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A quoi servent les mathématiques ?...

Cette question est sans cesse renvoyée à ceux qui les


font et ceux qui les enseignent par ceux qui les subissent et ceux qui les financent ....

Les mathématiques sont un indicateur bien corrélé avec la précocité intellectuelle. Elles
peuvent être utilisées à des fins sélectives. Même si tout le monde s'en offusque, elles sont
adaptées à l'utilisation que la société en fait dans le cadre d'une forte sélection pendant la
phase de formation initiale. La médaille Fields qui récompense les meilleurs mathématiciens
est assortie d'une limite d'âge pour la décrocher : 40 ans. Passé ce 40ème anniversaire, on
considérera qu'un mathématicien produit des mathématiques de moindre importance. Plutôt
que de parler de mathématiques comme matière de sélection, il serait sans doute plus pertinent
de les considérer comme révélatrices de précocité intellectuelle et de se demander pourquoi
la société a besoin de mesurer cette précocité pour choisir une catégorie de ses élites,
indépendamment du fait qu'elles se destinent à une carrière scientifique. La précocité devrait
être indépendante du milieu social dans lequel baignent les individus or les statistiques
actuelles contredisent ce point. Il n'y a pas de raison qu'un milieu social favorisé génère plus
de précocité intellectuelle. L'environnement dans lequel évolue les individus modifie donc le
résultat de la mesure. Les mathématiques deviendraient-elles inadaptées à la mesure de la
précocité, auquel cas il serait inutile de leur faire tenir ce rôle. Mais que mettre à la place
vacante? Y a t-il un intérêt à mesurer, d'une façon systématique, la précocité?

Eloignons l'aspect sélectif de la discipline pour poursuivre, non pas pour le nier, mais pour
qu'il ne vienne pas perturber le reste de la réflexion. Comme le fait MissMath, il est légitime
de se demander à quoi peut servir un enseignement généralisé des mathématiques qui dépasse
le "simple" apprentissage de la règle de trois. Si elle parvient à certaines conclusions, je vais
exposer mon point de vue qui diffère peut-être sensiblement mais qui rejoindra le sien au
moins à quelques endroits.

S'il est un point de départ important, c'est de considérer que les mathématiques sont une
science et donc qu'elle font appel à la pensée rationnelle et que ce sont un langage, et qu'à ce
titre, elles ne peuvent pas s'exonérer de leur caractère transcriptif. Ce deuxième point est
souvent passé sous silence: les mathématiques au même titre que le français, ou le latin sont
un langage possédant une forme écrite. Elles nécessitent pour être comprises, enseignées,
pensées, un support, des signes, une grammaire, un consensus entre les parties les utilisant... Il
n'existe pas de transmission orale des mathématiques, du moins dans leur forme évoluée. On
ne peut pas se contenter de penser les mathématiques, il faut les écrire. Je les rangerai aussi
bien à coté de l'anglais de Shakespeare que d'un langage informatique. Je n'ai pas dit que leur
nature étaient équivalentes, je dis simplement que pour qu'il y ait de la "mathématique", il faut
qu'il y ait du signe écrit et à partir du moment où il y a du signe, il y a de la transcription. Et
enfin, là où il y a de la transcription, il réside toujours un espace incompressible entre l'objet
réel ou créé et sa transcription, qui fera que les mathématiques ne pourront jamais être
complètement explicatives du monde ni d'elles mêmes. Et ceci même si les mathématiques
adhèrent "au plus près" de leur objet d'étude. Elles contiennent d'ailleurs une belle image de
ce phénomène avec la notion d'intervalle ouvert. Je classerai donc les mathématiques dans la
catégorie des langages, dont on voit d'ailleurs bien l'évolution, lorsque les premiers problèmes
et leurs solutions étaient rédigés dans la langue de l'auteur pour ensuite s'algébriser et se
détacher de la lourdeur du langage courant inadapté. Mais alors quelle est la singularité de ce
langage par rapport aux autres? La réponse est simple : il est unique ! Cela suffit à le
distinguer des autres. Ici pas de choix possible, pas de nuance, pas de négociation. Un 2 est 2
qu'il soit chinois, indien ou américain. Toutes les tentatives d'écriture et de prononciations
différentes n'y feront rien, un 2 est un 2 et 2+2=4. Une inconnue est une inconnue
indépendamment du fait qu'elle s'appelle x, y, "TOTO", ou que ce soit un idéogramme. En
fait, il n'existe qu'un seul langage dans lequel peut s'exprimer l'investigation quantitative et ce
langage s'appelle les mathématiques. Ne serait-ce que pour cette singularité, elles méritent
d'être enseignées afin que par un contre-exemple des langages maternels, on puisse comparer
les possibilités et les limites de chacun. On ne rentre pas chez soi en parlant "Mathématique"
tout comme on ne fait pas un calcul un tant soit peu élaboré en utilisant le dictionnaire.
J'ajouterai que notre époque a la chance d'avoir vu naitre un troisième type de langage ou
plutôt la possibilité de rendre opérant un langage : le code informatique permet le passage à
l'action par implémentation, et de mon point de vue, il mériterait aussi un enseignement
généralisé, mais c'est un autre débat.

On ne peut que s'étonner de la singularité solitaire des mathématiques. Serait-il concevable


que tout ou partie de l'humanité refuse d'enseigner à son prochain le seul langage possédant
les propriétés d'être le plus univoque possible et universel? Vraiment j'ai bien du mal à voir.
De cette position hégémonique et atypique, nait nécessairement l'obligation d'en informer et
de former les générations futures. Il n'y aura jamais de guerre Anglais vs Français ou
Windows vs Linux en mathématiques. Il y a les mathématiques, un point c'est tout. Elles
transcrivent quantitativement, dévoilant à mesure qu'elles se développent, de nouveaux objets
de pensée pouvant parfois intercepter de façon inattendue le monde réel.

Tout ceci est bien joli, mais est-ce suffisant à justifier l'enseignement d'une telle discipline?
En ce qui me concerne oui, mais on doit encore poursuivre car la singularité d'un langage
aussi précis soit-il, ne suffit pas à convaincre certains esprits bien trempés, du bien fondé de la
chose. Il est vrai que la spécificité d'un langage vaut pour chacun d'entre eux et le caractère
approprié des mathématiques à la quantification, apporte avec lui de fortes limitations en
matière d'échange, de partage, de souplesse et de description des choses et idées courantes.

Des mathématiques comme langage, passons maintenant aux mathématiques comme


processus d'investigation. S'il y a investigation, celle-ci sera rationnelle, ce qui flatte
nécessairement l'égo de nos sociétés hyper-technologiques. Mais que nous apprennent les
mathématiques sur l'investigation rationnelle? Le message le plus important qu'elles nous
renvoient est dans leur tentative transcendante de poursuivre inlassablement leur travail sans
se tromper en prenant nécessairement la liberté et le risque de se détacher du monde qui nous
entoure. La fougue intuitive et imaginative de l'humanité se trouve encapsulée dans la rigueur
de l'investigation rationnelle et la nature même du langage mathématique. Liberté et rigueur,
voilà deux maîtres mots, presque opposés qui se retrouvent au cœur de l'activité
mathématique. Selon les points de vue et les compétences de chacun, on y voit plutôt l'une ou
l'autre. L'ombre et la lumière permettent la création des plus beaux tableaux que les
mathématiciens ont choisi d'appeler définitions, démonstrations, théorèmes. Tous les styles
seront représentés et chacun y ressentira beauté ou laideur, chaleur ou froideur, passion ou
indifférence. Comme dans tout art, les mathématiques ont leurs valeurs sûres, les stars du
moment, leurs derniers objets high-tech et leurs effets de mode, les partisans de tel style ou
leurs détracteurs. Les mathématiques sont l'art de la science, elles sont d'une efficacité
redoutable. Malgré ces vaguelettes et ces coups de projecteurs, elles ne craignent personne, et
encore moins le temps, tant leur édifice est profondément ancré sur des axiomes intemporels
entre des murs pouvant résister à tous les types d'assauts. En mathématique on peut partir
rassurer et avancer. Même si l'activité mathématique du novice ou de l'expert est d'avancer
dans le diamant, il peut aussi regarder le paysage découvert par les anciens et le commenter.
Ici c'est plutôt abrupt mais c'est magnifique, et là c'est plutôt paisible mais un peu lassant, et là
encore c'est tout simplement grandiose, mais quelque soit le degré de maîtrise de chacun, des
régions entières des mathématiques lui resteront à jamais cachées, ce qui ramène tout le
monde presque au même point. Le mathématicien ne pourra jamais tout connaître des
mathématiques et le novice ne connaîtra guère que ce que l'école lui a enseigné de la
discipline (au mieux...).
Mais est-ce que tout cela suffit pour justifier un enseignement des mathématiques à
l'ensemble d'une population? Pour moi c'est plus qu'il n'en faut mais pour certains, il faut en
dire encore plus, car les paysages sont aussi très beaux en Ardèche méridionale mais il ne
viendrait à l'idée de personne de rendre obligatoire un enseignement à son sujet. Alors il faut
encore poursuivre, pour tenter de justifier l'impossible : à quoi ça va me servir à moi
d'apprendre les maths? Je n'en aurai pas l'utilité et en plus j'aurai tout oublié juste après mon
examen! Et moi qui ne comprends rien, quelle torture...

L'important n'est pas de savoir ce que l'on a retenu des mathématiques, puisqu'on oublie tout
ou presque d'un cours après plusieurs années de non utilisation, quelque soit son contenu et le
niveau d'apprentissage. On oublie les maths comme on oublie où l'on a rangé une clé à
molette dont on ne s'est pas servi pendant deux ans. Ce qui est fondamental, c'est de savoir
quels processus sont activés lors d'une activité de type "mathématique". Là, le terrain de jeu
est vaste et intéressant, car c'est justement dans cette activité que l'adulte, l'adolescent, l'enfant
qu'il soit profane ou spécialiste peuvent se retrouver ensemble dans l'étude d'objets
mathématiques, certes bien différents, mais pour lesquels les processus intellectuels et
psychiques mis en jeu, sont presque identiques.

Je pense que dans beaucoup d'analyses une confusion forte est faite et certainement même au
sein même de la communauté d'enseignants des mathématiques entre l'utilité des
mathématiques en tant que corpus de connaissances et de techniques, et l'utilité des
mathématiques en tant que processus intellectuel. Si la première considération amène avec
elle, une sélectivité exacerbée et restreint énormément le champ d'application à quelques
personnes trop peu nombreuses pour effectivement justifier à elles seules la généralisation de
l'enseignement des mathématiques, la seconde porte en elle un énorme pouvoir fédérateur qui
donne autant de joie à un novice qu'à un expert, chacun venant de trouver le moyen de
résoudre le problème qui l'a fait sécher un peu trop longtemps à son goût. Les chemins
empruntés ont été les mêmes: exploration, rigueur de raisonnement et illumination libératoire.

Si la pratique des mathématiques est parfois difficile pour certains, c'est aussi qu'il n'est pas
évident de placer le curseur des difficultés juste au dessus de l'état des connaissances et des
compétences de chacun afin qu'il ne se décourage pas ni ne se lasse pas. La juste distance est
difficilement appréciable. Par contre à chaque pas franchi, des processus nouveaux et
inconnus jusque là ont été activés, découverts. En même temps que l'objet mathématique se
dévoile, un peu de connaissance nouvelle sur soi apparait. Il n'y a peut être rien de bien
nouveau depuis qu'a été lancé un très médiatique "Connais-toi toi même", paradoxalement
auto référent, dont l'objectif impossible à atteindre met cependant chacun en action, dans une
soif désespérée de connaître le monde extérieur et son univers intérieur. Les mathématiques
ont cette force paradoxale d'être universelles et absolues alors qu'on ne peut les expérimenter
qu'à la lumière de notre intériorité sollicitée de façon prolongée. Prendre son temps, attendre,
ne pas savoir, voir l'invisible, se plonger dans son intériorité ne sont pas des valeurs tellement
relayées dans nos sociétés occidentales.

Même si les tables de multiplications ne sont pas bien connues, l'enfant qui manipule les
nombres et les premiers objets mathématiques, ressent, ne serait-ce que furtivement, le plaisir
qui peut lui être donné à pratiquer cette activité. Il sent bien qu'il n'a pas besoin d'être
quelqu'un d'autre pour ressentir une forte joie à l'annonce du bon résultat qu'il vient de
trouver. Ce serait comme un léger sentiment intérieur de toute puissance, celui d'avoir trouvé
avant ce qui est absolument VRAI. L'élève, même en bas âge se trouve doté de la force de
produire du vrai, du juste, de l'absolu, du non négociable. Il ne s'agit pas seulement d'une
réponse mais d'une activité, d'un processus en action qui le place au même niveau que le
génie, le savant ou l'adulte. Il n'y a pas d'âge dans la mise en mouvement de ce processus actif
et à la fin, lorsque la tension est résorbée, la récompense est là, mais il y peut aussi y avoir la
frustration, l'échec de la tentative infructueuse, le doute solitaire, autant de sentiments négatifs
qui sont à la hauteur du manque ressenti. Alors si beaucoup de sociétés occidentales possèdent
des difficultés avec la généralisation de l'enseignement des mathématiques, c'est peut-être
aussi, parce qu'il est pratiquement impossible de les enseigner massivement sans
individualiser. S'il n'y plus de diversité sociale dans la sélection par les maths c'est peut-être
non pas à cause des maths, mais à cause des valeurs mises en avant dans ces sociétés qui sont
opposées à celle attendues en mathématiques. Il y a un paradoxe à ce qu'une société attende
qu'un individu soit performant dans un domaine qui demande temps et intériorité, alors que
cette même société construit ses membres en valorisant l'instant présent et l'extériorisation de
la personnalité. Il n'est donc pas étonnant que les plus fragiles d'entre eux subissent de plein
fouet ce matraquage idéologique et je suis bien surpris de voir certains s'indigner en regardant
beaucoup plus souvent vers l'école que vers son environnement.

Pour résumer, deux activités complètement distinctes se déroulent conjointement dans


l'apprentissage des mathématiques. Il y a d'une part, l'acquisition de connaissances et de
techniques dont le volume, le rythme et le niveau peuvent faire débat et dont on peut toujours
se demander, s’il y a trop ou trop peu de ceci, lorsqu'on le met en relation avec un projet
personnel ou les besoins réels de la société à un moment donné. Cet arbitrage peut être l'objet
de toutes les tensions entre les différents acteurs en place. On voit ainsi apparaitre et
disparaitre des notions de l'enseignement mathématique en fonction de certains rapports de
force dans les organes décisionnels et du moment. Et puis il y a les mathématiques comme
processus, comme activité intellectuelle où la compréhension ne peut pas toujours être placée
comme condition initiale. Il faut accepter d'avancer à petits pas, sans comprendre en totalité,
et découvrir les mathématiques en même temps que la pensée intérieure s'éclaire. Cette
position atypique qui demande une certaine abnégation, une certaine humilité et du temps, est
unique, puisque les autres disciplines sont descriptives alors que les mathématiques s'éclairent
elles-mêmes à mesure qu'elles se pratiquent. Je dirai que de façon très étonnante, les
mathématiques n'ont (presque!) besoin que d'elles mêmes pour avancer. Il n'est pas
nécessaire de sortir des mathématiques pour en faire, alors que toutes les autres disciplines ont
besoin d'un objet extérieur pour s'appuyer. Les mathématiques hurlent leur indépendance
devant toute individualité qui veut les approcher. L'une dit je vis de moi et l'autre répond je
veux te connaitre puis les premières de répondre : si tu veux me connaitre, il ne suffit pas de
me contempler: on n'apprend pas le chant du rossignol sur des oiseaux empaillés. Mais pour
certains, les rossignols chantent trop, bougent trop et d'ailleurs, ils n'arrivent même pas à
reconnaître les rossignols ni leur chant. On dit dans un langage un peu moins imagé, que ces
individus manquent d'abstraction...

Alors contrairement à Missmath qui est "diplômée en rêverie et professeur d’inutilité",


je suis professeur de chant (des rossignols), je me reconnais d'utilité publique même si,
ne lui en déplaise, je suis fortement diplômé en "ce n’est pas comme ça qu’il faut faire,
ça se fait comme ça et ça sert à ça”.

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