Professional Documents
Culture Documents
Sophia Mappa1
Forum de Delphes
Université Paris 12
Introduction
A en croire certains instigateurs des changements apportés aux politiques françaises et
européennes d’aide au développement depuis 20062, il s’agirait d’un « changement de
paradigme ». On affirme, en effet, la sortie de la logique des réformes élaborées jusqu’ici en
Europe et la volonté de donner, en premier lieu, le primat à la décision des acteurs africains. Il
s’agirait également de remettre en question la temporalité ancienne et de laisser la place aux
« processus » internes en Afrique, sans préfixer de limites temporelles aux changements
attendus. Un autre enjeu serait de s’émanciper de la « tutelle » intellectuelle et politique de la
Banque mondiale et d’affirmer la volonté politique, française et européenne, dans le domaine
de la gouvernance.
Cependant la perception de ces réformes et des changements qu’elles impliquent n’est pas
univoque. Leurs causalités, leurs objectifs, les méthodes pour les mettre en œuvre sont
différemment interprétés, en fonction des individus, de leur rôle dans leur élaboration, de leur
expérience, de leur statut dans les institutions, de leur âge, voire de leur psychisme. Des
différences encore plus importantes sont perceptibles entre le discours officiel sur les
réformes et les opérateurs, publics et privés européens (fonctionnaires, ONG, consultants) qui
sont censés les rendre effectives. Par ailleurs, les « bénéficiaires » africains de l’aide :
institutionnels, élus locaux et ONG, semblent avoir épousé leur rhétorique, sans
nécessairement en partager ou comprendre la logique et le sens.
Notre propos dans ce texte est de rendre intelligibles les réformes réalisées dans le cadre de la
« gouvernance démocratique » en France et celui du « Consensus européen » au niveau de
l’UE, dans un contexte de mutations sociales et politiques profondes et difficiles à cerner en
Europe et, a fortiori, dans les autres sociétés de la planète. L’interprétation qu’en font leurs
1
Nous tenons à remercier tous ceux qui ont accepté de nous accorder les entretiens qui ont rendu ce texte
possible. Mes remerciements aussi à Pierre Bauby pour ses remarques pertinentes.
2
Cf, MAEE français, DGCID, Stratégie Gouvernance de la Coopération française, Paris, décembre, 2006 et
CCE, La gouvernance dans le consensus européen pour le développement, le 30.8.2006, COM (2006)421final
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
1
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
instigateurs, leurs bénéficiaires et les opérateurs, européens et africains occupera une place
importante dans notre analyse. Elle nous permettra d'en mieux comprendre et expliquer le
contenu, les mutations et les permanences, ainsi que l'impact possible dans la réalité. Car la
diversité des points de vue est révélatrice des questionnements et des divergences des acteurs
européens concernant le politique en général, dont les politiques d’aide sont un aspect.
En vue de cette analyse, nous nous sommes appuyés sur les données que nous avons
recueillies, lors de nos recherches sur la décentralisation en 2007 et 20083 dans le cadre du
projet du Forum de Delphes « Quelles gouvernances au Nord et au Sud ». Ce dernier est la
prolongation et l'approfondissement de nos travaux antérieurs sur les politiques d'aide,
notamment l'analyse des conditionnalités démocratiques et celle de l’impact de la
mondialisation sur les politiques d'aide4.
Selon notre hypothèse, les mutations annoncées ne rompent pas avec l’ancien système d’aide
au développement, elles se situent dans sa continuité. Il ne saurait en être autrement. Les
changements ont lieu à partir des réalités et des matériaux sociohistoriques qui sont déjà là.
Les orientations, les cheminements et l’effectivité des réformes dépendront des débats
qu’elles susciteront et des interactions entre les (nombreux) acteurs impliqués dans leur mise
en œuvre, tant en Europe qu’au Sud, notamment en Afrique qui en est la plus concernée.
Le texte qui suit est encore provisoire. Il sera complété par nos recherches en cours et par les
débats qu’il suscitera au sein des instances politiques françaises, européennes et
internationales et parmi des acteurs sociaux. Il est structuré autour de quatre questions : la
perception qu’ont les instigateurs des réformes de politiques d’aide et de leurs causes ; la
perception qu’ils ont de soi (de l’Europe) et d’Autrui (des bénéficiaires de l’aide, en
l’occurrence l’Afrique) ; la perception de l’aide et, enfin, la perception du changement. On
mettra ces perceptions en parallèle avec celles d’autres institutionnels, élus, acteurs sociaux et
opérateurs européens et africains.
3
Outre les documents officiels que nous avons consultés (ministères, ONG, CE) nous avons réalisé une
quarantaine d’entretiens avec des institutionnels, élus locaux et ONG européens, d’élus locaux mauritaniens et
sénégalais, des institutionnels de ces deux pays, des ONG et consultants africains et européens agissant en
Afrique. Un matériel précieux nous a été fourni par des ateliers de réflexion que nous avons organisés avec une
quarantaine d’élus locaux, à raison de six cycles de cinq jours chacun, en Mauritanie et au Sénégal. Nos
discussions informelles avec des responsables politiques et autres acteurs européens sont prises en compte dans
cette analyse mais elles ne seront pas citées.
4
Cf entre autres publications du Forum de Delphes, S. Mappa (sous sa dir.) Développer par la démocratie ?
KARTHALA, Paris, 1995, et S. Mappa (sous sa dir.) La coopération internationale face au libéralisme,
KARTHALA, Paris, 2004
5
Entretien avec un fonctionnaire français
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
2
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
La critique des positions de la Banque mondiale en matière de gouvernance semble être une
des origines des mutations en cours. Si les textes officiels restent relativement discrets à ce
propos, en réaffirmant leurs engagements internationaux comme la Déclaration de Paris en
2005, l’ensemble de personnes qui se sont prononcées sur ce sujet (cinq personnalités du
MAE et de la Commission européenne) expriment leur désaccord avec le « réductionnisme »
de la « bonne gouvernance » que la Banque mondiale réduit à la lutte contre la corruption.
Alors que la « légitimité scientifique » de cette institution est différemment appréciée par les
individus interrogés, un large accord semble se dégager (sans pour autant qu’il y ait
unanimité) contre l’élargissement politique du mandat de cette institution (initialement à
vocation économique), la technicisation du politique, la standardisation des politiques qu’elle
élabore, son monopole dans ce domaine, les objectifs préfixés, voire son ingérence dans les
affaires des pays récipiendaires de l’aide. Cette opposition ne s’exprime pas avec la même
force par tous nos interlocuteurs, ni avec la même hiérarchisation des problèmes identifiés. Ce
qui est intéressant pour notre propos, c’est que pour certains, il s’agit ici « d’un désaccord de
fond » qui concerne la relation du politique avec l’économique. « Les Etats, ce ne sont pas
des Banques », dit avec force un fonctionnaire français, qui se pose comme la politique
alternative à celle de la Banque mondiale, conscient que, lui, il est dans son rôle et que c’est à
lui (l’Etat) de contrôler et de limiter la Banque « et sa tentation d’aller vers le politique ». Il
préconise donc l’affirmation du politique sur l’économique, au niveau national (France),
européen (UE) et international.
Dans le même sens, la Commission européenne suggère sa différenciation par rapport à la
Banque mondiale6 et met en avant son triple rôle dans les politiques d’aide au
développement : politique (par le dialogue qu’elle engage avec les gouvernements des pays
aidés), acteur de développement et agent administratif. Des efforts sont consentis pour nouer
des alliances avec d’autres instances internationales, comme le PNUD, dans le but de réduire
le rôle de la Banque mondiale7. Ce changement, comparé avec le suivisme traditionnel,
explicite et assumé, de la Commission européenne et son acceptation du leadership de la
Banque mondiale par le passé8, est à souligner. Il semble indiquer que l’on assisterait à
l’émergence d’un sujet politique européen au niveau international et à l’affirmation d’un
« consensus européen » autour des orientations nouvelles des politiques d’aide élaborées en
Europe.
En effet, l’adoption fin 2005 par la Commission, le Parlement et le Conseil du « Consensus
sur le développement » a associé pour la première fois les Etats membres à la politique
communautaire d’aide au développement et les a engagés jusqu’en 2010 autour d’une
« stratégie européenne de développement » qui se fonderait ellemême sur « une vision
commune du développement ». Le Consensus entend promouvoir une conception et un projet
« typiquement européens » et réalise une synthèse des textes, dispositions et engagements de
l’Union en faveur d’un monde solidaire, harmonieux et multipolaire, fondé sur le dialogue, la
justice, le respect du droit, etc. L’objectif affiché est l’éradication de la pauvreté dans le
6
Entretiens avec fonctionnaires européens et français
7
Entretiens avec fonctionnaires français et européens
8
cf S. Mappa « Tolérance à l’altérité dans les politiques communautaires de développement » in S. Mappa
(dir.) Les deux sources de l’exclusion : économisme et replis identitaires, Karthala, Paris, 1993
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
3
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
contexte du développement durable, pour édifier un monde plus stable, plus prospère et plus
riche9 .
Mais quel est le sens de cette affirmation du primat du politique et quelles sont ses chances de
devenir effective au niveau national, européen, voire international ? On peut observer que
dans le contexte actuel la théorie et la pratique du politique est en profonde mutation. La
tendance lourde dans les sociétés occidentales est l’affirmation de l’économique et plus
précisément celle de l’emprise de la logique économique dans le politique et le rôle politique
fondamental qu’acquiert l’économie.
Le rôle politique croissant de la Banque mondiale, leader jusqu’ici en matière des politiques
d’aide n’en estelle pas un des symptômes ?
Les politiques de gouvernance, mises en œuvre au niveau national et européen, ne fontelles
pas partie du changement du paradigme démocratique historique, au sein de l’Union
européenne ? En effet, depuis les années soixante dix du siècle dernier, nous assistons à des
mutations politiques, économiques, sociales intriquées les unes aux autres (ce qui nous amène
à penser qu’il serait plus précis de parler en termes des mutations culturelles et
anthropologiques) qui se radicalisent dans la conjoncture. De ce fait, le concept de
« politique » dans les politiques de gouvernance élaborées pour l’Europe 10 recouvre des
réalités différentes de celles de la démocratie. Le concept de gouvernance, en dépit de ses
imprécisions sémantiques, est utilisé pour rendre compte des mutations à la fois de la théorie
et de la pratique du pouvoir politique, de ses rapports avec la société, mais aussi des
changements au sein de cette dernière.
On peut évoquer, comme indicateurs de ces changements, la radicalisation de certaines
valeurs démocratiques, notamment celle des libertés et des droits individuels. Une « crise de
croissance », écrit Marcel Gauchet, qui se retourne contre la démocratie et rend les sociétés
occidentales ingouvernables, en raison de la perte des repères et de l’anomie qu’elle entraîne.
L’unicité et l’altérité du pouvoir politique par rapport à la société s’estompent. Le pouvoir
politique doit à présent « composer » avec des pouvoirs qui lui étaient jadis subordonnés –
judiciaire, policier, administratif – et avec une foule d’acteurs privés : entreprises,
groupements corporatistes, ONG, experts et autres technocrates, agissant en fonction de leurs
intérêts spécifiques, et, en dépit des exceptions, largement indifférents à la question de
l’intérêt général. La théorie et la pratique de la légitimité du pouvoir d’Etat perd de son
effectivité au profit des pratiques populistes des hommes d’Etat, otages à présent des humeurs
des citoyens et prisonniers des revendications particulières. Les relations entre Etat et société
et celles entre les « citoyens » sont devenue délétères. La pacification apparente des rapports
sociaux cache une profonde discorde entre la norme et les droits individuels. Les hiérarchies
démocratiques de valeurs sociales sont inversées. Ce sont les impératifs économiques le
gain, la concurrence radicalisée, la productivité, la rentabilité, la compétitivité qui orientent
les actions des individus et de l’Etat, en l’absence de questionnement sur les finalités
collectives et les impératifs éthiques. Un des piliers de la démocratie, la projection dans
l’avenir et la maîtrise du devenir collectif cède sa place à une temporalité de l’éphémère et
d’absence de projet collectif pour le futur11. Paradoxalement, ces mutations le morcellement
9
Cf Consensus européen, op.cit ; cf aussi Laurent Delcourt, « Aide au développement de l’Union européenne :
perspective critique » in Centre Tricontinental , http://www.cetri.be/spip.php?article667&lang=fr
10
Cf CE, Gouvernance européenne. Un Livre blanc, Bruxelles, 25 Juillet 2001, COM (2001) 428 final
11
Cf aussi les analyses de Marcel Gauchet, entre autres, La révolution moderne, Gallimard, Paris, 2007, cf aussi,
Jean Pierre Le Goff, La France morcelée, Gallimard, Paris, 2008
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
4
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
12
Cf entre autres P. Boniface et H. Védrine, Atlas du monde global, Armand Colin/Fayard, Paris, 2008
13
Cf Gouvernance européenne, op.cit
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
5
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
commune, celle d'affirmer l’hégémonie européenne sur les bénéficiaires de l’aide, notamment
les africains, dans une conjoncture de percée chinoise dans le continent noir, de concurrence
accrue entre les grandes puissances ou encore de tentatives de recomposition dans le camp
occidental, qui pour le moment sont différemment appréciées en Europe. On pense
notamment aux courants politiques aux Etats Unis préconisant, sous des formes variées, un
resserrement du camp des démocrates14 pour faire face aux apories de la diversité culturelle de
la planète, tant occultée par le passé au nom de l’universalité du modèle occidental. On
pourrait aussi identifier la volonté de certaines instances internationales comme l’ONU de
recomposer les rapports de force et de redéfinir le rôle de la Banque mondiale.
Il est intéressant de noter que ces différends intrainstitutionnels et intraoccidentaux sur la
définition du politique, du social et de l’économique dans les politiques de gouvernance et le
rôle de chaque instance internationale laissent indifférents les « opérateurs » européens
(ONG, consultants) et presque totalement leurs « bénéficiaires » en Afrique. En France, les
ONG n’ont pas engagé de débat de fond sur la gouvernance démocratique ni sur le consensus
européen. Leurs préoccupations se concentrent largement sur les aspects institutionnels et
financiers des réformes qui touchent directement leurs intérêts. Ils continuent de reprocher
aux pouvoirs publics le peu d’intérêt qu’ils portent à la coopération avec les ONG, alors
même qu’une partie des réformes actuelles porte sur la coopération de l’Etat avec la société
civile15. En Afrique, le discours officiel sur la question est largement de l'ordre du mimétisme.
Il renvoie la responsabilité des politiques de gouvernance aux pressions du système
international et à ses exigences de conformité16 ; les nuances entre les différentes injonctions
occidentales sont peu ou pas du tout perçues et sont toutes reçues comme une obligation à se
conformer, au moins en apparence17.
La remise en question des politiques européennes d’aide au développement apparaît comme
l’autre pilier des réformes. « Avoir un instituant réel »18 (en Afrique), agir en fonction de ce
que les bénéficiaires de l’aide décident et mettre à leur service « nos outils »19. Deux idées
majeures se dégagent de cette critique du passé : d'une part, les limites des conditionnalités de
l’aide européenne et l’élaboration des politiques publiques en Europe, en l’absence de leurs
« bénéficiaires » ; d'autre part, celles d’un modèle de développement unique (l’occidental)
projeté sur les sociétés aidées. Cette remise en question s’imposerait vu les résultats
médiocres de la coopération jusqu’ici, et la difficulté pratique des délégations européennes en
Afrique de mettre en œuvre les politiques antérieures de gouvernance. Dans le nouveau
14
Voir Centre d’analyse et de prévision du MAEE, Concert ou Ligues des démocraties : réengagement
américain dans le multilatéralisme ou reformulation de l’obsession démocratique ? N/0842.1
15
Cf entre autres Coordination Sud, Les grands axes de la coopération française, in
http://www.coordinationsud.org/spip.php?rubrique 101
16
(...) « la décentralisation est à la fois une conviction et une demande de l'élite aussi et de la population, mais
aussi, c'est en plus une conformité aussi avec un système international, c'estàdire que c'est ça la
décentralisation, il y a une forte demande et un vent de démocratisation et de décentralisation. A la fois, il y a
ça, cet accompagnement du gouvernement international (...) (entretien avec un haut responsable mauritanien).
17
« La Banque mondiale dit qu’il faut gérer les collectivités locales comme une entreprise ; c’est ça qu’il fau.t
faire » (responsable mauritanien)
18
Entretien avec un fonctionnaire français
19
Entretien avec un fonctionnaire européen
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
6
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
contexte, le rôle de la coopération française et européenne serait d’aider les pays bénéficiaires
à construire leurs propres politiques publiques. A la place des conditionnalités du passé, on
privilégierait à présent le « contrat » et le « dialogue » entre acteurs et Etats membres, et, au
lieu du résultat préfixé, on laisserait la place aux processus20.
En effet, l’article 2 du Consensus européen stipule que si le développement relève de la
responsabilité collective, les pays bénéficiaires de l’aide sont les premiers responsables de
leur développement. Ca serait à eux de définir les priorités et d’en assurer les conditions. Les
pays européens les aideraient par le dialogue, le partenariat, la fourniture d’une aide plus
substantielle, et une plus grande cohérence des politiques de développement qui s’aligneraient
sur leurs propres priorités21.
Sommesnous, pour autant, devant un changement de paradigme ? Y atil une volonté
politique européenne de laisser la place à un sujet instituant africain ? Y atil en Afrique une
volonté politique et une aspiration manifeste à instituer la cité ? Y atil possibilité de
dialogue entre donneurs et récipiendaires de l'aide et, a fortiori, dans un contexte de
différences culturelles significatives entre l'Europe et l'Afrique ? Quels sont les « outils » que
l'on peut mettre à la disposition des bénéficiaires de l'aide, sans de ce fait même projeter sur
eux le système européen, qui est luimême en mutation ? En quoi l'approche par les « outils »
est différente de l'approche gestionnaire que l'on reproche à la Banque mondiale ? Que
signifie au juste l'énoncé « laisser la place aux processus » ? Pour quelle finalité et pour
combien de temps ?
Ces questions sont immenses et certains de nos interlocuteurs, notamment français, sont
conscients des changements de culture nécessaires des deux côtés, pour que les réformes
deviennent effectives. «Tous ceux qui sont impliqués dans les réformes n’ont pas perçu la
profondeur du changement qu’implique cette stratégie »22.
Le sujet instituant
En réalité, en continuité avec le passé, le cadre dans lequel les bénéficiaires de l’aide sont
invités à élaborer les politiques de « gouvernance démocratique » est donné d’avance, comme
par ailleurs la méthodologie pour rendre ce cadre effectif. Il s’agit, comme on l’a déjà noté,
des principes démocratiques historiques (Etat de droit, droits de l'homme), élargis à la
participation de la société civile, la décentralisation, l'autonomie, la responsabilité, la parité
des femmes avec les hommes, etc. que l'on retrouve également dans la théorie de la
gouvernance européenne. Largement, nos interlocuteurs avancent l’argument que ces
principes sont intégrés dans les traités internationaux et signés par les Etats, même si l’on
admet parfois qu’entre « ratifier et mettre en œuvre… »23.
La continuité avec l’ancien est perceptible dans les termes utilisés pour signifier les finalités
des réformes et, par conséquent, le vrai sujet instituant : « recréer la sphère publique » (en
Afrique), « travailler pour faire émerger la société civile », « refonder l’Etat », « accompagner
les processus vers un meilleur respect des droits de l’homme », « les aider à »... La
20
Cf ,CE, la gouvernance dans le Consensus européen… document cité et entretiens avec fonctionnaires
français et européens
21
Cf aussi Laurent Delcourt, op. cit
22
Entretien avec un fonctionnaire français
23
Entretien avec fonctionnaire européen
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
7
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
Commission européenne, on vient de le dire, se donne comme rôle celui d’agent de
développement, d’acteur politique et d’administrateur. C’est la définition même de l’Etat
occidental moderne. Selon un de nos interlocuteurs, ce triple rôle devrait être renforcé avec
les nouvelles politiques de gouvernance24. L'interventionnisme que certains reprochent à la
Banque mondiale ne pose pas de problème quand il s’agit de soi. « On va pouvoir intervenir
partout (…) Il faudra trouver les moyens politiques, des moyens d’action ; ça peut être des
blocus… »25.
A l’intérieur de ce cadre préfixé, les priorités du financement sont définies par la CE. Les
questions liées à la gouvernance, définies comme prioritaires dans la plupart des programmes
nationaux et régionaux pour 20072013 en sont un exemple 26 . Ainsi, un programme élaboré
théoriquement par un pays bénéficiaire est soumis à l’approbation des bailleurs, assurant de ce
fait « une conditionnalité ex post »27. A l'instar de la Banque mondiale, les délégations de la
C.E. rédigent avec les Etats membres des « profils de gouvernance » couvrant « neuf secteurs
faiblesses »28 et demandent aux pays d'élaborer des politiques en fonction de leurs priorités.
« On fait avec la gouvernance comme la Banque mondiale », constate un fonctionnaire de la
Commission. « Ils se sont engagés sur des plans, on a accepté un certain nombre de mesures,
on va leur dire « bon, finalement, votre plan (...) ce n'est pas suffisant, vous aurez un peu
moins d'argent que votre voisin qui a fait quelque chose de bien » C'est juste pour dire
comme aux enfants : « toi, tu as trois bonbons, toi, tu n'en as qu'un »29. La coopération est
toujours ascendante affirment certains de nos interlocuteurs. Sauraitil en être autrement dans
un contexte d’aide et vu les relations instaurées entre l’Europe et l’Afrique ? On y reviendra
dans un moment.
Les méthodes utilisées rappellent le technocratisme de la Banque mondiale. La CE définit
« rigoureusement » les organisations de la « société civile » et fait évaluer leurs compétences
et l’efficacité des projets par des consultants européens, qui parfois (ou souvent ?) ne
connaissent pas le pays30. Des milliers de programmes nationaux et européens appuient ici
« la gestion par la société civile des services publics », là la « gouvernance locale » ailleurs la
« culture citoyenne » et le « dialogue », à un autre endroit « les droits de la personne
handicapée » alors qu’ici « le problème c’est l’impunité et ils (les gens) ne savent pas
comment faire pour déposer plainte »31.
Malgré les efforts de concertation entre les pays européens et la Commission, c’est la
dispersion qui l’emporte, on ne peut s'en étonner. C’est le cadre de penser l’Autre et « ses
besoins » qui appelle cette cacophonie. Dans ce cadre de pensée, les sujets instituants sont une
multitude d’instances régionales, nationales et européennes, « sachant » les besoins des autres
mieux qu’eux, en concurrence les unes avec les autres, s’ignorant mutuellement, opérant par
automatisme et intérêts divers, sans réflexion sur leur politique et ses effets32. Les Etats et les
24
Entretien avec fonctionnaire de la CE
25
Entretien avec fonctionnaire européen
26
Selon Eurostep , la CE a clairement indiqué lors des rencontres avec les pays ACP qu’une part substantielle
des financements serait allouée au renforcement de la Gouvernance « quelles que soient les priorités nationales
identifiées », cité in Laurent Delcourt, op.cit p.14/24
27
IBON, Primer on development and Aid Effectivness, cité in Laurent Delcourt, op.cit
28
Entretien avec fonctionnaire de la CE
29
idem
30
Entretien avec consultant de la CE
31
idem
32
Cf Sophia Mappa, « La crise de la gouvernabilité comme crise de la pensée », communication au séminaire
international du LARGOTEC, Crise de la gouvernabilité, décembre, 2007, à paraître
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
8
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
dispositifs, de modes, de règles pour obtenir des financements (...) »38. L'explication n'est pas
nouvelle. Elle était déjà avancée pour légitimer les politiques antérieures39 que l'on remet en
question aujourd'hui. Certains instigateurs des réformes actuelles considèrent que leur succès
dépend de l'émergence d'une volonté politique des Etats africains. Or la question s'impose :
quels sont les changements identifiables en Afrique qui permettent de préconiser l'émergence
inéluctable d'un instituant africain ? Et que faiton s’il n’émerge pas ?
Dans les faits, les acteurs africains participent activement à la construction de leur
subordination au sujet occidental, en l’occurrence européen. Les entretiens avec les
institutionnels, les élus locaux et les ONG africains, notre travail avec les quarante élus locaux
mauritaniens et sénégalais pendant trente jours en 200740 interrogent le bienfondé du
postulat, même s’il est rhétorique, d'un sujet instituant en Afrique. Les rapports au pouvoir,
local et central, à la loi, à l’individu et au groupe, à la liberté, à l’autonomie, au territoire, à la
pensée et à l'action, etc. sont différents de ceux qui en Occident, en l’occurrence à l’Europe,
ont historiquement construit le sujet politique.
Le « sujet instituant » en tant que théorie et pratique fait partie d'une histoire singulière,
l'occidentale, qui, de surcroît, est en train de muer. Dans la philosophie politique, le concept
de sujet rend compte de la volonté des humains de s’affranchir de la tutelle des pouvoirs
qu’ils avaient euxmêmes institués comme supérieurs aux leurs et auxquels ils se
soumettaient, convaincus qu’ils étaient que ces pouvoirs leur étaient donnés par des forces
surnaturelles. Le sujet est de ce fait indissociable de la liberté de pensée et d’action, voire de
la raison et de l’autoréflexivité. On connaît les luttes sociales pour que cette conquête des
sociétés occidentales sur ellesmêmes et sur leurs convictions passées devienne effective mais
aussi les régressions. On en connaît aussi la fragilité, les tensions avec les convictions
traditionnelles et ses mutations dans le temps et dans la conjoncture. On voit en effet
aujourd’hui se construire à nouveau l’hétéronomie et le report de l’autonomie du sujet
instituant sur le marché, posé souvent comme indépendant de la volonté et du pouvoir des
humains. C’est le retour « de la main invisible ».
Toujours estil que dans d'autres sociétés de la planète, en l'occurrence en Afrique, l’initiative
pour l’institution de la société est largement reportée à l’extérieur et est considérée comme
indépendante de la volonté des acteurs. Le pouvoir institué à tous les niveaux du champ social
–du chef du village, de l'ethnie, du parti, de l'Etat – est considéré et se considère luimême
comme relevant non pas de la volonté de la société, qui pourtant l'institue, mais comme étant
donné des forces qui lui sont extérieures : les ancêtres, la nature, Dieu, voire l'Occident. Cette
dépossession de l'individu et du groupe de leur responsabilité d'instituer la vie collective, alors
même qu'ils le font, est un fait social total41. Il y a bien entendu des individus en Afrique,
comme dans d’autres sociétés non occidentales, qui agissent en faveur de l’autonomie d’un
38
Fonctionnaire français détaché en Afrique
39
Cf S. Mappa « tolérance à l’altérité… », op.cit
40
Cf. Les textes issus de nos recherches récentes, entre autres Philippe de Leener et S. Mappa, Rapports de
formation en Mauritanie et au Sénégal, in WWW. Forum de Delphes.org Cf. aussi S. Mappa « le pouvoir
comme objet de pensée » in PH Chalvidan et S. Mappa (dir.) Gouvernance au Nord et au Sud : les rapports au
pouvoir, Forum de Delphes, Paris, 2008, S. Mappa, « le rapport au pouvoir comme rapport à la loi » à paraître, in
La Lettre du Forum de Delphes, Octobre, 2008, et S. Mappa, « le rapport au pouvoir comme rapport à l’action »,
à paraître, in La Lettre du Forum de Delphes, 2009
41
Nous avons développé cette dépossession volontaire en Afrique dans nos écrits antérieurs. Cf., entre autres, S.
Mappa, Pouvoirs traditionnels et pouvoir d'Etat en Afrique, Karthala, Paris, 1998 et La démocratie planétaire :
un rêve occidental ? Sépia, Paris, 1999
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
10
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
sujet instituant. Mais jusqu’à nouvel ordre, ils pèsent peu sur le changement du système et
l’issue de leur action n’est pas donnée d’avance.
Dans ce cadre de pensée, le sujet censé agir c'est l'Autre. Cette manière d’instituer l’individu
et le collectif commence déjà à l’intérieur de la famille dans laquelle l’individu est socialisé
pour ne pas agir par soi et pour soi. Il n’est pas responsable de ses actes mais de ceux des
individus appartenant aux rangs inférieurs qui lui doivent une subordination sans faille. Aussi,
l’initiative et la responsabilité sont reportées d’un rang sur l’autre, et, au delà, sur tout Autrui
posé comme supérieur auquel les autres se soumettent. Cette relation de subordination et du
report de la responsabilité à l’Autre est reconstruite à tous les niveaux de pouvoir à l’intérieur
du champ social, comme dans les relations avec l’extérieur, notamment l’Occident.
La subordination au clan et à ses pouvoirs s’est déplacée dans les pouvoirs politiques
impulsés de l’Occident, centralisés comme décentralisés. Dans ces derniers, le maire est
largement désigné par les élus locaux comme le responsable des problèmes non résolus et le
seul à même d’agir ; ce dernier reporte la responsabilité à l’Etat et celuici la reporte à
l’Occident 42. Largement les élus locaux avec lesquels nous avons travaillé en Mauritanie et
au Sénégal ne connaissent pas les textes de loi, ou ils en ont une connaissance théorique,
notamment les élus sénégalais. Ils ne considèrent pas pour autant qu’ils pourraient agir pour
les connaître ou pour les corriger, s’ils sont inadéquats pour les pays, ce qui est largement le
cas. C’est au maire et à l’Etat de le faire. C’est aussi à l’Etat d’assurer les ressources
financières des collectivités locales, sujet récurrent des conflits entre pouvoir local et central.
La conviction est largement répandue que les élus n’ont pas d’action propre à entreprendre
pour comprendre la décentralisation et les compétences qu’elle implique en théorie : la
responsabilité, l’autonomie, l’action, etc. C’est aux formations dispensées et conçues par les
occidentaux de le faire43, lors des apprentissages qui privilégient, comme on l’a déjà noté, la
mémorisation passive des apprenants. Mais le report le plus massif de la responsabilité et de
l’initiative locales se fait sur l’Occident, dont sont attendus les solutions de leurs problèmes
les plus intimes. Les débats sur l’Union pour la Méditerranée mettent à nouveau en relief des
attentes et des demandes des pays méditerranéens mais pas de proposition qui engagerait leur
propre action : « nous souhaiterions plus d’investissements français, plus d’assistance
technique, et plus de souplesse dans la circulation des personnes », confie dans le Monde le
président algérien44.
L’autoidéalisation vient au secours de cette attitude du report de l’initiative à l’extérieur.
L’action intellectuelle sur le monde extérieur (la réflexivité) et sur soi (l’auto réflexivité) qui
est le propre du sujet instituant, rencontre en Afrique l’idéalisation de soi (et son pendant
inconscient dans le vécu, qui est la honte pour soi). Ce rapport au savoir explique l’opacité
étonnante (pour l’esprit occidental) des acteurs africains sur euxmêmes et sur leur société et
les confusions courantes des pouvoirs traditionnels – émirats, pouvoirs tribaux, etc. avec les
pouvoirs locaux issus des élections45.
42
Cf S. Mappa, Rapport du premier cycle de formations au Sénégal, Philippe De Leener et Sophia Mappa,
Rapport du premier cycle de formation en Mauritanie, op.cit
43
Entretiens avec haut responsable mauritanien et avec les élus locaux de la Mauritanie et du Sénégal. Cf aussi
les rapports des formations cités
44
« Le premier ministre algérien préconise un troisième mandat pour le président Bouteflica » in Le Monde, 19
juin 2008, p. 6
45
« La décentralisation en tant que concept convient très bien à nos traditions…On s’inspire sans complexe de
la décentralisation française, allemande, espagnole » affirme un fonctionnaire mauritanien qui fonde son savoir
sur le manuel de gestion communautaire et les divers guides élaborés par les occidentaux qui disent aux élus
«correctement, simplement, ce qui est prévu, ce qu’ils doivent faire, quelle est leur mission » (entretien).
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
11
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
L’accueil étonnant des injonctions et autres réformes occidentales en Afrique et ailleurs n’a
pas sa source seulement dans la convoitise des flux financiers, qui les accompagnent, mais
aussi dans la conviction que l’Occident sait mieux que soi et est le seul à pouvoir agir pour
soi. Cette subordination largement assumée éclaire l’absence d’innovation et le mimétisme
des institutions copiées sur l’Occident. A l’heure actuelle, c’est la décentralisation, la société
civile et l’ensemble des institutions qui les accompagnent qui ont le vent en poupe. L’esprit et
la logique de ces innovations venues d’ailleurs échappent pour l’essentiel à l’entendement des
acteurs mais elles ne sont pas contestées. Un haut fonctionnaire sénégalais explique la
décentralisation comme une contrainte imposée par le colonisateur au XIXème siècle. A la
question de savoir pourquoi elle a été maintenue après l’indépendance, la réponse vient sans
hésitation : « les autorités ont décidé de poursuivre la politique qui avait été initiée par le
colonisateur »46.
Dans ce contexte, la responsabilité des problèmes les plus intimes en Afrique, comme la
corruption ou la pauvreté, sont reportés à l'Occident. L'aide est considérée comme une
compensation pour les biens « volés » par les colonisateurs47. Le dialogue ne porte pas sur les
valeurs, comme le présupposent les réformes. Selon certains de nos interlocuteurs européens,
ce que nos partenaires demandent, c'est l'inversion de la situation actuelle : contrôler les
élections européennes, prendre la revanche sur la passé, etc.48 « L’aide a des problèmes : c’est
sa mauvaise coordination par les occidentaux », affirme un fonctionnaire mauritanien comme
pour signifier que sa responsabilité n’est pas engagée49.
De ce fait, les présupposés sur lesquels reposent les politiques de la gouvernance
démocratique risquent de reproduire les apories du passé. Comment favoriser la décision
interne, lorsqu’on se pose toujours comme le sujet responsable d’autrui, en l’absence d’un
sujet affirmant sa volonté politique propre d’instituer la cité ? Comment faire émerger la
société civile dans des pays où le collectif est posé comme relevant du naturel (des liens de
sang, de territoire) ou du surnaturel et non de la volonté des humains de vivre ensemble et, a
fortiori, de s’instituer par euxmêmes et de participer à la prise de la décision politique et de la
gestion de la cité ? Comment dialoguer avec autrui, si le dialogue et le débat sont d’emblée
biaisés par l’instrumentalisation mutuelle des « partenaires en jeu », poursuivant chacun ses
objectifs propres ? Le dialogue et le débat sontils une pratique sociétale et un héritage du
patrimoine culturel en Afrique ? Quelle est leur effectivité en Europe aujourd’hui, où le
conformisme de la pensée rend le débat difficile ? Comment favoriser l’aide aux
« processus », sans admettre en même temps l’installation de la tutelle occidentale
permanente sur l’Afrique ? Comment faire profiter des « outils » européens, issus d'une
histoire particulière à des sociétés qui en ont une autre ? Et quelle analyse faiton de la
pénétration croissante de la Chine en Afrique ?
Ces questions reçoivent jusqu’à présent des réponses provisoires qui nécessitent des débats
collectifs publics. La contradiction entre l’affirmation de la diversité culturelle de la planète,
et celle opposée « notre coopération n’est pas neutre, elle est orientée par nos valeurs »50
exige une clarification : quelles valeurs et qu’en estil des valeurs des autres ? C’est la
question de fond et elle renvoie à la perception de soi et d’autrui et à celle des relations
possibles entre les deux.
46
Entretien
47
Ces propos d’un fonctionnaire européen font écho à une situation largement généralisée.
48
idem
49
Entretien
50
Entretien avec fonctionnaire français
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
12
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
51
Dominique Darbon, in MAEE, Séverine Bellina (sous sa direction), La gouvernance démocratique. Un
nouveau paradigme pour le développement ? Karthala, Paris, 2008
52
A titre indicatif de cette démarche Cf J.P. Cling, « Relations commercecroissance » in la Lettre des
économistes de l’AFD, n 19
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
13
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
rationalité technocratique. Recettes qui sont fondées sur une idée naïve et messianique du
changement qui n’est validée par aucune expérience historique sur la planète.
Cette démarche entraîne deux conséquences dans la manière de penser autrui et de se penser
qui sont profondément psychiques : d'une part, la dénégation à la fois de la singularité
occidentale et celle des sociétés aidées, en tant que créations historiques particulières et,
d'autre part, la projection des valeurs occidentales sur les sociétés qui en ont d'autres.
L’affirmation de l'universalité du système occidental repose sur cette double dénégation de
soimême et d'autrui en tant que systèmes sociohistoriques irréductibles l’un à l’autre.
L'universalité, concept ambigu, déjà dans sa déclaration de 194854, l'est davantage dans notre
conjoncture qui est marquée par deux traits nouveaux : d'une part, la connaissance accrue des
sociétés les plus reculées de la planète et l'expérience de leur altérité dans la vie de tous les
jours, du fait des mouvements migratoires et du développement du tourisme. D'autre part, le
déclin de l'hégémonie occidentale et l'affirmation, parfois violente, des autres cultures. Si
Septembre 2001 restera dans l'histoire comme le symbole de la revendication désespérée
d’identités culturelles en mal de reconnaissance, l'affirmation pacifique de l'altérité asiatique
(et de sa puissance croissante) rendent le concept d'universalité encore plus mal aisé à définir.
Un concept mou, écrit à juste titre François Jullien, qui ne clarifie pas s’il s’agit d’une
nécessité de principe, d’une universalité de droit ou de l’invocation d’un devoir être 55. Il s’agit
en effet de l’invocation d’un devoir être proclamé par l’Occident, sans questionnement sur
son effectivité dans les autres sociétés qui ne connaissent pas ce principe ou n'en ont qu'une
connaissance théorique. De nos jours, l’affirmation de l’universalité de l’Occident apparaît
comme l’expression du repli sur soi et d'une défense stérile de l'identité culturelle occidentale,
qui a perdu ce qui a fait jadis sa fécondité : la curiosité pour les autres et pour soi. C'est de
cette clôture euroaméricaine sur soimême dont parle aussi Régis Debray dans son petit
pamphlet contre ce nouveau slogan qu'est devenu le « dialogue des civilisations »56.
Les réformes de gouvernance démocratique et du Consensus européen se situent dans la
continuité de ce cadre de pensée. Les diagnostics et les objectifs nouveaux de l’aide au
développement, tels qu’ils sont formulés dans les documents officiels du MAE et de la
Commission européenne, ne laissent pas apparaître de réflexion significative sur les mutations
politiques, sociales et économiques à l’œuvre en Europe ni sur les autres sociétés.
Les entretiens que nous avons réalisés avec l’ensemble des acteurs européens confirment cette
tendance lourde : largement, les responsables institutionnels, les ONG, les élus et les
consultants européens évoquent plus facilement la nécessité du changement des Autres, et non
seulement des bénéficiaires de l’aide, que le changement de soi. Cependant, une minorité
parmi eux a une analyse des sociétés européennes et se pose la question de la faisabilité des
objectifs des politiques de l’aide en Afrique – la participation de la société civile, la
décentralisation, l’autonomie, la responsabilité – dans les sociétés européennes ellesmêmes.
53
On est souvent frappé par les contradictions non questionnées de cette démarche qui consiste à nier ses propres
énoncés. L'exemple de deux africanistes, analysant le fait ethnique en Afrique sans « jugement de valeur » et
dans la reconnaissance de « la diversité culturelle », est significatif. L'article se termine dans les termes suivants :
« On ne peut pas faire comme si les ethnies n'existaient pas, laisser croire qu'elles sont la marque de sociétés
particulières ahistoriques. Le but ultime est de faire émerger une identité nationale dans le respect des
identités particulières » (c'est nous qui soulignons) (René Otayek et Christian Colon, « En Afrique, la question
ethnique a été manipulée », in Le Monde, 31 mars 2008, p. 11
54
« Ce qui n'est pas dit dans la Déclaration de 1948, c'est ce qu'il faut entendre par universalité » écrivait
Christine Fauré en 1988 (cité in F. Jullien, De l'universalité, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les
cultures, Fayard, Paris, 2008
55
F. Jullien, De l'universalité..., op.cit
56
Régis Debray, Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations , CNRS Editions, Paris 2007
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
14
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
Les deux courants de pensée que nous allons analyser dans les pages qui suivent sont, à notre
avis, significatifs des idées qui circulent en Europe. Il va sans dire que si l’on parle de
courants de pensée, nous ne faisons pas référence à des situations ou à des individus
monolithiques, mais à des idées qui se dégagent et sont parfois partagées par les individus
pensant pourtant différemment l’un de l’autre.
L’auto-idéalisation
C’est le courant majoritaire. Il est solidement ancré dans la tradition européenne, celle qui,
fascinée par les victoires du siècle de Lumières sur les « ténèbres » du passée médiéval, a pu
énoncer, par la bouche d’Hegel, la classification des sociétés de la planète en sociétés
historiques et celles qui n'auraient pas d'Histoire. Mais Hegel, et à sa suite Kant qui énonça
l’universalité des valeurs occidentales de son siècle, ne savaient pas. Ils avaient une faible
connaissance des autres sociétés et étaient avant tout soucieux d’affirmer la supériorité des
valeurs modernes sur celles héritées du passé. Le contexte est différent aujourd’hui, tant en
raison des changements internes qu’externes en Occident : crise des valeurs en interne et
affaiblissement de la fascination des autres sociétés pour les richesses matérielles (et non pour
les valeurs) de l’Occident .
Le discours sur les différences culturelles et la nécessité de dialoguer n’arrive pas encore à
gagner et à se traduire en politiques réelles. L’autre discours, dominant, sur l’universalité
échappe à la critique de la raison. Il est de l'ordre de l'affect. Il est psychiquement impossible
pour le sujet convaincu de la validité universelle de ses valeurs de penser la possibilité même
que d’autres valeurs et d’autres modes de vie puissent exister et, a fortiori, être admis. Ce que
le discours énonce, l'être profond ne peut pas l’accepter. Miroir d'identités individuelles et
collectives fragiles, l’Autre est jugé à l’aune d’une image du soi occidental, d’autant plus
idéalisée qu’elle est vacillante, et de ce fait même, difficile à penser. On évoque volontiers
comme modèle pour l'Afrique, l'Etat européen « stratège et régulateur », l’intérêt général, les
services publics, les valeurs et principes respectés par tous « puisqu’ils sont signés dans les
traités… ». La question de l’effectivité de ces principes en Europe même semble largement
inaudible. Le projet pour l'Afrique « avoir une croissance plus rapide »57, « faire rentrer
l’Afrique dans les mécanismes des échanges économiques et sociaux »58 (comme si elle n’y
était pas), y installer les droits de l'homme est dissociée de la réflexion sur l’Etat européen et
les effets des droits de l’homme ou encore des mécanismes économiques dans le même
continent mais aussi au niveau planétaire.
Dès lors, l'Autre, que le (nouveau ?) discours pose comme sujet différent du sujet européen et,
de surcroît, instituant, n'est pas pensé. Il est jugé à l'aune de l'idéal européen et il n'est pas
toléré. La « pauvreté », le statut des femmes, les enfants « vendus », les Etats qui ne sont pas
le miroir de l’Etat occidental, « régulateur, légitime, légal, doté de volonté politique »59, les
conflits, ne sont pas pensés comme des faits significatifs des cultures et des sociétés
différentes des sociétés occidentales mais comme archaïsmes devant disparaître. La
reconnaissance de la « diversité de la planète » est un slogan qui visiblement ne fait aucun
sens pour grand nombre de nos interlocuteurs qui disent pourtant reconnaître cette diversité.
57
Entretien avec fonctionnaire français
58
Idem
59
idem
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
15
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
Ainsi, on affirme en même temps l'universalité des principes occidentaux et la nécessité de les
rendre effectifs chez les bénéficiaires de l'aide. Prise dans la confusion entre ce qui est et ce
qui devrait être, la pensée se perd dans des rationalisations circulaires qui, tout en proclamant
« l’unité dans la diversité », qualifient la diversité concrète « d’intolérable » et affirment « la
nécessité d’aller vers des valeurs universelles »60, alors même que l’on présume que nos
valeurs « sont universelles puisqu’elles sont signées dans les traités »61.
En réalité, le sens et l’effectivité de l’universalité ne sont pas pensés. Celleci est le prétexte
pour ne pas clarifier les finalités de la coopération. Elle se met au service de l’idéalisation du
système européen et des politiques de l’aide. Les finalités annoncées dans le Consensus
européen solidarité, paix, développement harmonieux, juste, équitable… font partie de
l’arsenal des outils de communication qui ne correspondent pas aux réalités ni aux intentions
réelles. L’universel est devenu synonyme de l’uniforme, c'estàdire de l’imitation, de la copie
stérile, d’absence de créativité et de toute invention, du rêve d’un monde des doubles. Les
institutions africaines, entre autres, copies des institutions occidentales, sont stériles (et de ce
fait même inadéquates) et signifient plus qu’autre chose l’aliénation de ceux qui copient pour
se donner l’illusion d’être autres. Mais elles reflètent aussi l’aliénation de ceux qui se donnent
à être copiés pour prouver leur supériorité. C’est un des symptômes de la crise de la pensée
critique que nous avons analysée ailleurs62.
Les motivations et les finalités de la coopération au développement restent ainsi complexes et
intriquées les unes dans les autres : des visées hégémoniques, d’intérêts politiques et
financiers, des affects (culpabilité, paternalisme, sentiment de supériorité à l’égard des autres
sociétés), des instrumentalisations mutuelles, des automatismes hérités de l’histoire, des
rapports de force comme moyen de communiquer avec les autres … Devenue un marché pour
des nombreux acteurs européens et originaires du Sud, la coopération au développement est
difficile à remettre en question. Il faudrait pour ce faire une véritable volonté politique de
clarifier, a fortiori publiquement, les finalités qui ne sont pas nocives pour l’Europe et ses
partenaires, celles qui sont réalisables, et les moyens pour y parvenir, et celles qui ne le sont
pas. Les apories de cet état des choses sont de plus en plus visibles dans les réactions
viscérales visàvis de ces Autres qui résignent à se conformer aux desseins que leur réserve
l’Occident. Face à l’altérité, l’Occident oscille entre deux pôles extrêmes : la conformité des
autres ou leur exclusion, si bien que les voies possibles du vivre ensemble dans la diversité
semblent pour le moment bloquées. Le projet précité des Etats Unis de créer un « camp des
démocrates » et l’exclusion des autres posés comme ennemis 63 est significatif dans ce sens.
Etrange usage de la démocratie que l’on utilise soit comme instrument de subordination
d’autrui soit comme moyen de son exclusion.
Comme par le passé, le rôle que se donne le sujet européen visàvis des sociétés aidées est
celui de l'éducateur à l'égard de l'enfant : l'accompagner, lui expliquer, lui faire comprendre, le
préparer... pour l'amener à la maturité. « Il y a deuxièmement, comment diraisje, une gestion
politique de l'aide (...) qui devrait être beaucoup plus expliquée, plus accompagnée (...) Il est
tout à fait essentiel, par exemple, que l'Europe ait compris que la maturité des Etats en
développement soit leur entrée dans les mécanismes des échanges économiques et
commerciaux. Je ne suis pas certain que l'accompagnement, le traité de Cotonou et la mise
60
Entretien avec fonctionnaire français
61
Idem
62
Cf, S. Mappa, « Crise de gouvernabilité comme crise de la pensée », op.cit
63
Centre d’analyse et de prévision du MAEE, Concert ou Ligues …op. cit
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
16
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
Le courant de pensée qui porte un regard sur l'Europe et ses réalités est sans doute minoritaire,
mais il existe. Il n'apparaît pas dans les textes officiels que nous avons consultés, mais émerge
lors des entretiens, toutes catégories confondues : institutionnels, ONG, élus, consultants.
Nous ne parlons pas, bien entendu, d'individus idéaux qui auraient seulement un regard
critique sur soi, mais des démarches différentes de celles que nous venons d’évoquer.
Le point nodal de ce courant est la pensée critique sur soi et sur les bénéficiaires de l’aide,
sans la charge affective de l'autoflagellation que l'on identifie souvent chez ceux qui se
pensent comme un idéal universel. Signe peutêtre d'une mutation en profondeur, ce qui est
remis en question en premier lieu, c'est l'Europe de l’universalité et de « donneur de
leçons »65. Cela pourraitêtre le signe précurseur d’un débat sur l’universalité qui a été
impossible jusqu’ici. Estce un hasard qu'un ancien ministre des Affaires étrangères de talent
comme Hubert Védrine, ait publiquement remis en question cette propension occidentale à
l’universalité, que l'on croit parfois typiquement française, et qu’il défende la nécessité pour
l’UE de sortir de la logique des rapports de force avec les autres pays et d’admettre la
légitimité de leur culture et de leurs intérêts66 ?
Certains de nos interlocuteurs voient dans le concept d’universalité la propension occidentale
de chercher chez les autres son miroir, voire son double. « ... On a voulu faire (en Afrique)
un pendant pareil (...) On aide beaucoup financièrement toutes ces organisations (africaines),
pour avoir quelqu'un à qui parler au même niveau : Commission européenne Commission
de l'Union africaine, Union européenneUnion africaine »67. La possibilité d’admettre la
pluralité culturelle est inaudible chez nos partenaires européens, avance un fonctionnaire
français, comme pour corriger les stéréotypes ambiants sur la société dont il est issu. C’est un
autre rapprochement des pays « développés » avec les pays du Sud qui traditionnellement ne
connaissent ou n’acceptent pas l’altérité et la différence.
Les injonctions adressées aux pays aidés – décentralisation, participation de la société civile,
démocratie – sont analysées comme des projections européennes inadéquates pour l'Afrique68
et sans effectivité en Europe même. La finalité de « la participation de la société civile » est
interprétée comme un symptôme de la crise du pouvoir, au niveau local et central et de son
déficit de légitimité en Europe. Ce pouvoir, incapable d'agir sur le corps économique et sur le
corps social, invente à présent des « outils », les mêmes qu'il exporte en Afrique : des petits
« joujoux », le conseil municipal des jeunes, conseil des anciens, concertation69. « Le pouvoir,
faute d'avoir luimême la certitude d'être le représentant, (...) il part de son incertitude d'être
représentant, donc il a besoin de s'entourer d'un certain nombre de certitudes et il croit
64
Entretien avec un fonctionnaire français
65
Entretien cité avec fonctionnaire français détaché en Afrique
66
Hubert Védrine, Rapport pour le président de la République SUR LA FRANCE ET LA MONDIALISATION,
Fayard, Paris, 2007
67
Entretien avec fonctionnaire européen
68
« L'idéologie veut qu'on aille vers des dispositifs éclatés, décentralisés, participatifs, etc. alors que le souci
principal ici est la genèse de cet Etat, c'est d'abord de la protection et c'est d'abord de la sûreté. Et il faudrait
pouvoir le dire » (fonctionnaire français détaché en Afrique).
69
Idem
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
17
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
acquérir cette certitude en multipliant des systèmes, d'autres systèmes de représentation.
Mais ce n'est pas la société civile. »70
En effet, la crise de légitimité du pouvoir local et central et sa propension à créer d'en haut des
systèmes de légitimité nouveaux (mais qui restent des coquilles vides)71 trouve son pendant
dans la crise de la société, en raison, entre autres, de la radicalisation de l'individualisme qui
met en crise le collectif et la pièce maîtresse de la démocratie, l'intérêt général. « La
participation de la société civile en France, c'est la revue des chiens écrasés », dit une élue
locale francilienne pour signifier les revendications individualistes auxquelles sont confrontés
les élus locaux, agissant euxmêmes largement en fonction de leurs propres intérêts72.
Selon certains, si le Collectif est en crise en Europe73, de nouveaux collectifs émergent autour
d'intérêts, non seulement particuliers, mais aussi globaux, comme l'environnement.
Cependant, la question reste entière. Si on ne sait pas déterminer la société civile chez nous,
pourquoi sauraiton la déterminer ailleurs ? Que signifie ce concept ? De quelles réalités rend
il compte ? Quels sont les fondements de l’individu et du collectif ? Quels sont les collectifs
qui participent à la décision politique ? « Et ici (en Afrique), ça renvoie à quoi ? Parce que
réellement la véritable société informelle, ou société civile que tout le monde connaît ici, c'est
quoi ? C'est toute une série de groupements à base tribale, à base ethnique... »74 Et à un
opérateur d’une grande ONG française de constater : « on sait que toute la terminologie
décentralisation, politique publique, groupement pour eux c’est du vent ». La question de la
compréhension des bénéficiaires de l’aide par les donateurs, et inversement, est ainsi posée
d’emblée. Que comprendon des autres sociétés ? Quelles sont les possibilités de
communication ?
Deux tendances se dégagent. Il y a ceux qui pensent comprendre les autres par empathie, et
ceux qui admettent que les autres cultures, en l’occurrence l’africaine et l’asiatique, sont des
« boîtes noires ». Comprendre par empathie signifie comprendre l’autre de l’intérieur, en se
mettant à sa place, sans pour autant adhérer à ses valeurs ni à ses modes de penser. Certains
de nos interlocuteurs pensent connaître l’Afrique mieux que les Africains, d’autres admettent
qu’ils ne comprennent que des bribes et souvent rien du tout. « Estce que je les comprends
(…) Je décrypte certaines choses, euh, puis il y en d’autres, je vois bien que ça bouge (…) il y
a une lumière qui s’allume, savoir quoi exactement, il y a un moment où je ne sais pas, je ne
sais plus, euh voilà. Alors si c’est important (…) je vais essayer de fouiller. Si ça ne me
semble pas important, ben, on n’est pas forcé de tout comprendre »75.
La question de la difficulté de la communication et des temporalités longues nécessaires pour
commencer à se comprendre est ainsi posée : « Je veux dire que même si je discute avec…
J’allais dire ma mère, mais même si je discute avec vous, je discute avec mon frère, je discute
avec mes collègues, derrière le même mot, on ne mettra la même chose, parce qu’on n’a pas
le même vécu, parce que c’est humain. Donc, après, la différence de culture induit encore
plus de choses différentes derrière, mais plus on va dialoguer et plus on va apprendre à
dialoguer, à communiquer, plus on va savoir que vous, moi, je vais savoir que derrière ce
mot là, vous allez mettre ceci et que, moi, je mets cela (…) C’est vrai qu’avant, si je partais
du postulat que derrière « Etat » on devait entendre ça, là, c’était, c’était faussé dès le
70
Idem
71
Cf. Adélaïde Amelot, L’exercice du pouvoir local en France, in La Lettre du Forum de Delphes
72
M. Paoletti, Décentraliser d’accord, démocratiser d’abord, La Découverte, Paris, 2007
73
Fonctionnaire français
74
Entretien avec fonctionnaire français détaché en Afrique
75
Cadre dans une ONG française qui se positionne comme opérateur
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
18
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
départ. (…) Maintenant, si moi derrière, je sais que derrière le mot « Etat », vous mettez
A+B, et que, moi, je mets B+C, on sait au moins qu’on à B en commun »76.
Aussi, le regard critique sur sa propre société permet un regard sur l'Autre, qui ne soit pas une
pure projection de soi, idéalisé ou, inversement, haï. Mais ce n'est pas une condition suffisante
pour être en « empathie » avec l'altérité comme le pensait Max Weber77 ; il faut encore avoir
soimême le vécu de l'altérité, la conscience de sa propre différence. Cela permet, dans
certaines conditions, d'être en « empathie et non en sympathie »78 avec l'Autre différent, sans
pour autant l'aimer ou, inversement, le rejeter. Ce qui frappe lors des entretiens, c’est
l’intelligence aigue de ces questions de certains parmi les opérateurs qui assument leur statut
et ne se positionnent pas en tant qu’acteurs de « la solidarité internationale ». C’est comme si
la clarté de leur position les rend plus libres que les « idéologues ». Mais c’est un constat qui
demande confirmation par des recherches plus fouillées.
A l’instar de l’universalité de l’Occident, l’aide est « naturalisée ». Elle fait partie du paysage
et, de ce fait, elle n’est pas susceptible d’être questionnée par la raison. C’est une évidence et,
comme remarquait Hume, les évidences sont les plus difficiles à penser. Elle est un des lieux
de confusion et d’expression des affects non élucidés. Rarement remise en question, elle est
de l’ordre de l’automatisme et résume à elle seule l’idée qu’on a en Occident « de la
coopération au développement ».
Le constat de son échec est un lieu commun, même parmi ses ardents défenseurs, mais les
arguments avancés pour expliquer cet échec l’attribuent rarement à la logique même de l’aide
et aux effets pervers qu’elle entraîne : les relations de dépendance entre donateurs et aidés, les
finalités fixées d’avance, la difficulté de changer les sociétés de l’extérieur. On invoque en sa
faveur les intérêts des bénéficiaires. C’est une des manifestations de l’auto idéalisation de
l’Occident que nous avons mentionnée et de sa difficulté de penser son propre changement,
en exigeant le changement des autres.
Comme avec l’universalité, le raisonnement autour de l’aide s’enfonce dans des
contradictions d’ordre purement logique. On la soutient comme moyen « d’autonomisation
des pays du Sud » mais on déplore en même temps « le rapport des forces entre l’UE et les
pays du Sud », qui empêche l’autonomie de ces derniers et « rend le partenariat d’égal à égal
caduc »79, tout en reprochant à cette même UE son non interventionnisme dans les pays du
Sud qui ne respectent pas les valeurs européennes80. Les ONG qui fondent la « légitimité » de
leurs interventions dans les pays du Sud sur « leur expérience du terrain » brandissent « le
respect de la souveraineté nationale » du Sud tout en affirmant « leur appui aux dynamiques
démocratiques locales »81 sans percevoir la contradiction de l’énoncé. Leurs injonctions
récurrentes exigent des Etats européens d’intervenir dans les « Etats souverains » qui ne se
76
Entretien avec fonctionnaire français
77
Max Weber
78
Les termes sont du fonctionnaire français détaché en Afrique déjà cité
79
Cf entre autres, L. Delcourt, op.cit, p. 15
80
L. Delcourt, op.cit, p. 19
81
Cf entre autres, Coordination Sud, « enjeux internationaux » in le site de l’organisme, 19/06/08
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
19
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
conforment pas à leurs exigences et réclament la sanction des fautifs82 (en principe les Etats
« souverains », le peuple étant, lui, idéalisé et posé comme victime).
L’aide est dénoncée pour tout et n’importe quoi, mais sa suppression semble impensable. On
lui reproche sa conditionnalité, mais, en dépit des discours, personne n’arrive à proposer une
aide sans condition. On dénonce sa subordination aux intérêts géostratégiques des Etats
occidentaux, mais on occulte les intérêts des nombreux acteurs qui gravitent autour du marché
qu’elle a crée. On admet son caractère nocif pour les pays du Sud, mais on considère qu’on ne
saurait s’en passer. On dénonce son inadéquation du fait « qu’elle ne répond pas aux
demandes et besoins locaux »83, sans pour autant expliciter la légitimité de ces demandes
( jugées sévèrement lors des discussions privées), ni le sens du « besoin » qui est devenu le
lieu de toutes les projections de ce qui est perçu comme « besoin », matériel et immatériel, en
Occident.
Au fil des années, il ne reste plus un domaine de la vie « des partenaires », même le plus
intime, qui n’est pas concerné par l’aide et l’espoir de voir les autres sociétés accéder au bien
être occidental. Le mot d’ordre étant aujourd’hui « le renforcement des capacités », les
interventions financières (et techniques) se multiplient pour renforcer les capacités dans une
multitude de domaines de l’existence : (leur) apprendre à commercer, à produire, à diriger, à
convaincre, à analyser, et ainsi de suite84.
Les réformes de gouvernance démocratique sont les héritières de cet état des choses. Les
textes officiels ne font aucune mention à la nécessité de repenser l’aide. Ils promettent au
contraire une aide plus substantielle, mieux coordonnée et mieux ciblée « en fonction des
priorités du pays ». Cependant les entretiens laissent apparaître des points de vue contrastés
mais non soumis au débat public et de ce fait inintelligibles par les individus. On a été souvent
confrontée au cours des entretiens au désarroi de certains de nos interlocuteurs désarmés face
à leurs propres contradictions.
Pour les tenants du discours officiel et du changement des seuls bénéficiaires de l’aide, le
discours est apparemment lisse. L’aide n’est pas objet de débat, ni de remise en question. Elle
est louée comme « massive » du côté de l’Europe, « très acceptée » et « très désirée » par ses
bénéficiaires, même s’ils admettent parfois qu’on n’est pas capable de cerner ses effets « sur
le terrain »85. Sa nouveauté résiderait dans la coordination des bailleurs de fonds et sa non
conditionnalité. Chaque pays bénéficiaire étant libre de définir ses priorités et même d’évaluer
les résultats selon ses propres indicateurs86. On serait donc sorti de la logique du consultant
qui imposait se diagnostics pour rentrer dans une phase où « on n’impose pas une réforme ».
Néanmoins, nos interlocuteurs ont du mal à expliciter avec précision ce qui pourrait être une
aide sans condition et quels seraient les indicateurs élaborés par les bénéficiaires pour évaluer
ses résultats87 vu que la théorie et la pratique des indicateurs n’a pas cours dans les pays qui
bénéficient de l’aide.
Pour d’autres, la continuité avec les logiques et les pratiques du passé est manifeste :
permanence de la dialectique maître/esclave, permanence des conditionnalités mais autrement
82
Coordination Sud, « Crise en RDC : les ONG réclament des sanctions », in site, 19/06/08
83
L. Delcourt, op.cit, p. 18
84
Cf entre autres Anna Lipchitz « l’aide au commerce dans les pays en développement : des articulations
complexes pour une efficacité réelle » in La Lettre des économistes de l’AFD, no 19
85
Entretien avec un fonctionnaire français
86
Entretien avec un fonctionnaire de la CE
87
« En ce sens, je trouve que la gouvernance est un concept très intéressant parce qu’il va au delà des
diagnostics « qui fait quoi » mais il regarde les relations de pouvoir et les pratiques formelles et informelles et,
en fonction de cela, regarde la possibilité de mener à bien une réforme » idem
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
20
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
( « pas de dialogue pas d’aide » dit un fonctionnaire) infaisabilité des finalités de l’aide, voire
sa nocivité, persistance dans la fiction88, instrumentalisation des bénéficiaires en fonction des
intérêts des donateurs, et inversement, relations perverses entre les deux et absence de
communication, le cercle vicieux des logiques budgétaires89. La souffrance causée par ce
décalage entre le discours idéalisé sur la solidarité internationale et les réalités vécues dans le
quotidien est plus visible chez les « idéologues », notamment les ONG de la solidarité
internationale, dont la viabilité financière dépend justement de ce discours.
La réflexion sur le changement ses orientations, ses conditions, ses modalités, ses
cheminements, son enracinement dans l’histoire longue et dans les structures de toutes les
sociétés, la pluralité des perceptions observables à son égard sur la planète est
traditionnellement un autre grand absent des politiques occidentales d’aide et des opérateurs
qui les mettent en oeuvre. Cela, dans des sociétés qui, à la différence de toutes les autres, ont
érigé le changement en valeur absolue et ont produit une réflexion importante, depuis
l’avènement de la modernité ! De ce fait, les questions qui sont éludées sont immenses : la
faisabilité de l’impulsion du changement de l’extérieur et, par conséquent, l’adéquation ou
non des diagnostics et des objectifs définis en Occident (empreints des logiques, des valeurs,
des rationalités, d’intérêts propres) avec ceux des bénéficiaires qui ne les partagent pas et, a
fortiori, n’engagent pas leur responsabilité ni leur action pour les rendre effectifs; les
cheminements complexes et longs du changement, rebelle aux procédures et aux temporalités
technocratiques, et des résultats, in fine, que personne n’a voulus ou prévus ; les continuités
dans l’histoire de toutes les sociétés, qui rendent caduques les ruptures voulues par
l’Occident, etc.
Le constat de l’échec des changements préconisés par l’Occident est récurrent depuis la mise
en place de l’aide au développement. Les explications, avancées pour le rendre intelligible,
largement technocratiques et moralisantes (celles notamment qui consistent à incriminer les
Etats et idéaliser le peuple) n’ont fait qu’élargir les champs des interventions extérieures et
s’adresser à des acteurs sociaux de plus en plus nombreux, supposés « s’approprier » mieux
que les Etats le désir et la logique des réformes. Or, « l’appropriation par la société civile
entre 2001 et 2006 est nulle » signale, entre autres observateurs, l’Eurostep90 Et pour cause !
La rupture instaurée entre l’Etat et la « société civile », l’un démonisé l’autre idéalisée, ne
correspond pas aux réalités. Dans toutes les sociétés de la planète il y a homologie entre Etat
et société, les deux étant informés par les mêmes significations imaginaires.
Le terme d’appropriation, clef de voûte de la nouvelle architecture mondiale de l’aide, a été de
toute évidence mis à contribution pour signifier la nécessité d’ancrer les réformes dans la
société ; il fallait en effet que leurs bénéficiaires en épousent le désir et la logique, qu’ils les
fassent « leurs ». Mais comment faire eu égard aux différences culturelles immenses entre
ceux qui décident et ceux qui sont appelés à appliquer ? De toute évidence, la démarche
88
« A la Commission nous avons conscience qu’on se crée des fictions mais on le fait quand même parce qu’on
pense que ça va donner les capacités quelque part et puis car il faut donner de l’argent » (entretien avec
fonctionnaire de la CE)
89
« Quand vous avez 10 ME pour un projet, il faut pouvoir les débourser » (fonctionnaire de la CE)
90
Cité in L. Delcourt, op.cit, p. 11
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
21
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
occidentale « nous décidons, vous appropriez » n’a pas d’autre réponse à cette question que
financière. Des milliers de coopérants ont des milliers d’anecdotes sur les instrumentalisations
mutuelles entre bénéficiaires et donateurs autour de l’argent.
La volonté affichée dans les réformes de la gouvernance démocratique et du consensus
européen d’abandonner la logique des réformes standardisées et de favoriser le changement
issu et voulu à l’intérieur découle de cette expérience, de la critique de l’appropriation91 et du
questionnement sur les conditions du changement. La réflexion sur leur propre rôle dans ces
réformes et la conscience des limites de leur démarche ne sont pas étrangères à la critique de
la logique de l’appropriation.
En réalité, dans les rapports de force actuels, cette critique et les changements profonds
qu’elle implique pour devenir effective, restent encore marginales. Il se peut que la nécessité
de voir « émerger des réformes voulues des acteurs africains », d’instaurer le « dialogue » et
le « débat » entre le Nord et le Sud, de reconsidérer les « temporalités » et privilégier « les
processus », etc soient devenus les nouveaux mots d’ordre en France et au sein de la
Commission européenne, mais outre qu’ils sont différemment interprétés92 par les uns et par
les autres, ils n’ont pas d’effectivité significative.
Les documents officiels laissent apparaître qu’il n’y a pas encore de débat sur le sens et les
conditions du changement ni dans les pays du Sud, ni en Europe. Les deux sont d’ailleurs
liés : l’évacuation de la question du changement et de ses difficultés en Europe éclaire
l’illusion des changements faciles ailleurs. Les objectifs affichés du Consensus européen93
sont, à l’instar de ceux qui sont énoncés lors d’un nombre croissant des sommets et des
forums internationaux, des mots d’ordre vidés de sens et de toute réflexion sur leur décalage
avec la réalité. Ils appartiennent à un système, sans impact sur la réalité, entretenu par des
acteurs qui en tirent profit fonctionnaires nationaux et internationaux, diplomates, ONG,
consultants qui n’ont pas institutionnellement intérêt à poser et penser la question des
contraintes sociétales, politiques, culturelles, qui rendent leur réalisation improbable. De ce
fait, le débat réel sur les changements nécessaires et possibles, surtout en Europe, est évacué.
Les entretiens confirment ce constat. Les réflexions individuelles sont visiblement peu objet
des débats institutionnels, même si cela arrive parfois. Il est significatif qu’une catégorie de
nos interlocuteurs est surprise par les questions concernant le changement. S’ils ne refusent
pas toute problématisation de la question94, ils admettent parfois volontiers qu’ils n’y avaient
pas pensé auparavant ni individuellement, ni au sein de leur institution95 La conscience, non
débattue publiquement, que les objectifs affichés sont irréalisables, est un des facteurs qui
font obstacle au débat sur le changement. « Je ne sais pas répondre, je crois qu’on plaque sur
les autres nos modèles et valeurs (…) Le changement imaginé est qu’on arrête tout, mais moi
91
« Sur l’appropriation, notre sentiment est que l’appropriation est restée trop « les pays du Nord viennent avec
des solutions et les pays du Sud se les approprient »… Mais tant que ce sera comme cela on aura surtout
beaucoup d’échecs (en dépit de quelques succès) parce que les solutions qu’on apporte ne correspondent pas à
l’état de la société » (entretien avec fonctionnaire français)
92
Les plus lucides de nos interlocuteurs auront signalé « l’appropriation » difficile de la logique des réformes et
l’imperméabilité de certains Etats et fonctionnaires européens (entretien avec fonctionnaire français en Afrique)
93
Le Consensus européen est annoncé comme un plaidoyer en faveur d’un monde « solidaire », « harmonieux »,
« multipolaire », « basé sur le dialogue », « la justice », « l’équité », visant à « l’éradication de la pauvreté », « à
l’édification d’un monde plus prospère »….
94
« il y a demande pour nos politiques en Afrique » affirme un fonctionnaire français pour suggérer après que le
changement vient par l’éducation
95
« je ne sais pas (comment vient le changement) ; Nous on n’utilise pas vraiment d’indicateurs » (fonctionnaire
européen)
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
22
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
je perds mon travail », dit un salarié d’une importante ONG internationale, qui dit défendre
les intérêts du Sud.
Parmi ceux qui critiquent « l’appropriation » et préconisent des réformes voulues de
l’intérieur des pays partenaires, un nombre certain a une vision de la finalité du changement
déterminée : est considéré comme changement ce qui coïncide avec les finalités européennes
de développement. Cette vision, on l’a déjà signalé, laisse peu de place à des finalités et des
cheminements qui viendraient des sociétés concernées. Sauraitil en être autrement dans un
contexte d’aide ?
Faute de faire face à cette contradiction, les bailleurs de fonds se perçoivent toujours comme
les acteurs de changement, tout en affirmant le contraire96. Ceux parmi nos interlocuteurs, qui
ont une réflexion poussée sur le changement, ils en ont le vécu personnel, étant investis dans
des actions de changement dans leur propre société. Ils auront de ce fait posé des questions
importantes.
L'impulsion du changement de l'extérieur est un objet de débat des sciences sociales en
Occident la seule aire culturelle de la planète qui a fait du changement une valeur voire un
impératif depuis Max Weber. Ce grand penseur avait finement perçu et analysé les effets
pervers du changement imposé de l'extérieur, voire la destruction des sociétés concernées. Les
politiques d'aide au développement ont confirmé cette analyse. En théorie, les politiques de
gouvernance démocratique ont été élaborées pour apporter une solution à ce problème, en
reposant le changement dans les mains des acteurs locaux. Pour le moment, tel n'est pas le
cas, mais les idées font leur chemin. Certains de nos interlocuteurs mettent le doigt sur une
des apories de cette démarche qui consiste encore à proposer des réformes, alors même que le
continent noir est pour les Européens largement inintelligible. Le cas de la décentralisation en
est une manifestation dans la mesure où « elle introduit de l'éclatement, alors que le problème
ici est la protection et la sûreté »97. En réalité, la décentralisation a renforcé l'éclatement
traditionnel en Afrique les pouvoirs particuliers des segments se battant les uns contre les
autres. Mais d'une manière générale ne peuton faire ce constat pour l'ensemble des politiques
de coopération au développement ? N'ontelles pas renforcé les structures sociales qu'elles se
proposaient de changer ? Le cas de l'aide se transformant « spontanément » en rente, et non en
production, n'estelle pas la preuve la plus flagrante ?
Le changement, posé comme projet ne peut venir que de l'intérieur de la société, d'un désordre
et d'une crise sociale, d'une demande collective, et de l'action des individus qui acceptent de
prendre des risques. Sans un tel projet et sans engagement explicites, les changements
observables dans toutes les sociétés il n'y a pas de société qui ne change pas surviennent à
l'insu des acteurs et ils sont subis. L'histoire de l'humanité et l'histoire de l'Occident sont
riches en exemples de ces deux manières dont opère le changement. Sans surprise, on
retrouve la première manière dans le processus même des réformes de la gouvernance
démocratique et du Consensus européen. Il y a eu demande collective et engagement des
individus, remise en question du système « moi je pense que (le changement) est un peu des
deux, mais je pense que c'est avant tout une initiative individuelle. C'est un peu des deux
parce qu'il y a une demande (...) une attente du plus haut niveau »98. Certains de nos
96
« Les bailleurs ce sont des acteurs de changement, c'est à dire qu'ils peuvent appuyer un processus, mais ce
n'est pas eux qui vont faire le changement », suggère un fonctionnaire de la CE, pour préciser ensuite le type de
changement que les bailleurs vont appuyer : bienêtre des populations, lutte contre la pauvreté, égalité
hommes/femmes, etc
97
Entretien avec fonctionnaire détaché en Afrique
98
Entretien avec fonctionnaire français
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
23
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
interlocuteurs suggèrent que si le changement impulsé de l’extérieur s’avère inefficace, il y a
en revanche possibilité de construire ensemble avec les autres sociétés. L’empathie,
signifierait alors comprendre l’autre de l’intérieur et, de ce fait, changer soimême99. C’est
peutêtre une des conditions du dialogue avec les autres sociétés.
Les réformes de gouvernance démocratique ellesmêmes sont une illustration de la
complexité des cheminements du changements, des temporalités impossibles à fixer à
l'avance, des résistances et des régressions « Cela a été beaucoup plus compliqué (que je le
pensais) parce que on a beaucoup bousculé les gens dans leurs habitudes et dans leur façon
de faire de la coopération » Les réformes de la gouvernance sont aussi la preuve qu'il n'y a
pas de rupture avec le passé et que le résultat final c'est quelque chose que personne n'a voulu.
Ce texte limpide de Cornelius Castoriadis sur l’émergence du capitalisme résume d’une
manière magistrale la complexité des cheminements du changement : « Des centaines de
bourgeois, visités ou non par l’esprit de Calvin et l’idée de l’ascèse intramondaine, se
mettent à accumuler. Des milliers d’artisans ruinés et affamés se trouvent disponibles pour
entrer dans les usines. Quelqu’un invente une machine à vapeur, un autre un nouveau métier
à tisser. Des philosophes et des physiciens essaient de penser l’univers comme une grande
machine et d’en trouver les lois. Des rois continuent de se subordonner et d’émasculer la
noblesse et créent des institutions nationales. Chacun des individus et groupes en question
poursuit des fins qui lui sont propres. Personne ne vise la totalité sociale comme telle.
Pourtant le résultat est d’un tout autre ordre : c’est le capitalisme »100.
…………………………………………………………………
99
Entretien avec un salarié d’une ONG française qui se positionne comme opérateur
100
C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la Société, Seuil, Paris, 1977
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
24
Projet « Quelles gouvernances au nord et au Sud »
Fiche pédagogique, version finale, novembre 2008
immense effort doit être consenti pour sortir de la technocratisation de la pensée et de la
montée en puissance des affects, entre autres celui d’autoidéalisation.
La nécessité de la remise en question de l’aspiration à l’universalité et à l’hégémonie de
notre système peut mieux être admise par empathie, en d’autres termes par la compréhension
que, comme nous, toutes les sociétés de la planète sont attachées à leurs cultures, aussi
absurde que ça puisse paraître aux épigones des Lumières. Elles ont toutes des intérêts à
défendre et nous devons accepter d’en discuter. De toute évidence, il n’y aura pas rupture ; le
cheminement des changements nécessaires sera long et personne ne peut en prévoir l’issue.
Avec le soutien du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, de la Région ÎledeFrance, du
Service Coopération et d'Action Culturelle de Mauritanie, de la Direction du Développement et de la
Coopération Suisse, de la Banque Européenne d'Investissementet du Conseil de Cercle de Kayes
25