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Les leçons de Bernard Brunhes

Entrepreneurs dans les services,


les biotechs, les NTIC, le green
business, l’économie sociale
et solidaire, la culture…

Ils défient
la crise
© FOTOLIA

Supplément au n° 91 d’Acteurs de l’économie


Editorial
Une France entrepreneuriale
malade de son management
© N. MARQUES/KR IMAGES PRESSE
encourageantes, de pérennisation des activités soutenues par le
microcrédit, celles relatives aux entreprises « classiques » ne sont
guère réjouissantes: en 2007, la moitié d’entre elles avaient disparu
moins de cinq ans après leur naissance. En 2010, l’indicateur
Denis LAFAY devrait mécaniquement se dégrader. La faute au marasme
conjoncturel? Il n’y est pas étranger. Mais il est loin d’en être la
cause principale. Passons les sempiternelles et non moins réelles
raisons « historiques ». Administration et bureaucratie excessives,

C hacun possède-t-il en lui les ressorts pour être


entrepreneur? Le « grand » Muhammad Yunus,l’i-
cône du microcrédit, y souscrit. L’impressionnant succès des dispo-
amoncellement des dispositifs volontiers sclérosés par le jacobinis-
me séculaire, « valeur travail » perturbée par l’évolution des rela-
tions au labeur, méfiance endémique à l’endroit de la « réussite »
sitifs qu’il a déployés dans des pays en voie de développement et – notamment financière – et de l’autoréalisation, rejet tout aussi
auprès de populations acculées, ne peut toutefois pas constituer un enraciné de l’échec, frilosité des établissements bancaires… toutes
paradigme universel. Chittagong, d’où il est natif, n’est pas Paris. concourent à pénaliser la volonté d’entreprendre. Mais il est une
Paradoxalement, l’environnement – éducationnel, social, culturel – cause méconnue, typiquement française selon Bernard Brunhes
en Occident, pourtant sans commune mesure avec les affres ban- (cf. p. 6), et qui juxtapose les obstacles: le déficit managérial.
gladaises, ne forme pas un terreau davantage pro-
pice à entreprendre. Et surtout à « tous entrepren- Souffrance
dre ». Sauf à succomber aux sirènes d’une idéolo- Cette lourde carence infecte à plusieurs titres la
gie libérale qui octroie au seul individu le germe, dynamique entrepreneuriale. Elle a jeté dans l’a-
les moyens, et la récompense de créer, jusqu’à le rène nombre de candidats « par dépit » à la créa-
nimber d’un couronnement et d’une sacralisation tion d’activité. Des candidats, souvent quadragé-
inappropriés. Renaud Dutreil, alors ministre des naires, usés par la déconsidération, les turpitudes
PME et de l’Artisanat, clamait que le XXIe siècle organisationnelles et décisionnelles, la pression
scellerait la fin du salariat et préparerait l’avène- intolérable subies dans les entreprises. D’aucuns
ment d’un monde d’entrepreneurs. Aujourd’hui, prospectent alors des activités vidées de toute
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il dirige la filiale américaine de LVMH… Preuve responsabilité managériale. Et lorsqu’ils sont


malgré lui que le dogme du « tous entrepreneurs » malgré eux contraints d’assumer celle-ci, com-
au-delà d’être un mirage est une dangereuse inep- bien, si mal formés dans leur parcours profes-
tie: la société pour son équilibre, des métiers pour sionnel antérieur, reproduisent, trébuchent,
leur efficacité,des individus pour leur épanouisse- échouent? De quoi décourager de « dévelop-
ment, et bien sûr l’ensemble des entreprises pour per ». Il en est des entrepreneurs qui, également
leur performance, ont besoin du salariat. ««J’AIME BEAUCOUP PRODUIRE, irrésolus à abandonner l’exercice quotidien du
JE N’AIME PAS MANAGER ». métier pour lequel ils ont franchi le pas de l’en-
Honorer Raymond Barre VOILÀ CE QUI PÉNALISE LA trepreneuriat, préfèrent ne pas prendre le risque
FRANCE ENTREPRENEURIALE »,
Certes, et bien que le statut d’autoentrepreneur JUGE BERNARD BRUNHES. de recruter, de former, d’investir dans des colla-
enfle artificiellement la cohorte, en cette conjonc- borateurs. Quitte à être dans les insomnies, les
ture si particulière de crise, de peur, de repli, jamais le nombre de angoisses, la solitude, autant que cela demeure circonscrit au
créateurs d’entreprise n’a été aussi élevé. Certes aussi, d’indéniables périmètre du plaisir de « faire », de fabriquer, de bâtir… Parce
progrès ont été réalisés pour que, trente ans après qu’il les ait pro- qu’on souffre de ce que l’on ne maîtrise pas, le déficit managérial
noncées, les exhortations de Raymond Barre, alors Premier participe aux démons de l’entrepreneur (cf. p. 32). Comment s’é-
Ministre,invitant les demandeurs d’emploi à initier leur activité,ne tonner alors que l’Hexagone figure parmi les cancres au nombre
soient plus l’objet de railleries. Mais au contraire des statistiques, des entreprises passant du stade de « petites » à « moyennes »? ●

p.4 David Kimelfeld et Xavier Kergall p.6 Bernard Brunhes p.14 Secteurs porteurs p.18 Entreprises culturelles p.24 Economie sociale et solidaire

Sommaire p.28 Intégration p.32 Souffrance au travail p.38 Entreprises d’ailleurs p.40 « Fils et filles de »

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 3


Acteurs

Xavier Kergall et David Kimelfeld


Cap sur l’entrepreneuriat
culturel
Le vice-président (PS) du
A
cteurs de l’économie. moitié plein, et réjouissons-nous de ces mesures. En effet, des
Grand Lyon chargé du Comment la création de cette montée de la pluriactivi- médecins aux notaires, en pas-
Développement d’entreprises en France té, qui était jusqu’à présent peu sant par les journalistes, quelle
et dans le Grand Lyon se pratiquée en France. profession n’a pas ses vilains
économique et le porte-t-elle? petits canards? On entend certes
directeur général du David Kimelfeld. Au sein du Considérez-vous que les parler d’un phénomène de
Salon des Entrepreneurs Grand Lyon comme au niveau auto-entrepreneurs ne sont pas « fausse sous-traitance », selon
Rhône-Alpes (23 et national, le nombre de créations de « bons » entrepreneurs? lequel des entreprises inciteraient
24 juin au Palais des d’entreprises est en augmenta- DK. L’enjeu est de « récupérer » leurs salariés à basculer dans le
tion, en partie grâce au statut au sein de la masse des auto- régime d’auto-entrepreneur, afin
Congrès de Lyon) d’auto-entrepreneur. Dans ce entrepreneurs ceux qui présen- d’alléger leurs charges. Mais
dissèquent les récents contexte, notre préoccupation à tent des projets potentiellement n’oublions pas que la police,
chiffres records en matière l’échelle lyonnaise porte toujours pérennes, et de les ramener sur la l’Inspection du travail, ou encore
de création d’entreprises. sur la post-création, mais aussi voie de la « véritable » création la Direction de la concurrence,
La performance - matière sur l’entrepreneuriat au féminin d’entreprise. Ils représentent une peuvent contrôler ces entreprises.
à controverse - et les liens entre entrepreneuriat cible qu’il faut travailler, et une En revanche, qu’un auto-entre-
et culture.Notre ambition est éga- marge de progression pour LVE preneur qui ne réalise pas de chif-
s’explique toujours par la lement d’attirer des créateurs à (Lyon Ville de l’entrepreneuriat). fre d’affaires doive suivre une
mise en place du statut dimension européenne, de façon Nous devons les aider à qualifier procédure pour se réinscrire,
d’auto-entrepreneur, qui à ce qu’ils choisissent Lyon plutôt leur projet surtout, mais aussi à le pourquoi pas?
soutient désormais la que Francfort, Barcelone ou financer. Ces personnes n’au- DK. Les propositions de la com-
création dans des Milan pour lancer leur entreprise. raient sans doute jamais fait acte mission des finances résultent-
Xavier Kergall. Le volume de de création sans le statut d’auto- elles d’un débat de fond, ou relè-
domaines prometteurs créations d’entreprise a bondi de entrepreneur. Nous devons donc vent-elles de l’affichage en direc-
comme l’entrepreneuriat 33 % au cours du premier tri- nous interroger sur les meilleurs tion des artisans et commerçants,
culturel. mestre 2010, par rapport à la moyens de les accompagner. qui ont violemment protesté
même période en 2009.Une lame XK. On estime que 20 % des contre la mise en place du statut
Julie DRUGUET de fond sociologique, dans le auto-entrepreneurs sont de poten- d’auto-entrepreneur? Certes, ce
cadre d’un nouveau régime, celui tiels entrepreneurs « à dévelop- statut ne doit pas générer davan-
de l’auto-entrepreneur, est donc pement », c’est-à-dire capables de tage de précarité qu’il n’est censé
confirmée. Et le phénomène ne déployer leur activité, de structu- en résoudre. Mais les abus dont
s’essouffle pas. Cependant, com- rer leur projet, de le faire grandir on entend parler sont-ils si fré-
paraison n’est pas raison. L’afflux tout en recrutant. Il faut aller quents? On a en effet du mal à les
massif des auto-entrepreneurs chercher ces 20 % pour les pousser évaluer.En outre,y a-t-il vraiment
ainsi que l’apparition de nouvel- à aller au-delà de ce que j’appelle- besoin de légiférer pour que celui
les nomenclatures rendent les rais leur « période probatoire ». qui n’enregistre pas de chiffre
chiffres de la création difficiles à d’affaires cesse de bénéficier de ce
interpréter. Nous sommes en La commission des finances du statut? Ce qui me semble impor-
présence d’un grand mélange des Sénat a proposé une limitation tant est plutôt de réfléchir aux
genres,qui ne permet qu’une ana- du statut d’auto-entrepreneur à moyens d’accompagnement de
lyse très générique. En effet, nom- trois ans, ainsi qu’une ces auto-entrepreneurs. Pourquoi
breux sont les auto-entrepreneurs obligation de déclarer le chiffre ne pas introduire des dispositifs
qui utilisent ce régime comme un d’affaires réalisé, même nul. Ces de validation de leurs projets
simple complément de revenu ou restrictions sont-elles de nature auprès de certaines structures?
de retraite. Mais peu importe à limiter les abus?
après tout: regardons le verre à XK. 60 % des auto-entrepreneurs Selon l’APCE, le secteur des arts,
tirent de ce statut un complé- spectacles et activités récréatives
ment de revenu ou de retraite. a connu une progression de
« LA VENUE DE MUHAMMAD YUNUS A ATTIRÉ Pourquoi le limiter à trois ans? 132 % quant au nombre
PLUS DE 10 000 PERSONNES, CONTRE N’est-ce pas casser une dyna- d’entreprises créées entre les
« SEULEMENT » 5 000 POUR BILL GATES » mique? Je m’interroge sur l’utilité périodes de novembre 2008 à

4 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Pensez-vous que ces promesses
seront tenues?
XK. Il s’agit là d’un débat de
fond. Faut-il tout sécuriser? Et
jusqu’où étendre les filets de
protection nécessaires? Depuis
une quinzaine d’années, nomb-
re d’initiatives ont été prises par
les gouvernements successifs en
matière de sécurisation du
patrimoine des entrepreneurs.
Faudrait-il également leur ame-

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ner les garanties de la fonction
publique? Je ne le pense pas. En
outre, est-ce vraiment en sécuri-
sant le patrimoine que certains
vont se découvrir une vocation
entrepreneuriale? Il est peut-
David Kimelfeld comme Xavier Kergall préconisent d’identifier parmi les auto-entrepreneurs les être plus intéressant d’aller
20 % d’entrepreneurs « à développement » afin de les aider à qualifier leur projet. chercher les talents et de les
ramener dans le « droit
chemin » de l’entrepreneuriat
février 2009 et de novembre 2009 tech qui lui font face avenue nomie culturelle comme celui de afin de développer le tissu éco-
à février 2010. La notion Lacassagne, notamment en l’ESS voient les champs publics et nomique et social, les emplois,
« d’entreprise culturelle » matière de formation. Ce croise- privés se croiser, et créer des et la richesse du pays.
est-elle en train de se répandre ment entre culture et industrie, emplois non « délocalisables ». DK. En tant que fils de commer-
en France? donnant naissance à ce qu’on En outre, l’économie sociale est çant, je sais qu’il y a quarante ans,
XK. De quoi parle-t-on lorsqu’on appelle les « industries créatives », un statut qui peut être parfaite- quand un entrepreneur déposait
évoque cette progression? Elle est un axe de travail important, ment adapté à la démarche cultu- le bilan, on venait saisir jusqu’à sa
concerne tout un tas de petites acti- initié par le Grand Lyon. Une relle. Ainsi les artistes créeront-ils petite cuillère. Désormais ce qui
vités dont le déploiement a été réflexion est en cours pour favori- plus facilement une scop qu’une relève du « vital » est quand
encore une fois largement facilité ser les points de rencontre entre le SA ou une SAS. même protégé. Faut-il aller plus
par le régime d’auto-entrepreneur. développement économique – XK. Depuis plusieurs années,
Cela va du professeur de piano au sous ma houlette –, et le dévelop- nous observons, notamment à
céramiste en passant par le peintre pement culturel – sous celle de travers le profil des visiteurs du « LE CROISEMENT
amateur, la troupe de théâtre… Le Georges Képénékian, adjoint à la salon, un véritable engouement ENTRE CULTURE
régime d’auto-entrepreneur a allé- Culture à la Ville de Lyon. Nous pour l’ESS. Il y a dix ans, on ET INDUSTRIE
gé les process, ainsi que la problé- réfléchissons également à la notait une tendance à vouloir tra- CONSTITUE UN AXE
matique de charges, d’où une manière d’accompagner les artis- vailler au sein d’ONG. Aujour-
explosion de l’activité culturelle et tes dans leur création d’entreprise. d’hui, en réaction au « mauvais » DE DÉVELOPPEMENT
artistique. Entrepreneur et artiste Pourquoi ne pas aménager un capitalisme, les générations nou- IMPORTANT »
ont en commun l’innovation, la module spécifique, peut-être dans velles souhaitent s’engager au ser-
créativité, l’accouchement d’une le cadre de LVE,qui soit davantage vice d’un capitalisme différent. loin? Je n’en suis pas sûr. D’abord
œuvre. On est certain que l’entre- ciblé « entreprise culturelle »? Ce phénomène est vraiment une parce que je doute qu’on y par-
preneur est un artiste.Reste à savoir Certes, il faudra surmonter les tendance de fond. Ainsi, la venue vienne, ensuite parce que la
si l’inverse est vrai dans la durée… blocages de certains artistes, qui de Muhammad Yunus, prix notion de risque est inhérente au
DK. Le chapeau « culture » refusent de faire partie du Nobel de la paix et « inventeur » processus de création mais aussi à
concerne en effet des structures « monde marchand ». Mais la du microcrédit au Salon des la vie de l’entreprise. L’enjeu rési-
de tailles diverses, et inclut les crise leur a montré que les subven- Entrepreneurs de Paris, a attiré de davantage dans l’information
industries créatives: design, tions ne suffiraient plus à l’avenir. plus de 10000 personnes. Alors du public des entrepreneurs sur
mode, vidéo, musiques actuel- que Bill Gates n’avait fait déplacer les protections dont ils bénéfi-
les… La démarche de création Certains comparent le « que » 5000 visiteurs! cient, que sur un changement de
d’entreprise comme la démarche développement de « l’économie législation. En outre, la problé-
culturelle mobilisent une même culturelle » à celui de l’économie Un récent projet de loi vise à matique de la fin de carrière, mais
créativité, un même désir d’indé- sociale et solidaire (ESS). Ce protéger le patrimoine de aussi de la reprise et de la trans-
pendance aussi. L’artiste poursuit parallèle est-il pertinent? l’artisan, du commerçant ou de mission, me paraît bien plus pré-
ensuite cette démarche créative, DK. L’artiste et l’entrepreneur l’agriculteur en cas de faillite. gnante concernant les artisans,
alors que l’entrepreneur met en social et solidaire partagent les Selon le gouvernement, cette commerçants, et chefs de petites
place des outils de gestion, des mêmes préoccupations: pour mesure, qui concerne près entreprises. Travaillons sur les
process. Mais les deux mondes tous deux, les enjeux sociaux et d’1,5 million d’entrepreneurs dispositifs d’incitation à la reprise
peuvent se rencontrer. Ainsi à territoriaux sont majeurs, l’hom- individuels, met fin à un d’entreprise – certains, comme
Lyon des échanges intéressants me est au cœur de leur démarche, « scandale français », et devrait Transmea en Rhône-Alpes, sont
s’opèrent entre le Théâtre des et souvent le projet qu’ils portent permettre la création de 100000 particulièrement intéressants –,
Asphodèles et les entreprises bio- est collectif. Le monde de l’éco- entreprises d’ici fin 2012. plutôt que sur la création. ●

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 5


Acteurs Grand témoin Bernard Brunhes

« En France le déficit
managérial a contaminé
l’entrepreneuriat »
cteurs de l’économie. L’inflation du Que manque-t-il encore particulièrement à
Hier l’un des experts français du
management, aujourd’hui
président de France Initiative :
Bernard Brunhes conjugue ses
A nombre de créations d’entreprise
malgré la crise pourrait en
témoigner: au-delà du controversé statut
cette France entrepreneuriale?
En matière de création d’entreprise, la dyna-
mique est appelée à se développer. Ceci en
d’autoentrepreneur qui enfle artificiellement dépit de deux restrictions fortement pénali-
deux expériences pour établir une les statistiques, la France serait-elle enfin santes: l’insuffisance des moyens de fonction-
photographie des progrès mais devenue une terre entrepreneuriale? nement dont disposent les structures d’ac-
surtout des carences de Bernard Brunhes. La situation a fortement compagnement, et l’excès de bureaucratie de
l’entrepreneuriat français. Une progressé, même si, effectivement, les chiff- l’administration française. Mais le domaine
res sont dopés par le statut d’autoentrepre- dans lequel la France entrepreneuriale souff-
administration rongée par la neur qui demeure une forme particulière re le plus, c’est le passage de la petite entrepri-
bureaucratie et le jacobinisme, des de l’entrepreneuriat – générant plus sou- se à l’entreprise moyenne.
organisations chargées d’extirper vent un complément de revenu chez les
les créateurs de leur solitude retraités, les mères de famille, ou les chô- Est-ce un mal typiquement français?
insuffisamment reconnues par les meurs, qu’une véritable activité pérenne et La France est à l’aune des pays méditerranéens.
ambitieuse –. Alors Premier Ministre, Mais c’est au modèle allemand que l’on se
pouvoirs publics, de lourds et Raymond Barre exhortait les demandeurs réfère, où prospère un important tissu de
séculaires fardeaux culturels dans d’emploi à créer leur entreprise. Ce dis- moyennes entreprises qui ont atteint des
certains secteurs (services à la cours suscita en son temps railleries et niveaux de développement assez élevés. Dans
personne), un rapport délétère à rejets. Ce ne serait plus le cas trente ans plus l’Hexagone, il manque certes des outils, mais
l’échec, une conjoncture de crise tard. Aujourd’hui, toute nouvelle poussée surtout un esprit et une culture appropriés.
qui exclut les plus fragiles... Mais du chômage s’accompagne mécanique- Nombre d’artisans ou de patrons de TPE ter-
ment d’un bondissement du nombre de giversent au seuil d’une transformation
surtout, chez les patrons de TPE, créateurs d’entreprise. Le phénomène majeure dans leur trajectoire d’entrepreneurs
une peur, un désintérêt ou un concerne même les jeunes diplômés des et dans le développement de leur société: pas-
désamour pour le management grandes écoles, de commerce ou d’ingé- ser de la production au management.
– et ce qu’il colporte de nieurs, qui peuvent s’appuyer sur des Plombier, électricien, serrurier, maçon, petit
contraintes – qui les décourage dispositifs d’accompagnement perfor- patron… tous ont créé leur enseigne en exer-
de franchir les caps du mants (enseignants spécialisés, incuba- çant eux-mêmes le métier. Ce qu’ils aiment,
teurs…). Pour autant, il faut demeurer c’est produire et fabriquer, être sur le terrain,
développement. lucide. C’est pourquoi des structures en prise directe avec le client. Or passer au
comme France Initiative sont indispensa- stade du développement, c’est recruter, mana-
Denis LAFAY bles, qui fournissent appuis financier, tech- ger,être le « patron » des autres,et donc ne plus
nique, juridique, administratif. Et réseaux – se consacrer pleinement à son métier. Cela, ils
comprendre et pénétrer les lieux décision- ne sont pas souvent prêts à l’assumer. D’autant
nels, les associations et la communauté des moins qu’une telle progression professionnelle
entreprises du territoire où l’on se lance est signifie un saut dans « l’inconnu du manage-
capital –. Ainsi, 87 % des entreprises créées ment » quand jusqu’alors ils étaient dans la
par l’intermédiaire de France Initiative sont maîtrise de leur savoir-faire. Bref, « j’aime
en vie trois ans après leur naissance. beaucoup produire, je n’aime pas manager ».

« L’entrepreneur est dans une aventure individuelle – il est seul dans son risque, ses insomnies,
inscrit dans des réseaux. Cette réalité collective est d’autant plus nécessaire que la solidarité
d’accompagnement : famille, entreprise,

6 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


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Bernard Brunhes, 70 ans, préside
France Initiative et Emmaüs Habitat. Cet obstacle culturel est-il davantage discours volontariste et de favoriser des prises
Ce polytechnicien diplômé de l’IEP dissuasif que l’appréhension d’affronter un de consciences individuelles, même lorsque
Paris et de l’Ecole nationale de la droit social et des problématiques de gestion l’efficacité réelle, technique de ces mesures
statistique et de l’administration des ressources humaines contraignants, était limitée (par exemple, l’autorisation de
économique, ancien conseiller aux lourds, pour certains même effrayants? créer une Sarl avec un capital de 1 euro: aucu-
Affaires sociales du Premier Ministre Je le crois. Même s’il est exact que les embû- ne entreprise ne peut fonctionner avec un tel
Pierre Mauroy, créa en 1987 la société ches administratives, la complexité et les capital et sans fonds de roulement). Le dis-
contraintes du droit du travail contribuent cours libéral a fini par agir.
éponyme de conseil en management. aussi à freiner leur développement.
Il la cède en 2004 à BPI, dont il devient Pour le seul domaine des services à la
vice-président jusqu’en 2009. Il est L’esprit que Nicolas Sarkozy essaie personne, fortement pourvoyeurs
membre des conseils de surveillance d’imprimer, empreint de responsabilité d’initiatives entrepreneuriales, beaucoup
d’Express-Roularta et de BVA. individuelle, de prise de risque, d’engagement fut promis. Il semble que l’administration
personnel, augurait une politique et les pouvoirs publics patinent…
particulièrement audacieuse et ambitieuse On piétine parce que l’on n’a pas trouvé la
en matière entrepreneuriale. A mi-mandat, méthode. L’Agence nationale des services à la
quel bilan dressez-vous? personne (ANSP) fait un excellent travail,
Certes, même s’il n’est pas fait pour donner mais les moyens sont insuffisants, et les
Dans leurs gênes, dans leur culture, dans naissance à de véritables entreprises, le statut réseaux qu’elle est appelée à favoriser pour
leur histoire, manquent-ils d’ambition? Et d’autoentrepreneur, créé par le Gouver- assurer l’interface entre l’utilisateur et le pro-
de dispositions et de compétences naturelles nement actuel, a pour vertu de créer les ducteur – les travailleurs du secteur ne sont
au management? conditions et d’encourager la volonté de tra- pas des salariés classiques – ont beaucoup de
Les Français ne sont pas les meilleurs mana- vailler pour soi, de se prendre en main. Le mal à se développer. Et puis, dans ce domaine
gers. Les débats qui portent, dans les grandes contexte politique et idéologique a pu favori- aussi, nous traînons culturellement un far-
entreprises, sur le mal-être ou la souffrance ser l’entrepreneuriat, mais l’enracinement deau: la vision qu’ont les citoyens du service
au travail ont souvent fait apparaître les limi- culturel du goût d’entreprendre est davantage à la personne est fortement liée à l’organisa-
tes du management à la française. Cette lacu- profond et ancien. Un certain nombre de tion de la société. Or celle-ci, historiquement,
ne est, elle aussi, dans notre culture et a conta- mesures prises par les gouvernements de a toujours assimilé à des domestiques ceux
miné toutes les formes entrepreneuriales. Droite ont eu pour mérite de consolider un qui s’occupaient d’un enfant, d’un vieillard,

ses angoisses, son échec, ses dettes – mais il a un besoin essentiel d’être appuyé, conseillé,
et l’appartenance à la société sont fragilisées par le délitement des structures traditionnelles
syndicats, communautés de voisinage »

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 7


Acteurs Bernard Brunhes

évidemment les différences naturelles entre la


Gauche et la Droite. D’ailleurs, de chaque
Fondée en 1985, France Initiative fédère 133 millions d’euros de prêts, dont 109 côté, on entend encore trop souvent s’expri-
245 associations locales (750 antennes sur ses propres fonds et 24 de prêts mer des doutes, voire une incompréhension
locales) qui quadrillent l’Hexagone et Nacre apportés par l’Etat. Ces prêts
participent au financement des créations d’honneur ont entraîné un peu plus de
ou un scepticisme devant cette conciliation
d’entreprise (15000 en 2009, générant 800 millions d’euros de prêts bancaires.
entre le social et l’économique que des mou-
33300 emplois au moment de la créa- C’est donc presque un milliard d’euros vements comme France Initiative et d’autres
tion). Ces plateformes salarient 700 que l’action de France Initiative a permis mettent en pratique: des hommes et des fem-
personnes et mobilisent 15000 bénévoles. d’insuffler dans les économies locales au mes, bénévoles (près de 15000 à France
France Initiative a accordé en 2009 cours de l’année 2009. Initiative), consacrent une grande partie de
leur temps et de leur énergie à aider des gens
à entrer dans le jeu économique et à créer leur
entreprise. A côté du bénévolat social, huma-
ou du ménage. De même, ce type de presta- qu’engagement individuel, me semble nitaire, religieux, il existe un bénévolat écono-
tion était soit pas soit peu rétribué car on inadaptée. mique, tout aussi fondé sur la générosité et
considérait qu’il ne requérait aucune qualifi- sur le monde associatif, dont le rôle est d’a-
cation, aucune compétence particulière. Vous êtes homme de Gauche. Une Gauche mener ceux qui n’y sont pas à entrer dans la
Cette dévalorisation séculaire a laissé des tra- culturellement et idéologiquement mal à sphère économique.
ces. Admettre qu’ils doivent être formés et l’aise avec l’esprit d’entreprendre, la
rémunérés officiellement, que leur activité création d’entreprise, la représentation du Vous fûtes en son temps un promoteur des
doit être socialement considérée et faire l’ob- « patron »… Sans doute parce qu’ils 35 heures. Cette idéologie de la réduction
jet d’une convention collective, réclame un renvoient à une reconnaissance de du temps de travail était associée à une
changement de mentalité et donc du temps. l’individu qui fait peur dans ses rangs… déqualification de la « valeur travail ».
Même le chèque emploi-service, un dispositif France Initiative travaille avec l’ensemble des N’est-ce pas là une contradiction majeure
vraiment vertueux qui bénéficie aussi aux collectivités territoriales, régions, départe- avec l’acte d’entreprendre?
gens modestes, n’est pas encore assez intégré ments, communes. Qu’elles soient de Droite Je ne suis pas d’accord avec l’idée que la
dans les mentalités. Le travail au noir ne fait réduction du temps de travail traduirait une
pas peur! « déqualification de la valeur travail ». Cette
idée est de l’ordre de la polémique politique,
Cette culture sarkozyste de l’individualité face à la réforme des 35 heures, certes trop
et du mérite personnel favorise-t-elle une brutale et mal conduite, mais qui ne remettait
image très et trop individualiste de nullement en cause la valeur travail. La réduc-
l’entrepreneuriat? L’entrepreneuriat tion du temps de travail est un phénomène de
comme œuvre collective est-elle obérée au long terme, qui touche tous les pays indus-
bénéfice d’une sacralisation de l’entrepreneur? trialisés, conséquence des progrès de produc-
Entreprendre est aussi une œuvre collective. tivité d’un côté et, de l’autre, du développe-
Toute tentative d’entreprendre sans appui, ment des loisirs qu’autorisent les nouvelles
sans réseau, sans conseil, est vouée à l’échec. techniques. La loi française a accéléré une
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L’entrepreneur est dans une aventure indivi- évolution qui s’est produite chez tous nos voi-
duelle – il est seul dans son risque, dans ses sins à des rythmes peut-être plus raisonna-
insomnies, dans ses angoisses, dans son bles et adaptés.
échec, dans ses dettes – mais il a un besoin
essentiel d’être appuyé, conseillé, d’être inscrit L’efficacité de la politique en matière de
dans un ou des réseaux. Cette réalité collecti- « « J’AIME BEAUCOUP PRODUIRE, création d’entreprise implique une subtile
ve, qui s’exprime par exemple dans des clubs JE N’AIME PAS MANAGER ».VOILÀ articulation des dispositifs nationaux
L’ÉTAT D’ESPRIT QUI DOMINE et locaux. La manière dont aujourd’hui
de créateurs, est d’autant plus nécessaire que CHEZ LES ARTISANS ET PATRONS
la solidarité et l’appartenance à la société sont DE TPE. ET QUI ENTRAVE LE les compétences sont réparties, et
fragilisées par le délitement des structures tra- PASSAGE DE LA PETITE À LA l’architecture administrative française, la
ditionnelles d’accompagnement: famille, MOYENNE ENTREPRISE ». favorisent-elles?
entreprise, syndicats, communautés de voisi- L’ensemble du monde associatif partage le
nage… Il faut tout faire pour que les entre- même constat: l’administration jacobine
preneurs puissent bénéficier de l’appartenan- ou de Gauche, elles témoignent d’une même française ne parvient pas à comprendre et à


ce à une communauté et à des réseaux. Pour
cette raison, la vision libérale, trop courte,
d’un esprit d’entreprendre qui ne serait
dynamique de considération, de coopération,
d’investissement en faveur de l’entrepreneu-
riat. Les Régions, presque exclusivement à
Gauche depuis 2004, font preuve, dans le
cadre de l’extension de leurs compétences,
accepter qu’une organisation puisse fonc-
tionner de manières à la fois très décentralisée
et très contrôlée. A ses yeux, ces deux caracté-
ristiques ne sont pas conciliables. France
Initiative a mis en place une norme de quali-


d’un engagement et d’initiatives sans précé- té Afnor, à laquelle les 245 plateformes qui
Le discours libéral des dent. En ma qualité de Président de France constituent le mouvement sont tenues de se
Initiative, je ne vois vraiment aucune diffé- conformer, (ce qui est vérifié par des audits
gouvernements de rence, au niveau local, entre les élus de Droite réguliers); notre comité éthique est vigilant,
Droite a fini par agir et de Gauche, face au problème de la création la Caisse des dépôts ou le Fonds social euro-
ou de la reprise d’entreprise. Au niveau natio- péen contrôlent notre activité… Lors du lan-
cement du dispositif NACRE de prêts aux

nal, sur un plan plus idéologique, on retrouve

8 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


anciens cadres d’entreprise qui franchissent
le pas de la création ou de la reprise par
rejet des modèles managériaux
traditionnels, le boom de l’entrepreneuriat
est-il avant tout le reflet des défaillances
managériales, culturelles, identitaires des

© L. CHEVIET/KR IMAGES PRESSE


entreprises classiques?
Je ne suis pas sûr qu’il faille faire ce lien, mais
c’est exact: la crise managériale et culturelle
des entreprises, le malaise des salariés sont
aujourd’hui inquiétants. La crise qui a secoué
France Telecom a eu le mérite de mettre sur le
« LES SERVICES À LA PERSONNE TRAÎNENT LE FARDEAU D’UNE DÉVALORISATION devant de la scène les questions du bien-être
HISTORIQUE: LA SOCIÉTÉ A TOUJOURS ASSIMILÉ À DES DOMESTIQUES CEUX QUI et du mal-être au travail. Autrefois (encore
S’OCCUPAIENT D’UN ENFANT, D’UN VIEILLARD, OU DU MÉNAGE, ET CONSIDÉRÉ aujourd’hui dans de nombreuses organisa-
QUE CE TYPE DE PRESTATION NE REQUÉRAIT AUCUNE QUALIFICATION OU
COMPÉTENCE PARTICULIÈRES, JUSTIFIANT LÀ SA FAIBLE RÉMUNÉRATION ». tions notamment publiques), il existait, grâce
aux règles du taylorisme, un cadre et des
repères clairs, communs, visibles pour chaque
salarié en fonction de son rang, de son statut,

chômeurs créateurs d’entreprise financés par pourvus d’un potentiel de développement. de sa tâche. On a abandonné ce taylorisme.
l’Etat, l’administration n’a pas accepté de En caricaturant quelque peu, on pourrait dire Les spécialistes américains du management
négocier directement avec la tête de réseau que l’Adie est très « sociale », France Initiative ont alors initié un nouveau paradigme: le col-
pour homologuer et conventionner des pla- très « économie territoriale » – nos finance- laborateur doit atteindre l’objectif que sa hié-
teformes d’initiatives locales et a préféré des ments émanent pour moitié des collectivités rarchie lui fixe, en le laissant libre de ses
examens plateforme par plateforme. J’y ai vu locales… –. Sur le terrain, nos structures s’en- moyens. Au début, cette idée est apparue ver-
un manque de confiance bien caractéristique tendent plutôt bien, et même sur certains tueuse au plan humain. Elle signifiait en effet
de la bureaucratie française. dossiers coopèrent. Quant à nos grands par- que les gens ne sont plus des automates, qu’ils
tenaires communs – Caisse des dépôts, disposent d’une capacité d’autonomie, de
La France s’est fait une spécialité d’empiler CCI… –, ils savent parfaitement distinguer responsabilité d’innovation, et peuvent s’em-
les dispositifs d’accompagnement et d’aide. nos champs de compétences et besoins parer des nouveaux vecteurs de communica-
L’action entrepreneuriale n’y échappe pas. respectifs, et ainsi orienter les publics selon tions pour compléter le seul qui prévalait jus-
Dans le seul domaine du microcrédit, leurs singularités. qu’alors: celui, vertical, du supérieur hiérar-
France Initiative et l’Adie ne se chique, seul détenteur de l’information et des
neutralisent-elles pas? Trop d’offres ne Les deux tiers des « créateurs » ou connaissances qu’il transmettait selon son
tue-t-il pas l’offre? « repreneurs » accompagnés par France bon vouloir. Malheureusement, avec le recul,
Certes, il peut arriver que leurs compétences Initiative sont chômeurs. Ils incarnent cette il s’avère que ce système de management par
se chevauchent, mais c’est rare: les quatre action entrepreneuriale « faute de mieux », objectifs ne fonctionne pas. En cause?
principaux réseaux – Adie, France Initiative, « subie », décrite par ailleurs dans les D’abord la riposte traditionnelle lorsque l’en-
Réseau entreprendre, France active – répon- travaux de l’économiste Esther Duflo treprise traverse une mauvaise passe ou
dent à des besoins ou emploient des disposi- (Lutter contre la pauvreté, tomes 1 et 2, affronte une conjoncture délicate: à son som-
tifs différents. L’Adie s’adresse à des publics en éditions du Seuil). L’entrepreneur « forcé » met les objectifs fixés sont resserrés puis
grande difficulté, auxquels elle octroie des ou « par dépit » peut-il bien inscrire son déclinés vers le bas jusqu’à placer les salariés
prêts à taux d’intérêt élevés et conditionnés à engagement dans la durée? face à des enjeux impossibles à accomplir.
des garanties personnelles. Des publics qui Les chômeurs décident rarement d’entrepren- D’autre part, la multiplication des lieux déci-

« Le passage du taylorisme au management par objectifs est à l’origine de la crise managériale et


culturelle des entreprises. Et explique le ras-le-bol des quadragénaires candidats à l’entrepreneuriat »

ainsi vont pouvoir créer une activité et comp- dre par dépit. Certes, la plupart ont perdu leur sionnels, des « équipes projet », des outils de
ter sur l’Adie comme une banque spécialisée. emploi salarié et la création d’entreprise n’est communication, des interventions souvent
Des projets qui, sauf exceptions, resteront de pas leur premier choix. Certains nourrissaient contradictoires et dont la transversalité, l’en-
très petites entreprises. L’action de France déjà un rêve, un projet; mais pour la plupart, trecoupement, la juxtaposition sèment d’em-
Initiative est différente et complémentaire. nécessité fait loi. Finalement, l’expérience de bûches le chemin à parcourir pour atteindre
Les entrepreneurs que nous accompagnons notre réseau et de nos comités d’attribution l’objectif. Dans ces conditions de tension et
sont « bancables », mais il est difficile au ban- est très positive; une fois le pas franchi, c’est d’inquiétudes d’autant plus élevées qu’elles
quier de prêter à des créateurs qui n’ont ni une autre vie qui se dessine: indépendance, poussent sur un terreau de grande flexibilité,
passé dans le métier de chef d’entreprise (les challenge, « envie d’avoir envie » plutôt qu’o- la perception du risque et de la vulnérabilité
deux tiers de nos créateurs sont des chô- béissance à des règles et à un patron, fierté qui personnels devient envahissante, produit
meurs), ni garantie à offrir, ni « business contrebalance largement les difficultés du stress et fragilité, et in fine révèle l’inconsé-
plan » construit. Nous leur mettons le « pied créateur et ses nuits blanches. quence du système. Le salarié, au lieu d’une
à l’étrier », en leur accordant des prêts gratuits perspective dessinée de parcours profession-
nel et d’évolution de sa rémunération, se

sans demande de garantie, et pour des projets A l’aune de cette génération de quadragénaires

10 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Acteurs Bernard Brunhes



trébuche, l’échec personnel n’est pas indépas- que celui de l’intégration salariale
Je réfute totalement sable; c’est un accident de la vie, dont il se traditionnelle?
l’idée selon laquelle remettra. Chez nous, l’échec est vécu comme Les femmes ne le sont pas en matière de créa-
un drame, et il est difficile de rebondir. tion d’activité. Un tiers des créateurs aidés par
chacun porterait en lui France Initiative sont des créatrices. Une pro-
les ressorts de La crise met définitivement sur le bord portion en trop légère augmentation. Les dis-
de la route les publics les plus fragiles. Pour criminations d’ordre ethnique existent évi-
l’entrepreneuriat certains, entreprendre constitue l’ultime demment, Mais ce sont moins des discrimi-
opportunité de rebondir et d’exister nations que des difficultés de créer sa société
professionnellement, socialement. Est-ce le sans s’appuyer sur la communauté à laquelle
résultat d’une faillite de la société et de appartient le porteur de projet. Le rôle du

trouve face à une grande insécurité, à une l’Etat? réseau local est là encore essentiel. C’est en
dépendance à l’égard de dirigeants qui enten- Des gens sont tombés qui ne se relèveront liaison avec sa communauté que le créateur
dent lier son évolution de carrière et de rému- pas: c’est le problème que pose une crise trouvera son efficacité.
nération – voire même son emploi – à la réali- comme celle que nous venons de vivre, que
sation des objectifs qui lui sont assignés. Tant nous continuons à vivre. Même si les chiffres L’état des discriminations en France
pis pour les traites de la maison acquise à cré- du chômage finissent par reculer, ce n’est forme-t-il l’une des motivations premières
dit, tant pis pour la famille. La carrière autre- de cette typologie d’entrepreneurs?
fois était dessinée, sans surprise, inscrite dans Non. Mais au sein de France Initiative, nous
les conventions collectives. C’était le passé. nous efforçons de développer les créations
Aujourd’hui, rien n’est certain. Et les objectifs d’entreprise dans les banlieues difficiles des
que l’on vous impose ou les mobilités inévita- grandes agglomérations. En responsabilisant
bles constituent des épées de Damoclès. Gérer ainsi, avec l’aide de gens qui leur sont pro-
cette nouvelle situation, les managers d’au- ches, des hommes et des femmes d’origine
jourd’hui n’y sont guère préparés. étrangère qui ne demandent que cela, je crois
que nous contribuons à l’équilibre social de
Les mêmes travaux d’Esther Duflo révèlent ces quartiers.
que les entrepreneurs rêvent massivement,
pour leurs enfants, d’emplois stables, La naissance en 2009 de Fluvial Initiative -
salariés, fonctionnaires. Ils rappellent création d’entreprises de batellerie -, en
également que tout le monde n’est pas application d’une directive du Grenelle de
programmé pour être entrepreneur. l’environnement, illustre les nouveaux
© N. MARQUES/KR IMAGES PRESSE

L’idéologie entrepreneuriale, soutenue territoires entrepreneuriaux. Quels sont


par Muhammad Yunus considérant que ceux qui profitent de la crise, et plus
« chacun de nous est un entrepreneur en largement des changements profonds de
puissance », vacille… paradigme dans l’économie mondiale?
Absolument. Je réfute totalement l’idée selon En participant à la création de cette nouvelle
laquelle chacun porterait en lui les ressorts de plateforme, qui appartient à notre mouve-
« AVEC LA CRISE, DES GENS SONT ment, nous sommes heureux d’avoir agi dans
l’entrepreneuriat. Tout le monde n’est pas fait TOMBÉS QUI NE SE RELÈVERONT
pour créer sa société, pour être entrepreneur PAS. LES PLUS FRAGILES, LES PLUS le sens du développement durable. C’est
(heureusement!). Je me souviens d’un minis- PRÉCAIRES, LES MOINS QUALIFIÉS, beaucoup plus qu’une mode. France
tre des PME – Renaud Dutreil, ndlr – qui LES PLUS « DISCRIMINÉS », NE Initiative souhaite apporter sa pierre à cette
déclarait tranquillement: « Le XXe siècle était RETROUVERONT PAS LA PLACE politique. La création de Fluvial initiative est
QU’ILS ONT PERDUE ».
celui de l’éclosion du salariat, le XXIe sera celui importante: il s’agit de permettre à des jeunes
de l’entrepreneur ». Ce Ministre est mainte- de reprendre les péniches de bateliers atteints
nant salarié d’un grand groupe international qu’une donnée macroéconomique. Les plus par la limite d’âge. Acheter une péniche est
– LVMH, ndlr –. Il doit être heureux d’avoir fragiles, les plus précaires, ceux qui n’ont pas hors de portée pour un jeune qui s’installe
fait une fausse prédiction. La plupart de nos de qualification, ceux qui vivaient déjà de sans notre intervention. Mais notre volonté
concitoyens se vivent mieux et à juste titre temps partiel ou d’intérim, les plus « discri- de contribuer au développement durable, à la
dans des fonctions de salariés et dans une minés » – au premier rang les immigrés de croissance verte, aux économies d’énergie et
structure bien organisée. L’entrepreneuriat première ou de seconde génération –, ne aux énergies renouvelables, va bien au-delà.
n’est évidemment pas la panacée. retrouveront pas la place qu’ils ont perdue. C’est une de nos priorités. Dans ce domaine,
Ceux qui sont tombés du train ne remonte- comme dans d’autre, nous participons à des
« Responsabiliser les pauvres » est ront pas tous dans le convoi suivant… Après politiques publiques. Le Grenelle a lancé un
fréquemment retenu pour justifier de la crise, les entreprises se réorganisent, se res- mouvement. A nous de jouer le jeu. ●
motiver leur engagement entrepreneurial. tructurent, réembauchent moins et surtout (Propos recueillis par Denis Lafay).
C’est prégnant dans la politique sarkozyste. pas les mêmes. La croissance repartira et
De la responsabilisation de ceux qui l’emploi avec elle; mais en laissant derrière
réussissent à la culpabilisation et à la elle des victimes et une situation sociale
périlleuse. Pour faire connaître cet article
stigmatisation de ceux qui échouent, il n’y a
qu’un pas…
C’est exact. Voilà une autre différence cultu- Pour les publics les plus fréquemment
relle d’avec la mentalité américaine: outre- discriminés, le parcours entrepreneurial http://acteco.hy.pr/brunhes
Atlantique, pour le patron dont l’entreprise est-il plus cahoteux et semé d’embûches

12 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Secteurs porteurs

Et le business
de demain sera…
S
Internet, green business, tatistiques et études à l’ap- secteur médical. Les services sur-
low cost… Quel chef pui, les spécialistes de l’en- fent pour beaucoup sur le vieillis-
d’entreprise ou porteur treprise s’accordent pour sement de la population et sur le
mettre en avant trois ou quatre pouvoir d’achat des seniors, et ont
de projet n’a pas rêvé de secteurs d’activité considérés à appris à se structurer, analyse
connaître les business de fort potentiel: les services, les Jean-Louis Brunet, membre du
demain ? Les participants biotechnologies, les NTIC, et le réseau Croissance Plus et prési-
du Grand débat du Salon plus jeune d’entre eux, le green dent de Grenoble Angels. Quant
des entrepreneurs de business. Au-delà de cet inven- au green business qui a émergé
taire, l’avocat lyonnais Jean- depuis trois à quatre ans, il serait
Lyon (24 juin) traiteront Charles Simon, fondateur du faux de penser que son développe-
les secteurs appelés au cabinet éponyme, relève quel- ment va se faire sous la contrainte
succès. Et égrèneront ques dénominateurs plus ou de la législation, car les obligations
quelques-uns des moins communs, « qui sont sans réglementaires n’ont jamais été
nombreux ingrédients doute la clé de la réussite de un vecteur de développement éco-
qui font naître l’alchimie. demain ». Et de citer plusieurs nomique. L’essentiel de la problé-
pistes: penser le business diffé- matique de ce nouveau secteur est
remment de manière plus parti- de parvenir à prouver sa capacité
Françoise SIGOT cipative avec les clients, aller là à développer des solutions énergé-
où sont ces derniers, c’est-à-dire tiques nouvelles et surtout à faire
de plus en plus dans les villes, en aussi bien en consommant beau-
élargissant l’horizon des frontiè- coup moins, note celui qui est par
res, vendre différemment (lieux ailleurs fondateur de H3C
ou méthodes insolites par exem- Energie, un bureau d’études spé-
ple), s’adresser à une population cialiste des bilans énergétiques,
de clients qui se croisent et dont de l’aide à la conception de bâti-
les milieux sont divers, penser ments performants et de la ges-
vert (énergie renouvelable, pro- tion des achats d’énergies. Au
duction bio, etc..), développer final, on se rend compte que ces
des activités qui permettent de secteurs porteurs sont intimement
garder le contact avec le client et liés. Les biotechs se développent
de l’informer (base données, désormais de plus en plus souvent
alertes mails,…), réfléchir et avec les nanotechnologies. Dans
penser « marque repère » du un autre domaine, on parle désor-
consommateur, et enfin éviter le mais de green data centers qui ne
superflu et regarder le juste prix. seront rien d’autre que des centres mer, de produire, de se soigner et
Des pistes adaptables à chacun serveurs du futur pour le web, même d’entreprendre, sont l’un
LES IDÉES QUI des domaines dits d’« avenir » énergétiquement bien plus perfor- de ces créneaux porteurs. Les ser-
CARTONNENT qui devraient faire les beaux
jours des entrepreneurs de
mants que leurs aînés ».
Et la crise n’a pas véritablement
vices à la personne, ceux qui
créent du lien et qui permettent de
« Internet, green business, demain. Domaines qui, s’ils ont bouleversé ces « tendances ». se retrouver, ainsi que les techno-
low cost… Les idées qui pour caractéristique commune « Celles-ci se maintiennent depuis logies sans cesse renouvelées,
cartonnent! ». Tel est l’inti- d’être porteurs, n’en sont pas quelques années déjà, et se confir- notamment le e-commerce et les
tulé du Grand débat du moins aussi très différents quant ment depuis ces six derniers mois, services innovants, arrivent aussi
Salon des entrepreneurs, à leur histoire. assure Élisabeth Vinay, respon- en tête des projets annonciateurs
qui aura lieu le jeudi 24 juin sable des fiches professionnelles d’une entreprise ». Ainsi, l’analy-
à 15h30 au Palais des Green data centers à l’APCE (Agence pour la créa- se de l’activité des entreprises
Congrès de Lyon. « Les nouvelles technologies sont tion d’entreprises). L’écologie, créées en 2008 au regard des
Renseignements finalement une histoire ancienne l’éco rénovation, les énergies chiffres publiés par l’INSEE
et inscriptions: qui se réinvente à travers de nou- renouvelables, plus généralement montre que les services se
www.salondesentrepreneurs.com velles applications. Les biotechs le développement durable, soit taillent la part du lion. Les servi-
donnent un nouveau souffle au une nouvelle façon de consom- ces aux entreprises (+ 6 % en

14 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


res technologiques majeures. Sacro saint
« Seules 3 à 4 % des entreprises « time to market »
créées en France sont basées sur Si porteur que soit le secteur, le
une innovation technologique. gage de succès vient également
Dans la majorité des cas l’inno- de la capacité à évaluer le
vation vient du mode de com- moment opportun où l’idée ou
mercialisation ou d’utilisation le produit rencontreront leur
des produits », rappelle Jean- marché. « Lors de la bulle
Louis Brunet. De fait, bien sou- Internet, nombre d’entreprises ont
vent les succès d’hier s’avèrent échoué, non pas parce qu’elles n’é-
identiques à ceux de demain si taient pas positionnées sur un sec-
tant est qu’ils fassent preuve de teur porteur, mais parce qu’elles
capacité d’adaptation. « Certains étaient en avance de dix ans sur le
fabricants de polymères ont su marché. Aujourd’hui, il ne serait
adapter leurs produits à la fabri- pas étonnant que l’on assiste au
cation de panneaux photovol- même phénomène de bulle avec le
taïques. Ce créneau est porteur: il green business car certes les com-
s’agit de développer et d’adapter portements des consommateurs
des produits existants sur de nou- évoluent, mais pas toujours aussi
veaux marchés, ou bien d’appor- vite que les technologies, surtout
ter des solutions innovantes », dans ce domaine », prévient Guy
commente Denis Bortzmeyer, Rigaud, directeur de Rhône-
président du pôle de compétiti- Alpes Création. Le sacro saint
vité Axelera, dédié à la chimie et « time to market » qui guide les
à l’environnement. Et d’ajouter investisseurs fera donc toujours
que la chimie, « vieux » secteur la loi dans le business de demain.
s’il en est, sait tout autant faire
naître de nouveaux produits:
« De nombreuses start up se « SEULES 3 À 4 % DES
créent autour de produits chi- ENTREPRISES
miques nouveaux, et notre sec- CRÉÉES EN FRANCE
teur est certainement l’un de ceux SONT BASÉES SUR
qui reste porteur et qui se trans-
forme le plus pour répondre aux UNE INNOVATION
attentes sociétales, à la réglemen- TECHNOLOGIQUE »
tation et à la pénurie de matières
premières fossiles comme le pétro- Et certains projets pourtant
le ». Comme la chimie, les servi- considérés comme porteurs,
ces surfent eux aussi sur des analyses économiques à l’appui,
besoins en mutation en adap- en feront les frais, notamment
tant l’offre. Les Velo’v lancés à les biotechnologies dont chacun
Lyon par JCDecaux, et encore le s’accorde pourtant à penser
Cyclopolitain s’inscrivent notam- qu’elles constituent la source
ment dans cette mouvance. Tout principale des médicaments de
© FOTOLIA

comme nombre d’entreprises demain. « Que les biotechs aient


de service à la personne qui pro- de l’avenir c’est évident, mais cela
Services, biotechnologies, NTIC posent de mettre à disposition reste un secteur difficile à financer
et green business : la crise n’a 2008 après + 9 % en 2007) arri- leurs compétences pour simpli- car le time to market est loin »,
pas bouleversé le « palmarès » vent en tête et à un très haut fier la garde d’enfants, ou la remarque Guy Rigaud. Ce fai-
des secteurs d’avenir.
niveau dans le secteur de l’édu- recherche d’artisans - une sant, certains projets de recher-
cation-santé-action sociale gageure pour beaucoup de sala- che pourtant porteurs sur le
(+ 12 % après + 15 %). Ces deux riés prêts à payer pour la satis- plan médical donc économique
secteurs contribuent fortement à faction d’une telle demande. restent à quai.
la hausse des créations de 2008 Pour autant, être capable de Avec le secteur d’activité et l’adé-
(+1,8 %). En revanche, le nom- coordonner des cohortes de quation au marché, un autre sec-
bre de créations d’entreprises baby-sitter, de spécialistes du ret du business porteur se trou-
dans les secteurs dits « inno- repassage et autres artisans de verait de plus en plus dans les
vants » recule de 3,8 % en 2008. toutes spécialités demande un qualités managériales dévelop-
véritable savoir-faire. « Beau- pées par les porteurs de projets.
Cohorte de baby-sitter coup de jeunes entreprises de ser- « Le secteur n’est pas l’élément
De quoi tordre définitivement le vice ont déjà disparu », constate déterminant de la réussite, c’est
cou à l’idée reçue au nom de ainsi Elisabeth Vinay. L’activité à d’abord l’équipe, est convaincu
laquelle les secteurs porteurs elle seule est donc loin de sceller Guy Rigaud. Depuis la bulle
sont forcément issus de ruptu- une réussite. Internet, les projets sont construits

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 15


Secteurs porteurs

avec davantage de rigueur. Plus à la réussite sont également


réfléchis, ils sont aussi mieux connues, Jean-Louis Brunet
REGIONEO FAIT DU NEUF accompagnés, et c’est tant mieux
car les conditions économiques se
considère qu’il manque encore
un ingrédient au terreau du
AVEC DU VIEUX durcissent. Il est de plus en plus business du futur. « Pour se déve-
long et coûteux d’accéder aux lopper, une entreprise a besoin de
marchés et aux clients en raison conditions extérieures. En France,
Marc Thouvenin notamment de la multiplication l’avenir des entreprises passe par
ambitionne des normes et des homologations. notre capacité à faire plus simple,
de créer le
premier réseau Autant d’étapes qui demandent plus vite, plus réactif, à accepter de
de vente de des qualités et une préparation jouer collectif et à doter les entre-
produits du sans faille ». Gilles Talbotier, prises de moyens de rémunération
terroir en directeur de l’incubateur Grain à innovants et motivants comme les
réunion.
Grenoble, qui conduit à maturi- stock-options. Ce qui était accep-
té des projets développés à partir table il y a quelques années ne l’est
des technologies issues des labo- plus. L’industrie est partie à l’é-
ratoires grenoblois, arrive à la tranger, pourtant ces nouveaux
même conclusion: « Avec une secteurs ne seront véritablement
très bonne équipe, il est possible de porteurs que si la France conserve
monter une bonne entreprise sur une industrie. Ainsi, dans le green
un projet pas forcément très inno-
vant au plan technologique. Mais
si la technologie ne vient pas au « DEPUIS LA BULLE
secours d’une équipe moyenne, on
DR

INTERNET,
ne fera jamais une réussite d’en- LES PROJETS SONT
Lancé en juin 2009, le site « La vente directe est dans treprise. La dimension humaine
regioneo.com devrait l’air du temps, et nous sommes est très importante ». CONSTRUITS AVEC
clôturer son premier exercice également dans la mouvance DAVANTAGE DE
sur un résultat net au moins d’une sorte de commerce Stock-options RIGUEUR, ET MIEUX
à l’équilibre. Une réussite équitable puisque les produc- L’avenir semble désormais sou-
assurément pour Marc teurs reçoivent la majeure rire aux équipes et non plus aux ACCOMPAGNÉS »
Thouvenin, fondateur de partie de la valeur. Nous individualités. « Aucun projet
cette entreprise lyonnaise qui nous contentons de leur avec une seule personne à sa tête business on a fait beaucoup de
se positionne sur un secteur offrir une vitrine nationale et n’a eu la capacité de lever de l’ar- recherches porteuses sur le solaire,
porteur depuis longtemps: la ce sont eux qui conservent gent ces dernières années. Les por- on a mis en place des incitations
gastronomie. « Notre idée la main sur les livraisons », teurs de projet le savent, et financières, mais aujourd’hui
est de donner accès à la précise Marc Thouvenin qui
aujourd’hui ce sont souvent eux 95 % des installations françaises
vente en ligne à des petits a fourbi ses premières armes
artisans ruraux », résume dans le marketing et
qui nous sollicitent pour les aider emploient les panneaux solaires
Marc Thouvenin. Point de l’Internet et rêve à terme de à trouver la ou les compétences fabriqués à l’étranger. Or l’on sait
rupture technologique, prolonger l’expérience en qui leur font défaut », ajoute que les secteurs d’activités dont
encore moins de nouveau ligne pour donner naissance Gilles Talbotier. Souscrivant à l’industrie est décentralisée per-
métier, juste un besoin au premier réseau de vente l’analyse, Denis Bortzmeyer veut dent tôt ou tard leurs capacités de
jusque-là insatisfait. de produits du terroir en voir dans cette nouvelle tendan- recherche. Les chercheurs qui
« Souvent à l’occasion de réunion. Là encore, le métier ce entrepreneuriale, le signe de la n’ont pas régulièrement les pieds
vacances ou de déplacements, n’est pas novateur, mais il pertinence des pôles de compé- dans l’industrie ne sont plus capa-
il n’est pas rare de découvrir n’existe pas sur ce créneau. titivité. « Pour développer leur bles d’innover », alerte le repré-
des petits producteurs Aussi, Marc Thouvenin ne recherche, les entreprises ont de sentant de Croissance Plus.
locaux qui fabriquent des revendique pas d’être à la plus en plus besoin de travailler en Autant dire que le business de
produits dont on se régale, tête d’un business hyper collaboration entre elles et avec demain sera le fruit d’une savan-
mais qu’il est ensuite innovant, même s’il est des laboratoires. C’est une ten- te alchimie entre l’offre et le
impossible de trouver dans désormais de plus en plus dance récente, et féconde car cela marché, mais aussi entre une
les circuits traditionnels de convaincu qu’il est porteur. débouche ensuite sur des relations équipe et sa capacité d’adapta-
distribution. Résultat, le « Nous recherchons des de business », estime le président tion à son environnement éco-
client est frustré et les modèles qui ont été prouvés d’Axelera. La montée en puis- nomique et social. Bref une
producteurs ratent des ailleurs et nous les sance des business angels, pour- recette qui finalement n’a guère
ventes. C’est donc pour appliquons à l’agro- voyeurs de fonds, mais aussi de varié au fil des temps.
offrir un service à ces artisans alimentaire. Nous sommes compétences et de réseaux, ●
que regioneo est né », donc, au choix, soit des
contente également les défen-
explique le fondateur du site. « agrégateurs » innovants de
Moyennant 30 à 50 euros solutions, soit des créateurs
seurs d’un modèle entrepreneu-
rial fondé sur la notion d’équipe. Pour faire connaître cet article
par an, les producteurs de nouveaux vecteurs de
locaux trouvent donc via vente de produits Reste que si les secteurs porteurs
regioneo pignon sur web alimentaires », sourit le sont aujourd’hui assez claire-
pour présenter leurs spécialités. jeune homme. ment identifiés et si les métho- http://acteco.hy.pr/business
des entrepreneuriales favorables

16 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Entreprises culturelles

De l’art
de concilier
l’inconciliable
Entre l’artiste contraint de trouver
une activité alimentaire
et les multinationales
des industries culturelles,
I
« l y a un an, lorsqu’on tapait l’expression
"entreprise culturelle" sur un moteur de
recherche, on ne trouvait presque aucune
occurrence. Aujourd’hui le mot est de plus en
plus repris, cette notion commence à se répan-
l’économie française réserve-t-elle dre en France ». Le constat de Géraldine
une place aux entrepreneurs Dallaire, fondatrice en 2007 de l’ADECC à
culturels ? Un nombre croissant de Lyon (Association pour le développement
créateurs la cherche à tâtons, des entreprises culturelles et créatives),
annoncerait-il la réconciliation – redoutée
et tente d’inventer une nouvelle autant que réclamée – de la création artis-
forme d’entrepreneuriat, loin du tique avec « l’esprit d’entreprendre »? Pour Le secteur des musiques actuelles garde
diktat de la rentabilité. certains, l’art était l’un des derniers bastions à l’esprit l’échec, en 2009, de l’aventure
capables de résister au tout économique. Kao Connection.
Diane DUPRE LA TOUR Pour d’autres cette fraternisation apparem-
ment impossible entre l’art et l’entreprise
résulte d’un malentendu bien français, qui chaussettes, ou sa bouteille de Beaujolais
consisterait à diaboliser tout ce qui ressem- estampillée Ben? Pour Thierry Raspail, « en
ble de près ou de loin à un patron. Le taris- France le financement de la création artistique a
sement des subventions publiques vient trop longtemps été le fait du prince, ce qui nous a
changer la donne et bousculer l’ordre établi. fait oublier la notion de prise de risque indivi-
Quelques artistes commencent ainsi à se duelle. Mais en Chine et dans les pays émergents,
détourner du mythe de la « création gratui- les artistes ont la même volonté de convaincre et
te », incapable de s’insérer dans l’économie de produire que les entrepreneurs: l’esprit est
réelle. Et imposent doucement une alterna- strictement identique ».
tive, dont le modèle économique ne repose-
rait plus sur la rentabilité du produit, mais Trop peu de success stories
sur la capacité de l’entrepreneur à envisager Pourtant les entrepreneurs diplômés d’une
autour de lui toute une sphère de création école de commerce qui tentent l’aventure
d’activité. culturelle sont rares, et les artistes qui tom-
« La vocation de l’artiste et celle de l’entrepre- bent dans la marmite de l’entrepreneuriat ne
neur ont un socle commun très fort », rappelle sont pas pléthore. La poignée d’entreprises
Thierry Raspail, directeur du Musée d’Art qui percent sont, pour la plupart, associées
Contemporain de Lyon qui expose jusqu’au au secteur de l’industrie (du disque par
11 juillet un « strip-tease intégral de Ben ».Ben, exemple, ou du tourisme). Et mises au ban
alias Benjamin Vautier, l’une des personnalités par le milieu artistique, qui les accuse d’ins-
influentes de Fluxus, ce mouvement né à la fin trumentaliser des symboles culturels au ser-
des années 1950 visant à faire exploser les limi- vice d’une performance purement financiè-
tes de la pratique artistique. Ben est à la fois re. Dans le mariage art-entreprise, le premier
reconnu et critiqué pour son parti-pris entre- est-il donc toujours condamné à voir la
preneur, qui préférera vendre 10000 agendas seconde « porter la culotte »?
qu’une toile à un collectionneur qui l’enferme- La méconnaissance commune de ces deux
ra dans son salon. Qui n’a pas sa trousse, ses mondes s’expliquerait en partie par le cloi-
sonnement des formations. « Aux Beaux
Arts de Lyon, à la fin des années 1990, les étu-
« LA MAJORITÉ DES ENTREPRISES CULTURELLES N’EST PAS diants sortaient diplômés sans même savoir
sous quels statuts juridiques ils pouvaient
SANS SUBVENTION NI MÉCÉNAT PRIVÉ. MAIS CELA s’installer », se souvient Damien Béguet,
N’EMPÊCHE PAS UNE LOGIQUE ENTREPRENEURIALE » artiste à la tête de plusieurs entreprises fic-

18 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


érigées par d’anciens étudiants en école
d’art, elles tentent de formaliser des collabo-
rations nées en général au sein de collectifs:
à l’image de l’atelier De Valence, parti tenter
sa chance à Paris, et qui propose une activi-
té de design graphique à destination du
champ culturel (affiches d’exposition) mais
aussi des entreprises (luxe, architecture…).
« Il y a encore peu de temps, on pensait que les
formations artistiques conduisaient au chô-
mage, souligne Thierry Raspail. On se rend
compte que nombre d’anciens étudiants déve-
loppent des prestations de service tout à fait
solides, à l’interface entre l’art et l’économie
classique ».
Mais contrairement à l’économie sociale et
solidaire, ceux-ci restent cantonnés à un
marché de niche, et la culture demeure en
marge de la création d’entreprise. Tandis que
la première profite de l’aspiration du grand
public à un « capitalisme plus éthique » pour
attirer de plus en plus de talents entrepre-
neuriaux, la culture, elle, reste à la traîne,
comme le remarque Géraldine Dallaire:
« L’ESS mène une véritable réflexion sur une
vision alternative de l’économie. C’est un sec-
teur structuré, contrairement à la culture.
Bien que la prise en compte de l’économie de
la culture ait été impulsée depuis déjà dix ans,
DR

cela fait à peine quatre ans que cette idée est


diffusée et qu’une réflexion émerge ». Existe-t-
tionnelles et président des Nuits Sonores il un « entrepreneur culturel et créatif »
(voir encadré). Les temps semblent avoir LES OUTILS MANQUENT comme il existerait par exemple un « entre-
changé, et l’école affirme désormais prendre preneur social »? « Quelques structures ten-
particulièrement à cœur l’insertion profes- ENCORE. QUID PAR EXEMPLE tent de donner des outils économiques aux
sionnelle de ses diplômés. Mais même en DU MICRO-CRÉDIT POUR LA artistes, mais il n’y a pas encore de réflexion
cursus universitaire, l’entrepreneuriat serait plus profonde sur ce qui fait la spécificité des
le grand absent des filières « métiers des arts CULTURE ? entreprises culturelles ».
et de la culture », comme en témoigne Marie
Gross, administratrice et coordinatrice de
l’association The Womps et titulaire d’un
master dans ce domaine. « En fait, on app-
rend seulement dans ces formations à monter
un dossier de subvention. On commence à L’ENTREPRENEUR CULTUREL
parler de mécénat privé, mais c’est encore le
début ». Derrière l’acronyme The Womps
EST-IL UN ENTREPRENEUR COMME LES AUTRES ?
(The way of mixing pictures and sounds)
s’est réuni un collectif de photographes, L’ADECC a initié pour la première fois en consommer; plus il en connaît les codes
monteurs et preneurs de son qui s’attèle à la France une journée de débat sur le de lecture, plus il y prend de plaisir. Ce
culture au sens large: l’association est née en thème de « l’entrepreneur culturel » en sont des biens de prototype, en
2008 dans le but de financer le projet mars 2009, afin de mieux cerner cette particulier dans le spectacle vivant:
Duchorama, une série de reportages courts réalité un peu particulière dans le tissu chaque pièce est différente tous les soirs,
sur des familles concernées par la réhabilita- économique national. Pourquoi les ce qui empêche toute étude marketing
tion urbaine dans le quartier de la Duchère, exemples de réussite d’entreprises préalable, contrairement à d’autres
qui fédère habitants et partenaires sociaux. culturelles sont-ils si rares? La réponse secteurs. « En culture, la demande
Depuis, l’association envisage un projet tiendrait en une combinaison de critères n’existe pas, il faut sans cesse créer le
similaire à Saint-Priest, et a diversifié ses qui font du marché culturel un créneau marché. En cela, les entreprises
activités en réalisant des portraits documen- à part. En effet, les biens culturels sont culturelles se rapprochent des
taires pour le compte de la communication des biens d’expérience subjectifs: pour entreprises innovantes », commente
interne d’un cabinet de consultants. savoir s’ils lui plaisent ou non, le Géraldine Dallaire. S’ajoute enfin la
consommateur doit les expérimenter. Ce dimension politique et esthétique, qui
sont des biens addictifs: plus il en fait que le produit culturel dépassera
A la croisée de deux mondes? consomme, plus il a envie d’en toujours la dimension économique.
Une série de TPE verrait ainsi le jour à la
périphérie du secteur artistique. Souvent

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 19


Entreprises culturelles

viables sans subvention publique ni mécénat


privé. Mais cela n’empêche pas d’être dans une
logique entrepreneuriale: on peut être intéres-
sé par la mise en économie de son projet tout en
s’appuyant sur des fonds donnés ». Cibler des
clients, analyser un marché, équilibrer une
structure, lever des fonds: ainsi l’entrepre-
neur culturel se distingue-t-il de l’artiste
« pur » qui, lui, se concentre exclusivement
sur la production artistique. En plus de
défendre une proposition culturelle origina-
le, l’entrepreneur créatif a à cœur de transfé-
rer en économie sa vision culturelle.
Marie Rigaud, initiatrice du Printemps de
Pérouges, festival musical qui fête cette année
ses quatorze ans, se reconnaît parfaitement

DR
Centre d’art et d’exposition dédié au surf et au skate, Spacejunk « se juge à dans cette définition. « Notre modèle écono-
l’applaudimètre » selon les mots de son créateur, Jérôme Catz. mique est basé dès le départ sur l’entrepreneu-
riat. Il a été créé ex nihilo, sur un projet issu
non pas d’une collectivité locale mais de la
La rentabilité? Un grand mot… s’appuyer sur une structure viable, saine et volonté de créer un événement alliant à la fois
Qu’est-ce qui explique que les quelques artis- pérenne pour soutenir durablement l’inten- la culture du monde de l’entreprise et le sou-
tes entrepreneurs qui se cherchent une place tion artistique. La rentabilité? Un grand mot, tien des élus. Toute l’année il faut fédérer une
dans l’économie renâclent à se servir de la selon Géraldine Dallaire. « La très grande équipe de bénévoles et développer un réseau
boîte à outil de l’entrepreneur classique? « La majorité des entreprises culturelles ne sont pas proche des entreprises. Dans le milieu du spec-
finalité n’est pas la même, répond Damien tacle vivant, le système de trésorerie est souvent
Béguet. Tandis que l’entreprise ordinaire est tendu: il faut avoir payé le spectacle avant que
dans une logique de résultat, l’artiste est dans DANS LE MARIAGE l’artiste monte sur scène. La prise de risque est
celle de process. La démarche constitue pour lui ART-ENTREPRISE, LE PREMIER maximale ». Le goût du risque, la chanteuse
un élément moteur, tandis que pour l’entrepri- EST-IL CONDAMNÉ À VOIR LA lyrique l’a de toute évidence, qui n’hésite pas
se elle n’est qu’un outil ». Tout le défi du à investir des lieux inédits comme les béton-
modèle économique des entreprises cultu- SECONDE « PORTER LA nières de la plaine de l’Ain ou la gare TGV


relles ne serait pas d’être rentables, mais de CULOTTE » ? Saint-Exupéry, ni même à incarner elle-

DAMIEN BÉGUET DANS LA PEAU D’UN CHEF D’ENTREPRISE


Comme une PME, il a son campus d’HEC, plonge avec médiatique et l’œuvre d’art
logo, son slogan, sa plaquette délectation dans l’univers des un support publicitaire? ».
corporate, et comme un client PME, se prêtant même au jeu A force d’emprunter aux
vous repartirez avec votre de l’expertise d’un cabinet de entreprises leurs méthodes,
petit cendrier aux couleurs de conseil indépendant: « Mon Damien Béguet finit par
l’entreprise. Mais Damien angle d’attaque est le distinguer ce qui séparera
Béguet, créateur de Damien suivant: jouons le rôle d’une toujours l’artiste de l’entreprise:
Béguet Microclimat à Lyon, entreprise, et nous verrons « Les PME se soumettent à
n’est pas un patron ordinaire. bien les résultats ». des critères d’évaluation
De toutes les entreprises qu’il Il s’immisce dans le processus normés et quantifiés, alors
a créées, aucune n’est de fabrication, d’emballage et que l’artiste ne peut se prêter
enregistrée au registre du de distribution d’une crêpe qu’à des outils d’analyse
commerce, mais à la Maison industrielle pour la Biennale individuels et subjectifs. Il a
DR

des artistes. Microclimat est de Rennes, sous-traite la peu de moyens de contrôle


ce qu’il appelle « une production de ses œuvres à « Contrairement aux entre- de son process de création. Il
prises, l’artiste n’est pas dans
entreprise générique »: une d’autres artistes, et prépare en la recherche permanente de n’est pas, contrairement aux
entreprise spécifique censée marge de l’exposition l’efficacité » Damien Béguet entreprises, dans la recherche
les représenter toutes, à la universelle de Shanghai une permanente de l’efficacité.
croisée du BTP et des services. petite mascotte, Climax, à Celle-ci épuise les RH jusqu’à
Partant du constat que décliner en produits dérivés transformant l’outil de parfois mettre en péril
l’entreprise occupe au gré des techniques de communication en œuvre l’entreprise. Lorsqu’on est
aujourd’hui une place qu’elle merchandising. Pour 1000 unique. « L’art est un media. constamment dans une
n’a pas toujours eue, l’artiste euros le m2, il propose aussi Je le monnaye car il est en logique de résultat, l’efficacité
contemporain, qui a passé aux entreprises de peindre relation avec le public. Et si finit par tuer l’énergie
deux ans en résidence sur le leur logo à grande échelle, l’artiste devenait un sujet créatrice ».

20 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Entreprises culturelles

ciant de fonds publics a été jugé trop subtil et


a soulevé une polémique tant auprès des
JÉRÔME CATZ, SERIAL CRÉATEUR politiques que des acteurs du secteur.
Aujourd’hui, la fin du projet Kao Connection
laisse au Ninkasi une structure avec plus de
C’est l’histoire d’un ancien snowboarder dernièrement à Lyon, au bas des pentes
professionnel, Jérôme Catz, atteint par de la Croix-Rousse. L’association
200000 euros de perte, et une certaine amer-
l’âge « légal » de la retraite dans s’apprête à recruter un cinquième
tume vis-à-vis du partenariat public-privé.
l’univers de la glisse - 34 ans. Il décide salarié, et pourra se flatter le mois « J’ai commis l’erreur de sous-estimer le
alors de « renvoyer l’ascenseur » à ce prochain d’un site internet en six langues. conservatisme et le sectarisme du milieu cultu-
milieu qui lui a permis de rencontrer la Tout le talent de cet entrepreneur rel », analyse Christophe Fargier.
« crème » de la board culture culturel est d’avoir transposé avec succès Quelles que soient les voies qu’elles explo-
internationale. Entendez par là celle du les techniques de sponsoring du monde rent, les entreprises culturelles n’ont pas tou-
surf et du skate qui ne trouve pas sa de la glisse au secteur de la culture. jours conscience des atouts qu’elles peuvent
place dans les galeries et dont le public, « Avant d’aller voir un sponsor en faire valoir sur l’échiquier économique et
âgé en général de 15 à 25 ans, est snowboard, il faut pouvoir montrer des social. Elles se montrent pourtant parfois
contraint de se rabattre sur internet ou résultats, présenter un bilan qui capables de gérer des processus de décision
les magazines spécialisés. Il crée donc en témoigne de la réalisation du projet ». complexe où s’entremêlent des logiques dif-
2003 son A l’inverse férentes (politique, économique, artistique),
premier de beaucoup et parviennent à mobiliser des individus
centre d’art, d’associations autour d’un projet gratifiant. Enfin elles ont
Spacejunk à culturelles, souvent, faute de modèle économique établi,
Grenoble, sa Jérôme Catz une souplesse organisationnelle propice à
ville natale, et commence l’innovation. Autant de cartes facilement
démontre un donc par opposables à l’efficacité financière de leurs
talent entre- engager
preneurial des fonds
hors pair pour propres et « L’ENTREPRISE ORDINAIRE
équilibrer sa investir les EST DANS UNE LOGIQUE
structure sans lieux avant
dénaturer la d’aller DE RÉSULTAT, L’ARTISTE
DR

démarche démarcher EST DANS UNE LOGIQUE DE


artistique. « La fréquentation est le seul garant de réelle les municipa-
« Je voulais
pertinence de mon projet ». Jérôme Catz
lités. Il décide PROCESS »
offrir un également
espace d’exposition à cette de ne pas intégrer dans son fonds de consœurs plus classiques.
génération spontanée d’artistes, et en roulement les (maigres) recettes Manquent encore cependant les outils néces-
profiter pour éduquer le regard et la rapportées par la vente des œuvres, saires à la structuration du modèle. Quid par
sensibilité des jeunes, notamment en pour conserver toute son indépendance exemple du micro-crédit pour la culture?
désacralisant le coût d’une œuvre dans le choix des artistes. Rossignol, interroge Géraldine Dallaire, regrettant qu’il
d’art… Contrairement à ce qui se Quiksilver et d’autres marques de glisse n’existe pas encore sur ce créneau d’offre spé-
pratique dans les galeries, le prix est sont partenaires de l’aventure. « Ce qui cifique. Puisque pour l’heure, « chaque entre-
directement affiché sous l’œuvre, et m’importe n’est pas d’être rentable, preneur culturel fait à sa sauce » à l’image de
même si les jeunes en général ne les mais de parvenir à l’équilibre, l’ancien champion de snowboard Jérôme
achètent pas, cela contribue à lever un de construire quelque chose qui dure, Catz (lire encadré), l’une des initiatives de
tabou ». Huit ans plus tard, le projet de qui rayonne sur la cité. Spacejunk se l’ADECC a été de lancer un Ning (mélange
Jérôme Catz a fait son chemin. Trois juge à l’applaudimètre: la fréquentation de site internet, de réseau social et de blog) et
autres centres d’art ont vu le jour à est le seul garant de réelle pertinence de créer une connivence sur la toile entre les
Bourg-Saint-Maurice, Bayonne, et du projet ». entrepreneurs culturels. L’association orga-
nise également un séminaire de formation
sur l’entrepreneuriat culturel qui se tiendra à
l’IEP de Lyon les 7,8 et 9 juin 2010, et lance

même la communication de l’événement de concert de 600 places à Gerland pour pro-


lorsque la plupart des autres directeurs de mouvoir les groupes locaux de musique en septembre un fonds de dotation pour des
festivals restent dans l’ombre. actuelle, tout en maintenant le billet d’entrée entrepreneurs culturels en phase de création
à un coût abordable (15 euros en moyenne). ou de développement. A charge pour l’asso-
Un modèle qui se cherche Le projet ne s’étant pas avéré viable sans le ciation de dénicher ces pépites et de jeter des
La recherche d’un nouveau modèle écono- soutien des institutions publiques, il créée passerelles entre deux mondes appelés à se
mique ne se fait cependant pas sans heurts. l’association Kao Connection en 2002 pour côtoyer de plus en plus. ●
En Rhône-Alpes, le secteur des musiques pouvoir bénéficier de subventions. Mais l’é-
actuelles garde à l’esprit l’échec de l’aventure quilibre financier n’a jamais été trouvé, et à
Kao Connection l’été dernier. Christophe l’été 2009, le sort de l’association est scellé,
Fargier, entrepreneur à la tête du groupe « faute d’avoir atteint le niveau de subventions Pour faire connaître cet article
Ninkasi (une dizaine de sociétés regroupant suffisant de la part de la Ville de Lyon pour
une micro-brasserie, une boulangerie et plu- pérenniser la programmation », regrette
sieurs cafés à Lyon et Saint-Etienne) s’était Christophe Fargier. Le montage entre la http://acteco.hy.pr/culture
lancé il y a dix ans dans la création d’une salle société commerciale et l’association bénéfi-

22 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Economie sociale et solidaire

Si l’effectif global des coopératives


(ici l’entreprise Bourgeois)
se maintient en Rhône-Alpes,
le nombre de disparitions
d’entreprises a doublé
en deux ans.

L’ESS à l’épreuve
de la crise
DR

E
Si les économistes conomistes, hommes poli- Alors, l’ESS résiste-t-elle vrai- « Certaines n’ont pas pâti de la
observent qu’il semble tiques et médias semblent ment mieux? Oui et non. « Si crise, notamment dans le domai-
s’en sortir correctement soudainement découvrir l’effectif global des coopératives se ne informatique, du web ou des
l’économie sociale et solidaire maintient en Rhône-Alpes, le services », assure de son côté
en cette période de crise, (ESS) considérée jusque-là nombre de disparitions (une Sylvain Bouchard, chargé de l’a-
le domaine de comme un pan aussi sympa- vingtaine d’entreprises, surtout nimation du site Alpesolidaires,
l’économie sociale et thique que marginal de l’écono- des petites) a doublé en deux qui met en valeur les initiatives
solidaire masque de mie. Car celle-ci résiste mieux ans », note Michel Rohart. locales de l’ESS. En témoignent
nombreuses disparités, que l’économie classique à la la société de services en logiciels
crise. Mais de quoi parle-t-on? libres ProbeSys qui poursuit sa
en fonction du type de « Ce qui fonde l’appartenance des croissance, le bureau d’étude
structures et des secteurs associations, coopératives et Katène ou encore Citécréation,
d’activité. mutuelles à l’économie sociale, qui réalise fresques et trompe-
c’est leur principe statutaire : l’œil sur les murs. D’autres scop,
Muriel BEAUDOING regroupement de personnes phy- dans le BTP ou l’industrie, tri-
siques ou morales, expression butaires d’un marché très
démocratique (une personne tendu, souffrent davantage mais
= une voix) et création collective résistent. Parmi elles, l’iséroise
de valeur mise en réserve dans la Easi, spécialisée dans la sous-
structure juridique pour le déve- traitance industrielle, ou la
loppement », précise Michel haute-savoyarde Coméhor dans
Rohart, directeur de l’Union le décolletage.
régionale des scop (Urscop) de
Rhône-Alpes. L’économie soli- Coopératives: réserves et
DR

daire, pour sa part, regroupe les « Quand une scop est en difficulté, solidarité
organisations qui produisent le mouvement coopératif sollicite Leurs forces? Tout d’abord, les
des biens et services à forte utili- d’autres scop du territoire pour capitaux propres. Les scop fai-
té sociale, telles les entreprises voler à son secours », explique sant des réserves en cas d’excé-
Denis Colongo.
d’insertion. dent, la cagnotte permet de faire

24 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


face aux tensions de trésorerie et Les banques coopératives et coopératives comme les Banques « UN NOMBRE
de mieux résister aux aléas éco- mutuelles, comme le Crédit populaires et les Caisses d’épargne
nomiques. « C’est le cas de la coopératif ou le Crédit mutuel, ont été frappées via des filiales non CROISSANT
Coopérative Nouvelle d’Elec- ont d’ailleurs tendance à davan- coopératives, comme Natixis », D’ENTREPRISES EN
tricité, à Vaulx-en-Velin, qui a tage investir dans les projets d’é- rappelle Denis Colongo. Celles-ci DIFFICULTÉ EST
accumulé des réserves importan- conomie sociale à long terme. renouent progressivement avec REPRISE SOUS
tes et peut mener une politique de « Comme elles se sont davantage les valeurs de l’ESS, un temps
diversification de ses marchés », appuyées sur le socle mutualiste, sacrifiées au nom du profit. FORME DE
indique Michel Rohart. Nombre associatif et coopératif, elles ont COOPÉRATIVE »
de scop sont, en outre, position- été peu touchées par la crise, Mutuelles: prudence et
nées sur des niches d’activité, en remarque Francis Contis, direc- réactivité puient sur des stratégies de long
situation quasi dominante sur teur général de La Mutualité « Je ne connais aucune mutuelle terme, estime le directeur géné-
leur marché, comme la coopéra- Française du Rhône. De plus, en difficulté », affirme Francis ral. Cela est à la fois ressenti par
tive informatique Alma, en Isère, leurs clients n’étant pas tournés Contis. En effet, qu’elles opèrent les clients, les adhérents et les sala-
l’un des leaders mondiaux de vers de hauts rendements, elles dans l’assurance de biens ou de riés, et constitue un facteur de
logiciels de découpe de pièces. n’ont pas été entraînées à proposer personnes, à travers les « com- solidité ». De plus, ces structures
« Par ailleurs, leurs choix écono- toujours plus ». Idem pour la Nef, plémentaires santé », elles n’avaient pas placé leurs réserves
miques se concentrent sur des société financière qui travaille répondent à des besoins primai- sur des fonds risqués et n’ont
objectifs de développement de sur un projet de fusion avec ses res généralement peu remis en donc pas été trop exposées à la
l’entreprise à moyen et long terme équivalents italiens et espagnols cause par la crise. « Concernant crise financière. Tout comme les
et non sur une rémunération à pour créer une banque européen- l’assurance des biens, les acteurs groupes mutualistes d’assurance
court terme des actionnaires », ne, la Banca Etica. Toutes cepen- type Maif, Macif ou Matmut ont de santé: le grenoblois Adréa, le
souligne Denis Colongo, secré- dant n’ont pas été épargnées. mieux résisté que les autres car ils stéphanois Eovi ou le lyonnais
taire général de la Chambre « Certaines grandes banques ont pris moins de risques et s’ap- Harmonie Mutualité. « Nos excé-
régionale d’économie sociale et dents de trésorerie, nous les pla-
solidaire (CRESS). Autre atout: çons toujours en bon père de
une plus forte implication du famille », affirme ainsi Christian
personnel liée à sa participation Jarry, vice-président du groupe
aux décisions. « Les salariés peu- Adréa, président du Groupe
vent accepter plus facilement que hospitalier mutualiste (GHM)
leur salaire soit versé un peu plus de Grenoble et secrétaire général
tard ou de se former pour se repo- de l’Union des mutuelles de
sitionner sur un autre marché », l’Isère. Quant au GHM, premier
précise Sylvain Bouchard. groupe privé en matière de soins
Ajoutez à cela un accompagne- hospitaliers, il a conforté son
ment accru du mouvement chiffre d’affaires. « Les mutuelles
coopératif en période de crise. ont mieux résisté car elles ont réagi
L’entreprise haute-savoyarde plus vite à la crise, grâce à une ges-
Bourgeois, qui fabrique du maté- tion de proximité avec des conseils
riel de cuisson pour des cuisines d’administration locaux. Nous
collectives, en a notamment avons ainsi pu prendre très rapide-
bénéficié quand elle a vu, fin ment des décisions solidaires pour
2008, son carnet de commandes permettre aux patients de se soi-
divisé par deux. « Nous lui avons gner malgré la crise ». Depuis jan-
DR

proposé de passer par un dépôt de vier 2009, ces derniers ne paient


bilan, rapporte Michel Rohart. Comme nombre de scop,Alma est positionnée sur une niche
d’activité (informatique). De quoi mieux résister à la crise. en effet plus de dépassements.
Un an plus tard, en février 2010, « Pour cela, nous acceptons de
l’entreprise s’était restructurée et
avait ramené son effectif de 100 à
75 salariés. Nous lui apportons,
par ailleurs, des capitaux propres L’ESS EN CHIFFRES
pour la renforcer ». Enfin, ces
sociétés peuvent compter sur
France : Rhône-Alpes :
une forte solidarité. « Quand une ● Plus de 200 000 organisations employant ● Contrat économique sectoriel dédié à l’ESS
scop est en difficulté, il est courant 2,1 millions de salariés. de 4 millions d’euros pour 2007-2010.
que le mouvement coopératif solli- ● 9 % des entreprises et près de 10 % de ● 23 000 organisations employant 230 000
cite d’autres scop du territoire », l’emploi salarié, dont 80 % dans le secteur salariés.
observe Denis Colongo. Celles-ci associatif. ● 13,5 % des entreprises et environ 10 % de
peuvent la conseiller, mettre à sa ● Au premier trimestre 2009, l’emploi dans les l’emploi salarié.
disposition des compétences, associations a progressé de 2,8 %, quand
prendre des parts ou acquérir celui du secteur privé reculait de 1,6 % En savoir plus : ATLAS 2009 de l’ESS en
une partie de son immobilier, ce (étude de l’association Recherches France et dans les régions sur
qui permet de débloquer des cré- et solidarités). http://cress-rhone-alpes.org
dits bancaires.

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 25


Economie sociale et solidaire

Trois questions à Danièle Demoustier, concurrentes patrimoniales. Du côté


enseignant-chercheur en économie non-marchand, les associations font face
sociale à l’IEP de Grenoble. à des besoins qui explosent, avec des
finances publiques qui se raréfient. De ce
L’ESS résiste-elle mieux à la crise? fait, l’ESS risque une instrumentalisation
Oui. Elle joue le rôle d’amortisseur de plus forte par les pouvoirs publics, qui
crise car grâce à son fort ancrage dans pourraient y recourir pour des besoins
l’économie réelle et à ses objectifs non ciblés.
lucratifs, elle intègre du non-marchand,
du bénévolat et de la redistribution Quels sont les atouts de l’ESS face à la
interne. Néanmoins, ce constat doit être crise?
nuancé compte tenu des évolutions, En interne, la forte vie démocratique
voire des dérives, de certaines alimente les débats et permet des
organisations marchandes de l’ESS, arbitrages entre salaires et emplois ou
comme les Caisses d’épargne, les des propositions de flexibilisation du
Banques populaires ou le Crédit agricole. temps de travail. Quant à la solidarité
Le premier effet de la crise a, d’ailleurs, externe, avec des partenaires ou
été de sanctionner les errements coopération, elle accroît les capacités de
financiers de ces acteurs. résistance et d’adaptation par la veille
technologique ou des formes de
La crise a-t-elle d’autres effets? mutualisation financière et commerciale.
Elle fragilise l’économie sociale marchande. C’est pourquoi, même si certaines
Les scop souffrent d’incertitudes sur leurs structures qui n’activent pas assez vite
carnets de commande et parfois de ces leviers souffrent, l’ESS devrait à
« L’ESS joue le rôle
restrictions de trésorerie, malgré leur d’amortisseur de crise » moyen terme sortir durablement
DR
capitalisation souvent supérieure à leurs renforcée de la crise.

gagner moins, n’étant pas à la l’association grenobloise Solexine, nationale, la situation d’établisse- confirme de son côté Christian
recherche du profit maximum », qui propose des activités cultu- ments comme la Frapna, fédéra- Jarry. Ils font le choix de l’éthique
tient à préciser Christian Jarry. relles aux personnes en difficulté, tion d’associations de protection et de la prudence. Dans ce contex-
doit ainsi compter sur l’engage- de l’environnement, n’est pas te, l’ESS a un bel avenir devant
Associations: des gagnantes ment des salariés et d’autres simple. Certaines petites associa- elle ». D’autant que la crise a per-
et des perdantes types de ressources, comme les tions ont toutefois pu bénéficier mis à ses acteurs de se profes-
Poids lourd de l’ESS en terme ventes solidaires. Quant à la fédé- des contrats aidés, destinés à sionnaliser et d’accomplir des
d’effectifs, le secteur associatif a ration des Francas de l’Isère qui amortir la chute de l’emploi, et économies d’échelle. « Nous obs-
maintenu un rythme de création organise des formation et des ainsi embaucher. On observe ervons, par ailleurs, en ce moment
d’emplois supérieur au reste de manifestations d’éducation popu- donc des effets de vases commu- un nombre croissant de reprises
l’économie, mais demeure très laire, elle a été obligée de licencier nicants, avec des gagnants et des d’entreprises en difficulté sous
dépendant des choix de dépen- une partie de ses salariés, faute de perdants. Et même si le Conseil forme de coopératives », constate
ses publiques. D’où des situa- financements suffisants. Ces régional s’est engagé à renouveler Michel Rohart. Et l’ESS ne cesse
tions diverses. D’un côté, les son contrat triennal pour assurer de se renouveler. En Isère, des
structures de l’action sanitaire et « LES GENS ONT PRIS le développement de l’économie initiatives originales émergent
sociale, soit la moitié de l’emploi sociale et solidaire, qu’en sera-t-il ainsi, notamment dans le
associatif en Rhône-Alpes, ne CONSCIENCE QU’ILS si la crise perdure? « La raréfac- domaine du logement. « On a
pâtissent pas de la crise. « Les RISQUAIENT MOINS tion des finances publiques pour- vu, par exemple, apparaître de
pouvoirs publics, conscients du AVEC UNE ÉCONOMIE rait conduire à une mise en diffi- l’habitat groupé, avec des person-
besoin d’amortisseurs sociaux, SOCIALE. L’ESS A UN culté d’un certain nombre d’asso- nes qui décident de co-construire
ont octroyé des moyens aux asso- ciations », s’inquiète Denis un immeuble pour mutualiser,
ciations travaillant sur des ques- BEL AVENIR DEVANT Colongo. coopérer et faire des économies »,
tions jugées prioritaires, comme le ELLE » rapporte Sylvain Bouchard. A
service à la personne, l’emploi ou L’ESS, solution à la crise? Crolles, pas moins de 24 loge-
l’exclusion », explique Sylvain associations poursuivent dès lors « La crise montre que bon nomb- ments vont ainsi être créés via la
Bouchard. En revanche, d’autres leurs activités grâce aux bénévo- re de réponses apportées par l’ESS société coopérative d’intérêt col-
secteurs jugés non essentiels, les. « Quant aux associations sont pertinentes. Cette économie lectif (SCIC) Villages et quartiers
comme la culture et l’éducation chargées de l’accueil de personnes suscite d’ailleurs un intérêt gran- solidaires. ●
populaire, ont subi des coupes immigrées, comme l’Adate, elles dissant, le nombre de visites sur le
sévères: « Les financements sont connaissent de lourdes difficultés site de l’Urscop étant passé de
bien inférieurs aux années précé- financières, leur action n’ayant 7000 à 11000 en 2009, et les Pour faire connaître cet article
dentes, l’Etat se désengageant et pas été jugée prioritaire », estime retours presse de 88 à 147 », pré-
les collectivités locales ne pouvant Sylvain Bouchard. Enfin, alors cise Michel Rohart. « Les gens ont
compenser complètement ». En même que l’environnement est pris conscience qu’ils risquaient http://acteco.hy.pr/ess
proie à des problèmes financiers, affiché comme une priorité moins avec une économie sociale,

26 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Entrepreneurs d’origine immigrée

Créer pour s’intégrer ?


V
Quand, à la fin des années 1990, aulx-en-Velin figurait en 2008 en tête nistration et de la vie quotidienne, il perçoit à
le nombre de créations d’entreprise des villes les plus dynamiques de France l’opposé l’entrepreneuriat comme un terrain
en terme de création d’entreprises, pro- d’équité. « C’est une façon intelligente de
reculait en France de 2 %, celui portionnellement au nombre d’habitants. contourner la problématique de la discrimina-
d’entrepreneurs immigrés Signe, sans doute, que l’image généralement tion », acquiesce Abdel Belmokadem, à la tête
bondissait, lui, de 18 %. Une véhiculée de l’entrepreneuriat n’épouse pas de Nes&Cité, cabinet de formation en média-
dynamique exceptionnelle, portée parfaitement la réalité. Le cliché du projet for- tion, en gestion des conflits et des violences
par un désir de s’affirmer dans cément innovant, à l’assise bancaire exigeante, urbaines à Vaulx-en-Velin (voir encadré).
l’espace socio-économique français et mené par un magnat des réseaux écono-
miques peut faire de la création d’entreprise Auto-emploi
et par une certaine volonté un idéal inaccessible dans l’esprit de beaucoup Ce phénomène est souvent mis en valeur par
d’ascension sociale. La vieille de Français. Et pourtant, un créateur sur deux un dispositif tel que le « théâtre-forum »
recette de l’entrepreneuriat en France est un chômeur, comme le souligne animé par la compagnie Artifice, et qui sert à
comme moteur d’intégration Etienne Taponnier,directeur régional de l’Adie cet égard d’exutoire révélateur. Cette associa-
fonctionne-t-elle encore ? (Association pour le droit à l’initiative écono- tion intervient à deux reprises au cours du
mique) en Rhône-Alpes. Un quart des créa- séminaire d’accompagnement à la création
teurs financés par l’association est d’origine d’entreprise CréaJeunes, mis en place par
Diane DUPRE LA TOUR étrangère, proportion bien supérieure à la part l’Adie à Vaulx-en-Velin depuis 2008. « Lors de
des personnes immigrées dans la population saynètes d’improvisation sur des thèmes liés à la
française. Un constat que viennent renforcer création d’entreprise, chaque porteur de projet
les chiffres de l’INSEE: au sein de la population est amené à parler des difficultés qu’il a rencon-
active, les personnes immigrées sont plus trées dans son parcours. L’objectif est de cerner
nombreuses que les Français de souche à les motivations profondes qui l’ont poussé à
appartenir à la catégorie des entrepreneurs créer, expliquent Christophe Pantaléo et Saïda
(artisans, chefs d’entreprise, commerçants: Benazzouz,gestionnaires du dispositif.On s’a-
jusqu’à 11 % pour les immigrés originaires du perçoit alors que tous les créateurs de culture
Maghreb contre 6 % en moyenne pour les étrangère éprouvent un sentiment plus ou
Français d’origine). moins fort de discrimination par rapport à l’ad-
Le contournement des situations de discrimi- ministration ou au travail. Ils ont une sensation
nation à l’emploi constitue évidemment l’une de frustration et de rejet très palpable. La créa-
des motivations fortes d’une partie de ces tion d’entreprise constitue pour eux le moyen de
créateurs. « J’aurais beau avoir un CV similai- trouver une porte de sortie ». Six centres
re à celui d’un autre candidat et la nationalité CréaJeunes existent déjà en France, et six aut-
française comme lui, s’il a un prénom et un nom res verront le jour en 2010, dont un à
français, j’aurais toujours cinq fois moins de Grenoble en juin, pour répondre à la forte
chance d’obtenir le poste », témoigne Sami demande de ces jeunes créateurs en matière
Dhabhi, 26 ans, qui vient d’ouvrir en septem- d’accompagnement.
bre sa propre auto-école à Villeurbanne. Dans la réalité, ces parcours dont la motiva-
Résumant avec ses mots ce que la grande par- tion est consolidée par des phénomènes de
tie des populations immigrées vivent dans le discrimination, et donc par nature contrainte,
domaine de l’emploi, du logement, de l’admi- débouchent-ils sur une intégration écono-
mique et sociale réussie? Que deviennent ces
entrepreneurs? Leurs projets posent-ils des
caractéristiques différentes de celles des autres
Vaulx-en-Velin figurait en 2008 en tête créateurs? Près de 45 % des créateurs financés
des villes les plus dynamiques de France en
terme de création d’entreprises, par l’Adie ne poursuivent pas leur expérience
proportionnellement au nombre d’habitants. de création au-delà de trois ans.Très rares sont
ceux qui ont créé un emploi en plus du leur.
En revanche, plus de 70 % des entrepreneurs
qui percevaient initialement un minimum
social sont parvenus à en sortir, et la majorité
d’entre eux a retrouvé un emploi durable
© R. QUADRINI/KR IMAGES PRESSE

(CDI ou CDD de plus de 12 mois). La créa-


tion d’entreprise n’apparaît pas pour tous
comme une fin en soi, mais bien souvent
comme un moyen de faire ses preuves, de se
constituer un réseau et d’acquérir de la légiti-

28 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


mité dans son secteur d’activité.
Pour beaucoup de créateurs en situation pré-
caire, l’aventure entrepreneuriale est donc
courte, opportuniste, et orientée dans les faits
vers le retour au salariat. Pour d’autres, l’esprit
d’entreprendre est bien dans les gènes. Ce sont
ceux-là qui sont confrontés aux difficultés de
la phase de développement. « L’étape critique,
remarque Mehdi Zamaïli, n’est pas la création
mais le passage des deux ans ». Cet ancien pré-
sident du club de boxe de Vaulx-en-Velin est
aussi le créateur de Punch’in, entreprise de
coaching sportif à destination des cadres et
dirigeants d’entreprise désireux de voir se
déplacer la salle de sport à domicile ou dans
leur entreprise. Grâce à Entrepreneurs dans la
Ville, Mehdi Zamaïli a appris les codes de ce
milieu, et développé un « savoir-être entrepre-
neurial » nouveau pour lui. « La première
remarque confiée par le chef d’entreprise qui me
parrainait, c’est qu’on ne signe pas en mettant
d’abord son nom de famille puis son prénom
mais l’inverse. C’est ce genre de petite pratique
qu’on n’enseigne pas à l’école mais qui risque
d’être une barrière dans un environnement de
patrons ». Son énergie et sa force de conviction
lui ont permis d’avancer vite sur ce terrain,
© R. QUADRINI/KR IMAGES PRESSE et de gagner la confiance de ses partenaires
« Le réseau est une
économiques.
question de milieu
social bien plus que Des armes pour durer
d’origine », indique Pour Abdenour Aïn Seba, président de la sec-
Abdenour Aïn Seba tion lyonnaise du CJD (Centre des Jeunes
Dirigeants) jusqu’en juillet 2009, la réussite

« CONDAMNÉ À RÉUSSIR L’AVENTURE ENTREPRENEURIALE »


Abdel Belmokadem dit de déclic, et Abdel Belmokadem
lui-même qu’il sait à peine lire quitte le ring pour un autre: il « On a toujours
et écrire. « Je suis un pur « invente » la fonction de plafonné l’ambition
produit de l’Education médiateur dans les quartiers. des banlieues. Cela,
nationale: comme j’étais peu Dix ans plus tard, il tente je ne l’ai jamais
accepté » explique
turbulent, j’ai réussi à passer l’aventure entrepreneuriale. Abdel Belmokadem
d’une classe à l’autre sans « On a toujours plafonné
© R. QUADRINI/KR IMAGES PRESSE

travailler et sans que personne l’ambition des banlieues;


ne se penche sur mon cas. cela, je ne l’ai jamais accepté.
Mais une fois le baccalauréat Pour m’en sortir, j’étais
en poche, j’étais prédestiné à condamné à réussir par
devenir Rmiste ou chômeur: l’entrepreneuriat ». Quelques
c’est le scénario que la rencontres seront pour lui
société prévoyait pour moi ». décisives: Patrick Bertrand,
Doué en sport, il mise tout Arnaud Mulliez, Bruno conflits et des violences Abdel Belmokadem est
sur une carrière de boxeur. Giraudel, lui prodiguent urbaines, Nes&Cité. Sa TPE également adjoint au maire
Pendant quinze ans, il y soutien et conseil. est également la première de de Vaulx-en-Velin, délégué au
apprend la rigueur, la Il conceptualise son l’Hexagone à obtenir le label développement économique,
ténacité, le respect, et dépasse savoir-faire, le formalise en diversité. Avec la crise, les et constate que « dans le
l’horizon de son quartier. Les modules de formation, et trois quarts de ses concurrents monde économique, les
émeutes qui secouent ouvre en 2000 la première ont déposé le bilan. situations évoluent plus vite
Vaulx-en-Velin en 1990 entreprise de formation en Nes&Cité, elle, repart en et favorablement que dans le
exercent alors un rôle de médiation, en gestion des phase de développement. monde politique ».

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 29


Entrepreneurs d’origine immigrée

Conquérir son autonomie


D’autant que la situation de déplacement
LE CEINAF « CRÉER UNE IMAGE DE RÉUSSITE vécue par ce public serait elle-même une
condition favorable à l’entrepreneuriat, selon
QUI N’EXISTE PAS » une enquête de l’Adie. D’après elle, le déplace-
ment constitue déjà en soi un projet réussi. Il
Chérif Hadji se plaît à fréquenter les salles 2001. « Il y avait beaucoup de thèmes fait office de filtre, mettant en valeur des per-
de classe de Vienne et de Givors pour que nous ne pouvions pas aborder dans sonnalités débrouillardes, énergiques, et dési-
répandre la bonne nouvelle de l’entrepre- les autres associations patronales, nous reuses de s’en sortir. C’est ce que retrouve
neuriat. « Je m’y rends en costume-cravate, avions besoin de communiquer sur les Etienne Taponnier dans le type d’activités
je raconte mon parcours aux élèves, et particularités sociales de la communauté. pour lequel les créateurs sollicitent souvent un
j’essaye de renvoyer une image de réussite Et de fournir des exemples de réussite à microcrédit: la vente sur les marchés, le
accessible que les jeunes n’ont pas ». A la jeunesse, qui en manque transport, le bâtiment, ou le déménagement.
50 ans, cet entrepreneur algérien reven- cruellement ». Fort de 150 membres en « Les créateurs se présentent à nous avec des
dique une intégration réussie. « Je suis né France, le réseau s’apprête à lancer papiers très récents, mais on s’aperçoit qu’ils
en France en 1960, ma fille étudie à « génération business CEINAF »,
Sciences Po, je me sens loin des un système de coaching bénévole pour
connaissent en fait parfaitement le marché local:
nouveaux immigrés que je comprends les entrepreneurs qui démarrent. « Quelle
ils ont déjà commencé à travailler en parallèle de
par ailleurs ». C’est pour favoriser cette que soit sa condition sociale, à partir du leurs demandes de papiers officiels. Ce type de
image valorisante d’entrepreneur d’origine moment où l’on se lance dans la création, fonctionnement est très proche du salariat dégui-
immigrée et parfaitement intégré que le il en ressort une énergie positive sé, mais au bout de trois ans ils ont appris la
fondateur d’IESA Groupe dans l’ingénierie qui maintient à flot et force à sortir de manière dont fonctionnent un appel d’offre et le
électrique préside aujourd’hui le CEINAF son isolement. L’intégration par le travail chiffrage des devis. Sur des projets de survie nais-
(Cercle des entrepreneurs et industriels est une évidence, nous en sommes sent ainsi des entreprises complètement intégrées
algériens de France), fondé à Lyon en la preuve ». à l’environnement économique local ».
La notion de survie forme en effet l’un des
moteurs essentiels de ces entrepreneurs, note
Abdenour Aïn Seba. « Ils n’ont pas de motiva-
d’un entrepreneur se joue sur trois volets: la particulièrement visible dans les quartiers sen- tion de pouvoir, comme cela peut être le cas pour
maîtrise du métier, l’apport financier, et le sibles. En 2008, souligne Etienne Taponnier, le d’autres couches sociales, mais plutôt une volon-
réseau. « La notion de SARL à 1 euro est de la taux de chômage des jeunes de moins de 30 té de reconnaissance sociale et d’intégration
poudre aux yeux, tout le monde le sait bien: les ans titulaires d’un Bac + 5 aux Minguettes, à pour eux et leur famille. Les jeunes entrepren-
banquiers ne vous considèrent pas de la même Rilleux-la-Pape ou à Vénissieux, culminait à nent parce qu’à travers l’immigration de leurs
manière suivant le capital que vous apportez. 70 %. « Les exemples de réussite visible autour parents, venus en France pour s’en sortir, ils ont
Quant au réseau, il est une question de milieu d’eux sont beaucoup plus le fait de chefs d’entre- reçu la foi de se prendre en charge. En devenant
social bien plus que d’origine ». Abdenour Aïn prise que de hauts fonctionnaires ou de cadres leur propre patron ils contredisent les stéréotypes
Seba sait de quoi il parle: le cofondateur de dirigeants: l’intérêt pour la création leur appa- de la colonisation ». Et souvent un désir avoué
Password, société de vente et d’achat de maté- raît de manière assez évidente ». Et le goût du ou inavoué de s’affirmer vis-à-vis de leurs
riel informatique, lui-même d’origine algé- travail indépendant est parfois profondément pairs et du pays qui les accueille. Celui-ci est à
rienne, a profité de l’éducation et de la stimu- ancré dans leur culture. C’est ce qu’observe l’origine, dans certains cas, d’une difficulté
lation professionnelle prodiguées dans les plus grande à accepter la remise en question.
quartiers bourgeois parisiens pour pousser « Lorsqu’au cours de l’accompagnement de leur
plus loin l’esprit d’entreprendre inculqué par 11 % DES IMMIGRÉS création on repère des lacunes techniques, les
un père commerçant. « Les milieux favorisés ORIGINAIRES DU MAGHREB jeunes peuvent se montrer très susceptibles
ont un réseau naturel fort. Il est nécessaire de SONT DES ENTREPRENEURS, envers les critiques, relève Philippe Oddou. On
venir d’un terreau social ouvert et non pas com- les sent à fleur de peau sur certains sujets. Ils ont
munautaire. Plus l’immigration est récente, CONTRE 6 % POUR LES pu vivre des situations xénophobes extrême-
moins le réseau est ouvert ». Il croit pourtant FRANÇAIS D’ORIGINE ment humiliantes et en conservent une sensibi-
fermement en l’entrepreneuriat comme lité très forte ». Mais les réussites entrepreneu-
moteur d’intégration, tout en reconnaissant Philippe Oddou au sein des quatre promo- riales sont rétives aux généralités. « Il y autant
que la situation est loin d’être aussi équitable tions d’Entrepreneurs dans la Ville, program- de parcours que de créateurs, constate
qu’il n’y paraît.Y compris en cas d’échec. « Qui me d’accompagnement à la création issu d’un Christophe Pantaléo. Ce qui est décisif dans
qu’on soit, d’où qu’on vienne, un échec entrepre- partenariat entre Sport dans la Ville et l’entrepreneuriat, c’est la personnalité, le besoin
neurial est difficile à vivre. Lorsqu’on vient d’un EMLYON. « Ils puisent pour beaucoup leurs de créer pour s’épanouir. Et cela, c’est le meilleur
milieu moins favorable, c’est une épreuve très racines culturelles et familiales en Afrique du dénominateur commun pour s’intégrer écono-
« fragilisante », psychologiquement difficile à nord, plus ponctuellement en Afrique noire. Ce miquement et socialement ».
surmonter, car le sentiment de rejet est d’autant sont des Français de Tunisie, d’Algérie et du ●
plus fort. Et pour peu qu’on se soit porté caution Maroc, autant de pays qui contiennent dans leur
solidaire de l’entreprise, l’histoire ne s’arrête pas ADN une culture du commerce très développée.
le jour où celle-ci disparaît: les conséquences Cela donne des jeunes qui ont une capacité de
financières peuvent être lourdes à supporter ». vente hors norme: ils savent prendre leur bâton Pour faire connaître cet article
L’expérience des divers réseaux d’accompa- de pèlerin pour frapper aux portes. Ces prédispo-
gnement à la création montre cependant que sitions commerciales sont un élément distinctif
l’entrepreneuriat, plus que toute autre voie fort. Lorsqu’on ne part de rien, la capacité à se http://acteco.hy.pr/inté
professionnelle, offre un modèle de réussite vendre est déterminante ».

30 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Souffrance au travail

Les patrons aussi


O
Depuis le suicide de n les appelle les « 4 D ». D souffrance au travail, mais elle l’absence subite d’un salarié dans
Joël Gamelin, patron des pour dépôt de bilan, n’en est pas la cause directe. « Nul une société qui compte cinq col-
divorce, dépression… et n’est à l’abri de la souffrance au laborateurs ? –, doutes sur la
chantiers navals décès. « C’est l’escalier infernal, travail », tranche cette médecin paperasserie (Urssaf, Sécurité
éponymes, en qui peut conduire certains patrons du travail basée à Thizy, qui ren- sociale, impôts, direction de l’en-
décembre 2008, c’est un jusqu’au suicide », commente contre fréquemment des artisans vironnement…), stress quant
déferlement médiatique : Michel Meunier, président du ou des « petits » entrepreneurs aux coups bas de la concurren-
la « souffrance Centre des jeunes dirigeants cruellement touchés par la crise. ce… « Le quotidien est émaillé de
patronale » s’affiche (CJD). Joël Gamelin a sans doute « Leur problème est de trouver du petites souffrances, qui obligent à
emprunté le redoutable escalier. boulot en quantité suffisante pour se remettre en cause: le départ
dans les pages de Le fondateur des chantiers navals faire travailler leurs salariés », d’un salarié sur qui l’on comptait
nombreux magazines. du même nom a mis fin à ses décrit-elle. par exemple, ou encore la peur
Stress, conditions de jours le 23 décembre 2008, alors d’un conflit social, qui pousse à se
travail éprouvantes, que son entreprise de La Rochelle Inconfort retrancher derrière son bureau.
isolement… Les chefs venait d’être placée en redresse- Mais la crise n’est pas la seule en Mais aussi la difficulté à appliquer
ment judiciaire. A ses côtés, un cause dans le mal-être au travail au sein d’une PME un texte de loi
d’entreprise, notamment simple mot: « Pardonnez-moi de qui peut envahir les patrons de créé sur mesure pour les grands
de PME, seraient ne pas avoir pu sauver petites entreprises, les artisans, groupes. Ces situations renvoient à
pratiquement oubliés en l’entreprise ». Quelques jours plus les commerçants. Ancien chef un sentiment d’inconfort, de non
matière de santé tard, l’enseignant-chercheur d’entreprise, Régis Berthier a reconnaissance », souligne Alain
publique. Olivier Torrès (EMLYON et listé dans son livre « Mon entre- Fabre, ex-chef d’entreprise et
Université de Montpellier 3) fondateur de LANECS (lire
Julie DRUGUET publiait dans Le Monde une tri- encadré). Des sensations exacer-
bune intitulée « L’inaudible souf- bées au sein de petites structures,
france patronale ». Un vibrant où patron et salariés effectuent
réquisitoire visant à démontrer souvent un travail côte à côte,
que le mal-être au travail n’est dans des conditions de travail
pas réservé aux seuls salariés - en similaires. Quand ce n’est pas le
particulier dans les PME -, et chef d’entreprise lui-même qui
salué par une déferlante média- se charge des tâches les plus « ris-
tique. « La souffrance patronale est quées », comme c’est fréquem-
un véritable tabou, une zone aveu- ment le cas dans le monde agri-
gle. Les entrepreneurs eux-mêmes, cole ou l’artisanat. D’ailleurs,
© R. QUADRINI/KR IMAGES PRESSE

parce qu’ils désirent donner une selon une étude de l’Institut


image de battant, préfèrent la national de veille sanitaire
taire. Quant aux spécialistes de la (INVS) réalisée en 2007, la moi-
santé au travail, ils posent souvent tié des artisans retraités ont été
comme postulat que la souffrance exposés à l’amiante durant leur
est issue de la domination, donc ne vie professionnelle. Des artisans
concerne que les salariés », observe « La souffrance patronale est un dont le statut d’indépendant ne
Olivier Torrès. Une position par- tabou, une zone aveugle », compense plus la charge de tra-
constate Olivier Torrès
tagée par Jack Bernon, responsa- vail. « La médecine du travail a
ble du département Santé Travail identifié les facteurs pathogènes
à l’Anact (Agence nationale pour prise, ma dépression et moi » qui pèsent sur la santé des sala-
l’amélioration des conditions de (Editions Persée, 2007) quelques- riés: surcharge de travail, stress,
travail): « Un chef d’entreprise est unes des contraintes qui pèsent incertitude quant à demain, soli-
avant tout un « travailleur », au au quotidien sur les épaules de tude. Or les dirigeants de petites
sens noble du terme, au même titre ces dirigeants. Anxiété à l’endroit structures cumulent ces quatre
que son salarié ». Aux yeux du carnet de commandes, inter- facteurs! Pourquoi ne se préoccu-
d’Annie Deveaux également, la rogations à propos de la gestion pe-t-on pas davantage de leur
subordination peut aggraver la du personnel – comment gérer santé? En caricaturant, on pour-
rait presque s’indigner qu’il y ait
davantage de statistiques sur la
DÉPÔT DE BILAN, DIVORCE, DÉPRESSION… santé des animaux d’abattage que
ET DÉCÈS. VOILÀ LES « 4D » REDOUTÉS PAR sur celle des employeurs! », ful-
LES CHEFS D’ENTREPRISES mine Olivier Torrès. Afin de

32 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


dit, les dirigeants de PME,
comme les artisans et les com-
merçants, rencontrent-ils vrai-
ment des problèmes identiques
et spécifiques dans l’exercice de
leur métier? Philippe Davezies là
encore se montre dubitatif. « Il
est plus facile (et socialement plus
utile) de décrire les troubles mus-
culo-squelettiques des ouvrières
des abattoirs de volaille que les
éventuelles pathologies profession-
nelles des patrons des industries
agro-alimentaires. Celles-ci ont
toutes chances, si elles existent,
d’être la conséquence de situations
très singulières et seront, de ce fait,
très rigoureusement couvertes par
le secret médical », assène-t-il.

Commerçants braqués
Une conviction que ne partage
pas Olivier Torrès. Dans le cadre
de son Observatoire, l’ensei-
gnant dirige plusieurs thèses
portant sur la « santé patrona-
le ». L’une se penche sur l’impact
du financement d’une PME sur
la santé du dirigeant – les problè-
mes de trésorerie propres aux
dirigeants de PME créent-ils de
l’insomnie ? Favorisent-ils les
ulcères? –. Une deuxième porte
sur le burn-out chez les patrons.
Une troisième s’intéresse à la
Stress, conditions de travail dimension « santé » et « hygiène
éprouvantes, inquiétude de vie » (temps de repos, alimen-
permanente… Les patrons de tation…) au sein des pépinières
PME eux aussi peuvent connaître et des incubateurs d’entreprise.
© FOTOLIA

un véritable mal-être au travail. Enfin, Olivier Torrès lui-même


devrait publier dès septembre
une étude sur le stress post-trau-
matique des commerçants ayant
remédier à ce manque, il vient un certain nombre de petits Avant toutefois de reconnaître la subi un braquage, menée en par-
de créer un Observatoire (lire employeurs, remarque l’universi- nécessité d’étendre les systèmes tenariat avec la CCI de Mont-
encadré), destiné à fournir taire. Ils sont également libres de de la statistique publique, qui pellier. Le chercheur sait son
informations et statistiques sur se doter d’une surveillance médi- suivent l’évolution des questions initiative ambitieuse. Certains ne
la santé des dirigeants de PME, cale personnelle, depuis la prise en de santé au travail, aux indépen- se privent pas de mettre en garde
des artisans et des commerçants. charge thérapeutique jusqu’au dants. C’est d’ailleurs la position contre une possible utilisation
L’objectif est d’investiguer en stage de remise en forme ou au du collège d’expertise créé par le « idéologique », du côté de la
profondeur la « santé patrona- coaching, et je ne pense pas qu’ils Ministre du travail en octob- minimisation des atteintes à la
le », qu’Olivier Torrès estime s’en privent s’ils en éprouvent le re 2009. Présidée par le sociolo- santé des salariés. Comme s’il
laissée de côté par la médecine besoin ». Le médecin se montre gue Michel Gollac, cette structu- s’agissait de prouver que leur
du travail. également sceptique sur la réac- re est chargée de réfléchir à un souffrance n’est pas si grande
tion des employeurs si on leur suivi statistique des risques que cela, puisque tout le monde
Contrôle sanitaire imposait une surveillance médi- psychosociaux au travail. est victime du travail. C’est
des prostituées cale au même titre que les sala- Mais en admettant qu’on prenne notamment pour répondre à ces
Une opinion nuancée par riés. « Lors de sa mise en place, médicalement en charge un réserves qu’Olivier Torrès n’a pas
Philippe Davezies, chercheur en cette surveillance s’est heurtée à la employeur en matière de santé souhaité obtenir de soutien
médecine et santé au travail résistance des milieux syndicaux. au travail, ne risque-t-on pas d’a- financier émanant de syndicats
(Université Claude Bernard Lyon Elle était considérée comme pro- voir affaire à des problèmes très patronaux (lire encadré). Il ne
I). « Rien n’interdit les « patrons » che du contrôle sanitaire auquel spécifiques, personnalisés, à par- souhaite pas travailler « contre »
de s’inclure dans l’effectif suivi par étaient soumises, à l’époque, les tir desquels il sera difficile de mais en « collaboration » avec la
la médecine du travail, ce que fait prostituées », rappelle-t-il encore. tirer des généralités? Autrement médecine du travail. Malgré cette

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 33


Souffrance au travail

vous êtes en position sociale élevée, collaborateurs). Comme si la


mieux vous arrivez à défendre bonne santé des chefs d’entrepri-
AMAROK AU CHEVET votre santé et donc meilleures sont
vos chances en terme de santé,
se était aussi en grande partie
conditionnée à la satisfaction
DES PATRONS résume Philippe Davezies. Par qu’ils tirent de leur labeur. « Le
exemple, votre latitude pour amé- bonheur au travail est lié au fait de
Baptisé Amarok en référence partenaire bancaire. Dans un liorer vos conditions de travail est valoriser, par ce travail, un capital:
à une légende esquimaude souci d’indépendance, de toute façon beaucoup plus capital économique de l’entrepre-
qui enseigne qu’une société l’enseignant ne souhaite pas grande que celle de vos salariés ». neur ou capital culturel du cadre.
doit protéger ceux qui la être soutenu financièrement L’exercice de responsabilités hié-
font vivre, l’Observatoire sur par les syndicats patronaux, Travailler rarchiques, qui permet de démulti-
la santé des dirigeants de même s’il assure que le pour être heureux ? plier, grâce à l’activité de subor-
PME, des commerçants et Medef comme la CGPME, La latitude décisionnelle: voilà donnés, le rendement de son capi-
des artisans a vu le jour en l’UPA ou le CJD apprécient sans doute un atout décisif dans tal humain personnel, est aussi
mars. Initiée et présidée par sa démarche. A terme, la manche de tous les « patrons » source de satisfaction. A contrario,
Olivier Torrès, cette l’objectif « ultime » d’Olivier en matière de santé. C’est en effet lorsque le travail est déqualifié et
structure, à vocation Torrès est de créer le l’un des deux piliers du modèle routinier, les chances d’y trouver
nationale, est domiciliée au « premier registre élaboré par le sociologue Robert du bonheur sont faibles », notent
sein d’Euromédecine, le épidémiologique sur la santé Karasek dès la fin des années 70.
cluster de la médecine à des dirigeants de PME, des « Karasek fait le constat que plus
Montpellier. Côté finances, commerçants et des une personne bénéficie de latitude
Olivier Torrès évalue le artisans », en suivant décisionnelle et donc d’autonomie
budget « idéal » d’Amarok à des centaines voire des
100000 euros par an. Le milliers de personnes au
dans son travail, moins elle aura
chercheur, qui a investi ses long de plusieurs années. Un
de risques de souffrir de dépres-
propres deniers pour premier rapport d’activité sion, de lombalgie, de TMS (trou-
amorcer l’activité de son devrait être mis en ligne en bles musculo-squelettiques), de
Observatoire, espère être septembre 2011 sur le site pathologies cardio-vasculaires…
bientôt rejoint par le groupe www.observatoire-amarok.com. Le fait de créer son entreprise ou
d’assurances April, et D’autres devraient suivre son activité est donc bon pour la
santé », étaye Annie Deveaux.

© R. QUADRINI/KR IMAGES PRESSE


recherche également un chaque année.
Même si la latitude décisionnelle
d’un chef d’entreprise n’est
jamais complète, mais fréquem-
précaution, la création de lancement, en partenariat avec la ment soumise à l’approbation
l’Observatoire peut surprendre Mutualité sociale agricole (MSA) d’actionnaires, au bon vouloir
certains. En effet, on sait que la d’une grande étude sur la santé d’un client… « Il est socialement plus utile de
capacité à « gérer » des problè- dans le monde agricole (pro- Plus récemment, les travaux de la décrire les troubles musculo-`
mes de santé en général – et pas gramme Coset). Mais hormis les psychologue Marilou Bruchon- squelettiques des ouvrières des
seulement au travail - est à peu agriculteurs, le risque relatif de Schweitzer ont mis en évidence abattoirs de volaille que les
près parallèle à la hiérarchie mortalité par suicide le plus élevé éventuelles pathologies profes-
trois facteurs dits « salutogènes » sionnelles des patrons de ces
sociale. Ainsi, malgré toute l’im- est observé chez les ouvriers (2,6 dans le travail (bons pour la industries », affirme Philippe
portance des suicides de diri- pour les hommes; 1,9 pour les santé): la maîtrise de son destin, Davezies
geants, et la douleur qu’ils femmes). Enfin, l’étude de l’optimisme, et l’endurance,
engendrent, ils restent moins c’est-à-dire la capacité à rebondir
répandus qu’au sein des classes « LES PATHOLOGIES après un échec. Ces facteurs assu- les sociologues Isabelle Coutant
sociales défavorisées. « C’est le DES OUVRIERS SONT reraient une meilleure santé à et Michel Gollac, coauteurs de
caractère inhabituel qui fait des celui qui en disposerait… Or ce « Travailler pour être heureux?
suicides de cadres et de chefs d’en- CONSIDÉRÉES sont aussi de véritables valeurs Le bonheur et le travail en
treprise une information ample- COMME DANS L’ORDRE entrepreneuriales, mises en France » (Fayard, 2003).
ment relayée par les médias. En DES CHOSES, AU œuvre au quotidien par les chefs
revanche, les pathologies des d’entreprise. Michel Meunier Oreille bienveillante
ouvriers sont considérées comme CONTRAIRE DES
illustre aisément ce raisonne- Reste qu’une composante agit de
dans l’ordre des choses, et donc SUICIDES DE ment: « Quand on arrive à se manière prépondérante dans la
beaucoup moins « sexy » », tran- PATRONS » réaliser et qu’on donne du sens à ce santé des travailleurs, qu’ils
che Philippe Davezies. Selon une que l’on fait, quand on est entre- soient chefs d’entreprise ou sala-
étude de l’Institut national de l’INVS par secteur d’activité fait preneur de sa vie, on est en bonne riés: la reconnaissance sociale,
veille sanitaire datée de 2005, les état d’une surmortalité dans les santé. Les chefs d’entreprise sont qui agit comme un puissant sou-
plus concernés par les décès par secteurs de l’agriculture, des souvent moins malades, plus en tien. « La souffrance résulte du
suicide sont les agriculteurs (le industries agroalimentaires, et forme. En ce qui me concerne, à 37 travail non reconnu. Or l’essentiel
risque relatif de décès par suicide des industries des biens intermé- ans je travaille quinze heures par du travail de chacun est invisible.
est de 3,1 pour les hommes et de diaires chez les hommes; dans les jour et je dois être malade un jour Le client ne pourra apprécier toute
2,2 pour les femmes dans cette secteurs de l’agriculture et de dans l’année », assure celui qui la qualité du travail d’un artisan.
population). L’INVS a d’ailleurs l’industrie des biens d’équipe- pilote deux entreprises, Vigimark En revanche, un autre artisan
annoncé en février dernier le ment chez les femmes. « Plus Sureté (225 salariés) et Evalevo (6 saura le reconnaître », pointe

34 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Souffrance au travail

ALAIN FABRE « ON PEUT DEVENIR FOU »


prononcer le mot de « redressement Je recevais des coups de téléphone de
judiciaire ». En octobre 2008, je me suis chefs d’entreprise en pleurs, qui
pourtant résolu à déposer le bilan. Sur le connaissaient la même épreuve que
moment j’étais soulagé, mais très vite je moi. Ils avaient besoin d’évacuer, de se
suis reparti dans une nouvelle galère, de confier sans honte à quelqu’un qui les
nouvelles pressions. Les règles du jeu comprenait. En France, on est tellement
avaient changé: les conditions bancaires dur avec ceux qui échouent… En mai 2009,
n’étaient plus les mêmes, les fournisseurs j’ai créé avec un chef d’entreprise
ne réagissaient plus de la même manière, rencontré sur les bancs du Tribunal de
les clients nous surveillaient, certains commerce, LANECS, l’Association
étaient tentés de faire du chantage. Et nationale des entreprises citoyennes
pourtant, il fallait donner du travail au solidaires, pour venir en aide aux
quotidien à quarante personnes. Alors entrepreneurs après la liquidation de
que le plan de licenciement ne fait pas leur société. Cette structure, qui n’est ni
toujours rester dans l’entreprise les un lieu de contestation ni une associa-
© R. QUADRINI/KR IMAGES PRESSE

collaborateurs les plus motivés ou les tion de défense vis-à-vis du monde


plus dynamiques. Nous avons essayé de judiciaire et financier, comporte
vendre le fonds de commerce afin de notamment une cellule professionnelle,
sauvegarder les emplois – même si je afin d’accompagner ces entrepreneurs
devais ne pas être repris par le futur dans leur retour à une activité. En ce qui
propriétaire –, mais nos pistes n’ont me concerne, j’ai décidé de repartir dans
« Le seul moyen de m’endormir jamais abouti. le domaine de la création d’entreprise.
était d’organiser en pensée mon Je suis devenu coordinateur régional
suicide »
No man’s land d’un groupement de consultants baptisé
Mon entreprise a été liquidée en OCBF (Optima Consulting Business
janvier 2009. Ce couperet, c’est le no France), qui s’adresse aux porteurs de
man’s land, une période d’inconnu total. projets, aux créateurs d’entreprise, ainsi
Alain Fabre, ancien patron d’une PME Dans ce genre de situation, vous vous qu’aux sociétés qui ont besoin de réviser
lyonnaise, revient sur la liquidation de retournez et il n’y a plus personne. On leurs plans d’affaire. Nous proposons
son entreprise: « J’ai pris la crise de peut devenir fou. On se voit se une approche de projet: nous ne nous
plein fouet. J’étais à la tête d’une société dédoubler… Je me souviens avoir été intéressons pas uniquement aux chiffres,
de quarante salariés spécialisée dans le « attiré » par la fenêtre de mon bureau, mais également à l’homme et à
bâtiment seconde œuvre, et dès qui donnait sur la cour, désormais déserte, l’adéquation entre lui et le projet. Avec
mars 2008, nous avons commencé à sans plus aucune activité… A cette nos clients, nous passons en revue
avoir des difficultés. Au fil des mois, la époque, le seul moyen de m’endormir l’idée, le marché, la cible… Ils nous
situation ne s’arrangeait pas. Les salariés était d’organiser en pensée mon suicide. rémunèrent étape par étape. J’ai
m’interrogeaient. Quand vous savez que Je réfléchissais même à la prime également une activité de formation au
vos collaborateurs vous font confiance, d’assurance que pourraient percevoir sein du réseau Youform, et je préside
c’est terrible. Je passais des heures au ceux qui restaient! Et puis peu à peu, l’association Lyon Ville de réseaux.
téléphone avec mon banquier, qui grâce au soutien de certains anciens Aujourd’hui, je vais mieux. Même si ce
m’exhortait à prendre une décision. Pour collaborateurs mais surtout de ma serait mentir que de dire que tout cela
ma part, je n’arrivais même pas à femme, j’ai commencé à relever la tête. est définitivement derrière moi ».

Annie Deveaux. C’est notam- veillantes, censés détecter la souf- alors déplorer que la population

ment pour développer cette france, puis orienter si besoin la patronale ait ainsi été pendant des
« LES CHEFS reconnaissance et cette fraternité personne vers des spécialistes. Près années « oubliée » des politiques
D’ENTREPRISE SONT entre pairs que le CJD a mis en d’une centaine de dirigeants ont de santé publique; soit les élé-
place un Groupe d’aide à la déci- ainsi été accompagnés », précise ments « salutogènes » sont les plus
SOUVENT PLUS EN sion, ainsi que le dispositif Michel Meunier. forts, et nous aurons alors le plus
FORME. « Amis JD ». « Dès qu’un JD Facteurs pathogènes d’une part beau des arguments pour pro-
JE TRAVAILLE (jeune dirigeant) envoie un cer- et facteurs « salutogènes » de mouvoir l’entrepreneuriat dans les
QUINZE HEURES PAR tain nombre de signaux faibles l’autre, il existe une véritable PME ». ●
(absence aux réunions par exem- équation de la santé entrepre-
JOUR ET JE DOIS ple, manque de concentration…), neuriale, qui garde encore une
ÊTRE MALADE UN l’un de nos quinze « Amis JD » le partie de ses mystères. « Où pen- Pour faire connaître cet article
JOUR DANS contacte pour faire le point sur che la balance? C’est ce que je vais
d’éventuelles difficultés. Forts tâcher de découvrir, promet
L’ANNÉE » d’une formation spécifique, les Olivier Torrès. Soit les éléments http://acteco.hy.pr/souff
« Amis JD » sont des oreilles bien- pathogènes l’emportent, et on peut

36 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


World Entrepreneurship Forum

Entrepreneurs d’ailleurs
Ils sont singapourien, argentin ou américain. Ils bâtissent en faveur des jeunes, des villages oubliés, ou des
femmes de couleur. Ces trois personnalités, participantes du dernier World Entrepreneurship Forum (WEF)
organisé par EMLYON (prochaine édition, du 3 au 6 novembre 2010), considèrent l’entrepreneur créateur de
richesse et de justice sociale. Une conviction universelle qui transcende les géographies, les cultures, les
moyens.

Julie DRUGUET

Argentine contraints d’occuper des emplois marginaux L’action de votre association ne se


faute de formation et de qualification. Nous substitue-t-elle pas à celle de l’Etat?
Au secours des ne leur donnons jamais d’argent ou de nour-
riture, mais nous les aidons à vendre leurs
A cause du gouvernement, les villageois
attendent que tout leur arrive. Ils sont assis-
villages oubliés produits, à les valoriser… bref, à développer
un esprit entrepreneurial. D’ailleurs, nous
tés, aveuglés, ne progressent pas. Nous les
poussons au contraire à prendre en charge
commençons à mettre en place du microcré- leur avenir. J’ai conscience d’œuvrer pour
M arcela Benitez est fondatrice de
Responde, une ONG qui soutient
le développement de projets sociaux et
dit. En témoignant de l’intérêt à ces person-
nes, on leur rend confiance en elles, on leur
des personnes qui n’ont pas attiré l’attention
du gouvernement. Je travaille à ce qu’une
montre qu’elles ont des compétences suscep- prise de conscience de la situation s’opère,
économiques au sein de petits villages tibles de leur permettre de se réinsérer. Elles pour que nous puissions travailler tous
argentins, délaissés et menacés de sortent alors d’une situation de pauvreté ensemble, avec l’Etat bien sûr.
disparition. totale pour s’ouvrir sur le monde, ce qui est
une grande richesse. Certains se sont totale-
ment révélés. A mes yeux, la justice réside
dans le fait de donner aux gens de nouvelles
opportunités. Nous sommes aujourd’hui
présents dans plus de 90 villages, avec le sou- Etats-Unis
tien de 40 entreprises.
Vous vous appuyez notamment sur des Femme
volontaires…
En dix ans, plus de 2000 volontaires, étu- « de couleur »
diants, salariés ou retraités d’entreprises
mécènes, nous ont prêté main forte. En et entrepreneur
juillet 2009, un groupe de douze étudiants
d’EMLYON a ainsi été déployé sur plusieurs
villages. Nos fonds proviennent d’entreprises Jest ournaliste et présidente de l’agence
SRB Communications, Sheila Brooks
porte-parole du projet de recherche
privées, mais nos ressources économiques
sont limitées. Nous manquons de finance- « Accelerating the Growth of
© P. THOMAS/SIPA PRESSE

ment, même pour nous déplacer dans les Businesses Owned by Women of
villages, l’Argentine étant un pays vaste et Color », dont le but est d’aider des
étendu. « entrepreneuses » de toutes origines à
créer et à développer leur entreprise.
« Par la faute du gouvernement, les Vous êtes géographe et sociologue de
villageois sont assistés, aveuglés, ne formation. Quel bilan dressez-vous de votre Quelle mission votre organisation s’est-elle
progressent pas. Nous les poussons au plongée dans le monde entrepreneurial? fixée?
contraire à prendre en charge leur
avenir » J’ai commencé l’aventure de l’association Sheila Brooks. Notre organisation - un cent-
toute seule, en investissant mes fonds propres. re de recherche national - rassemble et diffu-
Durant les deux premières années, j’ai « testé » se depuis près de vingt ans des informations
En quoi l’entrepreneur peut-il être créateur le réalisme de mon projet dans un seul village. et des statistiques sur les femmes et l’entre-
de justice sociale en Argentine? Et puis la situation a considérablement évolué preneuriat. Aux Etats-Unis, un million de
Marcela Benitez. L’association que je pilote en dix ans. J’ai découvert que je possédais une « business » sont dirigés par des femmes, ce
œuvre au sein de tout petits villages oubliés, énorme passion pour ce que je faisais, que l’ê- qui représente 13 millions d’emplois. Nous
isolés du reste du monde. Il s’agit d’aider les tre humain était capable de transformer la nous efforçons de soutenir et de favoriser le
gens sur place, et d’éviter qu’ils ne déména- réalité, et que souvent les situations qu’on business des femmes, particulièrement en
gent dans les grandes villes, où ils seront pense impossibles ne le sont pas. matière d’accès au capital.

38 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Vous travaillez notamment sur les En participant à des forums comme le WEF, 100000 euros dans un projet qui peut déjà
problèmes rencontrés par les femmes « de on s’enrichit de l’expérience des entrepre- compter sur 100000 autres euros, le gouver-
couleur »… neurs du monde entier. On ramène ensuite nement débloque lui-même 300000 euros.
Elles doivent en effet faire face à plusieurs toutes ces idées et ces pistes de réflexion « à la Le projet peut ainsi débuter. Nous avons
freins. Beaucoup ne sont pas perçues comme maison », pour les transmettre à d’autres investi beaucoup dans ce Fonds, nous atten-
des potentiels standards de succès. A tort: le entrepreneurs, à des jeunes, à nos représen- dons donc des retombées considérables.
business généré par les femmes de couleur tants politiques. En cela, l’entrepreneur peut
croît trois à cinq fois plus. Nous les aidons à être créateur de justice sociale car il est un Quel est la place de l’entrepreneur dans la
recruter les meilleurs talents. En outre, elles vecteur de diffusion des savoirs. société singapourienne?
ont tendance à faire profiter leur commu- Notre société compte 75 % de personnes
nauté de leurs bénéfices plutôt que d’essayer d’origine chinoise, 15 % d’origine malaise…
de développer leur business. De plus, ces et même des Américains. Evidemment on
femmes « de couleur » n’ont pas toujours constate des différences de niveaux d’éduca-
accès aux décideurs de haut niveau, ni au Singapour tion. Certaines personnes, issues de business
capital – c’est pourquoi nous les aidons à schools, pourront se lancer dans des cré-
développer leurs relations avec les banques.
Nous devons exercer auprès d’elles le rôle de L’Etat mise neaux « techniques ». D’autres, autodidactes,
mentors afin de leur fournir les outils dont
elles ont besoin, tout en les incitant à prati- sur les jeunes
quer entre elles le « networking », c’est-à-dire
le « réseautage ».
L ee Yi Shyan est ministre du
Commerce et de l’Industrie en
charge de l’entrepreneuriat de Singapour.

Quel rôle veut jouer l’Etat singapourien en


matière d’entrepreneuriat?
La première chose que le gouvernement peut
faire est de mettre en place des règles et des
régulations très simples. C’est ce que nous
avons fait il y a sept ans, quand nous avons
commencé à nous intéresser à l’entrepreneu-
riat. Toutefois, nous ne croyons pas qu’une
protection particulière des petites entreprises

© P. THOMAS/SIPA PRESSE
soit nécessaire. Lorsqu’un enfant a des diffi-
cultés à l’école, on ne l’exclut pas de la com-
pétition, mais on peut lui proposer un coach
dans certaines matières, pour lui donner les
capacités de « faire face au monde ». La « Il y a quinze ans, les jeunes rêvaient de
même logique prévaut avec les petites entre- rejoindre IBM, KPMG… Aujourd’hui ils
prises. En outre, nous essayons de trouver les ont pour modèle les businessmen
singapouriens ».
solutions « dans le marché ». C’est-à-dire que
© P. THOMAS/SIPA PRESSE

nous incitons les entreprises à chercher des


financements du côté des banques, des busi- pourront ouvrir des petits commerces. Mais
ness angels… Nous ne sommes pas favora- tous doivent pouvoir créer leur entreprise. Le
bles à ce que l’Etat investisse lui-même. rôle du gouvernement est de façonner l’envi-
« Je suis favorable à la mise en place de Enfin, le gouvernement a décidé d’œuvrer de
quotas pour l’entrepreneuriat féminin ». ronnement nécessaire pour qu’ils se dévelop-
manière considérable dans le domaine de l’é- pent. Depuis dix ans, nous nous sommes
ducation afin d’aider les futurs entrepre- attachés à distinguer les entrepreneurs qui
Etes-vous favorable à la mise en place de neurs à acquérir le maximum de compéten- ont réussi à Singapour et dans le monde
quotas pour promouvoir l’entrepreneuriat ces – et il en faut lorsqu’on est entrepre- entier. L’idée était de créer des modèles aux-
féminin? neur… Nous avons ainsi lancé récemment le quels les jeunes s’identifient. Et le résultat est
Oui, je suis favorable à une régulation. Il est Young Entrepreneurs Scheme, un program- là: il y a quinze ans, les jeunes rêvaient de
important de fixer un objectif, un but me de sensibilisation à l’entrepreneuriat rejoindre IBM, KPMG… Aujourd’hui ils ont
contractuel, en ce qui concerne l’entrepre- pour les étudiants. pour modèle les grands businessmen singa-
neuriat féminin mais aussi celui des minori- pouriens, qui sont actifs dans le domaine de
tés. Aux Etats-Unis, il existe un programme Le gouvernement vient de créer un Fonds la charité, de l’environnement… ●
fédéral qui vise au développement de l’entre- d’entrepreneuriat pour la jeunesse, dans
preneuriat chez les minorités. C’est grâce à lequel 16,5 millions de dollars US ont été
cet outil que j’ai pu monter ma société. Mais investis. Quelles retombées en attendez-
vous? Pour faire connaître cet article
des dispositifs locaux existent également au
niveau de chaque Etat. Cet outil, qui vise à aider les jeunes à lancer
leur entreprise, n’est pas un fonds d’investis-
En quoi un entrepreneur peut-il être sement mais un programme d’assistance. Le http://acteco.hy.pr/wef
créateur de justice sociale? principe est simple: si un investisseur place

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 39


« Fils et filles de »

Laurent Schimel se prépare


à succéder à la tête de Zilli à
son père Alain, toujours Pdg.
Ils fonctionnent pour l’instant
en tandem.

Tu seras
entrepreneur,
mon fils
© R. QUADRINI/KR IMAGES PRESSE

L
Ont-ils entrepris, celles orsque j’étais enfant, je dis- son avenir dans l’affaire, se lance tionnent en tandem parfait,Alain
et ceux qui se trouvent à ais que mon père fabriquait d’abord dans des études de géo- reste maître à bord, Laurent s’af-
la tête d’une entreprise les plus beaux vêtements du graphie à la Sorbonne. A partir firme comme son bras droit. Le
monde. A 10 ans, quand je circu- de 2000, alors que l’entreprise fils se prépare certes à succéder à
parce qu’ils s’inscrivent lais dans les ateliers, j’entendais: franchit un pallier et que l’attrac- son père… « Mais je n’ai aucun
dans la succession d’un « Tiens, voilà le futur patron » ». tion se renforce simultanément, désir d’accélérer quoi que ce soit »,
père ? Une filiation Destin tout tracé? Laurent sa sœur, déjà assistante export, précise-t-il.
suffit-elle à façonner un Schimel, 36 ans, est de fait depuis invite Laurent à les rejoindre.
entrepreneur ? Ces « fils 2006 directeur général de l’entre- Son père ne lui demande rien. Syndrome d’Obélix
prise lyonnaise Zilli, créée par « Si tu intègres Zilli, ce sera ton Dans ce passage de relais, il n’y a
et fille de » revendiquent son père Alain Schimel. Sur ce choix et tu devras t’y impliquer pas eu d’arbitraire ou d’injonc-
un parcours singulier qui créneau spécifique du vêtement totalement, en commençant par la tion paternels sur le thème « Tu
plonge ses racines dans masculin de très grand luxe, cette base », se contente-t-il d’indiquer. seras un entrepreneur mon fils »,
l’histoire familiale. PME familiale s’est imposée Après une formation à l’ISG, mais un cheminement naturel.
comme un acteur de premier Laurent Schimel débute comme Comme une évidence qui s’est
Laurence JAILLARD plan: 68,2 millions d’euros de assistant aux achats de matières fait jour progressivement. « J’ai
chiffre d’affaires en 2008 dont premières, s’initie au commercial suivi une ligne naturelle, j’ai fait
91 % à l’export; 308 personnes dans le show-room parisien, puis le choix d’intégrer l’entreprise
dont 194 en France; 10 filiales, 38 en 2004 se consacre à la chemise, familiale car j’ai jugé que ce serait
boutiques Zilli dans le monde. en développe la production jus- passionnant à vivre »: ce sont les
Laurent Schimel concède que qu’au rachat d’un fabricant ita- mots d’Elisabeth Ducottet,
Zilli a toujours « traîné dans le lien. Enfin le voilà directeur géné- aujourd’hui à la tête de Thuasne,
fond de sa tête ». Pourtant, le ral tandis que son père demeure où elle a démarré comme direc-
jeune homme, qui ne voyait pas Pdg et toujours très actif. Ils fonc- teur commercial en 1987.

40 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010


Auparavant elle avait exercé enfants peuvent rejeter cette propo- père Maurice encore président « J’ÉTAIS LE PREMIER
pendant vingt ans son métier de sition mais pour ceux qui acceptent du conseil d’administration. DES PETITS
psychologue rééducatrice du c’est merveilleux », décrypte Ces « fils et fille » du patron peu-
langage. « Ce travail m’intéressait Bernard Logié. vent-ils se dire, se vivre entrepre- ENFANTS, JE SAVAIS
énormément, et m’a d’ailleurs neur? N’éprouvent-ils pas la cul- QUE TOUS LES
préparée à des fonctions managé- Frustration pabilité d’être « bien nés » et la ESPOIRS REPOSAIENT
riales » estime-t-elle. Spécialiste Denis Opinel est le directeur frustration, le sentiment confus SUR MOI »
du textile médical, cette PME général d’une société familiale, de ne pas avoir dû faire toutes
stéphanoise fondée en 1847 a et mieux encore d’une société leurs preuves? « On distingue mon père, je pensais que ce ne
acquis une envergure significati- éponyme, si éponyme que ce plusieurs races d’entrepreneur: serait pas ma réussite. Ce en quoi
ve, avec un chiffre d’affaires 2009 nom désigne à la fois l’entrepri- celui qui crée et celui qui dévelop- j’avais tort », concède-t-il. Car,
de 135 millions d’euros dont se, la famille propriétaire, le diri- pe. Les entreprises familiales ont pied de nez du destin, Nicolas
40 % à l’international, 1300 sala- geant et le produit, couteau célé- besoin de développeurs », tranche Tillie après plusieurs échecs de
riés et 20 filiales. brissime. Il témoigne en effet Nicolas Tillie, qui a repris en création d’entreprise, intègre
Pilotée par son grand-père pré- être tombé très tôt dans la mar- 2006 la menuiserie Ramus à Aix- finalement France Incendie à 27
sent jusqu’à l’âge de 94 ans, puis ans. Il « met son poing dans la
par son père, Thuasne a bien sûr poche » et démarre comme véri-
imprégné les jeunes années ficateur-extincteur pour devenir
d’Elisabeth Ducottet. Elle a vécu dix ans plus tard directeur géné-
en direct l’engagement très fort ral: il avait pu faire ses preuves
de ses ascendants, s’est retrouvée de dirigeant. Fonctionnant dans
au conseil d’administration avec une grande proximité, le père et
la fratrie, mais ne voyait pas sa vie le fils jouent de leur complé-
professionnelle se dérouler chez mentarité. « Avec son expérience,
Thuasne. Pourtant à son tour, il tempérait mon ardeur, de mon
représentante de la cinquième côté je poussais à l’innovation;
génération, elle s’est inscrite dans nous avions des visions de l’entre-
cette lignée d’entrepreneurs. prise différentes mais des valeurs
Tropisme génétique? La chef communes ». Plus tard la vie
d’entreprise y voit plutôt une pousse Nicolas Tillie vers la
maturation dans le temps. Elevée reprise de Ramus, et l’histoire
dans une autonomie et une liber- devient autre.
té grandes, elle non plus n’a pas
connu de pression paternelle. Le poids de l’histoire
Bernard Logié, spécialiste du « Je me revendique entrepreneur
recrutement et fondateur de même si je ne suis pas le créateur.
l’association « Eponyme » s’in- On refonde l’entreprise à tout
téresse depuis longtemps à ces moment, chacun le fait à sa façon.
entreprises familiales et à leurs L’entreprise de mon père n’était
dirigeants (lire encadré). A l’en- pas celle de mon grand-père et la
tendre, on réalise que le « fils ou mienne n’est pas celle de mon
la fille de » se trouve à la tête de père. La vie économique nous
l’entreprise à l’issue d’un long oblige à entreprendre sans cesse »,
travail frôlant parfois le condi- insiste Elisabeth Ducottet.
DR

tionnement: « Il faut émerveiller Considérant qu’elle mettait ses


l’enfant aux valeurs de l’entrepri- « L’histoire de l’entreprise familiale m’est apparue énergétique, pas dans ceux de deux grands
intéressante, motivante. Car j’ai reçu toute la confiance de mon
se, l’initier de manière précoce ». père », affirme Elisabeth Ducottet. dirigeants, elle a tenu à « inventer
Evoquant le cas de ce dirigeant quelque chose d’autre ».
lyonnais qui emmène son fils de L’international a été sa facture.
10 ans aux conseils d’adminis- Pour Laurent Schimel, entre-
tration (il se contente d’y jouer mite: « Le domicile de mes grands les-Bains. Son père a créé France prendre c’est « aller de l’avant,
aux petites voitures), il va jus- parents était dans l’usine de Incendie, société parisienne spé- avoir une vision, prendre des
qu’à parler de « syndrome Cognin. J’étais le premier des cialisée dans la sécurité incendie. risques ». Les occasions ne man-
d’Obélix »: plus on fait tomber petits enfants, je savais que tous Il a été imprégné très jeune de quent pas : ouverture d’un
son enfant tôt dans le bain les espoirs reposaient sur moi, et je cette entreprise – son berceau somptueux magasin à New York,
entrepreneurial, plus il sera m’y suis préparé dès mon plus était dans le bureau de la comp- réorganisation de la distribution
« fort » pour diriger et pérenni- jeune âge ». Il intègre l’entreprise table, il y a effectué ses premiers à Moscou… Mais parfois le
ser la société familiale. « J’ai fait à 22 ans, expérimentant nombre jobs d’été, la vie de la famille doute l’assaille: « Aurais-je eu le
une enquête en 2001 auprès des de postes: il pose les viroles des était nourrie par les récits du courage, l’audace de mon père qui
« Eponymes » et elle montre que couteaux, décharge les camions, père. Mais Nicolas Tillie savait s’est lancé dans l’aventure à partir
tout se joue autour de 15 ans. A cet découvre peu à peu les savoir- qu’il ne prendrait pas la suite de d’un simple atelier-tailleur de
âge, on peut repérer puis impliquer faire du fameux fabricant son père; c’était une ferme réso- cinq personnes? Je ne peux pas
celui qui, parmi ses enfants, va savoyard. Le passage de relais lution. « Je voulais faire mes preu- ignorer cette histoire, les années
rejoindre l’entreprise. Bien sûr, des s’effectue en douceur avec son ves par moi-même. Succédant à sacrifiées, les tempêtes affrontées.

Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010 41


« Fils et filles de »

BERNARD LOGIÉ « IL FAUT IMPRÉGNER, PRÉPARER PAR PETITES TOUCHES »


Pour les fils ou fille Confiance mais aussi exigence,
d’entrepreneur, vous estimez car la lisibilité et la visibilité du
que tout se joue avant 15 ans. nom protègent mais exposent
N’est-ce pas radical et est-ce aussi. On n’a pas le droit à
même souhaitable? l’erreur.
Bernard Logié. Notre enquête
a démontré en effet que les Est-il important, à l’heure de la
enfants doivent être mondialisation, de défendre
imprégnés très tôt des valeurs « Si on veut les entreprises familiales et de
espérer
et de la culture de l’entreprise transmettre le s’accrocher à son nom?
si on veut espérer leur flambeau à ses Malgré la globalisation, les
transmettre le flambeau. Bien enfants, il faut les entreprises familiales sont
sûr cela doit s’effectuer par imprégner très majoritaires et triomphantes
petites touches, subtilement, tôt des valeurs et dans le monde entier. Le nom
et les outils sont nombreux de la culture de demeure essentiel, il est
l’entreprise »

DR
pour cette initiation: porteur d’histoire, fédérateur.
rencontre avec les D’ailleurs je regrette cette
collaborateurs, participation à Ces « fils et filles de » sont-ils pas d’apprentissage spécifique tendance qui, au prétexte de
des événements de l’entreprise, des entrepreneurs comme les au management d’entreprise réussir à l’international, dote
stages d’été dans l’affaire autres? Exercent-ils un familiale, et je le déplore. l’entreprise d’un nom choisi
familiale… et bien sûr les management particulier? pour être prononçable sous
déjeuners dominicaux – ils Ils ont décidé de continuer de Vous vous intéressez aux toutes les latitudes. J’ai mené
sont encore très importants manière entrepreneuriale entreprises éponymes. En quoi une étude à ce sujet; elle
dans ces familles – où on l’œuvre de la famille ces entrepreneurs se montre qu’à force d’avoir un
parle de l’entreprise la moitié – d’ailleurs je fais une différence distinguent-ils? nom passe-partout, sans
du temps. Il ne faut pas entre les entreprises familiales Tout ce que j’ai évoqué aspérités, on est perdu dans la
conditionner mais imprégner, et les familles entrepreneuriales: précédemment, leur implication, masse. Que penser de tous
préparer, sans bien sûr exercer dans ces dernières, on trouve leur engagement, etc… se ces noms en IS, Aventis,
de pression car on risque le à la fois des liens de famille et trouvent renforcés dans les Geodis, Natixis…? Le nom
rejet. Par ailleurs, ces dirigeants des liens d’argent, c’est ce entreprises éponymes. Quand de Dentressangle, si difficile
ont constaté que pour que j’appelle l’actionnariat de votre nom figure sur une à prononcer, n’a pas du
impliquer la famille, retenir les sang, un concept très fort –. voiture, un couteau, une tout été un obstacle pour
meilleurs, il leur fallait proposer Dans un tel contexte, boîte de conserve, tout le son développement
des projets forts. Que l’entre- l’engagement, la responsabilité, monde vous regarde d’une international…
prise demeure prometteuse. l’implication de ces entrepre- manière particulière; clients,
Et si un profil de leader neurs sont extrêmement collaborateurs, fournisseurs,
n’émerge pas, si le processus puissants. On y note aussi un banquiers… Ils vous font (*) Bernard Logié a fondé en
d’implication n’a rien donné management plus humain. instinctivement confiance. Ils 2000 l’association
– tout le monde n’a pas un Sans tomber dans l’angélisme, pensent que vous n’allez pas « Eponyme, » centrée sur
profil de patron –, on attend le climat y est meilleur, cela a faire d’erreurs puisque non ces entreprises spécifiques.
la génération suivante. Ce qui été mesuré. C’est au sein de seulement votre argent et Elle décerne des Trophées; la
est important, c’est que la la famille que le futur entre- celui de la famille, mais aussi prochaine édition aura lieu
famille demeure propriétaire. preneur se forme, il n’existe votre nom, sont en jeu. en novembre.

Cela m’impose devoir et respect ». il s’interroge: « Si cela s’était pro- j’ai reçu toute la confiance de mon
« IL EST LOURD Le poids de l’histoire peut-il écra- duit dans l’entreprise familiale, père. Une confiance créatrice,
DE PILOTER UNE ser ces jeunes têtes? « On pilote c’était le travail de générations développante ». ●
SOCIÉTÉ QUI A une société qui a incarné toute la sabordé et parti en fumée ».
vie d’une génération précédente, Elisabeth Ducottet, pourtant
INCARNÉ TOUTE LA c’est lourd », concède Nicolas inscrite dans une histoire d’entre- Pour faire connaître cet article
VIE D’UNE Tillie. Il a dû faire face dans son prise, n’a jamais ressenti de lour-
GÉNÉRATION parcours riche en rebondisse- deur paralysante. « Au contraire
ments à une création d’entreprise cette histoire m’est apparue énergé-
PRÉCÉDENTE » liquidée plus tard, et logiquement tique, intéressante, motivante. Car
http://acteco.hy.pr/fils

Ce supplément du n°91 d’Acteurs de l’économie est publié par RH Editions, 1 cours Albert Thomas, 69416 Lyon cedex 3. Tél: 0472180918 – Fax: 0472180921 – contact@acteursdeleconomie.com – www.acteursdeleconomie.com
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42 Supplément Acteurs de l’Economie n° 91/ Juin 2010

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