, celle qui, 
fascinée par les victoires du siècle de Lumières sur les « ténèbres » du passée médiéval, a pu 
énoncer,   par   la   bouche   d’Hegel,   la   classification   des   sociétés   de   la   planète   en   sociétés 
historiques et celles qui n'auraient pas d'Histoire. Mais Hegel, et à sa suite Kant qui énonça 
l’universalité des valeurs occidentales de son siècle, ne savaient pas. Ils avaient une faible 
connaissance des autres sociétés et étaient avant tout soucieux d’affirmer la supériorité des 
valeurs modernes sur celles héritées du passé. Le contexte est différent aujourd’hui, tant en 
raison   des  changements  internes  qu’externes  en Occident : crise des  valeurs  en interne  et 
affaiblissement de la fascination des autres sociétés pour les richesses matérielles (et non pour 
les valeurs) de l’Occident . 
Le discours sur les différences culturelles et la nécessité de dialoguer n’arrive pas encore à 
gagner et à se traduire en politiques  réelles. L’autre  discours, dominant, sur l’universalité 
échappe à la critique de la raison. Il est de l'ordre de l'affect. Il est psychiquement impossible 
pour le sujet convaincu de la validité universelle de ses valeurs de penser la possibilité même 
que d’autres valeurs et d’autres modes de vie puissent exister et, a fortiori, être admis. Ce que 
le discours énonce, l'être profond ne peut pas l’accepter. Miroir d'identités individuelles et 
collectives fragiles, l’Autre est jugé à l’aune d’une image du soi occidental, d’autant plus 
idéalisée qu’elle est vacillante, et de ce fait même, difficile à penser. On évoque volontiers 
comme modèle pour l'Afrique,  l'Etat européen « stratège et régulateur », l’intérêt général, les 
services publics, les valeurs et principes respectés par tous « puisqu’ils sont signés dans les  
traités… ». La question de l’effectivité de ces principes en Europe même semble largement 
inaudible. Le projet pour l'Afrique ­ « avoir une croissance plus rapide  »57,  « faire rentrer  
l’Afrique dans les mécanismes des échanges économiques et sociaux »58 (comme si elle n’y 
était pas), y installer les droits de l'homme ­ est dissociée de la réflexion sur l’Etat européen et 
les   effets   des   droits   de   l’homme   ou   encore   des   mécanismes   économiques   dans   le   même 
continent mais aussi au niveau planétaire. 
Dès lors, l'Autre, que le (nouveau ?) discours pose comme sujet différent du sujet européen et, 
de surcroît, instituant, n'est pas pensé. Il est jugé à l'aune de l'idéal européen et il n'est pas 
toléré. La « pauvreté », le statut des femmes, les enfants « vendus », les Etats qui ne sont pas 
le miroir de l’Etat occidental, « régulateur, légitime, légal, doté de volonté politique »59,  les 
conflits,   ne   sont   pas   pensés   comme   des   faits   significatifs   des   cultures   et   des   sociétés 
différentes   des   sociétés   occidentales   mais   comme   archaïsmes   devant   disparaître.   La 
reconnaissance de la « diversité de la planète »  est un slogan qui visiblement ne fait aucun 
sens pour grand nombre de nos interlocuteurs qui disent pourtant reconnaître cette diversité. 

57
 Entretien avec fonctionnaire français
58
 Idem
59
 idem
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

Ainsi, on affirme en même temps l'universalité des principes occidentaux et la nécessité de les 
rendre effectifs chez les bénéficiaires de l'aide. Prise dans la confusion entre ce qui est et ce 
qui devrait être, la pensée se perd dans des rationalisations circulaires qui, tout en proclamant 
« l’unité dans la diversité », qualifient la diversité concrète « d’intolérable » et affirment « la 
nécessité   d’aller   vers   des   valeurs   universelles »60,  alors   même   que  l’on  présume   que  nos 
valeurs « sont universelles puisqu’elles sont signées dans les traités »61. 
En réalité, le sens et l’effectivité de l’universalité ne sont pas pensés. Celle­ci est le prétexte 
pour ne pas clarifier les finalités de la coopération. Elle se met au service de l’idéalisation du 
système   européen   et   des   politiques   de   l’aide.   Les   finalités   annoncées   dans   le   Consensus 
européen  ­   solidarité,   paix,   développement   harmonieux,   juste,   équitable…­   font   partie   de 
l’arsenal des outils de communication  qui ne correspondent pas aux réalités ni aux intentions 
réelles. L’universel est devenu synonyme de l’uniforme, c'est­à­dire de l’imitation, de la copie 
stérile, d’absence de créativité et de toute invention, du rêve d’un monde des doubles. Les 
institutions africaines, entre autres, copies des institutions occidentales, sont stériles (et de ce 
fait même inadéquates) et signifient plus qu’autre chose l’aliénation de ceux qui copient pour 
se donner l’illusion d’être autres. Mais elles reflètent aussi l’aliénation de ceux qui se donnent 
à être copiés pour prouver leur supériorité. C’est un des symptômes de la crise de la pensée 
critique que nous avons analysée ailleurs62. 
Les motivations et les finalités de la coopération au développement restent ainsi complexes et 
intriquées   les   unes   dans   les   autres :   des   visées   hégémoniques,   d’intérêts   politiques   et 
financiers, des affects (culpabilité, paternalisme, sentiment de supériorité à l’égard des autres 
sociétés),  des   instrumentalisations   mutuelles,   des   automatismes   hérités   de   l’histoire,   des 
rapports de force comme moyen de communiquer avec les autres … Devenue un marché pour 
des nombreux acteurs européens et originaires du Sud, la coopération au développement est 
difficile à remettre en question. Il faudrait pour ce faire une véritable volonté politique de 
clarifier,  a fortiori  publiquement, les finalités qui ne sont pas nocives pour l’Europe et ses 
partenaires, celles qui sont réalisables, et les moyens pour y parvenir, et celles qui ne le sont 
pas.   Les   apories   de   cet   état   des   choses   sont   de   plus   en   plus   visibles   dans   les   réactions 
viscérales vis­à­vis de ces Autres qui résignent à se conformer aux desseins que leur réserve 
l’Occident. Face à l’altérité, l’Occident oscille entre deux pôles extrêmes : la conformité des 
autres ou leur exclusion, si bien que les voies possibles du vivre ensemble dans la diversité 
semblent pour le moment bloquées. Le projet précité des Etats Unis de créer un « camp des 
démocrates » et l’exclusion des autres posés comme ennemis 63  est significatif dans ce sens. 
Etrange   usage   de   la   démocratie   que   l’on   utilise   soit   comme   instrument   de   subordination 
d’autrui soit comme moyen de son exclusion. 
Comme par le passé, le rôle que se donne le sujet européen vis­à­vis des sociétés aidées est 
celui de l'éducateur à l'égard de l'enfant : l'accompagner, lui expliquer, lui faire comprendre, le 
préparer... pour l'amener à la maturité. «  Il y a deuxièmement, comment dirais­je, une gestion  
politique de l'aide (...) qui devrait être beaucoup plus expliquée, plus accompagnée (...) Il est 
tout à  fait essentiel,  par exemple, que l'Europe ait compris que la maturité des Etats en  
développement   soit   leur   entrée   dans   les   mécanismes   des   échanges   économiques   et  
commerciaux. Je ne suis pas certain que l'accompagnement, le traité de Cotonou et la mise  
60
 Entretien avec fonctionnaire français
61
 Idem
62
 Cf, S. Mappa, « Crise de gouvernabilité comme crise de la pensée », op.cit 
63
 Centre d’analyse et de prévision du MAEE,  Concert ou Ligues …op. cit 
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

en   place   des   accords   de   partenariat   économique   aient   été   suffisamment   accompagnés, 


expliqués, préparés, pour que ce qui est probablement une finalité bonne soit compris comme  
un objectif positif, acceptable, etc. »64

Soi-même comme objet de pensée

Le courant de pensée qui porte un regard sur l'Europe et ses réalités est sans doute minoritaire, 
mais il existe. Il n'apparaît pas dans les textes officiels que nous avons consultés, mais émerge 
lors   des   entretiens,  toutes  catégories  confondues   :  institutionnels,   ONG, élus,  consultants. 
Nous   ne   parlons   pas,   bien   entendu,   d'individus   idéaux   qui   auraient   seulement   un   regard 
critique sur soi, mais des démarches différentes de celles que nous venons d’évoquer.
Le point nodal de ce courant est la pensée critique sur soi et sur les bénéficiaires de l’aide, 
sans   la   charge  affective   de  l'auto­flagellation  que  l'on  identifie  souvent  chez  ceux   qui  se 
pensent comme un idéal universel. Signe peut­être d'une mutation en profondeur, ce qui est 
remis   en   question   en   premier   lieu,   c'est   l'Europe   de   l’universalité   et   de   « donneur   de 
leçons »65.   Cela   pourrait­être   le   signe   précurseur   d’un   débat   sur   l’universalité   qui   a   été 
impossible jusqu’ici. Est­ce un hasard qu'un ancien ministre des Affaires étrangères de talent 
comme Hubert Védrine, ait publiquement remis en question cette propension occidentale à 
l’universalité, que l'on croit parfois typiquement française, et qu’il défende la nécessité pour 
l’UE   de   sortir   de   la   logique   des   rapports   de   force   avec   les   autres   pays   et   d’admettre   la 
légitimité de leur culture et de leurs intérêts66 ?                       
Certains de nos interlocuteurs voient dans le concept d’universalité la propension occidentale 
de chercher chez les autres son  miroir, voire son  double. « ... On a voulu faire (en Afrique)  
un pendant pareil (...) On aide beaucoup financièrement toutes ces organisations (africaines),  
pour avoir quelqu'un à qui parler au même niveau : Commission européenne ­ Commission 
de   l'Union   africaine,   Union   européenne­Union  africaine »67.  La  possibilité   d’admettre     la 
pluralité   culturelle   est   inaudible   chez   nos   partenaires   européens,   avance   un   fonctionnaire 
français, comme pour corriger les stéréotypes ambiants sur la société dont il est issu. C’est un 
autre rapprochement des pays « développés » avec les pays du Sud qui traditionnellement ne 
connaissent ou n’acceptent pas l’altérité et la différence.
Les injonctions adressées aux pays aidés – décentralisation, participation de la société civile, 
démocratie – sont analysées  comme des projections européennes inadéquates pour l'Afrique68 
et sans effectivité en Europe même. La finalité de « la participation de la société civile » est 
interprétée comme un symptôme de la crise du pouvoir, au niveau local et central et de son 
déficit de légitimité en Europe. Ce pouvoir, incapable d'agir sur le corps économique et sur le 
corps social, invente à présent des « outils », les mêmes qu'il exporte en Afrique : des petits 
« joujoux », le conseil municipal des jeunes, conseil des anciens, concertation69. « Le pouvoir, 
faute d'avoir lui­même la certitude d'être le représentant, (...) il part de son incertitude d'être  
représentant, donc il a besoin de s'entourer d'un certain nombre de certitudes  et il croit  
64
 Entretien avec un fonctionnaire français
65
 Entretien cité avec fonctionnaire français détaché en Afrique
66
 Hubert Védrine, Rapport pour le président de la République SUR LA FRANCE ET LA MONDIALISATION, 
Fayard, Paris, 2007
67
 Entretien avec fonctionnaire européen
68
 « L'idéologie veut qu'on aille vers des dispositifs éclatés, décentralisés, participatifs, etc. alors que le souci  
principal ici est la genèse de cet Etat, c'est d'abord de la protection et c'est d'abord de la sûreté. Et il faudrait  
pouvoir le dire » (fonctionnaire français détaché en Afrique).
69
 Idem
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

acquérir   cette   certitude   en   multipliant   des   systèmes,  d'autres   systèmes   de  représentation.  
Mais ce n'est pas la société civile. »70
En effet, la crise de légitimité du pouvoir local et central et sa propension à créer d'en haut des 
systèmes de légitimité nouveaux (mais qui restent des coquilles vides)71 trouve son pendant 
dans la crise de la société, en raison, entre autres, de la radicalisation de l'individualisme qui 
met   en   crise   le   collectif   et   la   pièce   maîtresse   de   la   démocratie,   l'intérêt   général.   « La 
participation de la société civile en France, c'est la revue des chiens écrasés », dit une élue 
locale francilienne pour signifier les revendications individualistes auxquelles sont confrontés 
les élus locaux, agissant eux­mêmes largement en fonction de leurs propres intérêts72.
Selon certains, si le Collectif est en crise en Europe73, de nouveaux collectifs émergent autour 
d'intérêts,   non   seulement   particuliers,   mais   aussi   globaux,   comme   l'environnement. 
Cependant, la question reste entière. Si on ne sait pas déterminer la société civile chez nous, 
pourquoi saurait­on la déterminer ailleurs ? Que signifie ce concept ? De quelles réalités rend­
il compte ? Quels sont les fondements de l’individu et du collectif ? Quels sont les collectifs 
qui participent à la décision politique ? « Et ici (en Afrique), ça renvoie à quoi ? Parce que 
réellement la véritable société informelle, ou société civile que tout le monde connaît ici, c'est  
quoi ? C'est toute une série de groupements à base tribale, à base ethnique... »74  Et à un 
opérateur d’une grande ONG française de constater : « on sait que  toute la terminologie  ­ 
décentralisation, politique publique, groupement ­ pour eux c’est du vent ». La question de la 
compréhension des bénéficiaires de l’aide par les donateurs, et inversement, est ainsi posée 
d’emblée.   Que   comprend­on   des   autres   sociétés ?   Quelles   sont   les   possibilités   de 
communication ? 
Deux tendances se dégagent. Il y a ceux qui pensent comprendre les autres par empathie, et 
ceux qui admettent que les autres cultures, en l’occurrence l’africaine et l’asiatique, sont des 
« boîtes noires ». Comprendre par empathie signifie comprendre l’autre de l’intérieur, en se 
mettant à sa place, sans pour autant adhérer à ses valeurs ni à ses modes de penser. Certains 
de nos interlocuteurs pensent connaître l’Afrique mieux que les Africains, d’autres admettent 
qu’ils ne comprennent que des bribes et souvent rien du tout. « Est­ce que je les comprends  
(…) Je décrypte certaines choses, euh, puis il y en d’autres, je vois bien que ça bouge (…) il y  
a une lumière qui s’allume, savoir quoi exactement, il y a un moment où je ne sais pas, je ne  
sais plus, euh voilà. Alors si c’est important (…) je vais essayer de fouiller. Si ça ne me 
semble pas important, ben, on n’est pas forcé de tout comprendre »75. 
La question de la difficulté de la communication et des temporalités longues nécessaires pour 
commencer à se comprendre est ainsi posée : « Je veux dire que même si je discute avec…  
J’allais dire ma mère, mais même si je discute avec vous, je discute avec mon frère, je discute  
avec mes collègues, derrière le même mot, on ne mettra la même chose, parce qu’on n’a pas  
le même vécu, parce que c’est humain. Donc, après, la différence de culture induit encore  
plus de choses différentes derrière, mais plus on va dialoguer et plus on va apprendre à  
dialoguer, à communiquer, plus on va savoir que vous, moi, je vais savoir que derrière ce  
mot là, vous allez mettre ceci et que, moi, je mets cela (…) C’est vrai qu’avant, si je partais  
du   postulat   que   derrière   « Etat »   on  devait   entendre   ça,   là,   c’était,   c’était   faussé   dès   le  
70
 Idem
71
 Cf. Adélaïde Amelot, L’exercice du pouvoir local en France, in La Lettre du Forum de Delphes
72
 M. Paoletti, Décentraliser d’accord, démocratiser d’abord, La Découverte, Paris, 2007
73
 Fonctionnaire français
74
 Entretien avec fonctionnaire français détaché en Afrique
75
 Cadre dans une ONG française qui se positionne comme opérateur
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

départ. (…) Maintenant, si moi derrière, je sais que derrière le mot « Etat », vous mettez  
A+B, et que, moi, je mets B+C, on sait au moins qu’on à B en commun »76.
Aussi, le regard critique sur sa propre société permet un regard sur l'Autre, qui ne soit pas une 
pure projection de soi, idéalisé ou, inversement, haï. Mais ce n'est pas une condition suffisante 
pour être en « empathie » avec l'altérité comme le pensait Max Weber77 ; il faut encore avoir 
soi­même   le   vécu   de   l'altérité,   la   conscience   de   sa   propre   différence.   Cela   permet,   dans 
certaines conditions, d'être en « empathie et non en sympathie »78 avec l'Autre différent, sans 
pour   autant   l'aimer   ou,   inversement,   le   rejeter.   Ce   qui   frappe   lors   des   entretiens,   c’est 
l’intelligence aigue de ces questions de certains parmi les opérateurs qui assument leur statut 
et ne se positionnent pas en tant qu’acteurs de « la solidarité internationale ». C’est comme si 
la clarté de leur position les rend plus libres que les « idéologues ». Mais c’est un constat qui 
demande confirmation par des recherches plus fouillées. 

3. Les impensés de l’aide

A l’instar de l’universalité de l’Occident, l’aide est « naturalisée ». Elle fait partie du paysage 
et, de ce fait, elle n’est pas susceptible d’être questionnée par la raison. C’est une évidence et, 
comme remarquait Hume, les évidences sont les plus difficiles à penser. Elle est un des lieux 
de confusion et d’expression des affects non élucidés. Rarement remise en question, elle est 
de   l’ordre   de   l’automatisme   et   résume   à   elle   seule   l’idée   qu’on   a   en   Occident   « de   la 
coopération au développement ». 
Le constat de son échec est un lieu commun, même parmi ses ardents défenseurs, mais les 
arguments avancés pour expliquer cet échec l’attribuent rarement à la logique même de l’aide 
et aux effets pervers qu’elle entraîne : les relations de dépendance entre donateurs et aidés, les 
finalités fixées d’avance, la difficulté de changer les sociétés de l’extérieur. On invoque en sa 
faveur les intérêts des bénéficiaires. C’est une des manifestations de l’auto idéalisation de 
l’Occident que nous avons mentionnée et de sa difficulté de penser son propre changement, 
en exigeant le changement des autres.
Comme   avec   l’universalité,   le   raisonnement   autour   de   l’aide   s’enfonce   dans   des 
contradictions d’ordre purement logique. On la soutient comme moyen « d’autonomisation  
des pays du Sud » mais on déplore en même temps « le rapport des forces entre l’UE et les 
pays du Sud », qui empêche l’autonomie de ces derniers et « rend le partenariat d’égal à égal  
caduc »79, tout en reprochant à cette même UE son non interventionnisme dans les pays du 
Sud qui ne respectent pas les valeurs européennes80. Les ONG qui fondent la « légitimité » de 
leurs interventions dans les pays du Sud sur « leur expérience du terrain » brandissent « le 
respect de la souveraineté nationale » du Sud tout en affirmant « leur appui aux dynamiques  
démocratiques   locales »81  sans   percevoir   la   contradiction   de   l’énoncé.   Leurs   injonctions 
récurrentes exigent des Etats européens d’intervenir dans les « Etats souverains » qui ne se 

76
 Entretien avec fonctionnaire français
77
 Max Weber
78
 Les termes sont du fonctionnaire français détaché en Afrique déjà cité
79
 Cf entre autres, L. Delcourt, op.cit, p. 15
80
 L. Delcourt, op.cit, p. 19
81
 Cf entre autres, Coordination Sud, « enjeux internationaux » in le site de l’organisme, 19/06/08
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

conforment pas à leurs exigences et réclament la sanction des fautifs82 (en principe les Etats 
« souverains », le peuple étant, lui, idéalisé et posé comme victime).
L’aide est dénoncée pour tout et n’importe quoi, mais sa suppression semble impensable. On 
lui reproche sa conditionnalité, mais, en dépit des discours, personne n’arrive à proposer une 
aide   sans   condition.   On   dénonce   sa   subordination   aux   intérêts   géostratégiques   des   Etats 
occidentaux, mais on occulte les intérêts des nombreux acteurs qui gravitent autour du marché 
qu’elle a crée. On admet son caractère nocif pour les pays du Sud, mais on considère qu’on ne 
saurait   s’en   passer.   On   dénonce   son   inadéquation   du   fait   « qu’elle   ne   répond   pas   aux 
demandes   et besoins locaux »83, sans pour autant expliciter  la légitimité de ces demandes 
( jugées sévèrement lors des discussions privées), ni le sens du « besoin » qui est devenu le 
lieu de toutes les projections de ce qui est perçu comme « besoin », matériel et immatériel, en 
Occident. 
Au fil des années, il ne reste plus un domaine de la vie « des partenaires », même le plus 
intime, qui n’est pas concerné par l’aide et l’espoir de voir les autres sociétés accéder au bien 
être   occidental.   Le   mot   d’ordre   étant   aujourd’hui   « le   renforcement   des   capacités »,   les 
interventions financières (et techniques) se multiplient pour renforcer les capacités dans une 
multitude de domaines de l’existence : (leur) apprendre à commercer, à produire, à diriger, à 
convaincre, à analyser, et ainsi de suite84.
Les réformes de gouvernance démocratique sont les héritières de cet état des choses. Les 
textes officiels ne font aucune mention à la nécessité de repenser l’aide. Ils promettent au 
contraire une aide plus substantielle, mieux coordonnée et mieux ciblée « en fonction des 
priorités du pays ». Cependant les entretiens laissent apparaître des points de vue contrastés 
mais non soumis au débat public et de ce fait inintelligibles par les individus. On a été souvent 
confrontée au cours des entretiens au désarroi de certains de nos interlocuteurs désarmés face 
à leurs propres contradictions. 
Pour les tenants du discours officiel et du changement des seuls bénéficiaires de l’aide, le 
discours est apparemment lisse. L’aide n’est pas objet de débat, ni de remise en question. Elle 
est louée comme « massive » du côté de l’Europe, « très acceptée » et « très désirée » par ses 
bénéficiaires, même s’ils admettent parfois qu’on n’est pas capable de cerner ses effets « sur 
le terrain »85. Sa nouveauté résiderait dans la coordination des bailleurs de fonds et sa non 
conditionnalité. Chaque pays bénéficiaire étant libre de définir ses priorités et même d’évaluer 
les résultats selon ses propres indicateurs86. On serait donc sorti de la logique du consultant 
qui imposait se diagnostics pour rentrer dans une phase où « on n’impose pas une réforme ». 
Néanmoins, nos interlocuteurs ont du mal à expliciter avec précision ce qui pourrait être une 
aide sans condition et quels seraient les indicateurs élaborés par les bénéficiaires pour évaluer 
ses résultats87 vu que la théorie et la pratique des indicateurs n’a pas cours dans les pays qui 
bénéficient de l’aide.  
Pour   d’autres,   la   continuité   avec   les   logiques   et   les   pratiques   du   passé   est   manifeste : 
permanence de la dialectique maître/esclave, permanence des conditionnalités mais autrement 
82
 Coordination Sud, « Crise en RDC : les ONG réclament des sanctions », in site, 19/06/08
83
 L. Delcourt, op.cit, p. 18
84
 Cf entre autres Anna Lipchitz « l’aide au commerce dans les pays en développement : des articulations 
complexes pour une efficacité réelle » in La Lettre des économistes de l’AFD, no 19 
85
 Entretien avec un fonctionnaire français
86
 Entretien avec un fonctionnaire de la CE
87
 « En ce sens, je trouve que la gouvernance est un concept très intéressant parce qu’il va au­ delà des  
diagnostics « qui fait quoi » mais il regarde les relations de pouvoir et les pratiques formelles et informelles et,  
en fonction de cela, regarde la possibilité de mener à bien une réforme » idem
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

( « pas de dialogue pas d’aide » dit un fonctionnaire) infaisabilité des finalités de l’aide, voire 
sa nocivité, persistance dans la fiction88, instrumentalisation des bénéficiaires en fonction des 
intérêts   des   donateurs,   et   inversement,   relations   perverses   entre   les   deux   et   absence   de 
communication,   le  cercle   vicieux   des   logiques  budgétaires89.  La   souffrance  causée   par   ce 
décalage entre le discours idéalisé sur la solidarité internationale et les réalités vécues dans le 
quotidien   est   plus   visible   chez   les   « idéologues »,   notamment   les   ONG   de   la   solidarité 
internationale, dont la viabilité financière dépend justement de ce discours.   

4. Les impensés du changement

La   réflexion   sur   le   changement  ­   ses   orientations,   ses   conditions,   ses   modalités,   ses 
cheminements, son enracinement dans l’histoire longue et dans les structures de toutes les 
sociétés,   la   pluralité   des   perceptions   observables   à   son   égard   sur   la   planète  ­   est 
traditionnellement un autre grand absent des politiques occidentales d’aide et des opérateurs 
qui les mettent en oeuvre. Cela, dans des sociétés qui, à la différence de toutes les autres, ont 
érigé   le   changement   en   valeur   absolue   et   ont   produit   une   réflexion   importante,   depuis 
l’avènement de la modernité ! De ce fait, les questions qui sont éludées sont immenses : la 
faisabilité de l’impulsion du changement de l’extérieur et, par conséquent, l’adéquation ou 
non des diagnostics et des objectifs définis en Occident (empreints des logiques, des valeurs, 
des rationalités, d’intérêts propres) avec ceux des bénéficiaires qui ne les partagent pas et, a  
fortiori,   n’engagent   pas   leur   responsabilité   ni   leur   action   pour   les   rendre   effectifs;   les 
cheminements complexes et longs du changement, rebelle aux procédures et aux temporalités 
technocratiques, et des résultats, in fine, que personne n’a voulus ou prévus ; les continuités 
dans   l’histoire   de   toutes   les   sociétés,   qui   rendent   caduques   les   ruptures   voulues   par 
l’Occident, etc.
Le constat de l’échec des changements préconisés par l’Occident est récurrent depuis la mise 
en place de l’aide au développement. Les explications, avancées pour le rendre intelligible, 
largement technocratiques et moralisantes (celles notamment qui consistent à incriminer les 
Etats et idéaliser le peuple) n’ont fait qu’élargir les champs des interventions extérieures et 
s’adresser à des acteurs sociaux de plus en plus nombreux, supposés « s’approprier » mieux 
que les Etats le désir et la logique des réformes. Or,  « l’appropriation par la société civile  
entre 2001 et 2006 est nulle » signale, entre autres observateurs, l’Eurostep90 Et pour cause ! 
La rupture instaurée entre l’Etat et la « société civile », l’un démonisé l’autre idéalisée, ne 
correspond pas aux réalités. Dans toutes les sociétés de la planète il y a homologie entre Etat 
et société, les deux étant informés par les mêmes significations imaginaires.
Le terme d’appropriation, clef de voûte de la nouvelle architecture mondiale de l’aide, a été de 
toute évidence mis à contribution pour signifier la nécessité d’ancrer les réformes dans la 
société ; il fallait en effet que leurs bénéficiaires en épousent le désir et la logique, qu’ils les 
fassent « leurs ». Mais comment faire eu égard aux différences culturelles immenses entre 
ceux   qui décident  et ceux qui sont appelés  à appliquer ? De toute évidence,  la démarche 

88
 « A la Commission nous avons conscience qu’on se crée des fictions mais on le fait quand même parce qu’on 
pense que ça va donner les capacités quelque part et puis car il faut donner de l’argent » (entretien avec 
fonctionnaire de la CE)
89
 « Quand vous avez 10 ME pour un projet, il faut pouvoir les débourser » (fonctionnaire de la CE)
90
 Cité in L. Delcourt, op.cit, p. 11
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

occidentale « nous décidons, vous appropriez » n’a pas d’autre réponse à cette question que 
financière. Des milliers de coopérants ont des milliers d’anecdotes sur les instrumentalisations 
mutuelles entre bénéficiaires et donateurs autour de l’argent.
La   volonté   affichée   dans   les   réformes   de   la   gouvernance   démocratique   et   du   consensus 
européen d’abandonner la logique des réformes standardisées et de  favoriser le changement 
issu et voulu à l’intérieur découle de cette expérience, de la critique de l’appropriation91 et du 
questionnement sur les conditions du changement. La réflexion sur leur propre rôle dans ces 
réformes et la conscience des limites de leur démarche ne sont pas étrangères à la critique de 
la logique de l’appropriation. 
En   réalité,   dans   les   rapports   de   force   actuels,   cette   critique   et   les   changements   profonds 
qu’elle implique  pour devenir effective, restent encore marginales. Il se peut que la nécessité 
de voir « émerger des réformes voulues des acteurs africains », d’instaurer le « dialogue » et 
le « débat » entre le Nord et le Sud, de reconsidérer les « temporalités » et privilégier « les 
processus »,   etc   soient   devenus   les   nouveaux   mots   d’ordre   en   France   et   au   sein   de   la 
Commission européenne, mais outre qu’ils sont différemment interprétés92 par les uns et par 
les autres, ils n’ont pas d’effectivité significative.
Les documents officiels laissent apparaître qu’il n’y a pas encore de débat sur le sens et les 
conditions du changement ni dans les pays du Sud, ni en Europe. Les deux sont d’ailleurs 
liés :   l’évacuation   de   la   question   du   changement   et   de   ses   difficultés   en   Europe   éclaire 
l’illusion  des changements faciles ailleurs. Les objectifs  affichés du Consensus européen93 
sont,  à  l’instar de ceux qui sont énoncés  lors d’un nombre croissant des sommets  et des 
forums internationaux, des mots d’ordre vidés de sens et de toute réflexion sur leur décalage 
avec la réalité. Ils appartiennent à un système, sans impact sur la réalité, entretenu par des 
acteurs qui en tirent profit  ­ fonctionnaires nationaux et internationaux, diplomates, ONG, 
consultants  ­   qui   n’ont   pas   institutionnellement  intérêt   à   poser   et   penser   la   question   des 
contraintes sociétales, politiques, culturelles, qui rendent leur réalisation improbable. De ce 
fait, le débat réel sur les changements nécessaires et possibles, surtout en Europe, est évacué.
Les entretiens confirment ce constat. Les réflexions individuelles sont visiblement peu objet 
des débats institutionnels, même si cela arrive parfois. Il est significatif qu’une catégorie de 
nos interlocuteurs est surprise par les questions concernant le changement. S’ils ne refusent 
pas toute problématisation de la question94, ils admettent parfois volontiers qu’ils n’y avaient 
pas pensé auparavant ni individuellement, ni au sein de leur institution95 La conscience, non 
débattue publiquement, que les objectifs affichés sont irréalisables, est un des facteurs qui 
font obstacle au débat sur le changement. « Je ne sais pas répondre, je crois qu’on plaque sur  
les autres nos modèles et valeurs (…) Le changement imaginé est qu’on arrête tout, mais moi 

91
 « Sur l’appropriation, notre sentiment est que l’appropriation est restée trop « les pays du Nord viennent avec  
des solutions et les pays du Sud se les approprient »… Mais tant que ce sera comme cela on aura surtout 
beaucoup d’échecs (en dépit de quelques succès) parce que les solutions qu’on apporte ne correspondent pas à 
l’état de la société » (entretien avec fonctionnaire français) 
92
 Les plus lucides de nos interlocuteurs auront signalé « l’appropriation » difficile de la logique des réformes et 
l’imperméabilité de certains Etats et fonctionnaires européens (entretien avec fonctionnaire français en Afrique) 
93
 Le Consensus européen est annoncé comme un plaidoyer en faveur d’un monde « solidaire », « harmonieux », 
« multipolaire », « basé sur le dialogue », « la justice », « l’équité », visant à « l’éradication de la pauvreté », « à 
l’édification d’un monde plus prospère »….
94
 « il y a demande pour nos politiques en Afrique » affirme un fonctionnaire français pour suggérer après que le 
changement vient par l’éducation
95
 « je ne sais pas (comment vient le changement) ; Nous on n’utilise pas vraiment d’indicateurs » (fonctionnaire 
européen)
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

je perds mon travail », dit un salarié d’une importante ONG internationale, qui dit défendre 
les intérêts du Sud. 
Parmi   ceux   qui   critiquent   « l’appropriation »   et   préconisent   des   réformes   voulues   de 
l’intérieur des pays partenaires, un nombre certain a une vision de la finalité du changement 
déterminée : est considéré comme changement ce qui coïncide avec les  finalités européennes 
de développement. Cette vision, on l’a déjà signalé, laisse peu de place à des finalités et des 
cheminements qui viendraient des sociétés concernées. Saurait­il en être autrement dans un 
contexte d’aide ? 
Faute de faire face à cette contradiction, les bailleurs de fonds se perçoivent toujours comme 
les acteurs de changement, tout en affirmant le contraire96. Ceux parmi nos interlocuteurs, qui 
ont une réflexion poussée sur le changement, ils en ont le vécu personnel, étant investis dans 
des actions de changement dans leur propre société. Ils auront de ce fait posé des questions 
importantes.
L'impulsion   du   changement   de   l'extérieur   est   un   objet   de   débat   des   sciences   sociales   en 
Occident ­ la seule aire culturelle de la planète qui a fait du changement une valeur voire un 
impératif  ­  depuis Max Weber. Ce grand penseur avait finement perçu et analysé les effets 
pervers du changement imposé de l'extérieur, voire la destruction des sociétés concernées. Les 
politiques d'aide au développement ont confirmé cette analyse. En théorie, les politiques de 
gouvernance démocratique ont été élaborées pour apporter une solution à ce problème, en 
reposant le changement dans les mains des acteurs locaux. Pour le moment,  tel n'est pas le 
cas, mais les idées font leur chemin. Certains de nos interlocuteurs mettent le doigt sur une 
des apories de cette démarche qui consiste encore à proposer des réformes, alors même que le 
continent noir est pour les Européens largement inintelligible. Le cas de la décentralisation en 
est une manifestation dans la mesure où « elle introduit de l'éclatement, alors que le problème  
ici   est  la   protection  et la sûreté »97.  En réalité,  la décentralisation  a renforcé  l'éclatement 
traditionnel en Afrique ­  les pouvoirs particuliers des segments se battant les uns contre les 
autres. Mais d'une manière générale ne peut­on faire ce constat pour l'ensemble des politiques 
de coopération au développement ? N'ont­elles pas renforcé les structures sociales qu'elles se 
proposaient de changer ? Le cas de l'aide se transformant « spontanément » en rente, et non en 
production, n'est­elle pas la preuve la plus flagrante ?
Le changement, posé comme projet ne peut venir que de l'intérieur de la société, d'un désordre 
et d'une crise sociale, d'une demande collective, et de l'action des individus qui acceptent de 
prendre   des   risques.     Sans   un   tel   projet   et   sans   engagement   explicites,   les   changements 
observables dans toutes les sociétés ­ il n'y a pas de société qui ne change pas ­ surviennent à 
l'insu des acteurs  et ils  sont subis. L'histoire de l'humanité  et l'histoire de l'Occident  sont 
riches   en   exemples   de   ces   deux   manières   dont   opère   le   changement.   Sans   surprise,   on 
retrouve   la   première   manière   dans   le   processus   même   des   réformes   de   la   gouvernance 
démocratique et du Consensus européen. Il y a eu demande collective et engagement des 
individus, remise en question du système « moi je pense que (le changement) est un peu des  
deux, mais je pense que c'est avant tout une initiative individuelle. C'est un peu des deux  
parce   qu'il   y   a   une   demande   (...)   une   attente   du   plus   haut   niveau »98.   Certains   de   nos 
96
 « Les bailleurs ce sont des acteurs de changement, c'est à dire qu'ils peuvent appuyer un processus, mais ce  
n'est pas eux qui vont faire le changement », suggère un fonctionnaire de la CE, pour préciser ensuite le type de 
changement   que   les   bailleurs   vont   appuyer :   bien­être   des   populations,   lutte   contre   la   pauvreté,   égalité 
hommes/femmes, etc
97
 Entretien avec fonctionnaire détaché en Afrique
98
 Entretien avec fonctionnaire français
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008

interlocuteurs suggèrent que si le changement impulsé de l’extérieur s’avère inefficace, il y a 
en   revanche   possibilité   de   construire   ensemble   avec   les   autres   sociétés.   L’empathie, 
signifierait alors comprendre l’autre de l’intérieur et, de ce fait, changer soi­même99. C’est 
peut­être une des conditions du dialogue avec les autres sociétés. 
Les   réformes   de   gouvernance   démocratique   elles­mêmes   sont   une   illustration   de   la 
complexité   des   cheminements   du   changements,   des   temporalités   impossibles   à   fixer   à 
l'avance, des résistances et des régressions « Cela a été beaucoup plus compliqué (que je le  
pensais) parce que on a beaucoup bousculé les gens dans leurs habitudes et dans leur façon  
de faire de la coopération » Les réformes de la gouvernance sont aussi la preuve qu'il n'y a 
pas de rupture avec le passé et que le résultat final c'est quelque chose que personne n'a voulu.
Ce   texte   limpide   de   Cornelius   Castoriadis   sur   l’émergence   du   capitalisme   résume   d’une 
manière   magistrale   la   complexité   des   cheminements   du   changement :   « Des   centaines   de 
bourgeois,   visités   ou   non   par   l’esprit   de   Calvin   et   l’idée   de   l’ascèse   intramondaine,   se  
mettent à accumuler. Des milliers d’artisans ruinés et affamés se trouvent disponibles pour  
entrer dans les usines. Quelqu’un invente une machine à vapeur, un autre un nouveau métier  
à tisser. Des philosophes et des physiciens essaient de penser l’univers comme une grande  
machine et d’en trouver les lois. Des rois continuent de se subordonner et d’émasculer la  
noblesse et créent des institutions nationales. Chacun des individus et groupes en question  
poursuit   des   fins   qui   lui   sont   propres.   Personne   ne   vise   la   totalité   sociale   comme   telle.  
Pourtant le résultat est d’un tout autre ordre : c’est le capitalisme »100.

                                …………………………………………………………………

A   l'instar   de   l’ensemble   du   système   européen,   celui   de   l'aide   au   développement,   et   plus 


largement des relations extérieures, est en crise. Ses fondements traditionnels : l'aspiration à 
l'hégémonie par l'universalité auto proclamée du « modèle » occidental, la projection de ses 
valeurs sur les autres sociétés, qui, en dépit des discours,  tiennent aux leurs, l'imposition de 
ce modèle moyennant l'aide financière ou le fracas des armes, etc, sont sérieusement ébranlés 
et remis en question à l'intérieur même du système,  mais aussi à l'extérieur. A l'heure où 
l'Europe cherche à (re)définir un projet politique, social et économique pour elle­même, ses 
relations avec les autres sociétés de la planète ne sauraient qu'être repensées, en fonction de la 
nouvelle donne de la conjoncture et des mutations qu'elle entraîne sur tous les plans, tant à 
l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Europe. Tant il est vrai qu'il n'y a pas de retour en arrière, et que 
les solutions pour vivre ensemble au niveau national, européen et international doivent être 
réinventées. 
         A l’intérieur, la nécessité du retour d’un Etat régulateur, fortement ressentie grâce à la 
crise financière que nous traversons, ne doit pas faire oublier les mutations de l’institution 
imaginaire du pouvoir à tous les niveaux du champ social : la famille, l’entreprise, l’Eglise, 
l’Etat. A l’instar des autres, ce dernier n’est plus vertical ; il doit à présent composer avec 
d’autres   acteurs,   selon   des   modalités   que   nous   devons   inventer.   Sur   le   plan   social,   de 
nouveaux repères et normes doivent aussi être inventés pour reconstituer le lien social délité 
par la radicalisation des libertés et des droits individuels. Sur le plan des rapports au savoir, un 

99
 Entretien avec un salarié d’une ONG française qui se positionne comme opérateur
100
 C. Castoriadis,  L’Institution imaginaire de la Société,  Seuil, Paris, 1977
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
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immense effort doit être consenti pour sortir de la technocratisation de la pensée et de la 
montée en puissance des affects, entre autres celui d’auto­idéalisation.
      La nécessité de la remise en question de l’aspiration à l’universalité et à l’hégémonie de 
notre système peut mieux être admise par empathie, en d’autres termes par la compréhension 
que,   comme   nous,   toutes   les   sociétés   de   la   planète   sont   attachées   à   leurs   cultures,   aussi 
absurde que ça puisse paraître aux épigones des Lumières. Elles ont toutes des intérêts à 
défendre et nous devons accepter d’en discuter. De toute évidence, il n’y aura pas rupture ; le 
cheminement des changements nécessaires sera long et personne ne peut en prévoir l’issue.     

Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région Île­de­France, du  
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la 
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
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